1Dans l’histoire légendaire des sciences sociales court le thème d’une opposition radicale d’Émile Durkheim à Lucien Lévy-Bruhl sur l’analyse des modes de pensée « primitifs ». Raymond Boudon, par exemple (1999 ; 2010, 65-66), évoque fréquemment cette opposition dont il fait un socle fondateur de sa conception de la sociologie. L’étude des polémiques scientifiques constituant un objet souvent éclairant de l’histoire sociale des sciences, il peut être fructueux de remonter à la source de celle-là, c’est-à-dire aux passages des Formes élémentaires de la vie religieuse présentant une critique des Fonctions mentales dans les sociétés inférieures [1]. Je me propose ici de recenser et analyser ces passages et de les mettre en relation avec l’ouvrage de Lévy-Bruhl pour prendre une mesure aussi précise que possible de la forme, de la signification et de la portée de cette opposition. Je voudrais montrer que, sous le différend apparent, couramment surinterprété, peut s’en profiler un autre, généralement inaperçu.
Un domaine d’investigation commun
2Dans Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures [2], Lucien Lévy-Bruhl inscrit sa recherche dans la « voie » ouverte par « M. Durkheim et ses collaborateurs » en vue de conduire « à une théorie de la connaissance nouvelle, fondée sur la méthode comparative ». À titre de « problème préliminaire », il se propose de « chercher précisément quels sont les principes directeurs de la mentalité primitive », et il estime avoir pu « montrer que le mécanisme mental des “primitifs” ne coïncide pas avec celui dont la description nous est familière chez l’homme de notre société » (Lévy-Bruhl, 1910, 2-3). Tout son livre, comme les cinq autres qui le prolongeront ultérieurement, vise à montrer qu’on observe dans les sociétés « primitives » des mécanismes mentaux qui diffèrent dans leurs « principes directeurs » ou, selon un terme récurrent chez lui, dans leur « orientation » de ceux que décrivent philosophes et logiciens.
3Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse [3], Durkheim ne vise pas à rendre compte seulement de l’origine sociale de la religion, mais aussi, en même temps, de celle de la connaissance ou des catégories qui en sont les « outils » (1912, 27, n. 1) [4]. Le chapitre préliminaire, sous-titré « Sociologie religieuse et théorie de la connaissance », fait découler le deuxième objet du premier, du fait que les « catégories de l’entendement » sont « nées dans la religion et de la religion : elles sont un produit de la pensée religieuse ». Si « la religion est chose éminemment sociale », et « si les catégories sont d’origine religieuse », il en découle qu’« elles doivent être, elles aussi, des choses sociales » ou au moins « riches en éléments sociaux » (Ibid., 13-14) [5].
4La volonté de travailler à une « théorie de la connaissance » est donc commune aux deux ouvrages, comme leur est commun l’enracinement sociologique de cette théorie, ainsi que le recours à des données ethnographiques pour l’éclairer.
Des analyses communes
5À cette communauté d’objectif s’ajoutent des analyses très convergentes. Si Lévy-Bruhl met d’emblée l’accent sur des différences dans les manières de penser (objet de sa recherche), Durkheim affirme aussi leur variabilité : « les catégories de la pensée humaine ne sont jamais fixées sous une forme définie ; elles se font, se défont, se refont sans cesse ; elles changent suivant les lieux et les temps » (Ibid., 21). Et si Lévy-Bruhl est connu pour l’idée que le principe de contradiction ne s’impose pas de la même manière dans des sociétés de types différents, Durkheim se demande de même « si la notion de contradiction ne dépend pas, elle aussi, de conditions sociales » puisque « l’empire qu’elle a exercé sur la pensée a varié suivant les temps et les sociétés » : la « règle qui semble gouverner notre logique actuelle » n’est pas « inscrite de toute éternité dans la constitution mentale de l’homme, elle dépend, au moins en partie, de facteurs historiques, par conséquent sociaux » (Ibid., 17-18).
6La convergence se remarque jusque dans les auteurs critiqués : dans son chapitre introductif, Lévy-Bruhl met en doute « l’hypothèse animiste » de Taylor, Frazer et les autres représentants de « l’école anthropologique anglaise ». Elle repose sur une croyance « admise […] comme un postulat, ou, pour mieux dire, comme un axiome » : « leur croyance à l’identité d’un “esprit humain” parfaitement semblable à lui-même au point de vue logique, dans tous les temps et dans tous les lieux » (Lévy-Bruhl, 1910, 7). La « théorie animiste » de Tylor et Spencer est présentée et critiquée par Durkheim, dans le chapitre ii du livre i des Formes, comme incapable de rendre compte des « origines de la pensée religieuse » (Durkheim, 1912, 68), et Lévy-Bruhl (1910, 7) renvoie, pour une « discussion critique de la méthode employée et des résultats obtenus par ces savants », à l’article de Durkheim (1909 a) qui en était la première mouture.
