1Les relations entre anthropologie et sociologie ont ceci de remarquable qu’elles partagent une approche commune, l’approche ethnographique ou étude de terrain. Dans cet article, nous n’entreprendrons cependant pas de comparer l’usage de l’approche ethnographique en sociologie et en anthropologie. Nous nous concentrerons sur l’approche de terrain en sociologie, héritée de l’anthropologie, tout en pensant qu’elle pose des problèmes et apporte des solutions globalement comparables à ceux qui adviennent dans le domaine de l’anthropologie. Il s’agit de s’intéresser à la manière dont sont « interprétées » les études de terrain. La thèse générale consistera à indiquer qu’il ne convient pas d’opposer approche de terrain empirique et réflexion théorique (moment interprétatif ultérieur des données récoltées), dans la mesure où il sera dit que toute approche empirique, descriptive ou explicative, implique déjà des considérations générales ou théoriques. Ces considérations générales (il conviendra de préciser le sens de cette notion) ont elles-mêmes une base empirique, mais ne dérivent pas directement de l’approche ethnographique en cours. Elles sont au contraire mobilisées dans le processus ethnographique, à partir d’un stock préalable de connaissances, sans dériver directement du terrain étudié.
2Nous essaierons alors d’une part de réfléchir sur le statut de ces propositions générales, auxquelles il est communément fait référence et de proposer une classification sommaire de celles-ci dans le travail de description et d’explication des terrains. Le but de cette étude est de renforcer le caractère réflexif des interprétations proposées des données, c’est-à-dire d’insister sur le fait que le recours à ces propositions générales ne devrait pas se faire « spontanément », ou intuitivement, sans vérification de leur degré d’évidence, de leur validité relative et de leur mode d’insertion dans le discours interprétatif. C’est cette réserve de propositions générales constamment mobilisées par les interprètes du terrain (de la même façon d’ailleurs que tout individu, dans le cours de sa vie ordinaire, recourt constamment à de telles propositions générales) qui est l’objet de cette étude sur les modes d’interprétation des terrains. Nous signalerons brièvement que ces propositions générales sont également mobilisées dans le cadre des études quantitatives, pour l’explication des corrélations entre variables indépendantes et variables dépendantes.
Le développement des enquêtes de terrain en sociologie
3Il est important de rappeler ici qu’aucun des pères fondateurs de la sociologie (à l’exception peut-être de de Tocqueville et assurément de Le Play qui n’utilise cependant pas la notion de terrain) n’a eu de terrain à proprement parler, et n’a développé les principes fondamentaux de la sociologie naissante en rapport avec cette approche. Ni Comte, ni Marx, ni Pareto, ni Simmel, ni Durkheim, ni Weber n’ont pratiqué l’enquête de terrain. Ils n’ont même pas songé à la théoriser. Il est remarquable de voir que la pratique dominante aujourd’hui en sociologie (du moins en France) recourt à une approche qui ne vient pas de l’héritage classique de la discipline, mais de l’importation d’une méthode développée dans le cadre d’une autre discipline, l’anthropologie. Marcel Mauss est celui qui, dans la tradition française, a le plus clairement milité pour une approche ethnographique inspirée de l’anthropologie britannique, et a ainsi fait le lien entre l’héritage de son oncle (considéré comme l’un des grands inspirateurs de l’analyse quantitativiste en sciences sociales) et l’héritage britannique de l’anthropologie. Quand on lit le manuel d’ethnographie de Mauss, on est frappé par le caractère très ambitieux assigné aux études de terrain, puisqu’il s’agit de décrire et d’expliquer un phénomène social « total » à forte connotation théorique bien que Mauss ait lui-même décrit l’approche ethnographique comme relativement indépendante d’une appréhension théorique (Mauss, 2002 [1947] ). Aujourd’hui, l’essentiel de la production sociologique de terrain se donne des objectifs plus modestes de description et éventuellement d’explication d’objets circonscrits. Toutefois, en dépit de ce resserrement sur des objets relativement étroits, les interprétations des terrains mobilisent constamment des principes généraux qui n’en sont pas directement dérivés ; il convient donc de porter l’attention sur ces propositions générales.
4Malinowski (1989 [1922] ) avait assigné trois tâches aux études ethnographiques : restituer l’organisation sociale, rendre compte des « impondérables de la vie authentique », et constituer un corpus inscriptionum servant de témoignage sur la vie indigène. Fondamentalement, il s’agit de décrire à la fois des pratiques, les normes et institutions qui encadrent ces pratiques, et l’écart toujours présent des pratiques vis-à-vis de ces normes. On peut considérer que c’est encore aujourd’hui fondamentalement le programme de toute description ethnographique. Toutefois, la situation ordinaire du sociologue de terrain d’aujourd’hui est très éloignée de celle que Malinowski pratiquait et conceptualisait, de manière inaugurale, dans l’introduction aux Argonautes. On peut mentionner six différences fondamentales (même si celles-ci ne sont évidemment pas les seules) :
- Malinowski abordait un objet qualifié alors de « primitif » (correspondant à une société de tradition orale), alors que les sociologues d’aujourd’hui traitent de sociétés qui leur sont souvent proches par leurs caractéristiques générales ;
- les îles Trobriand, ne serait-ce que par leur caractère insulaire, présentaient un objet d’investigation relativement bien défini dans ses limites, tandis que les terrains abordés par les sociologues d’aujourd’hui sont toujours isolés d’ensembles plus larges qui demeurent néanmoins inévitablement très présents dans l’objet d’étude : par exemple, étudier une banlieue française n’a de sens que par rapport à la situation des cités et de ses membres dans l’espace plus général de la société française (et des sociétés occidentales dans le cadre de la mondialisation et des migrations) ;
- troisièmement, et c’est un effet des deux points précédents, les recherches inaugurales de terrain correspondaient à la découverte d’un réel social largement inconnu, dont la présentation était déjà en soi un événement scientifique, tandis qu’aujourd’hui il est rarissime que la seule description de terrain fasse connaître la nouveauté d’une situation (par rapport à celle que connaissent de manière plus ou moins précise les sociologues ordinaires) comparable à la découverte, par exemple, du potlatch ou de la Kula ;
- les sociétés contemporaines et les terrains qui y sont isolés sont en général déjà largement investis par des pratiques (en partie issues des sciences sociales) qui les transforment massivement (par exemple à travers les politiques économiques ou les politiques publiques en général) ;
- sur la plupart des objets correspondant aux terrains d’aujourd’hui existe déjà une littérature savante, plus ou moins développée, que l’ethnographe connaît : il n’est quasiment jamais dans une situation de virginité scientifique vis-à-vis de l’objet qu’il aborde. En particulier, il existe souvent une littérature quantitativiste sur nombre d’objets abordés par l’étude ethnographique (par exemple, les jeunes de banlieue font l’objet de mesures statistiques suivant une pluralité d’aspects de leur situation) et les études de terrain ne peuvent que prendre en considération ces données présentes dans le domaine scientifique ;
- on ajoutera enfin que les objets traités par l’approche ethnographique sont (au moins partiellement) investis par d’autres approches disciplinaires : par exemple les choix scolaires sont traités par les économistes, les croyances par les psychologues, les langues par les linguistes. L’approche de terrain est ainsi confrontée à des discours scientifiques complémentaires ou rivaux qui traitent d’aspects significatifs de leur objet. L’approche ethnographique s’inscrit vis-à-vis d’objets qui sont (au moins partiellement et suivant certains aspects) traités par d’autres méthodes.
