CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’histoire des relations entre la sociologie et l’anthropologie sociale et culturelle est longue, souvent tumultueuse, mais toujours fructueuse. Les frottements et collusions qui la caractérisent tiennent tout autant à une méconnaissance mutuelle pleine de sous-entendus et de non-dits qu’à une opposition relevant de la tactique institutionnelle pour la reconnaissance et d’un rapport de forces qui commence très tôt en Amérique du Nord puis en Angleterre (Cf. l’article de Erwan Dianteill dans le présent numéro). En Allemagne, les relations entre les deux disciplines prennent une forme originale, la sociologie n’ayant pas l’orientation positiviste qu’elle adopte en France et en Angleterre avec Auguste Comte et Herbert Spencer : Max Weber construit une sociologie historique très proche, dans ses attendus épistémologiques, de l’ethnographie (Cf. l’article de Michael Löwy et Eleni Varikas).

2En France, le mot « anthropologie » désigne d’abord l’anthropologie physique, associée à Paul Broca au xixe siècle. On utilise alors plutôt le mot « ethnographie » pour désigner « l’étude et la description des divers peuples » (Le Littré). La sociologie et l’ethnographie se développent parallèlement dans la seconde moitié du siècle, avec d’un côté Auguste Comte et ses continuateurs, qui restent proches de la philosophie et de l’histoire des sciences, de l’autre la Société d’ethnographie animée par le japonologue Léon de Rosny (fondée en 1859), association dont les travaux disparates tiennent à la fois de la description des mœurs et des coutumes exotiques, de l’histoire ancienne et de l’orientalisme. Puis, l’étude des sociétés contemporaines et celle des sociétés dites « primitives » convergent au sein de l’École durkheimienne. Ce rapprochement n’est nullement arbitraire, il correspond à un point de méthode important. Pour comprendre les sociétés complexes, Émile Durkheim postule en effet qu’il faut revenir aux formes élémentaires de la relation sociale que l’on peut encore observer chez les peuples les moins segmentés. Ceux-ci sont historiquement et logiquement à l’origine des sociétés occidentales. Autrement dit, c’est par l’ethnographie des sociétés les plus simples que l’on pourra révéler la vérité des sociétés les plus évoluées.

3Cette rencontre entre les deux disciplines peut être précisément datée : le premier article publié dans L’Année sociologique en 1897?1898, signé de Durkheim, s’intitule « La prohibition de l’inceste et ses origines ». Durkheim s’y emploie à montrer que la prohibition de l’inceste provient d’une règle d’exogamie, et non d’une quelconque aversion de nature biologique. L’obligation de l’alliance hors du clan est conçue comme un effet du totémisme. Le sang menstruel est le sang du totem, c’est-à-dire de l’ancêtre fondateur, absolument tabou, alors que le sang des femmes d’un autre clan ne l’est pas. Le totem est le symbole de la communauté d’existence, et en tant que tel, l’inceste en est une profanation. Durkheim combine donc, à partir de sources strictement ethnographiques, un raisonnement s’appuyant sur l’existence des groupes sociaux (les clans) et sur leurs symboles (les totems). L’étude de la société et celle de la culture sont donc étroitement liées, tout comme celles des sociétés archaïques et des sociétés contemporaines : sociologie et anthropologie culturelle se rejoignent nécessairement. Cette ligne scientifique aboutira à la publication des Formes élémentaires de la vie religieuse en 1912, dont les matériaux sont issus de l’ethnographie de l’Australie. La théorie de la religion élémentaire comme totémisme, c’est-à-dire comme collectivité et symbole social, y est achevée. L’École française de sociologie aurait pu à bon droit être nommée École française d’anthropologie sociale.

