1Émile Durkheim a manifesté pour les phénomènes religieux un intérêt précoce. Certains commentateurs ont donc privilégié la continuité de sa sociologie de la religion, y voyant un parcours unitaire [1]. D’autres, au contraire, en ont souligné la discontinuité, prenant au sérieux ce que Durkheim affirma en 1907 contre Simon Deploige, à savoir que l’année 1895 aurait été pour lui l’année du tournant – la fameuse « révélation » (1907 a) [2]. Les deux approches reposent sur de bons arguments, probablement parce qu’ils saisissent une partie de la vérité. Il faut cependant préciser le sens des mots « continuité » et « discontinuité ». Dès ses tout débuts, Durkheim axe son programme de recherche sur quatre questions :
- la question de la définition (« Qu’est-ce donc que la religion ? », 1887 b, 301) ;
- la question proprement sociologique (de quelle façon « étudier la religion comme un phénomène social », 1887 a, 149) ;
- la question du rapport entre religion et morale (« les analogies et les différences qu’il y a entre les commandements de la morale et ceux de la religion », 1887 a, 163) ;
- la question de l’avenir de la religion (« comment les religions sont en train de disparaître et ce qu’il en survivra », 1887 a, 164).
2C’est avec cette clef de lecture que nous allons reparcourir l’œuvre de Durkheim de 1886 à 1906-1907, année du cours sur les origines de la vie religieuse (Durkheim, 1907 b) où la structure des Formes élémentaires de la vie religieuse apparaît déjà tracée sous plusieurs aspects. L’exposé suivra un ordre chronologique. Cet ordre nous semble le plus apte à éviter des interprétations finalistes, consistant à considérer les recherches de Durkheim sur la religion uniquement comme des étapes préparatoires en vue de son dernier livre. En ce sens, il s’agit ici d’essayer de relire l’œuvre de Durkheim antérieure à 1912 comme si on ignorait qu’il est l’auteur des Formes élémentaires. On peut se demander dans quelle mesure cette façon de procéder permet de mieux comprendre le livre de Durkheim ou de le comprendre différemment par rapport à ce qu’on fait d’habitude.
1 – Les premiers textes, jusqu’à De la Division du travail social
3Durkheim traite pour la première fois de théorie de la religion en examinant les ouvrages de Herbert Spencer (1886 a), Wilhelm Wundt (1887 b) et Jean-Marie Guyau (1887 a). Ces trois analyses forment un ensemble cohérent, caractérisé avant tout par la centralité de la question de la définition (a). Les éléments définissant la religion selon les trois auteurs considérés par Durkheim sont : l’idée d’un être surnaturel et du mystère (Spencer : 1886 a, 185, 187) ; le sentiment d’une existence idéale dont les dieux seraient les expressions (Wundt : 1887 b, 302) ; les dieux encore, envisagés cette fois dans leurs relations avec les hommes, des relations que la religion aurait la tâche de régler (Guyau : 1887 a, 150). Ces définitions, à l’exception partielle de celle de Guyau, présentent pour Durkheim le même défaut : elles suggèrent que les croyances religieuses sont le produit d’une opération mentale individuelle – « un simple événement de la conscience individuelle » (1887 a, 149). Un modèle de définition aux nombreuses variantes se dessine ainsi aux yeux de Durkheim. D’après ce modèle, la religion est définie à partir d’un fait psychologique primaire : peur ou émerveillement, besoin de comprendre, élan vers l’idéal. Si l’on s’en tient à cette approche, toute introduction, dans l’étude de la religion, de facteurs explicatifs sociaux est inappropriée ou superflue.
4Selon Durkheim, l’erreur des définitions psychologiques vient du fait qu’elles s’arrêtent sur l’objet des croyances religieuses (êtres surnaturels, divinités), un objet qui peut être justement conçu comme étant le résultat d’une élaboration mentale individuelle (qu’elle soit une imagination, une projection ou bien une réification). Pour éviter cette erreur, Durkheim choisit de mettre entre parenthèses l’objet des croyances religieuses et se concentre sur leur modalité. Religieux n’est pas ce à quoi on croit. Est religieuse la manière dont on croit ce à quoi on croit. Pour Durkheim, la modalité de croyance qui définit la religion est la « foi », c’est-à-dire « toute croyance acceptée ou subie sans discussion » (1886 a, 195). Il s’agit d’une définition formelle qui appelle des remarques. Durkheim écarte l’objet des croyances religieuses pour mettre en relief l’aspect social de la religion, mais il n’est pas immédiatement clair pourquoi la foi devrait impliquer une dimension sociale et ne pas consister, au contraire, à son tour en un fait individuel. Du reste, c’est Durkheim lui-même qui précise que la foi qui l’intéresse n’est pas une foi en général, mais une « foi commune », c’est-à-dire sociale, ce qui l’expose à une pétition de principe. Par ailleurs, même en admettant que toute religion soit une foi, il n’est pas dit que chaque foi soit une religion. Pris tout seul, le critère formel de la modalité de la croyance est insuffisant et vague. Néanmoins, Durkheim mettra du temps avant de s’en passer.