7Durkheim souligne cette convergence, sinon dans Les Formes, du moins dans l’analyse qu’il consacre conjointement aux deux ouvrages dans L’Année : « Il n’est pas besoin de dire que des principes fondamentaux nous sont communs avec M. L.-B. [Monsieur Lévy-Bruhl] » : existence de « types divers de mentalité » et caractère religieux de la « mentalité primitive » (Durkheim, 1913, 35).
Continuité versus discontinuité
8Cependant, si Lévy-Bruhl ne cite Durkheim que pour inscrire sa propre recherche dans un cadre durkheimien, et si Durkheim souligne la variabilité des modes de pensée, il ne cite explicitement (et parfois implicitement [6]) Lévy-Bruhl que pour s’en démarquer. Sur quels points précis ?
9Lévy-Bruhl est cité en trois lieux différents dans Les Formes. Le premier porte sur les caractères généraux de la « pensée primitive », le deuxième sur son rapport à l’expérience, le troisième sur les concepts. Une quatrième occurrence se trouve dans le compte rendu des Formes et des Fonctions paru dans L’Année. Dans chacun de ces passages, le reproche fait à Lévy-Bruhl est d’avoir exagéré la différenciation ou la discontinuité, là où Durkheim souligne, a contrario, la ressemblance et la continuité. Les deux formulations les plus générales de ce « différend » se trouvent dans le premier et le quatrième passage :
« Ainsi, entre la logique de la pensée religieuse et la logique de la pensée scientifique il n’y a pas un abîme. »
« Entre ces deux stades de la vie intellectuelle de l’humanité [que sont « la pensée religieuse et primitive, d’une part, la pensée scientifique et moderne de l’autre »], il n’y a pas solution de continuité. »
12Le différend que thématise Durkheim porte donc sur la différence entre des types contrastés de mentalité ou sur la portée qu’il faut accorder à cette différence.
Spécifications
13Précisons les trois points plus particuliers sur lesquels Durkheim tient à affirmer la continuité en dépit de la différenciation.
141/ Le principe de contradiction. Le premier passage se trouve dans une section dont l’objet est de montrer « que l’évolution logique est étroitement solidaire de l’évolution religieuse et dépend, comme cette dernière, de conditions sociales » (1912, 336). Une note précise que, ces pages étant écrites à la parution des Fonctions, Durkheim se contente d’« ajouter quelques explications où nous marquons comment nous nous séparons de M. Lévy-Bruhl dans l’appréciation des faits » (Ibid.). Quelques pages plus loin, avec des accents qui rappellent ceux de Comte lorsqu’il crédite les prêtres du stade polythéiste de l’ébranlement décisif de l’esprit humain dans le sens scientifique [7], il indique que
« Le grand service que les religions ont rendu à la pensée est d’avoir construit une première représentation de ce que pouvaient être [les] rapports de parenté entre les choses […]. Car du moment où l’homme eut le sentiment qu’il existe des connexions internes entre les choses, la science et la philosophie devenaient possibles. La religion leur a frayé la voie. »
16Commence alors un passage où Lévy-Bruhl va être évoqué (et où, cette fois, c’est à Émile Meyerson que Durkheim peut faire penser [8]) :
« Il s’en faut donc que cette mentalité soit sans rapports avec la nôtre. Notre logique est née de cette logique […]. On a dit que les participations dont les mythologies postulent l’existence violent le principe de contradiction et que, par là, elles s’opposent à celles qu’impliquent les explications scientifiques » (Ibid., 340-341, avec renvoi à Lévy-Bruhl, 1910, 77 sq.). Mais celles-ci aussi unissent « par un lien interne des termes hétérogènes » (comme chaleur et mouvement) et, ce faisant « nous identifions forcément des contraires ». En fait, « la pensée primitive » n’a pas « pour la contradiction l’espèce d’indifférence générale et systématique qu’on lui a prêtée [renvoi à Lévy-Bruhl, 1910, 79]. […]Si le primitif confond des choses que nous distinguons, inversement, il en distingue d’autres que nous rapprochons » et il le fait « sous la forme d’oppositions violentes et tranchées. »
182/ Le rapport à l’expérience. Dans le chapitre iii du livre iii, une seconde allusion à Lévy-Bruhl porte sur le caractère « imperméable à l’expérience » (renvoi Lévy-Bruhl, 1910, 61-68) de « la foi » pour montrer que ce caractère non plus ne « distingue pas radicalement la mentalité religieuse des autres formes de la mentalité humaine » et de « celle du savant », qui n’en diffère « qu’en degrés » (Durkheim, 1912, 515). Dans les deux cas, c’est « une expérience, constamment renouvelée » qui apprend à ne pas abandonner trop vite un mode d’explication qui a fait ses preuves : « Le savant ne fait pas autrement ; il y met plus de méthode. » (Ibid., 516).