4L’anthropologie et la sociologie en France ont donc une origine commune, à savoir l’œuvre de Durkheim et de ses élèves. Parmi eux, Marcel Mauss occupe une place charnière pour les deux disciplines. Certes, Mauss est responsable de la deuxième série de L’Année sociologique puis titulaire d’une chaire de sociologie au collège de France à partir de 1931, mais il est aussi le fondateur de l’anthropologie française. S’il n’est pas ethnographe lui-même, Mauss est un grand lecteur d’ouvrages et d’articles décrivant les cultures extraoccidentales, qui constituent la matière principale de ses essais. Dans cette perspective, si les données sont ethnographiques, l’explication est sociologique.

5La publication posthume des œuvres les plus importantes de Mauss, sous l’intitulé Sociologie et anthropologie (1950), constitue un moment décisif de l’histoire des relations entre les deux disciplines. Le titre du présent volume de L’Année sociologique est une référence directe à cet ouvrage, dont la publication marque le début d’une disjonction disciplinaire. L’ouvrage de Mauss est édité sous le patronage conflictuel de Georges Gurvitch, alors professeur de sociologie à la Sorbonne, et de Claude Lévi-Strauss, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire de « religions comparées des peuples sans écriture ». Le premier se concentre sur le concept de phénomène social total et tente une sorte de synthèse entre Mauss et Marx (Marcel, 2001, 10), le second voit dans L’Essai sur le don l’origine du structuralisme.

6Ces deux voies s’avèrent irréconciliables, et la polémique est très vive dans les années 1950 entre Gurvitch et Lévi-Strauss, qui deviennent des figures dominantes de la sociologie et de l’anthropologie. Les relations entre les deux disciplines s’en trouvent sévèrement affectées jusqu’au décès de Gurvitch en 1965. L’opposition entre une approche dynamiste, inspirée par Mauss et le jeune Marx, et le structuralisme, qui cherche sa source chez Durkheim et de Saussure, se diffracte alors au sein des deux disciplines elles-mêmes. Ainsi, Georges Balandier, dans la lignée de la sociologie de Gurvitch, établit les principes d’une anthropologie généralisée, attentive au colonialisme, aux messianismes, aux formes du pouvoir politique et à leurs contestations, contre Lévi-Strauss, qui s’attache à montrer la logique de transformation des mythes des Indiens d’Amérique, en s’éloignant singulièrement du contexte sociohistorique dans ses Mythologiques. Du côté de la sociologie, Pierre Bourdieu, dont les premiers travaux sur la Kabylie sont typiquement lévi-straussiens, importe les méthodes de l’anthropologie structurale en sociologie, en s’opposant notamment à Alain Touraine, partisan d’une sociologie de l’acteur et du changement social. Reste que l’œuvre de Lévi-Strauss est longtemps restée la référence obligatoire de l’anthropologie française (Dianteill, 2011) : L’Homme, périodique fondé par Lévi-Strauss, est la revue française d’anthropologie, et il a fallu attendre 2008 pour qu’un article de Georges Balandier y soit publié.

7Voilà un tableau historique brossé à trop grands traits, qui laisse assurément une partie des rapports entre sociologie et anthropologie dans l’ombre. Il nous donne néanmoins un point de départ pour penser les relations entre sociologie et anthropologie aujourd’hui, ce qui nous conduit à tenter un relevé des convergences et dissonances en quatre rubriques principales.

8En premier lieu, la question des conceptions respectives de la notion de terrain apparaît cruciale, car elle détermine tous les autres points (Cf. l’article de Pierre Demeulenaere).