5Pour compenser la faiblesse de la première définition durkheimienne de la religion, on peut souligner que l’obligation qui est à l’œuvre dans la foi (le fait que cette dernière est « subie ou acceptée sans discussion ») demande le concours d’une force contraignante que seule la société peut exercer. L’idée d’obligation est en effet au cœur des premières réflexions de Durkheim sur la religion. L’obligation est cependant une notion juridique ou morale dont l’application au domaine des phénomènes religieux ne va pas de soi. C’est par conséquent la question du rapport entre religion et morale (c) qui attire l’attention de Durkheim dans les textes des années 1880. Selon lui, religion et morale relèvent de l’obligation dans la mesure où toutes deux expriment des sentiments sociaux : le problème devient alors de comprendre ce qui distingue la religion de la morale, une fois qu’on a écarté, comme non essentiels, les objets des croyances religieuses (dieux, esprits, etc.). C’est notamment dans l’Ethik de Wundt (ouvrage de 1886) que Durkheim trouve une idée de la façon dont pourrait se produire – indirectement, à travers les mœurs – le passage de la religion à la morale. Wundt conçoit pourtant ce passage comme une évolution de l’inférieur au supérieur : la religion ne serait que la manifestation symbolique et rudimentaire de notions morales, destinées à s’exprimer tôt ou tard dans leur forme pure, c’est-à-dire non religieuse. Or, c’est là une autre solution qui continuera à séduire Durkheim jusqu’à l’Éducation morale (1898-1899). Mais il est clair que l’une des ambitions fortes de sa sociologie de la religion consiste à tenter d’expliquer les phénomènes religieux à partir de leur spécificité : tout comme il est erroné d’y voir des formes inférieures de connaissance, de la même façon on n’en rend pas compte en les réduisant à des symboles sensibles de la loi morale. Face à ce problème, Durkheim se contente – pour le moment – de démarquer la religion de la morale par la distinction entre idées et pratiques : l’obligation religieuse concernerait fondamentalement les idées, ou les croyances, l’obligation morale les pratiques. Ce qui représente une rupture par rapport à la philosophie morale kantienne de l’époque, où la normativité de l’obligation morale se situe au niveau intérieur de la conviction et non pas au niveau extérieur des pratiques. Par ailleurs, dans cette perspective, la composante rituelle de la religion paraît négligeable : paradoxalement, l’existence de pratiques obligatoires (comme les rites) caractérise la morale, plus que la religion. La définition du rapport entre religion et morale aussi est problématique dans les premiers travaux de Durkheim.
6Du lien ainsi établi entre obligation et religion découle, quoi qu’il en soit, une détermination univoque de la fonction sociale de cette dernière (b) :
« [L]e droit et la morale ont pour objet d’assurer l’équilibre de la société, de l’adapter aux conditions ambiantes. Tel doit être le rôle social de la religion. Si elle appartient à la sociologie, c’est en tant qu’elle exerce sur les sociétés cette influence régulatrice. »
8La religion, dit Durkheim, est une « discipline collective », « une école de désintéressement et d’abnégation » (1886 a, 196, 307). Elle a donc davantage à voir avec la manière dont la société se réglemente, elle-même et ses membres, qu’avec celle dont les individus sont attachés à la société. Dans le vocabulaire de la théorie durkheimienne du lien social, on peut dire que la religion est, originairement, pour le jeune Durkheim un facteur de régulation plutôt que d’intégration sociale.
9La question de l’avenir de la religion (d) demeure ouverte. Critique quant aux explications fondées sur l’idée d’évolution (Wundt), Durkheim est sceptique aussi au sujet de la disparition de la religion dans les sociétés modernes. Et pourtant, si l’on s’en tient à la définition de la religion comme « foi commune », comme « croyance subie sans discussion », il est difficile de penser que dans les sociétés modernes, où la régulation se structure de plus en plus sous des formes légales-rationnelles, la religion ne soit pas condamnée à un déclin irréversible. Or, c’est justement sur le dernier point que De la Division du travail social introduit des nouveautés [3].
10Dans sa thèse, Durkheim parle de religion uniquement par rapport à la solidarité mécanique [4], l’affaiblissement de la religion étant à ses yeux une preuve de l’« indétermination progressive » de la conscience collective [5]. L’évolution des idées religieuses (qui est donc en réalité une « régression » ou un « rétrécissement », 1902 b [1893], 144) accompagne le rétrécissement de cette conscience : les objets des croyances religieuses deviennent toujours plus abstraits et transcendants [6], et les variations individuelles toujours plus accentuées et nombreuses. La « religion de l’individu » elle-même, qui représente pour Durkheim la forme moderne de religiosité, est certes une « foi commune » (c’est-à-dire une religion, d’après la définition de la religion qu’il donne à cette époque-là), mais s’oppose aux religions traditionnelles et, surtout, « nous attache à nous-mêmes », c’est-à-dire « ne constitue pas un lien social véritable » (Ibid., 147, nous soulignons), contrairement à ce qu’il soutiendra par la suite. On est donc en présence d’une croyance partagée, qui, toutefois, ne remplit pas une véritable fonction sociale : la perte de cette fonction est le prix que paie la religion à l’avènement des formes modernes de solidarité.
2 – Le Suicide et les premières études de sociologie religieuse (1897-1899)
11Après un rapide aperçu dans Les Règles de la méthode sociologique (voir notamment 1947 [1895], 62n., 105-106, 122), Durkheim revient sur la religion dans Le Suicide, et son attitude n’est plus la même. La religion est abordée dans les chapitres (2-3) du livre ii portant sur le suicide égoïste. Le taux élevé de suicides chez les Protestants, assure Durkheim, dépend du développement du libre examen qui déprime le « credo collectif ». Par conséquent, dans les sociétés protestantes, la religion n’est pas en mesure d’exercer son « action prophylactique » contre les penchants pour la mort volontaire (1897 a, 172). Le suicide égoïste étant défini par un manque de cohésion sociale, il en découle que, si la cohésion diminue en même temps que le credo collectif s’affaiblit, alors la fonction sociale de la religion (b) réside dans sa contribution à l’intégration des sociétés plutôt qu’à leur régulation. C’est la thèse contraire de celle précédemment soutenue par Durkheim. Que ce soit maintenant sa position, cela est confirmé par le fait que Durkheim n’évoque pas le déclin des croyances religieuses pour expliquer la croissance du taux des suicides anomiques, dus à un défaut de règles. On est donc apparemment face à un revirement net de Durkheim au sujet de la fonction sociale de la religion [7].