193/ La pensée conceptuelle. La section iii de la conclusion débouche sur une troisième critique du livre de Lévy-Bruhl. Pour en comprendre la fonction, il faut restituer le mouvement d’ensemble de ce passage qui porte sur « la pensée conceptuelle » et où il s’agit d’expliquer comment la religion a pu engendrer « les notions fondamentales de la science » (Ibid., 616-617). À cette fin, Durkheim subsume sous le terme de concept toutes les formes possibles de pensée.
20Il s’agit de montrer que les représentations religieuses « sont de véritables concepts » (Ibid., 618). Le propre du concept est d’être (relativement) immuable et universel ou universalisable (Ibid., 618-619), ce qui n’est possible que s’il « est le produit d’une élaboration collective » (Ibid., 620) [9]. Ainsi, « chaque civilisation a son système organisé de concepts qui la caractérise » (Ibid., 622) et les concepts scientifiques, plus « méthodiquement contrôlés » que les autres, « sont toujours en très faible minorité » (Ibid., 624-625). Des concepts ordinaires, cristallisés (Ibid., 618), fixés ou institués (Ibid., 619) dans la langue, aux concepts scientifiques, « il n’y a que des différences de degrés » (Ibid., 625). Les premiers présentent « déjà des garanties d’objectivité » et les seconds aussi reposent sur une forme de foi, leur « crédit privilégié » tenant au fait « que nous avons foi dans la science » (Ibid., 625). Ainsi, « la pensée conceptuelle est contemporaine de l’humanité » et « un homme qui ne penserait pas par concepts ne serait pas un homme ». Pour soutenir « la thèse contraire », il faut définir « le concept par des caractères qui ne lui sont pas essentiels » : « On l’a identifié avec l’idée générale et avec une idée générale nettement délimitée et circonscrite » (Ibid., 626) – et deux notes viennent relever cette erreur de conceptualisation du concept dans l’ouvrage de Lévy-Bruhl (avec renvois aux pp. 131-138 et 446 des Fonctions). Ce n’est donc pas parce que « les sociétés inférieures […] n’ont que des procédés de généralisation rudimentaires » (Ibid.) qu’on n’y pense pas « conceptuellement » et, « puisque la pensée logique commence avec le concept, il suit qu’elle a toujours existé » (Ibid., 627).
21Cette section débouche à son tour sur l’affirmation que diversité et continuité doivent être tenues ensemble :
« Certes, on ne saurait trop insister sur les caractères différentiels que présente la logique aux divers moments de l’histoire ; elle évolue dans les sociétés elles-mêmes. Mais, si réelles que soient les différences, elles ne doivent pas faire méconnaître les similitudes qui ne sont pas moins essentielles. »
Lévy-Bruhl excessif
23Les trois points sur lesquels s’appliquent les objections de Durkheim sont solidaires pour Lévy-Bruhl qui note, par exemple, que « l’impossibilité d’affirmer à la fois deux propositions contradictoires » et celle « de croire à des rapports incompatibles avec l’expérience […] ne se font sentir » que lorsque « les représentations collectives tendent vers la forme conceptuelle » (Lévy-Bruhl, 1910, 446). Dès lors que, pour Durkheim, il n’y a de représentations collectives que conceptuelles (par définition même du concept), ce serait bien l’ensemble de la description lévy-bruhlienne qui est remise en cause. Et, sur chacun de ces points, il s’agit de rétablir la ressemblance ou la continuité entre religion et science dans un double mouvement : la religion fait déjà (au moins en partie) ce que fait la science (établir des connexions, prendre appui sur l’expérience, penser conceptuellement) et celle-ci fait encore (à sa manière) ce que faisait celle-là dès l’origine (rapprocher des choses de natures diverses, résister aux infirmations des théories, prendre appui sur l’opinion commune). Bref, Durkheim ne conteste pas les « faits » que décrit Lévy-Bruhl, mais l’« interprétation » qui en déduirait une coupure trop radicale entre « mentalité religieuse » et « mentalité scientifique », là où il estime la continuité nécessaire, puisque la première constitue l’origine (même balbutiante) de la seconde : « la pensée scientifique n’est qu’une forme plus parfaite de la pensée religieuse » (1912, 613). La démonstration de l’origine sociale de la connaissance serait à ce prix, une fois établie celle de la religion.