9Autant l’anthropologie, dans sa version ethnographique et ethnologique, porte le terrain comme l’étendard méthodologique dont il serait impensable de faire l’économie, sauf à courir le risque d’une délégitimation fatale, autant la sociologie a toujours éprouvé les plus grandes difficultés à intégrer cette catégorie tant comme pratique que comme problématique théorique. En effet, l’ethnologue prétend que les données de terrain sont un passage obligé destiné à construire les significations et les régularités de toute société et de toute culture possibles. Pour autant, loin de les considérer comme transparentes ou immaculées, il entend au contraire en examiner le statut afin de déterminer en quoi elles sont déjà chargées de sens et d’interprétation par les enquêtés eux-mêmes, comme Clifford Geertz (1973) en avait proposé l’idée. Le sociologue, en revanche, peut, sans mettre en danger sa démarche, s’émanciper du recueil de données brutes en privilégiant le recours à des propositions théoriques et générales et à des régulations admises par la communauté des chercheurs (une « réserve » ou encore un stock). Et lorsqu’il y puise, il convient de noter que la méthode ne s’apparente que de loin à celle des ethnologues, puisqu’il préconise le plus souvent l’opération des questionnaires dont les réponses attendues sont contraintes par la logique semi-ouverte ou carrément fermée. Autrement dit, l’enquête de terrain à la façon des ethnologues ne peut pas équivaloir à une recherche sociologique – fût-elle qualitative et proche en cela de la méthode ethnologique –, car elle est toute résumée dans et imprégnée par la fréquentation de long terme ou au long cours d’une société et d’une culture. Cette fréquentation se concrétise par l’apprentissage de la langue des natifs, la participation aux cérémonies religieuses les plus sacrées, l’expérience de l’intimité des situations les plus secrètes, et ne peut que marquer une forte distinction avec les entretiens ponctuels ou les questionnaires préparés au préalable.

10En deuxième lieu, si la description est communément admise et recommandée dans les deux disciplines, il n’est pas certain qu’elles l’entendent de la même manière. En effet, l’ethnologue s’adonnant entièrement à son terrain fera l’impossible pour rendre compte, grâce à l’observation participante, de régions et de traces symboliques qu’il estime relever en priorité de la culture qu’il entend étudier. La description, strictement empirique dans un premier temps, découle alors de la capacité d’observer et de relever les saillies, symptômes et prégnances que le chercheur juge comme devant présenter et représenter son objet. Si le sociologue décrit, lui aussi, il le fait plutôt enraciné déjà dans des propositions préalables, lourdes de signification et déterminant le processus de la recherche. La description apparaît certes comme le socle qui va permettre d’asseoir dans les deux cas l’explication, la compréhension et l’interprétation. Cependant, l’ethnologue, s’il le juge pertinent, peut être à même d’arrêter sa démarche à l’étape de la description, conscient d’être parvenu à une vue globale et monographique de son objet moyennant une intégration des stades de l’explication, de la compréhension et de l’interprétation. La description serait alors suffisamment épaisse pour englober tous les autres mécanismes de l’intelligibilité de l’objet. Le sociologue, surtout s’il fait l’économie de la description empirique, peut être amené à ne développer que les stades de l’explication, de la compréhension et de l’interprétation, rendant ainsi compte de la construction d’un objet dont la seule connaissance théorique aurait la vertu d’en légitimer l’assise épistémologique. Pour le dire autrement, si l’ethnologue est prêt à admettre que l’explication, la compréhension et l’interprétation peuvent légitimement être incluses dans la description, il n’est pas sûr que le sociologue le suive dans cette logique. Cependant, il convient d’aller plus loin pour rendre raison de ces dissonances. Pour l’ethnologie, le dilemme, si dilemme il y a, ne concerne pas le couple description/explication que la sociologie en revanche se donne pour tâche de mettre au jour, comme le montre Pierre Demeulenaere. L’objectif ultime du savoir ethnologique repose sur la tentative de traduire une culture cible dans et par une autre que l’on considérera comme un socle de départ et vice versa, l’ethnologue ne se satisfaisant qu’une fois l’aller?retour accompli. Or, l’entreprise de la traduction exige des outils méthodologiques et épistémologiques d’une précision telle que seul un décentrement à partir de soi, et non seulement une prise de distance, devient la seule position praticable. Les catégories employées par l’ethnologue n’ont de valeur que si elles sont confrontées à celles en provenance de la culture étudiée. Cette pratique de la traduction se double donc nécessairement de celle de la comparaison.