5L’auteur de cet article étant sociologue, il se voudrait modeste quant à sa perception de la situation présente de l’anthropologie, qui n’est pas l’objet de cet article. Il lui semble toutefois que, si l’on prend en considération l’extension présente de l’anthropologie (avec ses sous-disciplines aisément repérables comme l’anthropologie urbaine ou l’anthropologie économique), les terrains qui sont abordés par elle placent l’anthropologue dans une situation assez analogue à celle du sociologue, et qui contraste donc avec la situation initiale qu’avait connue Malinowski. Quant au type d’objet abordé, si l’anthropologie continue de s’intéresser aux sociétés de tradition orale, elle aborde plus fréquemment, comme les sociologues, les sociétés ayant connu un développement industriel. De manière générale, relativement à l’isolement des objets, à la nouveauté des résultats, à l’interpénétration avec les sociétés contemporaines et avec leurs politiques publiques délibérées, à l’existence d’une littérature savante importante (notamment quantitative) déjà constituée sur les objets abordés, et enfin à la présence de savoirs disciplinaires annexes (l’anthropologie économique ne pouvant pas ignorer, par exemple, l’analyse économique), les anthropologues semblent être dans une situation proche de celle des sociologues vis-à-vis de leurs terrains, et donc aussi éloignés de la situation connue et emblématisée par Malinowki. Le résultat de ces évolutions est de renforcer toujours davantage le stock de connaissances préalables à partir desquelles sont abordés les nouveaux terrains.
6La sociologie classique ne s’est donc pas, contrairement à l’anthropologie (si l’on considère l’importance de Malinowski pour le développement de cette discipline), constituée autour de la notion de terrain. Le succès actuel des études de terrain en sociologie (notamment dans la sociologie française) a été progressif, et il tient essentiellement à quatre facteurs.
7Le premier est la certitude bien établie (et d’ailleurs incontestable) que la sociologie est une discipline « empirique » : de la même façon que l’enquête anthropologique de terrain à la fin du xixe siècle était dirigée contre les armchair anthropologists, la mise en valeur du terrain correspond à un refus de spéculations a priori de sociologues non informés par une expérience « directe » de ce dont ils parlent. De ce point de vue, la sociologie a assumé, avec retard, ce qui fut initialement la position de l’anthropologie dès le développement des premiers terrains. Sans doute était-il plus facile aux sociologues de parler d’objets dont ils n’avaient pas d’expérience directe car ils leur étaient globalement plus familiers, parce que plus proches. Mais il faut remarquer par exemple que les importants écrits de Weber sur la sociologie des religions sont tous basés sur des travaux d’autres savants, et quoique éloignés de toute expérience de terrain, ils demeurent pour nous extrêmement instructifs.
8Le deuxième est plus spécifique à la sociologie : Durkheim a introduit le principe fondamental de l’analyse quantitative en sociologie, à travers la méthode des variations concomitantes (devenue ensuite analyse des corrélations et analyse multivariée), et les a interprétées comme relations « causales » avec l’appui d’une métaphysique dure des entités sociales (même si la pratique scientifique de Durkheim permet une lecture assouplie de ses principes par rapport aux exposés les plus univoques qu’il a pu en donner). Là où l’anthropologie s’est organisée essentiellement par l’investigation de terrains (quoiqu’il existe bien entendu une anthropologie quantitative), la sociologie s’est tournée, inspirée par Durkheim, vers les études quantitatives, qui révélaient des réalités sociales aussi fortement insoupçonnées que pouvaient l’être le potlatch ou la Kula : le fait qu’un comportement donné (la déviance, le suicide) pouvait être rapporté à des variables « déterminantes » dont l’acteur concerné n’avait pas la moindre idée. Encore aujourd’hui, c’est l’un des grands intérêts de la sociologie que de mettre en évidence des relations entre variables qui ne sont pas nécessairement évidentes d’un point de vue intuitif. Pourtant, ces méthodes quantitatives peuvent poser un certain nombre de difficultés et rencontrer des limites, dans leur constitution même, antérieurement à leur interprétation, ce qui donne lieu soit à une demande complémentaire d’approche empirique non quantitative, soit, quelquefois, à une contestation (de moins en moins acceptée dans sa forme radicale) de toute entreprise quantitativiste. Notons ici également que l’interprétation directement causaliste des relations de dépendance entre variables est problématique, car la mise en évidence de ces corrélations, loin d’être explicatives par elles-mêmes, pose le problème de leur explication. J’y reviendrai plus loin, en soulignant que l’interprétation de ces corrélations mobilise elle aussi des propositions générales explicites ou implicites.