12L’intérêt de Durkheim pour la religion continue dans le premier chapitre du Livre iii : « L’élément social du suicide ». L’écart avec les textes antérieurs concerne maintenant la question de la définition (a). Après avoir réitéré sa critique des explications psychologiques du phénomène religieux, Durkheim écrit :
« La puissance qui s’est ainsi imposée à son respect [de l’individu] et qui est devenue l’objet de son adoration, c’est la société, dont les Dieux ne furent que la forme hypostasiée. La religion, c’est, en définitive, le système de symboles par lesquels la société prend conscience d’elle-même ; c’est la manière de penser propre à l’être collectif. »
14La nouveauté de ces lignes sur la religion, relativement aux passages précédents faisant de la religion une « foi commune [8] », peut se résumer ainsi : la religion est définie sur la base du rapport que la société entretient avec elle-même et non du rapport individu/société ; elle consiste en une « prise de conscience » ; on ne saurait assimiler cette prise de conscience à une représentation fausse ou illusoire de la réalité puisqu’il s’agit de la façon dont la société pense ; cette façon de penser comporte l’emploi de symboles. L’accent est mis encore sur la modalité des croyances, mais Durkheim ne s’arrête plus vraiment sur le caractère obligatoire de cette dernière.
15À partir de ce moment, la difficulté principale à laquelle va se heurter la sociologie durkheimienne de la religion est de nature cognitive : pourquoi faut-il que la société prenne conscience d’elle-même, et, surtout, pourquoi cette prise de conscience se produit-elle précisément dans la forme symbolico-religieuse ? Implicite dès 1897, ces questions trouveront une réponse plusieurs années après, et notamment à partir du cours sur la religion de 1906-1907.
16Enfin, alors que rien ne change, dans Le Suicide, au sujet du rapport entre religion et morale (c), qui demeure fondé sur l’élément d’obligation commune aux deux domaines (1897 a, 381) [9], Durkheim conçoit autrement que dans De la Division du travail social l’avenir de la religion (d) (Ibid., 378-384). La religion de l’individu est en effet présentée maintenant comme un aspect du processus de diversification sociale qui mène à la solidarité organique et donc comme un phénomène capable d’engendrer des liens sociaux :
« Ce culte de l’homme […] [l]oin de détacher les individus de la société et de tout but qui les dépasse, […] les unit dans une même pensée et en fait les serviteurs d’une même œuvre. »
18La sacralité de la personne comme élément de cohésion sociale va par ailleurs être au cœur de l’intervention de Durkheim dans l’affaire Dreyfus (1898 b, 267-268).
19Le passage du Suicide sur la définition de la religion comme système de symboles se signale aussi parce que Durkheim y renvoie, en note de bas de page, au Golden Bough (1890, 2e édition 1900) de James Frazer, auteur destiné à devenir une source ethnographique majeure, même dans le désaccord [10], et parce que le passage contient la première occurrence du mot « totémisme » dans l’œuvre de Durkheim (1897 a, 353). En même temps, Durkheim commence à souligner la valeur explicative des phénomènes religieux : « Dans le principe, tout est religieux… » (1897 e, 253). Est-ce donc autour de 1897 qu’il faut situer le premier vrai tournant dans la sociologie durkheimienne de la religion ?
20On dirait que oui, d’après le mémoire sur « La prohibition de l’inceste et ses origines » qui figure dans le premier volume de L’Année sociologique (1898 a). Ce texte traite du totémisme en tant que religion et fait du totem le symbole d’une communauté. La définition de la religion comme système de symboles par lesquels la société se pense elle-même (la définition du Suicide) est donc une généralisation du cas du totémisme. Durkheim explique de la façon suivante la dérivation totémique de la prohibition de l’inceste. (1) Le totem est l’ancêtre du clan, c’est-à-dire un individu déterminé (non pas une espèce). (2a) Les membres du clan ont avec lui, et par conséquent entre eux, une relation d’identité substantielle ou « consubstantialité ». En effet, par le principe de la magie sympathique selon lequel le tout et la partie s’équivalent (2b), le totem demeure en entier chez les individus (dans les parties) qui proviennent de lui. Ils sont faits, à la lettre (2c), de la même substance que lui (aucune autre substance ne circule à l’intérieur du clan). Ils forment, entre eux et avec lui, « une seule chair, “une seule viande”, un seul sang » (Durkheim, 1898 a, 83) [11]. (3a) L’admission d’un étranger au groupe équivaut à établir un nouveau lien de parenté. Cela a lieu par une alliance sanglante (blood-covenant), une pratique rituelle par laquelle le nouveau partenaire est mis en contact avec le sang du groupe, par exemple par inoculation ou par ingestion (repas sacrificiel). Cela montre que l’appartenance sociale est le partage d’une substance – est une communion – et que cette substance est justement le sang, désigné pour ce rôle par la fonction vitale qu’il exerce (3b). Le totem étant le sang et étant un dieu aussi, il en résulte que le sang est « chose divine ». Comme tout ce qui est divin, il est tabou. Avec le sang, la femme aussi est tabou, qui « passe, pour ainsi dire, une partie de sa vie dans le sang » (Ibid., 85). De là la prohibition de l’inceste et l’exogamie, c’est-à-dire l’obligation pour les hommes d’aller chercher leurs femmes hors du clan, comme pratique matrimoniale.