11En troisième lieu, le marqueur des divergences et des convergences se situe dans le traitement de l’objet d’études. Autant l’ethnologie, dans sa tradition historique, s’est toujours tournée vers les différences lointaines, voire ce qui aurait pu apparaître, en raison d’un effet d’optique, comme une altérité infranchissable, autant la sociologie, toujours dans sa tradition historique, s’est toujours préoccupée avant toute chose des similitudes proches. Pour le dire comme Claude Lévi-Strauss, autant l’ethnologue travaille sur le décentrement et la distanciation culturelle, autant le sociologue a coutume de travailler sur la société dont il est issu. Certes, depuis les pré­misses de ce qu’il est convenu d’appeler la « mondialisation », les objets semblent maintenant se fondre en un seul monde universel où se mêlent les Amérindiens amazoniens, les jeunes des quartiers difficiles, les pratiques hospitalières et la médecine traditionnelle. Cependant, n’est-ce pas un effet déformant de cette lunette astronomique qui nous invite à tout mêler dans un même malstrom qu’être séduit par la croyance d’une seule et même identité ? Car la prétendue « postmodernité » semble aujourd’hui engendrer autant d’hétérogénéité culturelle que d’homogénéité irénique : tout dépend du type de regard que l’on jette sur les choses du monde, à la loupe ou au microscope électronique. Y a-t-il une inexorable uniformisation de nos mœurs et de nos représentations ? Rien n’est moins sûr. L’ethnologue peut alors s’emparer légitimement d’un objet géographiquement et spatialement proche tout en lui appliquant les mêmes procédés méthodologiques qu’il aurait utilisés pour les plus lointains habitants de la Papouasie-Nouvelle?Guinée, toutes choses étant égales par ailleurs. Il arrachera alors son objet d’étude à sa société d’origine pour mieux l’examiner dans un contexte culturel autonome ou encore autoréférentiel afin d’en dégager des constantes et des variables qu’il n’aurait pu obtenir en le fondant dans un tout englobant et arasant. En d’autres termes, il fait le pari d’une étude monographique dont le sens serait produit de l’inté­rieur à l’instar des isolats qui passaient pour le modèle méthodologique et épistémologique chez Bronislaw Malinowski ou Franz Boas.

12Il s’agit d’une démarche qui ne l’empêchera pas, bien au contraire, de revenir ensuite à une perspective plus globale où les divers contextes de production des significations seront examinés pour parvenir à intégrer l’objet dans plusieurs mondes (Affergan, 1997).

13Enfin, en quatrième lieu, les divergences et les collusions gravitent autour de l’objet général d’étude : la culture pour l’ethnologie et l’anthropologie, et la société pour la sociologie (Cf. l’article de E. Dianteill). L’anthropologie s’intéresse certes autant à la société que la sociologie à la culture, mais dans les deux cas, de manière différente. Il existe bien une sociologie de la culture et une anthropologie sociale qui ont fait brillamment leurs preuves. Cependant, il n’est pas certain que les deux disciplines entendent par « culture » et « société » les mêmes acceptions.

14Sans prétendre reprendre le débat qu’Erwan Dianteill éclaire en profondeur, nous nous contenterons ici de poser les bases de la discussion.

15Pour les anthropologues, toute culture relève avant tout d’un dispositif symbolique qui inclut et déploie le langage, le religieux, le politique ou l’expression artistique. La culture, à ce stade, serait assimilable à une force pragmatique qui fait agir l’homme dans le sens d’un dépassement des données naturelles. Celui-ci serait un être de culture en cela qu’il intentionnaliserait des mondes symboliques qui le hisseraient au-delà de la simple immanence. Mais que faut-il entendre par « symbole » ? Écartons tout de suite une signification pour le moins controuvée et qui s’apparenterait à sa conception mathématique, c’est-à-dire une convention arbitraire qui n’aurait aucun sens en soi mais qui permettrait, tel le signifiant flottant et vide, de conférer un sens à tout le reste. Au contraire, lorsque les anthropologues défendent le monde symbolique de la culture, ils entendent la plupart du temps et avant toute chose la prise en considération des sujets qui habitent leur langage et qui, ainsi, donnent une signification à leur monde.