24Comment concilier les points d’accord relevés plus haut et cette divergence unique mais triplement soulignée ? Malgré le caractère global de la critique, il s’agirait moins de dire le contraire de ce que dit Lévy-Bruhl que de nuancer ou tempérer ses analyses : les différences existent bien, elles sont importantes, mais pas aussi profondes que, porté par son élan, il les présente ; elles sont de degré, non de nature. En opposant systématiquement mentalités « primitive » et « moderne » comme deux types idéaux, Lévy-Bruhl se leurrerait à la fois sur l’homogénéité de chacune et sur le contraste des deux. Au fond, Durkheim semble appliquer à Lévy-Bruhl le langage qu’il tient sur la « logique de la pensée religieuse », pour marquer ce en quoi elle se différencie de celle de la « pensée scientifique » :
« Elle est volontiers excessive dans les deux sens. Quand elle rapproche, elle confond ; quand elle distingue, elle oppose. Elle ne connaît pas la mesure et les nuances, elle recherche les extrêmes ; elle emploie, par suite, les mécanismes logiques avec une sorte de gaucherie, mais elle n’en ignore aucun. »
26Durkheim reconnaît qu’il en va là d’une différence de point de vue ou d’objectif de la recherche : « Cependant, notre point de vue est quelque peu différent de celui auquel s’est placé M. L.-B. Celui-ci, préoccupé avant tout de différencier cette mentalité de la nôtre, est allé jusqu’à présenter parfois ces différences sous la forme d’une véritable antithèse » (1913, 35). Si la mise en contraste est inhérente au projet comparatif de Lévy-Bruhl, l’intérêt pour la continuité est constitutif du point de vue de Durkheim, préoccupé avant tout de relier religion et science dans une genèse :
« Si donc la mentalité humaine a varié avec les siècles et les sociétés, si elle a évolué, les différents types qu’elle a successivement présentés ont été la source les uns des autres. Les formes les plus hautes et les plus récentes ne s’opposent pas aux formes les plus primitives et les plus inférieures, mais sont nées de ces dernière.s »
Lévy-Bruhl pense-t-il ce que Durkheim lui fait dire ?
28Une caractéristique de cette controverse est de rester unilatérale. Dans ses ouvrages ultérieurs, Lévy-Bruhl ne relève pas les arguments que Durkheim lui oppose. Il semble s’y être refusé, puisqu’il n’a pas saisi l’occasion de le faire en rendant compte des Formes pour la Revue philosophique [10]. C’est sans doute que, à la différence de Durkheim, il n’a pas le goût de la dispute. Ce peut être aussi que ces critiques ne lui paraissent pas devoir affecter sa démarche dans ce qu’elle a de spécifique.
29Le fait est que Durkheim, pour juger Lévy-Bruhl excessif ou sans nuance, force ou gauchit le vocabulaire et les affirmations de celui-ci. Par exemple, là où Durkheim lit une « espèce d’indifférence générale et systématique » pour la contradiction (1912, 341), Lévy-Bruhl écrivait (à la page citée par Durkheim) :
« A-t-il jamais existé des groupes d’êtres humains ou préhumains, dont les représentations collectives n’aient pas encore obéi aux lois logiques ? Nous l’ignorons : en tout cas, c’est fort peu vraisemblable ». La mentalité « prélogique » qu’il s’agit de décrire, en tout cas, « ne présente pas du tout ce caractère » : « elle ne se complaît pas gratuitement dans le contradictoire (ce qui la rendrait régulièrement absurde pour nous), mais elle ne songe pas non plus à l’éviter. »
31Il s’agit, précise-t-il encore, d’une « mentalité où le logique et le prélogique coexistent, et se font sentir en même temps dans les opérations de l’esprit ». De même, il souligne que la « mentalité primitive » est loin d’« apparaître sans frein ni règle, comme purement arbitraire, comme tout à fait impénétrable pour nous » (Ibid., 113 et 115). Qu’elle fonctionne au contraire selon des schèmes fixés ou institués est chez lui une affirmation constante, même s’il n’appelle pas « concepts » ces schèmes ou, dans son vocabulaire, ces « préliaisons ».
32Pour Lévy-Bruhl aussi la « mentalité primitive » est bien fondée sur une forme d’expérience, une expérience partagée à laquelle elle accorde davantage de poids qu’à celle de l’épreuve des faits, et qu’il appelle déjà « mystique », bien avant d’en faire le titre de son ouvrage de 1938 : « Elle a son expérience à elle, expérience mystique, contre laquelle, tant qu’elle demeure vive, l’expérience proprement dite ne peut rien » (Ibid., 445). Mais, il distingue ainsi deux types d’expérience, là où Durkheim semble n’en voir qu’un [11].
33Qu’il y ait, enfin, des concepts dans la « pensée prélogique » est aussi un point de convergence : « elle aussi se transmet socialement, par l’intermédiaire d’un langage et de concepts sans lesquels elle ne pourrait s’exercer » (Ibid., 114 ; « mais, est-il ajouté, ces concepts diffèrent des nôtres »). Là encore, Lévy-Bruhl distingue des formes (« les représentations collectives des primitifs diffèrent donc profondément de nos idées ou concepts », Ibid., 30) que Durkheim tend à unifier.
34Bref, Lévy-Bruhl n’apparaît aussi excessif ou unilatéral aux yeux de Durkheim qu’autant que sa pensée est singulièrement simplifiée, dépouillée des nuances dans lesquelles elle s’exprime en fait, et à condition de négliger des distinctions qu’il formule.
35Sa pensée est encore déformée du simple fait que Durkheim la retraduit dans les termes de sa propre problématique. Enveloppant sa critique de Lévy-Bruhl dans l’exposé de sa théorie, il identifie continûment « mentalité primitive » et « mentalité religieuse » d’une part, et « notre mentalité » et science, d’autre part, comme si ces assimilations étaient aussi celles de Lévy-Bruhl [12]. Il ne se fonde pour le faire que sur l’emploi du terme « mystique », que celui-ci avait pourtant pris soin de déconnecter de son usage moderne et religieux [13].