21C’est de Frazer, ainsi que de Robertson Smith et de Sidney Hartland, que Durkheim tire la plupart des arguments de cette explication, souvent avec une fidélité littérale, comme le montre le tableau suivant.
Sources de l’explication durkheimienne du tabou de l’inceste

Sources de l’explication durkheimienne du tabou de l’inceste
22Durkheim se sépare pourtant de ses sources au sujet de l’idée même de totem qui, en cohérence avec sa thèse sur la consubstantialité rassemblant les membres du clan, n’est pas pour lui « une espèce animale et végétale, mais tel individu en particulier » (1898 a, 83, et n. 1) [12]. L’unité substantielle du clan rend la parenté totémique différente de la biologique. Alors que cette dernière est réglée par la descendance et s’articule en degrés, dans la parenté totémique l’appartenance ou l’extranéité au clan sont absolues [13]. C’est bien parce que la substance totémique est indivisible, que l’admission au clan peut se faire « autrement que par droit de naissance » (Ibid., 84) (par l’alliance sanglante). La croyance à l’identité substantielle est le signe d’un lien social qui ne relève d’aucun fait « naturel », mais est entièrement construit au niveau symbolique. Pour Durkheim déjà, bien avant Claude Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste marque le passage de la nature à la culture.
23Dans le mémoire de 1898, nous sommes confrontés à une relation sociale qui découle directement et entièrement de phénomènes de nature religieuse (question b). Appuyant la définition de la religion du Suicide (la seconde définition durkheimienne de la religion ; question a), ce texte présente par ailleurs un cas où une norme morale, ayant pour finalité la discipline des instincts sexuels, émerge de croyances religieuses qui ne l’impliquent pas nécessairement (question c). S’agit-il donc de ce « moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la religion », que Durkheim affirme avoir découvert à cette époque, grâce aux travaux de « Robertson Smith et de son école » (1907 a, 404) ? Cette même expression est employée par lui en 1898 dans une lettre à Marcel Mauss, pour désigner justement les auteurs de référence de « La prohibition de l’inceste » (1998 a, 174). Il reste que le cas étudié dans ce mémoire ne porte que sur une société archaïque, constituée d’une « masse homogène et compacte » (les sociétés à solidarité mécanique de De la Division du travail social) : dans quelle mesure les conclusions que Durkheim en tire sont-elles généralisables ?
24La correspondance entre Durkheim et Mauss pendant l’été 1898 à propos du sacrifice met en lumière cette difficulté. Pour Smith, le sacrifice n’est qu’une manière pour les fidèles de renouveler l’identité substantielle du clan en mangeant le totem. Mauss reproche à Smith, ainsi qu’à Frazer, d’avoir exagéré l’importance de cette fonction communielle du sacrifice : si la religion permet d’établir des relations sociales, cela ne saurait avoir lieu uniquement par une « fusion directe de la vie humaine et de la vie divine [14] ». À l’idée de communion, Mauss (avec Hubert) préfère celle de communication : le sacrifice est un procédé visant à établir et à régler la communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une chose, d’abord sacralisée et ensuite détruite au cours de la cérémonie [15]. Par sa critique de la communion, Mauss met aussi en question un élément fondamental du texte sur l’inceste. Durkheim répond tout d’abord en défendant Smith et Frazer, mais finit ensuite par admettre que leur approche est unilatérale. Mauss et Hubert ont en revanche compris la dualité interne au sacrifice, dont la fonction consiste à jeter un pont entre deux domaines qui autrement resteraient séparés : « Et cette dualité est très importante, car elle permet d’entrevoir tout ce qui en est sorti [16]. »
25Durkheim tire les conséquences de cette discussion dans l’étude « De la définition des phénomènes religieux », publiée dans L’Année sociologique en 1899. De Mauss, il retient l’idée, jamais délaissée par la suite, d’une dualité qui traverse le champ du religieux : la dualité entre profane et sacré, dans laquelle il voit maintenant l’expression « en un langage symbolique de la dualité de l’individuel et du social » (1899, 163). Le couple conceptuel sacré/profane, qui va jouer un rôle de plus en plus important dans la théorie de la religion de Durkheim, entre, sous l’impulsion des travaux de ses élèves [17], dans sa nouvelle définition de la religion – la troisième dans son œuvre. Durkheim y ajoute aux croyances obligatoires deux éléments mis en avant par Hubert et Mauss dans leur essai sur le sacrifice, c’est-à-dire les rites (ou les pratiques, terme synonyme) et les choses sacrées [18] :
« Les phénomènes dits religieux consistent en croyances obligatoires, connexes de pratiques définies qui se rapportent à des objets donnés dans ces croyances. »
27Avec cette définition, Durkheim établit surtout ce que les phénomènes religieux ne sont pas. Ne relèvent pas de la religion les normes morales et juridiques, qui ne prévoient pas de croyances obligatoires (c’est la thèse déjà soutenue par Durkheim dans les années 1880 ; question c), ni ces « croyances communes d’ordre laïque » comme la foi dans le progrès, dans la démocratie et, pourrait-on ajouter, la religion de l’individu, où en revanche les rites manquent (Ibid., 157 ; 159) : les sociétés modernes, semble dire ici Durkheim, peuvent engendrer de nouveaux commandements et de nouveaux dogmes, mais pas de nouvelles religions (question d). Ensuite, l’introduction de la notion de choses sacrées lui permet de pousser plus loin sa critique des définitions de la religion axées sur l’idée de dieu (question a). La nouveauté, par rapport à ses premiers textes, est qu’il ne se limite pas à écarter cette idée pour des raisons de méthode, mais qu’il indique aussi une catégorie d’objets qui sont au centre du culte indépendamment d’elle et dont elle est dérivée [19]. La notion de la divinité, loin de n’être que le résultat d’une projection mentale individuelle, répond au besoin d’organiser « la masse confuse des choses sacrées » : elle est « un principe de groupement et d’unification » qui peut se former à certaines conditions, sans être pour autant originel ou nécessaire (Ibid., 153). D’après Durkheim, les choses sacrées sont les marques d’une puissance diffuse, qui n’a pas besoin de s’individualiser pour se manifester. Ce qu’il esquisse ici est, en somme, une sorte de justification sociologique de l’athéisme [20].