16Les anthropologues entendent encore par « culture symbolique », les procédures et dispositifs par lesquels les humains communiquent et signifient entre eux, mais de telle sorte que les symboles demeurent extérieurs aux états mentaux de chaque individu. Ces derniers n’appartiendraient pas à chacun de nous, mais constitueraient un stock de sens pluriel, dynamique et collectif dans lequel les hommes viendraient puiser. La dimension symbolique de la culture indique qu’au-delà de l’utilité sociale de la prière, du rite propitiatoire ou de la cérémonie d’intronisation, le sujet humain estime des valeurs d’un ordre pratique vers un autre, comme Marcel Mauss (1968, t. I) nous l’a magistralement montré. La prière est prononcée pour viser une transformation et une interprétation du monde, mais au nom de normes qui pourraient changer demain. Ernest Cassirer a défendu quant à lui (1972 [1923], 1975 [1944] ) l’idée d’une double fonction du symbolique : présentative et représentative. Il fait voir des mondes que nous ne pourrions voir sans lui. Il est la chose absente et la met en même temps sous les yeux. C’est parce qu’il n’est pas un indicateur mais un opérateur que le symbole agit et fait agir et que, en fin de compte, tout a un nom qui symbolise le saut accompli hors de la nature.

17L’anthropologue peut ainsi avoir accès aux dispositifs chamaniques, magiques ou sacrificiels qu’il éprouve parfois tant de mal à comprendre. Ces expériences de la limite sont mises pour d’autres, absentes et invisibles, mais doivent être considérées aussi en tant que telles, présentes charnellement, dans leur dimension finie. Tel est le destin du masque, en renvoyant à ce qu’il n’est pas et en s’imposant comme une masse concrète et descriptible dans un monde immanent. Il en va de même pour le sorcier. Le symbole est un simulacre et une chose réelle en soi. Et si le symbolique est bien la marque majeure de la culture, c’est parce qu’en tant que forme, il change, évolue, s’adapte. Ce qu’il ne pourrait pas faire, s’il n’était qu’un contenu. Il y a culture lorsque les significations sont produites à partir de plusieurs ordres de production, par adaptation et reconfiguration incessantes, mais sur un fond de formes universelles.

18Pour la sociologie, l’analyse de la culture donne parfois le sentiment d’être restée enfermée dans la règle et la loi de la société. Celle-ci représentant l’ordre immuable des institutions et des organisations, la culture se réduirait à jouer le rôle d’un enchâssement labile et ductile qui se contenterait d’apporter de la souplesse et de la fluidité là où il en manquerait. Il est bien évident que la sociologie de la culture est allée beaucoup plus loin dans l’analyse de ses emboîtements avec la société. Et l’anthropologie devrait en tirer profit.

19En fin de compte, la sociologie et l’anthropologie pourraient peut-être se rencontrer à nouveau là où on les attendrait le moins, à savoir dans un accord sur le statut du symbole. Si l’on adopte une définition du symbolisme comme forme dynamique, en s’écartant à la fois du déterminisme sociologique et du culturalisme (conçu comme déterminisme inverse, cette fois de la culture sur la société), alors anthropologie et sociologie peuvent à nouveau converger dans l’étude de thématiques communes. Marcel Mauss – dont on a vu plus haut qu’il fut à la fois sociologue et anthropologue – peut à nouveau nous servir de guide ici, sans pour autant que les deux disciplines replongent dans l’indistinction.

20En premier lieu, le don – paradigme du fait social total pour Mauss – constitue un objet intéressant les deux disciplines si on le considère dans son rapport à l’économie marchande. L’extension des mécanismes de marché à des sphères régies jusqu’à présent par une toute autre logique appelle une analyse croisée. La circulation de produits du corps ou de parties du corps est par exemple un champ de recherche légitime pour les deux disciplines. Ainsi, le don (ou l’achat) d’organes, de sang, de gamètes, la « location » ou le « prêt » gratuit d’un utérus par une mère porteuse, les services sexuels rémunérés ou les nouvelles formes de sexualité dans la réciprocité constituent des objets engageant à la fois la représentation du corps – c’est-à-dire son symbolisme – et les relations sociales.