9Le troisième facteur, beaucoup moins important conceptuellement, mais important dans les faits, est que l’apprentissage des méthodes quantitatives est plus complexe à maîtriser que des formes élémentaires de recherche ethnographiques, qui sont, par ailleurs, généralement moins coûteuses à mettre en place par rapport à des enquêtes quantitatives lourdes : les études de terrain ont donc plus de chances d’être adoptées par des étudiants (nous faisons référence ici à une proposition générale psychologique élémentaire).
10Enfin, et ce n’est pas le même argument que celui introduit dans le premier point, des attitudes antithéoriques se sont développées, qui ont trouvé dans la recherche de terrain davantage d’appui que dans les études quantitativistes, souvent marquées par des « hypothèses théoriques » à vérifier et valider empiriquement. Les enquêtes de terrain ont paru plus proches d’une empirie riche en contenu immédiat que les abstractions de la recherche quantitative, sans parler de la grande théorie devenue définitivement suspecte. Certes, les spécialistes avisés de l’enquête de terrain ne rejettent jamais la théorie (Beaud et Weber, 2010 [1997] ), mais celle-ci semble leur apparaître quand même comme quelque chose d’un peu secondaire et éloigné par rapport à la richesse de la saisie empirique des faits. En tous les cas, ce refus plus ou moins marqué de la théorie repose sur une séparation jugée à peu près claire entre données empiriques et théorisation ultérieure de celles-ci. J’essaierai par la suite de montrer que cette distinction n’est pas évidente, et que la saisie et l’interprétation des données empiriques présupposent des considérations « théoriques ».
11En réalité, il faut bien dire que la notion de théorie elle-même n’est hélas pas très codifiée dans les usages qui en sont faits, et il conviendrait de préciser son sens lorsque l’on en parle. Ce point mériterait d’être longuement discuté. Dans le cadre de cet article, sera présumé « théorique » l’ensemble des considérations générales utilisées dans l’interprétation des études de terrain, mais qui ne dérivent pas directement de ces études. En ce sens, elles ne sont pas empiriques, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas directement dérivées de la description ou de l’explication du terrain circonscrit, mais utilisées pour rendre compte de ce terrain. En revanche, ces propositions théoriques générales ne tombent pas du ciel et ont une origine et une validité empiriques, issues d’une connaissance plus générale des comportements et des contraintes de l’action, dérivée de l’analyse d’objets plus vastes et reposant sur des comparaisons plus larges des données.
12Sur la base de ce constat initial, je voudrais défendre trois positions liées :
- ce qui importe dans l’étude de terrain n’est pas tant la distinction entre le théorique et l’empirique (qui est assez relative), mais la distinction entre description et explication, qui posent des problèmes différents. Ensemble, elles relèvent de ce que l’on peut appeler l’« interprétation » d’un terrain ;
- du point de vue de l’explication, il y a nécessairement recours à des propositions générales (qui ont une origine plus ou moins explicitée, en tous les cas assurément empirique) dont il s’agit de repérer l’usage et le statut dans les explications proposées ;
- enfin, cela conduit à considérer que tant du point de vue de la description que de l’explication, il n’y a pas de différence fondamentale entre études de terrain et études quantitatives, qui recourent de manière égale à des propositions d’ordre général, non directement dérivées de l’objet étudié, mais utilisées pour l’interpréter. Ce dernier point sera simplement évoqué ici.
Description, explication et prises de positions normatives
13On peut considérer que la tâche des sciences sociales est descriptive, explicative et normative. La description se contente en principe de décrire ce qui est, l’explication essaie de rendre compte du pourquoi de ce qui est, et enfin les prises de positions normatives évaluent ce qui existe et proposent des plans d’action. Certes, cette troisième tâche est fondamentalement problématique (ce qui ne veut pas dire nécessairement inacceptable) du point de vue d’une entreprise scientifique, on n’y reviendra pas ici. On se contentera de remarquer que, de fait, la plupart des social scientists, prestigieux ou modestes n’hésitent pas à prendre toutes sortes de positions normatives dans le cadre même de leur travail scientifique. Une réflexion systématique sur les bases épistémologiques de cette attitude reste à entreprendre. Il faut remarquer que, par exemple, qualifier une attitude d’« idéologique » correspond à une prise de position normative (et implique donc d’avoir des critères pour caractériser une attitude d’idéologique). Les différentes sciences sociales ont des traditions différentes à cet égard : l’analyse économique dispose ainsi d’une « économie normative » bien établie qui statue sur les conditions d’une caractérisation normative de différentes situations, tandis que la sociologie oppose des théoriciens comme Durkheim estimant que la tâche de la science sociale est de fonder scientifiquement des appréciations normatives, à d’autres qui les refusent, comme Weber.
14Le principe d’un contraste entre description et explication peut lui-même être contesté, et peut être contestable. Pourtant, on voit bien que, de manière assez aisée, on parvient souvent à avoir un test assez facile qui permette de séparer ces deux approches, l’une répondant à la question what?, l’autre répondant à la question why? (Hedström, 2005). Repérer qu’une chose existe, et la décrire, ne revient en rien à dire pourquoi elle existe, notamment sous une forme donnée. Ce sont des orientations distinctes de la réflexion et de l’interprétation. Ainsi mettre en évidence une corrélation statistique entre variables n’est pas expliquer cette corrélation.