36Si Durkheim force ou déplace l’expression de Lévy-Bruhl, on peut trouver aussi chez lui des formulations que celui-ci pourrait endosser. C’est le cas, par exemple, dans tout le second alinéa de la section qui va déboucher sur la première critique de Lévy-Bruhl (Durkheim, 1912, 336-337), que la table des matières résume sous le titre « De l’aptitude du primitif à confondre les règnes et les classes que nous distinguons ». On peut repérer aussi des formulations de Durkheim qui vont plus loin que celles de Lévy-Bruhl dans l’expression d’une distance. Celui-ci n’écrirait pas « Tant que les hommes en sont encore à faire leurs premiers pas dans l’art d’exprimer leur pensée, il n’est pas facile pour l’observateur d’apercevoir ce qui les meut ; car rien ne vient clairement traduire ce qui se passe dans ces consciences obscures qui n’ont d’elles-mêmes qu’un sentiment confus et fugace » (Ibid., 137).
37Bref, le Lévy-Bruhl critiqué par Durkheim est en grande partie fantasmatique ou construit par lui.
Durkheim a-t-il besoin de critiquer Lévy-Bruhl ?
38Pourquoi Durkheim a-t-il ainsi besoin de se démarquer du point de vue que, à tort ou à raison, il prête à Lévy-Bruhl ? Quelle fonction remplit la triple mise en scène d’une réelle ou apparente divergence ? S’agit-il de répondre à des objections que les lecteurs de Lévy-Bruhl auraient pu élever, en s’appuyant sur lui, contre les thèses de Durkheim ? Il faudrait qu’il y ait eu, chez Lévy-Bruhl, des thèses capables de nourrir ces objections. Ce n’est pas sur la nature sociale des modes de pensée « primitifs » qu’une telle divergence peut se trouver. L’opposition cristallisée autour de l’emploi du terme de « concept » semble bien se réduire à une querelle de mot [14] : que les « représentations collectives » des « primitifs » soient ou non qualifiées de concepts ne change rien aux particularités des « préliaisons » que Lévy-Bruhl cherche à décrire en indiquant que c’est une pensée synthétique, au sens où la synthèse court-circuite l’analyse : « la mentalité prélogique analyse peu ». C’est là en effet qu’intervient pour lui la spécificité de « nos » concepts, qui permettent de faire reposer la pensée sur des analyses déjà réalisées, déjà données dans la langue (Lévy-Bruhl, 1910, 113-114).
39On ne voit pas bien en quoi l’édifice argumentatif des Formes serait affaibli s’il ne comportait aucune allusion aux Fonctions, tant il est vrai que les objectifs des deux livres ne se recoupent pas. Autant la visée de Durkheim est fortement théorique (il s’agit, dans un même livre, de renouveler profondément tant la théorie de la connaissance que la théorie de la religion – et même l’anthropologie philosophique [15]), autant celle de Lévy-Bruhl, que l’on peut légitimement caractériser comme d’esprit phénoménologique (Deprez, 2010, 37 et passim), se veut modestement descriptive, et même propédeutique à une description plus complète. Son ambition théorique se limite à proposer de tester une hypothèse alternative explicite à celle que « l’école anthropologique anglaise » fait implicitement sur « l’identité » de « l’esprit humain », dont le défaut est de plaquer les catégories de l’observateur sur celles qu’il s’agit d’observer.
40Or, d’une part, en objectant des formes de continuité de la « mentalité religieuse » à la science, Durkheim ne prétend évidemment pas qu’il y ait « identité » et, d’autre part, l’hypothèse méthodologique de Lévy-Bruhl n’est à aucun moment celle d’une différence du tout au tout : « il y a des caractères communs à toutes les sociétés humaines […]. Par conséquent, les fonctions mentales supérieures y ont partout un fonds qui ne peut pas ne pas être le même. » (Lévy-Bruhl, 1910, 20). Sur ce fond d’accord a priori entre eux, la divergence ne devrait donc être limitée qu’à l’appréciation de l’importance relative de ce qui est commun et de ce qui est distinct. Une simple question de dosage ? En quoi est-ce un enjeu important pour Durkheim ?
L’enjeu de l’évolution
41Si les divergences que Durkheim produit s’inscrivent, comme il le dit, dans une différence de « point de vue », n’est-ce pas dans celle-là qu’il faut en voir la racine ? S’il faut trouver un fondement théorique à l’expression répétée par Durkheim d’une divergence d’appréciation avec Lévy-Bruhl, on peut le chercher dans le rapport à une interprétation plus ou moins évolutionniste des différenciations sociales. Un point de vue évolutionniste – au sens au moins où l’explication doit passer par le constat d’un ensemble orienté de transformations – est inhérent à la construction intellectuelle des Formes, qui fait dépendre l’explication d’institutions des sociétés complexes de celles des sociétés « primitives » : « primitif », chez Durkheim, ne veut pas seulement dire plus simple (1912, 7-12), mais aussi situé au plus près de l’origine puisque, pour « étudier […] la religion la plus primitive et la plus simple qu’il soit possible d’atteindre », il faut s’adresser « à des sociétés aussi rapprochées que possible des origines de l’évolution » (Ibid., 135).