21En deuxième lieu, si l’on admet que la théorie de la sécularisation a montré ses limites, alors l’étude des croyances, des rituels, des communautés et des organisations religieuses en modernité est un objet-frontières pour la sociologie et l’anthropologie (Dianteill, Hervieu-Léger, Saint-Martin, 2004). Le sacrifice, la prière, la magie – qui furent des thèmes maussiens par excellence – ont-ils disparu des sociétés contemporaines ? La réponse est absolument négative quand on s’échappe de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Même si l’on choisit d’observer les sociétés occidentales, ces rituels n’ont-ils pas pris de nouvelles formes et de nouveaux noms ? À titre d’exemple, le développement contemporain des jeux d’argent s’accompagne d’une efflorescence de rites magiques qui restent à étudier. Une approche du religieux, appréhendé dans toutes ses dimensions, sera hautement fructueuse si elle combine des méthodes sociologiques et anthropologiques.

22Enfin, la question de l’identité individuelle et collective, abordée par Mauss dans « La notion de personne », constitue un champ de recherche commun aux sociologues et aux anthropologues. L’identité collective se construit dans la construction de frontières entre groupes, que le contact prolongé peut renforcer au lieu de les estomper (Barth, 1969). L’établissement de ces frontières fluctuantes est un phénomène qui tient à la fois des pratiques sociales et des représentations collectives. Par ailleurs, l’identité personnelle n’est pas toujours une identité individuelle. Les noms de personnes, par exemple, ne sont pas toujours établis une fois pour toutes, ils changent en fonction des contextes, avec le cycle de vie. Ce qui vaut pour les Bwa du Mali (Leguy, 2011) ne vaut peut-être pas pour les Français métropolitains. Mais que l’on considère, par exemple, les changements d’état civil (Lapierre, 1995) ou, ce qui est moins insignifiant qu’il n’y paraît, l’usage extensif des pseudonymes sur Internet, et l’on verra que la question de l’identité personnelle mérite aussi d’être étudiée attentivement dans la haute modernité occidentale. Ici aussi, le symbolique se combine étroitement au social, la notion de personne doit retenir l’attention des sociologues et des anthropologues.

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25La partie thématique du présent numéro est composée de cinq articles qui abordent la question des rapports entre sociologie et anthropologie sous différents angles.

26Francis Affergan s’emploie, dans son article, à confronter deux lectures du Japon d’après-guerre. La première, celle de Ruth Benedict, célèbre anthropologue américaine, décrit une société et une culture japonaises idéalisées tant par l’absence d’enquête de terrain que par l’application de catégories essentialisées. L’autre, celle de Jean Stoetzel, éminent sociologue quantitativiste et statisticien, s’est appuyée sur une étude de terrain très fouillée surtout auprès de la jeunesse. Le résultat est pour le moins paradoxal, car l’anthropologue déploie une perspective spéculative, livresque et non ethnographique alors que le sociologue fonde ses résultats sur une catégorisation authentiquement ethnologique du Japon qui redonne à la réalité son aspect de grande complexité.

27Heike Delitz nous invite à relire l’histoire des sciences sociales françaises du xxe siècle en mettant l’accent sur les traces qu’Henri Bergson a déposées. Il montre en particulier que grâce à la répulsion que la pensée de Bergson a suscitée auprès de la sociologie, surtout durkheimienne, celui-ci a pu, en réaction, développer une réflexion très originale concernant le sort réservé à la sociologie et à l’anthropologie en particulier dans Les Deux Sources de la morale et de la religion.

28Pierre Demeulenaere inscrit son article dans un conflit interprétatif autour de la notion de terrain à propos de laquelle la sociologie et l’ethnologie ont fermement débattu. Mais il montre aussi que chaque discipline a pu hériter des richesses de l’autre pour alimenter et enrichir le débat. Il défend l’idée d’une approche empirique, descriptive ou explicative, commune aux deux disciplines, et qui serait porteuse, quoi qu’il en soit, d’un stock préalable de connaissances ou de considérations théoriques dont on ne pourrait pas faire l’économie.