15Toute la tradition sociologique, dans son analyse de la restitution descriptive des faits (en particulier dans les travaux épistémologiques de Simmel et de Weber qui, il est vrai, réfléchissaient sur les données historiques plutôt que sur les données quantitatives ou ethnographiques de la sociologie), a insisté (contre Ranke) sur le fait qu’il n’y avait pas de restitution « immédiate » des faits, et que ceux-ci, nécessairement abordés par le biais de questions, étaient livrés par le prisme d’une sélection, d’une catégorisation conceptuelle ou analytique, et d’une mise en ordre. Les faits ne sont pas donnés directement à l’analyste qui les recueillerait comme les fruits dans un arbre pour les ramener à la maison. Car, premièrement, il doit les sélectionner en fonction de certaines questions, l’exhaustivité absolue étant illusoire (comme dans les sciences de la nature) ; il doit ensuite les « interpréter », déjà, à travers des catégories analytiques, telles que « norme », « parenté », « déviance », etc. Il doit enfin les mettre en ordre pour présenter un résultat intelligible et éventuellement « cohérent ». Ces trois opérations (sélection, interprétation analytique, mise en ordre) sont toujours inévitablement présentes à tout recueil ethnographique de données. Elles sont évidemment sources de difficultés.
16Dans le prolongement de cette littérature classique de la sociologie insistant sur le rôle de l’interprète dans la constitution des données, Geertz (1998 [1973] ), dans un article célèbre et influent, avait critiqué la démarche positiviste et insisté sur la situation d’écrivain (Geertz, 1988) de l’ethnographe et de l’anthropologue. Si l’on met en rapport ces propositions de Geertz avec les réflexions épistémologiques issues de la littérature sociologique classique, une grande partie de ses remarques semble largement pertinente, dans la mesure où les récits ethnographiques relèvent bien d’un travail d’écriture qui met en ordre des expériences interprétées.
17Toutefois, comme le souligne d’ailleurs Geertz lui-même, il n’y a aucune conséquence à tirer en termes d’arbitraire des descriptions ethnographiques. Le fait qu’il y ait intervention d’un « écrivain », que celui-ci sélectionne, ait recours à des catégories, et mette en ordre des données, n’implique pas, au bout du compte, que les descriptions soient fantaisistes par rapport à leur objet. Pour reprendre l’exemple canonique emprunté à Ryle par Geertz, on doit bien pouvoir savoir, pour finir, lorsque l’enquête ethnographique est bien faite, si un mouvement de l’œil observé correspond à un réflexe, à un clin d’œil, ou à une parodie de clin d’œil. Dans tous les cas, on a besoin de catégories analytiques qui ne sont pas dérivées de l’appréhension directe du phénomène, mais qui relèvent d’un savoir tacite constitué par ailleurs (dans le cadre de l’accumulation d’un savoir ordinaire relayé et éventuellement transformé par un savoir scientifique), et qui nous permet de ranger un phénomène sous la catégorie « réflexe », « clin d’œil » ou « parodie de clin d’œil ». Dès lors, on voit bien que l’introduction de ces catégories, au niveau le plus élémentaire, renvoie déjà à une dimension qu’on peut qualifier de théorique puisque les faits sont inscrits dans des ordres généraux qui ne sont pas directement livrés par l’objet étudié, mais qui permettent au contraire de l’appréhender de manière pertinente et intelligible. Cela ne signifie pas, à nouveau, qu’il y ait un arbitraire de la description. De la même façon, le récit que rapporte Geertz d’un épisode marocain de conflit entre un marchand juif, les membres d’une tribu berbère et des militaires français renvoie bien à une série de concepts généraux (norme, droits, tribus…) qui peuvent être stabilisés par leur intervention dans une description pertinente. Il s’agit bien là de descriptions, même si elles sont liées à une dimension d’interprétation. La description inclut une dimension de « compréhension » dans la mesure où décrire un clin d’œil de manière pertinente présuppose que l’on sache ce qu’est un clin d’œil, de la même façon que décrire les tribulations d’un marchand juif dans un système normatif présuppose que l’on « comprenne » ce qu’est un système normatif.
18Certes, pour l’anthropologie en particulier, se pose le problème de la « traduction » liée à l’existence d’univers culturels très différents de ceux dont sont issus les anthropologues ou leurs lecteurs. Cela demeure une distinction possible avec la sociologie, qui a affaire à des mondes plus familiers. Mais cet écart est relatif. La différence culturelle est interne aux sociétés industrielles contemporaines (comme celle qui peut exister entre styles de vie variés liés à des normes très dissemblables). En sens inverse, des sociétés très éloignées culturellement des sociétés occidentales ont de nombreux traits communs avec elles par exemple la manipulation pratique de certaines dimensions de l’action. Le grand résultat de l’anthropologie est précisément d’avoir donné des descriptions intelligibles (sur la base de catégories analytiques telles que échange, don, hiérarchie, etc.) pour les membres de sociétés qui ne les connaissaient pas directement de phénomènes aussi importants que la Kula, le potlatch, ou la caste. Ces objets sont abordés et décrits à travers ces catégories d’intelligibilité plus immédiate qui permettent de les constituer. Malinowski (1985 [1926] ), par exemple, réinterprète lui-même ultérieurement les descriptions qu’il avait données de la Kula. Certes, ces faits étant nécessairement appréhendés de manière conceptuelle et analytique, à partir de catégories qui excèdent l’objet particulier à interpréter, ils donnent lieu à des débats incessants qui donnent le sentiment d’être toujours inachevés : mais ces débats correspondent en même temps à un approfondissement de la description des objets, de leurs nuances, de leurs différences internes, ils ne relèvent pas d’un arbitraire dans la description.
19Le recours à la traduction des cultures lointaines (comme pour la traduction d’un ouvrage) montre bien qu’il y a une certaine indétermination de la traduction, pas de « nécessité » absolue, puisqu’il y a plusieurs traductions possibles (Affergan, 1997), et qu’il y a donc un travail de « construction » de l’objet. Toutefois, s’il y a plusieurs traductions possibles, cela signifie aussi que toutes les traductions ne sont pas possibles, et que si plusieurs formulations voisines peuvent entrer en concurrence sans qu’il y ait de nécessité pour choisir l’une plutôt que l’autre, ces traductions possibles écartent par là même toutes les traductions (infiniment plus nombreuses) impossibles.