42Lévy-Bruhl, pour sa part, a été marqué, jeune, par la pensée d’Herbert Spencer (Lévy-Bruhl, 1931, 5-6), mais, lorsqu’il se demande comment expliquer que des savants aussi admirables par ailleurs que Tylor et ses disciples aient pu tenir pour acquise, sans l’interroger, leur hypothèse de l’invariance de l’esprit humain, c’est par « l’influence de la philosophie anglaise contemporaine, et en particulier de la doctrine de l’évolution », plus précisément de « l’évolutionnisme d’Herbert Spencer », qu’il pense pouvoir le faire. Jugé « aujourd’hui assez sévèrement », cet évolutionnisme pouvait séduire trente ans plus tôt ces auteurs comme leur donnant « une garantie pour la continuité qu’ils établissent dans le développement des fonctions mentales de l’homme », les « sociétés dites “primitives” » apparaissant « comme le rudiment ou le germe d’un état ultérieur plus différencié » (1910, 17-18). Lévy-Bruhl pourrait trouver sur ce point Durkheim très proche de la position de Tylor ou Frazer. Et les critiques adressées aux descriptions discontinuistes de Lévy-Bruhl paraissent ainsi comme une réponse à des analyses en rupture avec une vision évolutionniste des institutions sociales dont Durkheim est solidaire. De fait, ce que Lévy-Bruhl cherche dans la pensée « primitive », ce n’est pas une origine, mais une altérité, une forme de pensée la plus différente de « la nôtre » qu’on puisse trouver attestée.
43Si cette interprétation est la bonne, il faut remarquer un paradoxe : s’il y a, dans la série des six ouvrages de Lévy-Bruhl consacrés à expliciter les spécificités de la « mentalité primitive », un moment où il peut sembler sacrifier au thème de l’évolution, c’est dans le premier (et le seul que Durkheim a pu lire et critiquer). Ce n’est que dans les Fonctions qu’il pose explicitement la question des formes de transition à d’autres types : le chapitre ix et dernier, constituant la « Quatrième partie » de l’ouvrage et prenant figure de conclusion générale, s’intitule « Passage à des types supérieurs de mentalité ». On y trouve des formulations très proches de celles que Durkheim lui oppose :
« Mais ce n’est pas seulement à l’étude des sociétés inférieures que peut servir la connaissance de la mentalité prélogique et mystique. Les types ultérieurs de mentalité dérivent de celui-là. Ils doivent reproduire encore, sous une forme plus ou moins apparente, une partie de ses traits. Pour les comprendre, il est donc nécessaire de se reporter d’abord à ce type relativement “primitif”. Un vaste champ s’ouvre ainsi aux recherches positives sur les fonctions mentales dans les diverses sociétés, et sur notre logique elle-même. »
45Certes, ce chapitre reste relativement programmatique, et il ne permet pas d’étayer des convictions proprement évolutionnistes, mais le paradoxe se redouble encore si l’on observe que, a contrario, Durkheim n’esquisse rien de comparable, dans les Formes, pour brosser les transitions pouvant conduire des formes « primitives » (de religion comme de connaissance) aux formes contemporaines des sociétés occidentales. Ce chapitre de conclusion montre bien, en tout cas, que, dès 1910, Lévy-Bruhl est persuadé que les éléments « prélogiques » ne cessent de coexister avec les éléments « logiques », ce par quoi la thèse de l’unité de structure de l’esprit humain, déjà mise en avant en 1903 [16], reste maintenue en dépit de l’hypothèse méthodologique (« working hypothesis », Ibid., 426) de la différenciation.
La religion est-elle primitive ?