28Mais l’opération entamée dans « De la définition des phénomènes religieux » reste, de l’aveu de Durkheim lui-même, une « opération préliminaire » (Ibid., 140). Texte de transition lui aussi, le mémoire de 1899 soulève finalement plus de problèmes qu’il n’en résout. Le statut d’inventaire des recherches à faire semble lui convenir :
« Les forces devant lesquelles s’incline le croyant […] sont le produit direct de sentiments collectifs qui ont été amenés à prendre un revêtement matériel. Quels sont ces sentiments, quelles causes sociales les ont éveillés et les ont déterminés à s’exprimer sous telle ou telle forme, à quelles fins sociales répond l’organisation qui prend ainsi naissance ? Telles sont les questions que doit traiter la science des religions… »
3 – Vers Les Formes élémentaires
30Au début du siècle, l’étude de Walter Baldwin Spencer et Francis J. Gillen, The Native Tribes of Central Australia (Spencer et Gillen, 1899), ouvre une nouvelle phase de la discussion sur le totémisme. Le sentiment de Durkheim, et de Mauss également, est que le travail des deux ethnographes britanniques marque un tournant dans l’étude des phénomènes religieux : pour la première fois, un système totémique était observé directement, « dans son unité et dans son intégralité [21] ». L’ouvrage présentait une « masse énorme de faits », concernant surtout les rituels, mais aussi une constatation « fort grave » du point de vue durkheimien (Mauss, 1900 a, 205-206) : dans le totémisme des tribus Arunta, les seules que les auteurs étudient du point de vue religieux, il n’y a pas l’interdiction de manger le totem, et, surtout, il n’y a pas la règle de l’exogamie. D’où deux conclusions possibles : selon Spencer et Gillen, le totémisme est bien une religion, mais n’est pas un système d’organisation sociale ; d’après Frazer, au contraire, étant donné l’absence de ces tabous (alimentaire et sexuel), le totémisme ne serait qu’une entreprise magique-économique par laquelle chaque clan se charge d’entretenir une ressource naturelle déterminée (animale, végétale, atmosphérique) au profit de toute la tribu [22]. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y aurait pas de relation entre les phénomènes religieux et la société.
31La réplique de Durkheim arrive en 1902, dans le mémoire « Sur le totémisme » (1902 a). Il y montre que le totémisme des Arunta est le développement tardif d’un totémisme originaire [23], dont il reste des traces : en particulier, on trouve encore chez les Arunta le tabou alimentaire et la règle de l’exogamie, même si affaiblis. Cela suffit à Durkheim pour réaffirmer la nature religieuse du totémisme, ainsi que la relation entre celui-ci et l’organisation matrimoniale des sociétés australiennes – un sujet auquel il consacrera encore un mémoire en 1905 (Durkheim, 1905). Une fois ce point établi, Durkheim peut mettre en valeur les découvertes de Spencer et Gillen, et notamment leur description de l’intichiuma, la cérémonie annuelle du groupe totémique. Il s’agit d’un ensemble complexe de rituels (chants, danses, prières, etc.) caractérisé par un état de surexcitation collective, au centre duquel se trouvent les choses sacrées, et qui se termine par la consommation rituelle de l’animal ou de la plante totémique. L’intichiuma est un rite « positif » : c’est-à-dire qu’il ne consiste pas en des interdictions, mais implique des « prestations actives » (1902 a, 347) et même des infractions aux normes sociales ordinaires. Durkheim et Mauss y voient l’exemple enfin trouvé de ce « sacrement totémique », dont Smith avait seulement « deviné l’existence [24] ».
32Tout se passe comme si les travaux des ethnographes sur l’Australie [25] n’avaient produit dans la théorie durkheimienne de la religion aucun changement comparable à celui survenu après la lecture des travaux de Smith et de son école. En réalité, la position de Durkheim connaît à cette époque-là une transformation considérable. Dans la définition de la religion de 1899, l’élément central est encore constitué par les croyances obligatoires (question a). L’obligation des croyances, due à leur origine sociale, se communique à certains objets (les objets sacrés), en les entourant d’interdits et en réglant les pratiques qui les concernent. Depuis cette date, le poids de l’obligation diminue au profit de celui des choses sacrées. Cela n’est probablement pas sans rapport avec la découverte d’un rite totémique positif, où les choses sacrées sont centrales et les interdictions secondaires. Dans le cours de 1906-1907, la définition de la religion – parvenue à sa quatrième formulation – n’évoque plus explicitement l’obligation des croyances, mais uniquement les choses sacrées : la religion « c’est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées – croyances et pratiques communes à une collectivité déterminée » (1907 b, 70).