20La description peut alors revêtir différents niveaux de généralité : par-delà les événements singuliers et les actions singulières, il y a des ensembles de règles et d’institutions, qui sont dégagés, constituant des situations générales décrites dans leurs différentes modalités (articulation de comportements, de règles et d’institutions). Elles peuvent être appréhendées par référence à des idéal-types, qui n’ont pas de pouvoir explicatif en soi, mais correspondent à des constructions théoriques, à visée analytique, mettant en évidence des objets ayant un certain nombre de propriétés communes. Les traductions quant à elles reposent sur les éléments de similarité qui existent entre les différentes cultures et qui permettent de les rapprocher à propos de schémas d’analyse relativement proches.
21On peut ajouter ici que l’approche quantitative est fondamentalement, vis-à-vis de ses objets, dans la même situation que l’approche ethnographique. La construction de variables et la mise en évidence de relations de dépendance entre elles ont une visée descriptive. Il s’agit de variables qui correspondent à la sélection de certains traits (qui pourrait être faite autrement), qui renvoient à des catégories analytiques abstraites (comme l’âge, le niveau de revenu, le niveau d’éducation, etc.) et qui représentent une mise en ordre (partielle) de données.
22En bref, on peut dire que, conformément à une tradition bien établie en sociologie et en anthropologie, on ne saurait jamais parler de faits bruts, ceux-ci adviennent toujours à travers un processus de sélection, de catégorisation et de mise en ordre. C’est ce que disait très clairement Malinowski
« L’essentiel du travail sur le terrain consiste non pas à enregistrer les faits passivement, mais à reconstruire ce qu’on peut appeler les chartes des institutions indigènes. L’observateur ne doit pas être un automate ; il doit constamment mettre les données isolées en rapport les unes avec les autres et étudier la façon dont elles s’agrègent. En sacrifiant au paradoxe, on pourrait dire que les “faits” n’existent pas davantage dans la réalité sociologique que dans la réalité physique ; autrement dit, ils ne sont pas immanents au continuum spatio-temporel qui s’offre au regard non prévenu. Les principes de l’organisation sociale, de la législation, de l’économie et de la religion doivent être élaborés par l’observateur à partir d’une multitude de manifestations d’importance et de pertinence variables. Ce sont ces réalités invisibles, découvertes seulement par induction, par sélection et par construction, qui revêtent une importance scientifique pour l’étude de la culture. »
24Ces opérations ne signifient cependant pas, même lorsque cette sélection, cette catégorisation et cette mise en ordre correspondent à des opérations de traduction entre cultures fortement différentes, que l’on ne parvienne pas à un résultat tendanciellement fidèle, pertinent et utile. Certes, il existe de nombreux domaines où la frontière entre explication et description est poreuse en particulier lorsque la description dépend de schémas interprétatifs controversés de manière forte (notamment lorsqu’ils impliquent des dimensions normatives ou « idéologiques ») : par exemple une situation d’inégalité forte de pouvoir entre deux personnes, à l’intérieur d’une entreprise, doit-elle être qualifiée de situation de « domination » ? On voit bien que ce type de sujet peut se transformer en bataille interprétative qui, par-delà les éléments descriptifs, engage des dimensions normatives fortes, qui sont d’ailleurs déjà présentes dans l’objet, puisque la controverse interprétative peut aussi relayer une controverse entre des acteurs interprétant eux-mêmes différemment leur situation commune : pourtant, en tout état de cause, ce type de dispute n’aura de sens que parce qu’est reconnue, de manière descriptive, l’existence d’une distribution asymétrique ou inégale de pouvoir, qui peut être ensuite caractérisée avec des connotations normatives variées (mais restant dans un espace relativement étroit d’interprétations possibles).
25Il ne nous semble pas cependant qu’il convienne d’affirmer de manière définitive que toute description dépend d’un langage théorique arbitraire, au sens fort où il y aurait toujours une pluralité de langages descriptifs possibles, appuyés sur des paradigmes ou des langages « métaphysiques » incommensurables. C’est ce que suggère Passeron à partir d’une proposition de Popper :
Les énoncés de base les plus proches de la perception naturelle contiennent de la théorie, en ce sens que leur sens assertorique n’est jamais auto-suffisant, étant toujours redevables à un langage de description du monde, que celui-ci soit construit par un discours scientifique ou pratiqué spontanément dans le cadre préconstruit d’une culture et d’un langage coutumier. Ce fut l’illusion empiriste de la première théorie logique de Carnap et Neurath que de croire pouvoir définir comme « énoncés protocolaires » les énoncés de base d’une science empirique, en tant qu’ils étaient supposés capables, à force de minimiser l’interprétation théorique et de se rapprocher de la description d’expériences singulières, datées et localisées, de tendre asymptoiquement vers la coïncidence entre une énonciation et un état de choses.
27Cette citation complexe mériterait de longs développements. La position défendue par nous (certes insuffisamment justifiée) serait de dire que les descriptions ne sont certes pas neutres dans leur rapport à l’objet, qu’elles incluent une dimension analytique, et donc théorique par recours à des catégories générales (notamment lorsqu’une institution complexe est présentée) ; mais de ne pas conclure qu’il y a une sorte d’infinité de discours concurrents possibles sur un objet, ni même que, par rapport à des événements sociaux courants, il y a « plusieurs » langages possibles surdéterminant la description. Pour reprendre les deux exemples de Geertz évoqués précédemment, le clin d’œil et l’épisode d’un conflit dans le désert marocain, rapporté à partir d’une narration ancienne, on voit mal comment des langages « métaphysiques » (au sens de Popper) variés concurrents pourraient nous conduire à des descriptions fortement divergentes par rapport à celles qui sont données. Il nous semble qu’il faut tenir deux positions simultanément : refuser la naïveté d’une lisibilité transparente des faits, qui seraient simplement restitués de manière « empirique » à travers l’expérience du terrain ; mais accepter, en même temps, l’idée qu’il y a des descriptions plus pertinentes que d’autres, saisissant plus finement leur objet, et non pas seulement dépendantes de « paradigmes » ou de langages définitivement concurrents et incommensurables. Il est certain en revanche que souvent plusieurs explications d’une situation sont possibles, et que les données permettent difficilement de trancher entre les différents scénarios explicatifs concevables.