46Au-delà de l’importance accordée à l’évolution comme schème d’explication, un autre point de différence, souterrain et que Durkheim n’évoque à aucun moment, mais affectant directement la théorie des Formes, doit être relevé. Il s’est déjà profilé ci-dessus à travers la terminologie dans laquelle Durkheim retraduit Lévy-Bruhl en identifiant mentalité « primitive » et « religieuse » : un autre paradoxe de cette controverse est que Durkheim compte parmi les points d’accord avec Lévy-Bruhl le fait que « la mentalité primitive est essentiellement religieuse » (Durkheim, 1913, 35 ; supra, p. 432). Or, non seulement Lévy-Bruhl n’utilise pas le vocabulaire dans lequel Durkheim le retraduit, mais il formule, dans ce même chapitre ix des Fonctions, des réserves très explicites sur la difficulté qu’il voit à parler de « religion primitive », du fait que « religion » suppose une dissociation qui n’est pas « primitive », mais résulte déjà d’une transformation :
« On peut dire presque indifféremment que la mentalité qui s’exprime dans leurs représentations collectives est toute religieuse, ou dans un autre sens du mot, qu’elle l’est fort peu. En tant qu’une communion mystique, qu’une participation effective avec l’objet du sentiment religieux et des actes rituels est de l’essence même de la religion, la mentalité primitive doit être dite religieuse, puisqu’une communion de ce genre y est réalisée, et même au plus haut degré qu’il soit possible d’imaginer. Mais, par ailleurs, le nom de “religieuse” ne semblerait pas lui convenir, du moins en tant que, à cause du caractère immédiat de cette participation, elle ne réalise pas idéalement hors de soi les êtres avec qui elle se sent en communion mystique intime. On se rappelle les expressions formelles de MM. Spencer et Gillen à ce sujet. […] Pour la mentalité primitive, ces objets et ces êtres ne deviennent divins que lorsque la participation qu’ils assurent a cessé d’être immédiate. L’Arunta qui sent qu’il est à la fois lui-même, et tel ancêtre dont le churinga lui est remis lors de son initiation, ne connaît pas le culte des ancêtres. Le Bororó ne fait pas des araras, qui sont des Bororó, l’objet d’un culte religieux. […] Les représentations que nous appelons proprement religieuses seraient ainsi une sorte de produit de différenciation par rapport à une forme d’activité mentale antérieure. »
48Pour Lévy-Bruhl, on risque donc de projeter sur la mentalité « primitive » quelque chose qui lui est extérieur (et inhérent au regard de l’observateur moderne) si on la qualifie de religieuse, du fait qu’elle correspond à une situation d’indistinction maximale entre « la conscience individuelle de chaque membre du groupe » et « la conscience collective ». C’est dans une situation sociale différente, « lorsque les rapports du sujet social collectif avec les sujets individuels qui le composent évoluent » (Ibid., 430), que
« la communion […] sera obtenue par le moyen d’intermédiaires. Les Bororó ne diront plus qu’ils sont des araras. Ils diront que leurs ancêtres étaient des araras, qu’ils sont de la même essence que les araras, qu’ils deviennent des araras après leur mort, qu’il leur est interdit de tuer et de manger des araras, sinon sous des conditions strictement fixées (sacrifice totémique), etc. »
50Ainsi, alors que, pour Durkheim, les modes de pensée sont issus de la vie religieuse, la religion (ou du moins ce que nous mettons sous ce mot) apparaît seconde à Lévy-Bruhl par rapport aux formes « primitives » de la pensée. C’est sans doute sur ce point précis, que Durkheim semble ne pas vouloir voir, à en juger par le vocabulaire dans lequel il traduit les expressions de Lévy-Bruhl, que celui-ci peut le plus avoir le sentiment de ne pas suivre la théorie des Formes. En effet, s’il ne répond pas aux critiques de cet ouvrage, il finira, tardivement, par revenir sur cette question, en relevant que l’usage du terme « religion » par Durkheim lui paraît trop extensif et en proposant le « néologisme », dont il s’excuse, de « préreligion », non pour « les opposer » mais pour éviter « de projeter, sur les faits quasi religieux que l’on constate dans ces sociétés […] des caractères qui n’apparaissent que dans des sociétés plus avancées » (Lévy-Bruhl, 1935, 216-218 ; voir Merllié, 1998).
51La pensée « primitive » n’est ainsi pas seulement « prélogique », mais aussi « préreligieuse ». Paradoxalement encore, l’argument de Lévy-Bruhl est d’esprit très durkheimien : il repose sur le caractère peu développé, dans ces sociétés, de l’individualité, sur la fusion dans la collectivité, antérieurement à un processus de différenciation des individus qui apparaît comme le moteur à la fois des religions et de la pensée proprement « conceptuelle ».
52Les lectures des Formes tendent généralement à dissocier les deux objets de ce livre, en portant unilatéralement, en fonction de l’intérêt des lecteurs, sur la sociologie de la religion ou sur celle de la connaissance. La divergence avec Lévy-Bruhl thématisée par Durkheim semble entièrement cantonnée dans ce deuxième objet. Or, son analyse nous fait déboucher sur le premier. C’est l’occasion de souligner que ces deux objets tendent, pour Durkheim, à se confondre en un seul, à être embrassés dans un même mouvement, la religion remplissant aussi une fonction de connaissance. La fusion de ces deux objets s’exprime notamment dans l’emploi récurrent des termes « pensée religieuse » et « mentalité religieuse ».
53De cette confrontation des textes, ressortent trois conclusions principales :
- les objections de Durkheim à Lévy-Bruhl sur trois points centraux de sa description de la « mentalité primitive » convergent pour minimiser la coupure entre pensée « moderne » et « primitive », et par là, pour Durkheim, entre science et religion. Ces critiques déforment ce que dit Lévy-Bruhl sur les points concernés ;
- l’enjeu théorique sous-jacent semble résider dans le mode d’explication génétique de Durkheim, avec lequel ne converge pas directement la volonté descriptive ou idéale-typique de Lévy-Bruhl ;
- au sein de cette différence de « point de vue » peut se lire un différend masqué sur la définition de la religion et sur le caractère premier de cette institution sociale.