33Avec le critère de l’obligation, c’est aussi la distinction entre religion et morale qui est en question (question c). Jusqu’alors Durkheim avait fondé cette distinction sur le fait que l’obligation ne porte pas sur les mêmes objets dans les deux cas (croyances et pratiques pour la religion, pratiques uniquement pour la morale). Dans l’intervention de 1906 à la Société française de philosophie sur « La détermination du fait moral », Durkheim souligne plutôt ce que morale et religion ont en commun : ce sont des modes de construction des idéaux qui partagent le rapport avec le sacré et sont distincts entre eux uniquement par des « différence[s] de degré » (1906 a, 69).
34En même temps que le critère de l’obligation s’efface, la hiérarchie des objets sacrés change. Dans le mémoire sur l’inceste, Durkheim voit dans le sang l’expression par excellence du principe religieux : « le sang contient éminemment le principe commun qui est l’âme du groupe » (1898 a, 84). Dans celui sur le totémisme, trois ans après, la prééminence revient en revanche à l’être totémique, c’est-à-dire au membre animal ou végétal d’une espèce (par exemple, le kangourou) : pour renouveler la substance, « à la fois matérielle et mystique » qui les rend membres d’un clan, les hommes participent à un repas rituel, où ils absorbent « quelques parcelles de l’être qui passe pour posséder cette substance plus éminemment » (1902 a, 345). En 1906-1907, la première place dans l’échelle de la sacralité revient aux symboles du totem – comme les churinga, pierres plates ou pièces de bois portant le dessin du totem –, c’est-à-dire aux « choses sacrées » au sens strict :
« ce sont ces simples images, et non les êtres dont elles sont les symboles, qui sont la source éminente de la religiosité. »
36Quelle est donc la fonction des choses sacrées ? Dans le texte sur la définition des phénomènes religieux, où le problème est posé pour la première fois (« faudrait-il savoir en quoi consistent ces choses sacrées et comment on les reconnaît », 1899, 154), Durkheim se limite à affirmer que les sentiments collectifs « ont été amenés à prendre un revêtement matériel » (Ibid., 161). Dans le mémoire sur le totémisme, les choses sacrées prolongent les espèces totémiques, ce sont « des êtres totémiques transformés » (1902 a, 349), un anneau de conjonction entre le culte originel d’animaux et plantes et celui des ancêtres. Ce n’est que dans le cours de 1906-1907 que les choses sacrées assument une pleine autonomie fonctionnelle, signalée par le fait que « les images des êtres totémiques sont plus sacrées que les êtres totémiques eux-mêmes » (1907 b, 82).
37La centralité acquise par les choses sacrées dans la conception durkheimienne des phénomènes religieux soulève pourtant de nouveaux problèmes. Le premier est que, d’après les ethnographes, les churinga sont des objets sacrés singularisant les individus : pour Spencer et Gillen, ainsi que pour Frazer, ils seraient une sorte d’âme extérieure de l’individu, et donc l’expression d’un totémisme strictement individuel. Le deuxième est que depuis 1904 Durkheim estime, en adoptant une thèse de Mauss (Mauss, 1909 [1904]), que le culte totémique s’adresse à un principe impersonnel, une sorte de pouvoir ou de force diffuse, qu’il désigne du terme mélanésien mana : comment concilier ce principe avec les choses sacrées, qui sont en revanche des objets concrets et particuliers ? Il reste enfin à expliquer pourquoi les images et les symboles des êtres totémiques sont investis d’une sacralité particulière.
38Pour résoudre ces difficultés et répondre enfin à la question qu’il s’était posée dans Le Suicide – pourquoi faut-il que la société prenne conscience d’elle-même sous une forme symbolico-religieuse ? –, Durkheim esquisse dans le cours de 1906-1907 une explication complexe de la genèse et de la fonction des choses sacrées [26]. Puisque c’est dans les rites que l’importance des choses sacrées devient évidente (1907 b, 94), c’est de là qu’il faut partir, et notamment du rite positif de l’intichiuma. Voici l’interprétation que Durkheim en donne. Chaque année, le groupe, qui vit normalement dispersé sur le territoire, se rassemble pour célébrer cette grande cérémonie. De ce rassemblement naît une exaltation des passions qui, comme toute émotion vive, se concrétise sur l’objet qui la cause ou, « si cet objet n’est pas aisément représentable, sur ce qui en est le signe, le symbole » (Ibid., 97). L’idée du sacré ne fait que traduire cette expérience collective d’un monde radicalement différent de celui de l’existence ordinaire, ou profane. Les symboles du clan, étant au centre de cette expérience, deviennent sacrés à leur tour, et même les objets sacrés par excellence [27].
39On voit comment par ce raisonnement Durkheim essaie de répondre aux problèmes qu’il venait de rencontrer. D’abord, c’est uniquement comme symbole ou emblème du clan qu’un certain objet devient sacré : autrement dit, il n’y a pas de totémisme individuel sans totémisme collectif. Ensuite, Durkheim surmonte la possible contradiction entre les choses sacrées et le principe impersonnel du mana en voyant dans ces éléments les deux pôles d’un processus scandé par le rythme de la vie sociale : la force supérieure aux individus (le mana) qui se déclenche par le rassemblement rituel vient se déposer dans les objets sacrés, où elle est conservée pendant la longue saison profane, en assurant l’unité du groupe. Le couple sacré/profane, comme Mauss l’avait suggéré dès 1899, ne traduit pas une opposition statique entre la société et l’individu : elle constitue plutôt une polarité dynamique, d’où dépendent l’établissement et le maintien du lien social (question b). Ils en dépendent et peut-être continueront-ils à en dépendre dans l’avenir, suggère Durkheim, même si le développement de la science et de la morale va probablement imposer à la religion des transformations profondes (Ibid., 98 ; question d) [28].