28Il est vrai par ailleurs que toute description renvoie à une communauté scientifique recherchant des langages descriptifs précis et pertinents analytiquement : on ne saurait dire toutefois qu’il s’agit là d’une simple communauté particulière à mettre en regard d’autres communautés ayant leurs propres descriptions de la situation et leurs propres langages. Ce que l’exemple marocain de Geertz présuppose, c’est l’évolution vers un langage descriptif précis, certes porté par une communauté savante, mais qui permet de dépasser, autant que possible, les limites de langages partiels ne se comprenant pas les uns les autres, dans leur interprétation d’une situation, en sorte de parvenir ainsi à une description plus complète, plus fine et plus pertinente des événements en question, à partir du projet même d’une description scientifique.
De la description à l’explication
29La description ethnographique, parce qu’elle est description, n’est pas explication, alors même qu’elle révèle des mondes complexes, riches en sens, fortement théorisés (la Kula, le potlatch, le système des castes, etc.), pas plus que la mise en évidence de relations de dépendances fortes entre variables n’est elle-même explicative (même si un usage ordinaire parle de variable « explicative »). Pourtant, comme on l’a vu, déjà à ce niveau descriptif, se posent les questions de rapport à la théorie, qui n’attendent pas l’intervention de l’entreprise explicative. On peut associer cette procédure de description à une procédure de « compréhension » puisque la description présuppose l’intelligibilité des choses décrites (comme un clin d’œil).
30L’explication requiert, pour sa part, de montrer « pourquoi » les phénomènes décrits sont ainsi constitués par rapport à d’autres situations possibles, et pourquoi il existe telle relation de dépendance entre telles variables. Il faut souligner que révéler, par exemple, la configuration de systèmes de parenté complexes et variables est déjà en soi un résultat scientifique remarquable, et que même si l’on ne parvient pas à expliquer pourquoi les systèmes de parenté sont variables, il n’en demeure pas moins que la description et la conceptualisation de ces systèmes de parenté sont déjà en soi un résultat très important pour la connaissance scientifique.
31La notion de compréhension que l’on doit évoquer ici rapidement n’est pas, me semble-t-il, une sorte de troisième voie qui ne serait ni la description ni l’explication. On comprend une chose, premièrement, parce qu’elle relève d’une description intelligible (qui inclut des dimensions de traduction lorsqu’il s’agit de cultures différentes), qui restitue ce qu’il y a, ce qui advient dans son organisation. Ainsi comprend-on le système du potlatch par la description de son fonctionnement (qui présuppose des catégories intelligibles, comme l’échange). Ensuite, nous comprenons une chose parce qu’elle est expliquée, lorsqu’elle est déduite d’un système de règles qui la rendent intelligible (par exemple un geste d’inclination profonde est déduit d’une norme sociale correspondant à une forme de politesse ; il en va de même lorsqu’un comportement donné est rapporté à un principe de rationalité). La chose est alors expliquée par le recours à la norme de référence. Enfin, nous comprenons un phénomène social lorsque nous avons mis en évidence les facteurs qui le produisent : par exemple l’effet Matthieu de Merton montre comment, plus un auteur est cité, plus il aura tendance à être cité davantage. Le phénomène social de concentration de citations d’un petit nombre d’auteurs est compris parce qu’il est expliqué par un certain nombre de facteurs qui le provoquent. Cette mise en évidence de facteurs causaux présuppose elle-même la reconnaissance de relations de causalité générales qui permettent précisément de décrire de manière causale la liaison entre différents phénomènes.
32Le plus souvent, la recherche de terrain ne se contente pas d’avoir une approche simplement descriptive, elle va adopter une démarche explicative. Nous voudrions tenter de cerner les traits caractéristiques typiques d’une telle démarche explicative. Elle consiste essentiellement à se référer à des propositions générales, sur la base desquelles des situations particulières sont déduites. Ces propositions générales viennent d’un stock interprétatif disponible, de manière plus ou moins « évidente », pour l’analyste. La plupart du temps, le recours à ces propositions générales n’est cependant pas analysé pour lui-même, ce qui peut être source d’imprécision dans les explications proposées. D’où la possibilité d’avoir des impensés importants dans les raisonnements (Boudon, 1990).
33Je m’appuierai ici sur quelques exemples, parmi une infinité d’autres exemples possibles, choisis, il est vrai, un peu arbitrairement. Ce qui caractérise de manière générale le travail sociologique issu des études de terrain, c’est qu’il est à la fois rigoureux dans le traitement des données, mais peu formalisé dans l’articulation et la hiérarchisation de ses différentes propositions (notamment ses énoncés généraux), mélangeant tour à tour données ethnographiques et références quantitatives (explicites ou implicites), propositions descriptives et propositions explicatives (sans parler des très nombreuses prises de positions normatives qui seront laissées de côté ici). Le propos des analyses ethnographiques en sociologie est généralement hybride : il intègre à la description ethnographique des dimensions quantitatives.
34Dans la brève discussion qui va suivre, à partir de quelques citations, nous ne nous intéresserons jamais à la valeur de vérité de l’explication proposée, qui est peut-être tout à fait erronée, mais à sa forme, en considérant que cette forme est caractéristique de l’entreprise explicative engagée à partir de descriptions de terrain.