Notes
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[1]
Précédemment, j’ai abordé ce thème dans le cadre d’une vue d’ensemble des rapports entre les deux auteurs (Merllié, 1989) et tenté de répondre à l’interrogation de Robin Horton (1973, 258) sur l’« énigme » que constitue pour lui l’absence de réponse de Lévy-Bruhl aux critiques de Durkheim (Merllié, 1998).
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[2]
Daté 1910 mais paru à la fin de 1909 comme troisième volume de la « Bibliothèque des Travaux de L’Année sociologique ».
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[3]
Qui constitue le quatrième volume de la même série qu’il dirige.
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[4]
En 1909, d’ailleurs, le titre du « livre en préparation » annoncé par Durkheim est Les Formes élémentaires de la pensée et de la vie religieuse (1909 a, 1, n. ; 1909 b, 733).
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[5]
Ce chapitre est une reprise partielle de Durkheim, 1909 b.
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[6]
Ainsi, sans doute, dans l’« Introduction » (1912, 17, n. 3), ou dans la phrase de la « Conclusion » selon laquelle « on a même été jusqu’à dire que [cette] pensée […] ignorait totalement les lois de la logique » (Ibid., 612).
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[7]
Dans la leçon 51 du Cours de philosophie positive, Auguste Comte explique notamment comment « la philosophie théologique » a « réalisé les conditions politiques préliminaires du développement ultérieur de l’esprit humain » (Comte, 1839, 548). Dans la leçon 53, on voit comment c’est le polythéisme qui a surtout permis cet essor. Cette idée est résumée ainsi par Lévy-Bruhl (1903, 92) : « Comte a dit avec force que nous devons la plus grande reconnaissance aux premiers hommes (des prêtres sans doute) qui entreprirent de chercher une interprétation des phénomènes naturels. Peu importe que cette interprétation ait été, pendant de longs siècles, purement imaginative, mythique, puérile même et absurde. Quelle qu’elle fût, elle était d’une utilité capitale, en fortifiant dans les esprits un besoin intellectuel d’explications théoriques. »
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[8]
Identité et Réalité était paru en 1908.
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[9]
Un passage très voisin de cette discussion sur la nature des concepts se rencontre dans l’« appendice » sur « Les concepts » joint au cours sur le pragmatisme de 1913-1914 restitué par Armand Cuvillier (Durkheim, 1955 [1913-1914], 203-205).
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[10]
La lettre de Théodule Ribot lui demandant ce compte rendu est conservée dans le fonds Lévy-Bruhl de l’Imec. C’est finalement Gustave Belot qui présente ce livre dans la Revue philosophique, non sans ironiser sur ce qu’il tient pour « une assez instructive petite querelle d’école » (Belot, 1913, 361).
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[11]
Sur cette distinction, et la tension qu’elle instaure chez Lévy-Bruhl, voir Deprez, 2010, chap. 4.
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[12]
On aura remarqué dans les citations précédentes de Durkheim les termes « pensée religieuse et primitive », « mentalité religieuse », « foi » pour évoquer ce que Lévy-Bruhl n’appelle que « mentalité primitive » sans impliquer dans ce terme de connotation religieuse.
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[13]
« J’emploierai ce terme, faute d’un meilleur, non pas par allusion au mysticisme religieux de nos sociétés, qui est quelque chose d’assez différent, mais dans le sens étroitement défini où “mystique” se dit de la croyance à des forces, à des influences, à des actions imperceptibles aux sens, et cependant réelles. » (Lévy-Bruhl, 1910, 30.)
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[14]
Et, d’ailleurs, Durkheim pouvait écrire lui-même, quelque vingt ans plus tôt, que les « civilisations primitives » trouvent leurs « causes déterminantes dans des sensations et des mouvements de la sensibilité, non dans des concepts » (1902 [1893], 275).
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[15]
Avec le thème de l’Homo duplex (1912, 23), qui sera développé dans Durkheim, 1914.
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[16]
« À mesure qu’une psychologie scientifique se développera, concurremment avec les progrès de la sociologie […], l’unité de structure mentale dans l’espèce humaine apparaîtra probablement. » Mais, ajoute-t-il, « cette unité, si elle se confirme, restera néanmoins différente de celle qui est admise a priori par le postulat [d’une nature humaine toujours identique à elle-même]. Celle-ci, toute schématique et abstraite, affirmait gratuitement l’identité foncière de tous les hommes, et ne pouvait servir qu’à une spéculation dialectique et formelle. L’autre, au contraire, serait le point d’arrivée d’une enquête positive et précise, portant sur toute la diversité vivante que nos moyens d’investigation peuvent atteindre dans l’humanité actuelle et dans l’histoire » (Lévy-Bruhl, 1903, 82).