40En résumé, au début du xxe siècle, l’analyse durkheimienne de la religion s’enrichit de l’étude des rites et des choses sacrées, qui vont s’ajouter aux croyances dans la composition des phénomènes religieux. L’effort de raccorder ces trois aspects dans un ensemble cohérent porte Durkheim à voir dans la polarité du sacré et du profane un facteur structurant les relations sociales, plutôt qu’un simple reflet de l’opposition entre l’individu et la société. On peut alors se demander si un nouveau changement théorique dans la manière dont Durkheim conçoit la religion ne correspond pas au travail de ces années. Le schéma des quatre questions va nous servir de guide une dernière fois.
41Concernant la question a, Durkheim, qui était parti d’une définition de la religion axée sur la modalité de la croyance (la foi commune), défend jusqu’en 1899 l’importance de l’obligation comme marque distinctive des croyances religieuses. En même temps, dans Le Suicide, il commence à voir dans la religion un système de symboles obéissant à une fonction sociale. C’est seulement vers 1906-1907 que cette fonction sociale paraît comprise, les choses sacrées prenant maintenant la place de l’obligation dans la définition de la religion.
42Concernant la question b, Durkheim, qui avait commencé par limiter la fonction sociale de la religion à la régulation, prend de plus en plus en compte l’intégration qui résulte des croyances et des pratiques religieuses et qu’il conçoit comme une communion. Après 1899, cette conception est à son tour mise en doute. Durkheim voit maintenant à l’œuvre dans les phénomènes religieux des processus complexes qui intéressent à la fois les deux dimensions du lien social : l’intégration – dont la communion n’est qu’une modalité – et la régulation. Par exemple, le rituel de l’intichiuma montre un moment de dérégulation (relâchement des normes sociales), accompagné d’une très forte intégration et suivi du rétablissement de normes et de relations sociales d’intensité moyenne [29].
43Pour ce qui est de la question c, Durkheim cherche longtemps la distinction entre la morale et la religion dans la différence des objets sur lesquels l’obligation porte dans les deux cas : croyances et pratiques pour la religion, pratiques uniquement pour la morale. L’obligation ayant perdu de son importance dans la définition de la religion, il devient moins urgent de déterminer suivant quel critère séparer la religion de la morale. L’étude de la genèse de la prohibition de l’inceste persuade Durkheim que le passage de la religion à la morale peut être analysé, là où il se produit, comme un fait historique, sans que cela implique l’idée d’une transition nécessaire d’un niveau inférieur à un supérieur. Il tend donc à concevoir la religion et la morale comme deux domaines autonomes partageant certains caractères dus à leur origine sociale commune.
44Quant à la question d, la nouvelle définition de la religion à partir de l’opposition sacré/profane permet à Durkheim, longtemps hésitant, de penser autrement l’avenir de la religion : s’il est vrai que la dualité du sacré et du profane est un trait constitutif du social, aucune disparition de la religion ne caractérisera les sociétés modernes. Ce à quoi on va assister, c’est à une transformation de la religion, c’est-à-dire une redéfinition continue de ce qui est sacré et de ce qui est profane.
45Le tableau suivant résume l’évolution des positions de Durkheim relativement aux quatre questions de son programme de recherche en sociologie de la religion.
Les étapes de la sociologie durkheimienne de la religion : 1886-1907

Les étapes de la sociologie durkheimienne de la religion : 1886-1907
46Dans l’histoire de la sociologie de Durkheim, les dernières années du xixe siècle marquent donc un tournant réel. Le Suicide et le mémoire sur l’inceste de 1898 témoignent d’un profond changement dans sa conception de la religion, qu’il faut rattacher à l’influence de l’école de Smith, comme Durkheim lui-même le suggère. Mais le cadre théorique qui se profile pendant les années qui suivent la « révélation » de 1895 n’est pas définitif et est encore loin de faire présager les thèses des Formes élémentaires. Au contraire, le débat qui anime les débuts du nouveau siècle, au sein et hors de l’équipe durkheimienne, incite Durkheim à changer encore une fois d’avis sur ses quatre questions fondamentales : vers 1907, un deuxième tournant dans sa théorie de la religion s’est accompli. C’est par conséquent un parcours intellectuel extraordinaire et composite, combinant continuités, innovations et errances, qui conduit Durkheim de ses comptes rendus des ouvrages de Spencer, Wundt et Guyau à son dernier livre. Les Formes élémentaires sont la conclusion de ce parcours. Elles n’en sont aucunement l’aboutissement logique, impliqué dans ses débuts. Un grand résultat, mais pas le seul possible.
Notes
-
[1]
Voir Pickering, 1984, 47-91; 1993; Wallwork, 1985.
-
[2]
Voir Jones, 1981 et 1986.
-
[3]
Sur les trois autres questions, le point de vue de Durkheim demeure en revanche le même : (a) la religion est définie par la modalité de la croyance, puisque le caractère religieux d’un sentiment affleure chaque fois qu’« une conviction un peu forte est partagée », c’est-à-dire chaque fois qu’on est confronté à une « foi commune » (1902 b [1893], 143 ; 147) ; (b) la fonction sociale principale est la régulation : la religion « exerce sur l’individu une contrainte de tous les instants », « la vie religieuse est toute faite d’abnégation et de désintéressement » (Ibid., 59-60) ; (c) la religion se distingue de la morale, car elle concerne les idées au lieu des pratiques (Ibid., 144).
-
[4]
Ses sources sont les travaux de Herbert Spencer, John Lubbock et Albert Réville.