35Dans un premier cas considéré, il s’agit de rendre compte de la situation des familles africaines dans les banlieues françaises contemporaines. Nous donnons une citation un peu longue, car elle doit servir ici de document pour illustrer la forme du raisonnement.
« En Europe, les maris africains, premiers arrivés, ont établi des règles qui isolent les femmes et parfois les enferment. La plupart des femmes venues du Sahel reconnaissent la valeur éminente de l’autorité traditionnelle et l’importance des hiérarchies d’âges telles qu’elles ont été léguées par la tradition. Elles n’éludent pas la nécessité de se conformer à une coutume fondée sur le respect des choix des aînés et des parents, même lorsque ce qu’ils affirment paraît arbitraire ou injuste. Mais cela ne suffit pas à les préserver en Europe du ressentiment masculin. Plus souvent qu’à leur tour, les hommes venus du continent ont tenté de se guérir du mépris qu’ils ressentent ici en reportant leurs frustrations sur leurs propres femmes. Celles-ci sont l’objet d’injonctions contradictoires : elles devraient exercer l’autorité sur les garçons pendant que les pères travaillent ou sont absents, mais, comme le père les a disqualifiées, elles n’en ont guère les moyens. […]
D’un côté, les pères ne peuvent cacher aux yeux de leurs fils qu’ils ont passé une partie de leur vie à raser les murs. De l’autre, ils ont détruit ce qui aurait été la seule force qu’ils auraient pu avoir ici : une solidarité inflexible avec leur femme, une cohérence parentale. Les tensions liées à l’autoritarisme des hommes, entre maris et femmes, ruinent toute autorité statutaire de la génération aînée. Dès que l’homme ne joue pas son rôle et que, de plus, il rabaisse la mère aux yeux des garçons, celle-ci ne peut véritablement faire de ces garçons des êtres autonomes, capables de s’insérer dans la société. Le brouillage des positions générationnelles combiné avec des échecs scolaires précoces suscite chez les adolescents une attitude de défiance envers les autorités et les institutions. Ainsi contrairement aux mœurs des familles occidentales où l’asymétrie générationnelle – subordination des enfants aux parents – prévaut sans équivoque sur l’asymétrie des sexes, ces coutumes patriarcales altérées par l’immigration tendent à faire prévaloir la hiérarchie de sexe – subordination des femmes aux hommes – sur la hiérarchie générationnelle. Elles brouillent les repères éducatifs. La radicalisation de l’infériorisation des femmes divise le camp parental et met les fils au-dessus des mères ».
37Ce texte se caractérise par le mélange de considérations descriptives et explicatives. On peut remarquer d’emblée que les propositions descriptives ont de manière implicite une dimension quantitative, puisque les phrases décrivant, sur la base d’enquêtes de terrain, les attitudes des pères et mères africains en Europe désignent des comportements généraux caractéristiques des membres de ce groupe, sans qu’il y ait pourtant une proposition quantitative fine. C’est souvent le cas dans les enquêtes de terrain, puisque la description tend à restituer les comportements des membres d’un groupe. Les dimensions explicatives correspondent au fait qu’un certain nombre de facteurs provoquent un certain nombre d’attitudes, ce sont donc des propositions causales, qui renvoient implicitement à des relations générales qui permettent de décrire la causalité à l’œuvre. Pour suivre de tels raisonnements, il faut avoir recours, de manière implicite, à des propositions causales d’ordre général qui permettent d’expliquer ce qui est constaté.
38Disons d’emblée qu’il y a, à notre sens, fondamentalement trois types de propositions générales correspondant à des régularités causales qui sont invoquées (Demeulenaere, 2011) :
- des propositions psychologiques, ou cognitives, correspondant à des constantes de comportement qui se manifestent dans certaines situations (celles-ci peuvent inclure des considérations sur un comportement « rationnel » ou « irrationnel ») ;
- des propositions pratiques concernant les effets attendus de certaines actions et les contraintes générales pesant sur le déroulement des actions, qui correspondent au savoir empirique disponible sur la manière dont des actions peuvent se dérouler ou non dans un contexte donné ;
- des propositions institutionnelles, normatives ou « culturelles » qui indiquent l’existence de normes et de leurs conséquences : les personnes se comportent d’une certaine manière, parce que certaines normes, sont en vigueur et sont acceptées. Le fait d’accepter certaines normes, ou l’existence de certaines institutions, a des conséquences en termes de comportements prévisibles.
39Le raisonnement « explicatif » de cette donnée repérée par les enquêtes de terrain est de dire que :
- les membres de ces familles se réfèrent à des normes de subordination à l’autorité masculine ;
- ces normes se heurtent à une dévalorisation de fait des hommes d’origine africaine dans la société française, du fait du chômage et de leur faible statut social ;
- ils « compensent » alors cette dévalorisation qu’ils subissent par une dévalorisation accrue des femmes ;
- en conséquence, l’autorité de ces dernières est fortement affaiblie ;
- comme leur autorité est affaiblie, elles n’ont pas la possibilité pratique d’exercer une autorité effective sur leurs enfants mâles ;
- en conséquence ceux-ci n’adoptent pas les normes de méritocratie qui leur permettraient de réussir à l’école ;
- leur échec précoce à l’école engendre chez eux un ressentiment à l’égard des institutions et de la société ;
- ce ressentiment entraîne à son tour une propension à la délinquance (plutôt qu’à la réussite sociale conventionnelle).
- des propositions psychologiques décrivant des comportements typiques : lorsque des individus sont en situation de dévalorisation sociale, ils tendent à développer du ressentiment ; ce ressentiment tend en retour à provoquer des attitudes de dévalorisation renforcée des autres personnes qu’ils jugent être dans une situation inférieure à la leur ;
- des propositions pratiques (de type instrumental) : afin de parvenir à exercer une autorité sur ses enfants, il faut que cette autorité soit respectée dans une famille, qu’elle ne soit pas diminuée par l’un des conjoints sapant l’autorité de l’autre. Pour parvenir à réussir à l’école, il faut adopter des normes de travail et d’effort correspondant au fonctionnement de cette institution ;
- des propositions institutionnelles et de prévalence de normes : les attitudes des femmes vis-à-vis de leur maris (et des fils vis-à-vis de leur mère) sont expliquées par référence à l’existence de normes culturelles tacitement acceptées et établissant une subordination de la femme vis-à-vis de l’homme.