29Erwan Dianteill prend pour objet une controverse entre anthropologues britanniques et nord-américains à propos de la définition même de la discipline. L’anthropologie doit-elle être culturelle ou sociale ? Cette dispute, dans laquelle intervient Lévi-Strauss, a aussi des effets sur le champ scientifique français. Un axe durkheimien entre Britanniques et Français conduit à privilégier dans ces deux pays l’anthropologie sociale. Il s’agit d’un choix paradoxal dans le cas de Lévi-Strauss, puisque le rapport des structures mentales aux structures sociales passe progressivement au deuxième plan de son œuvre, jusqu’à disparaître de ses écrits comme thématique pertinente au profit de l’étude de transformations structurales purement abstraites.

30Enfin, Michael Löwy et Eleni Varikas étudient précisément la place de l’anthropologie dans l’œuvre de Max Weber. On y apprend que le sociologue allemand avait une connaissance approfondie de l’ethnologie de son temps. Il échappe, ce qui est remarquable, à l’anthropologie raciale qui se développait avec force en Allemagne, et entretient une relation critique avec l’évolutionnisme, dans la mesure où Weber ne reconnaît l’existence d’aucune loi de développement historique. On notera au passage une trouvaille de Löwy et Varikas : la seule mention (dont l’authenticité reste néanmoins problématique) de Durkheim dans l’œuvre de Weber.

Références bibliographiques

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Francis Affergan
Francis Affergan est professeur d’ethnologie et d’anthropologie sociale et culturelle à l’université Paris-Descartes-Sorbonne-Paris-Cité, et chercheur au canthel (Centre d’anthropologie culturelle de la Sorbonne). Il a travaillé durant une trentaine d’années aux Antilles françaises et, plus particulièrement, à la Martinique où il a étudié les conflits culturels, la mémoire de l’esclavage, les dynamiques identitaires, les manifestations esthétiques, mortuaires et corporelles. Il a concentré aussi son attention sur les phénomènes de santé mentale, de maladie phénotypique et de métissage.
Parallèlement, il mène des investigations dans les domaines de l’anthropologie théorique où il étudie les développements du cognitivisme, du textualisme, de la pragmatique et de la phénoménologie descriptive. Il a publié sept livres, parmi lesquels Exotisme et altérité (puf, 1987), La Pluralité des mondes (Albin Michel, 1997), Martinique. Les identités remarquables (puf, 2006) et une cinquantaine d’articles et de contributions à des collectifs. Il s’apprête à faire paraître en 2012 un livre relatif au tournant critique de l’anthropologie aujourd’hui ainsi qu’une collaboration à un collectif sur Marcel Mauss.
Erwan Dianteill
Erwan Dianteill est professeur d’anthropologie à l’université Paris-Descartes-Sorbonne. Il y dirige le Centre d’anthropologie culturelle (canthel). Ses recherches portent sur la théorie de la religion, de la magie, de la croyance et du rite, et plus généralement sur les objets, les méthodes et les problématiques spécifiques de l’anthropologie culturelle au sein des sciences humaines et sociales. Ses enquêtes de terrain l’on conduit à Cuba, puis dans le Sud des États-Unis, au Brésil et au Bénin. Il est notamment l’auteur de Des dieux et des signes – Initiation, écriture et divination dans les religions afro-cubaines (Éditions de l’ehess, 2000), de La Samaritaine noire – Les Églises spirituelles noires américaines de La Nouvelle-Orléans (Éditions de l’ehess, 2006) et, en collaboration avec Michèle Chouchan, d’Eshu, dieu d’Afrique et du Nouveau Monde (Larousse, 2011). Il mène actuellement une enquête de terrain auprès des devins de Porto-Novo.
erwan.dianteill@parisdescartes.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/05/2012
https://doi.org/10.3917/anso.121.0009
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