-
[5]
Les deux endroits importants sont, dans le livre I, le § 5 du chapitre v (1902 b [1893], 142-148) et, dans le livre ii, le § 1 du chapitre ii (272-276).
-
[6]
Selon la succession fétichisme/animisme/polythéisme/christianisme (on remarquera l’absence du totémisme), 1902 b [1893], 273-274.
-
[7]
Dans la conclusion (1897 a, 432), Durkheim suggère que le changement de fonction de la religion (de régulation à intégration) coïncide avec la transition des sociétés archaïques aux sociétés modernes.
-
[8]
Définition reprise du reste dans le livre i du Suicide (1897 a, 173).
-
[9]
Dans le cours sur L’Éducation morale (1898-1899, notamment les leçons i et vii) suivant de près Le Suicide, le rapport religion/morale est conçu comme une subordination : la religion exprime sous forme symbolique (c’est-à-dire irrationnelle) un contenu moral qu’il s’agit d’« exprimer en un langage rationnel » (1963 [1898-1899], 7), c’est-à-dire un langage fondé sur des réalités empiriques, non statique (ouvert au changement des idéaux de moralité dans le temps) et cohérent avec cet élément essentiel de la moralité qu’est l’autonomie. En d’autres termes, la religion ne constitue dans L’Éducation morale qu’un phénomène social subsidiaire par rapport à la morale : ce qui introduit une certaine tension théorique avec les considérations sur la religion exprimées par Durkheim dans Le Suicide.
-
[10]
Durkheim deviendra un critique sévère de Frazer. On peut supposer qu’il a découvert tardivement ses travaux et, de toute manière, pas avant 1894-1895.
-
[11]
Durkheim écrit « une seule viande » entre guillemets en suivant l’indication de Frazer, qui traduit par ces mots une expression indigène (1887, 59 ; voir le tableau ci-dessous).
-
[12]
Voir au contraire Frazer, 1887, 1-2 : « A totem is a class of material objects […]. As distinguished from a fetish, a totem is never an isolated individual » et Smith, 1889, iii, 124: « some natural kind of animate or inanimate things. »
-
[13]
Voir Smith, 1885, 52-53: « To us, who live under quite modern circumstances and have lost the tribal idea altogether, kinship is always a variable and measurable quantity. We have a strong sense of kindred duty towards parents or children, not quite so strong a one towards brothers, and a sense much less strong towards first cousins […]. Nothing can be clearer than that the original doctrine of kinship recognised no difference of degree. »
-
[14]
Hubert et Mauss, 1899, 39, à propos des alliances de sang.
-
[15]
Dans le langage de Mauss, au moment de la sacralisation (de la chose ou victime, des officiants eux-mêmes), doit toujours suivre un moment de désacralisation : sans cela, écrit-il à son oncle, « l’individu ou la société s’abîment dans un mysticisme funeste. Le sacrifice doit être un passage, un moment, un des chaînons de la vie sociale de l’individu. Ne doit pas en être le tout, sans quoi il l’absorbe, l’annihile : manque ainsi à sa fonction sociale, et morale » (1998 a, 159-160, juillet 1898).
-
[16]
Ibid., 174, août 1898.
-
[17]
Voir Isambert, 1976.
-
[18]
« Chose » désigne ici, au sens strict, une entité matérielle individuelle non vivante : un morceau de bois, par exemple, un caillou ou un rocher.
-
[19]
Pour soutenir ce point, Durkheim s’appuie sur la définition standard du totem comme espèce animale ou végétale (1899, 151), définition qu’il avait lui-même mise en question dans son mémoire sur l’inceste à partir de la conviction que le totem est l’ancêtre du groupe.
-
[20]
Durkheim (1899, 153) : « On s’explique mieux maintenant comment il peut y avoir des religions athées, telles que le bouddhisme et le jaïnisme. »
-
[21]
Durkheim, 1902 a, 315. Un deuxième ouvrage sur les tribus de l’Australie centrale suivra en 1904 (Spencer et Gillen, 1904 ; voir Mauss, 1905). Voir Testart, 1998 ; Zerilli, 2001 ; Rosa, 2003, 91-103, ainsi que la contribution de William Watts Miller dans ce volume.
-
[22]
Frazer, 1899, voir Mauss, 1900 b.
-
[23]
Cette hypothèse est déjà formulée par Mauss 1900 a, 214.
-
[24]
Mauss, 1900 b, 218; voir Durkheim, 1902 a, 320, 347.
-
[25]
Travaux que Durkheim ne cesse de suivre avec attention : voir notamment ses comptes rendus des ouvrages de Howitt et Strehlow dans L’Année sociologique (Durkheim, 1906 b, 1910 ; voir également la critique de Lang, 1907 c).
-
[26]
Explication reprise et développée dans le chapitre vii, livre ii, des Formes élémentaires de la vie religieuse.
-
[27]
Durkheim passe donc de l’idée selon laquelle le totem est l’emblème du clan à celle plus originale selon laquelle la société, pour exister, a besoin d’emblèmes ou de symboles : de la fonction d’emblème (une fonction exercée par des êtres qui ne sont pas des emblèmes), à la forme d’emblème en tant que telle. Une source possible de ce développement de sa conception du totémisme est l’ouvrage du philosophe et psychologue hongrois Julius Pikler, Der Ursprung des Totemismus (Pikler et Somlò, 1900), dont Durkheim a probablement eu connaissance en 1905 (Némedi, 2008).
-
[28]
Durkheim précise ce point en 1908 dans son intervention à la Société française de philosophie, à propos du livre d’Émile Boutroux, Science et Religion (Durkheim, 1909 [1908]).
-
[29]
Voir Steiner, 2000.