« Parce qu’ils sont durablement exclus du marché du travail peu qualifié, ces “jeunes immigrés” fuient la région […] ou se replient sur quelques niches du marché du travail (entreprise “ethnique”, Mission locale). D’autres “glandent” ou vivent de petits trafics. Ces jeunes, nouveaux “inutiles au monde”, se constituent en “minorité du pire”, selon l’expression de Norbert Elias, à laquelle sont de plus en plus assimilés, dans l’esprit des “Français”, l’ensemble des enfants d’immigrés. En retour, le sentiment de ne pouvoir presque plus rien espérer en termes de travail, la fermeture dramatique de l’avenir avivent les ressentiments et expliquent la radicalisation des attitudes et des comportements de ces jeunes immigrés, qui se traduira par une spirale incontrôlable transformant la violence subie en permanence (violence économique, violence de la pauvreté matérielle, violence du racisme) en une violence retournée, parfois contre soi et souvent contre les autres, ces “Français” voués aux gémonies ».
41Dans ce texte, nous trouvons également un ensemble de propositions implicites, à caractère général et causal, qui permettent d’expliquer le phénomène considéré :
- une violence subie tend à générer une violence en retour contre ceux qui l’exercent. Le ressentiment crée de la radicalisation, etc. Un « mécanisme » psychologique (le ressentiment, qui engendre la violence à l’égard de ceux qui le suscitent) se traduit en mécanisme social, où la violence génère un accroissement de la violence ;
- des propositions pratiques : dans une situation de limitation drastique des opportunités, les individus vont être amenés à choisir celles qui sont disponibles, par exemple « glander » ;
- enfin, tout le raisonnement et tous les mécanismes décrits s’appuient évidemment sur l’existence de normes qui conduisent à la constitution de groupes et à des sentiments d’appartenance à ceux-ci, qui font que l’on parle de « Français » ou d’« immigrés ».
Le caractère déductif de l’explication
42À partir de ces deux exemples, il est possible donc de suggérer une généralisation (basée sur la lecture des études de terrain disponibles) : les études ethnographiques tendent à recourir à des propositions générales implicites qui permettent d’avoir des scénarios causaux explicatifs. Sans le recours à de telles propositions générales, il n’y aurait pas de démarche explicative possible (en tant que distincte d’une description, qui repose elle-même sur des catégorisations générales).
43Ces propositions générales sont de trois sortes : des propositions comportementales générales, des propositions sur les actions et interactions possibles, dans certaines circonstances, et enfin des propositions sur l’incidence que la prévalence de normes et d’institutions, dans certains contextes, a sur les personnes.
44Ces propositions générales sont mobilisées sans généralement être explicitées pour elles-mêmes. Elles représentent un stock jugé plus ou moins évident, qui permet d’interpréter les situations observées.
45Le recours à de telles propositions correspond donc à un schéma déductif. Dans les procédures explicatives, qui insistent sur le « sens » des actions concernées, il y a recours à des propositions générales sous-jacentes à partir desquelles les données de l’enquête sont « expliquées ». Ce schéma déductif est fondamental pour l’analyse des phénomènes sociaux et ne devrait pas être contrasté avec une herméneutique qui, pour sa part, ignorerait ces procédures de déduction. Il faut insister au contraire sur le fait que les procédures d’élucidation du sens ont un caractère déductif (Føllesdal, 1979 ; Mantzavinos, 2005). Ceci advient aussi bien d’un point de vue descriptif, lorsqu’un ensemble de données sont rapportées à un principe unique (comme, par exemple, le rôle du pur et de l’impur dans la formation d’une idéologie de la hiérarchie décrite par Dumont [1966] ), que de manière explicative, lorsqu’une référence à une proposition générale permet de rendre compte d’une situation particulière. Par exemple, Bearman se réfère au rôle du pur et de l’impur dans la hiérarchie des professions dans une étude de terrain sur les portiers (doormen) à New York : il explique le moindre prestige social des portiers par rapport à des professions ayant le même type de revenu par le fait qu’ils sont en contact avec les désordres de la rue et l’aspect sale de l’existence (la gestion des rebuts), indiquant que dans toutes les sociétés de telles situations sont jugées « impures » et pour cela inférieures (Bearman, 1995, 14). Cette proposition générale pourrait renvoyer elle-même soit à une constante psychologique, soit à une norme sociale répandue, mais qui n’aurait aucun caractère de nécessité (et qui demanderait alors elle-même à être expliquée).
46Toutefois, contrairement au schéma déductif mis en avant par Hempel (1942) pour caractériser la forme de l’explication en général, y compris pour les sciences sociales, les propositions générales sur la base desquelles se déploient les explications ne correspondent pas nécessairement à des « lois » (Demeulenaere, 2011). Il n’est certes pas nécessaire d’exclure a priori l’existence de lois du comportement qui permettent de rendre compte de situations typiques, comme, par exemple, le fait qu’une dévalorisation sociale dans une société méritocratique tende à créer du ressentiment. Mais, les propositions générales sur lesquelles reposent les explications ne sont pas toutes des lois.
47Comme il a été indiqué précédemment, les propositions générales peuvent correspondre soit à des régularités de comportement, soit à des régularités dans les contraintes et les possibilités de l’action et de l’interaction, soit enfin à la présence de normes et d’institutions dans certaines situations qui ont une incidence sur le comportement des acteurs. C’est ainsi que, dans un autre ordre de situations, se constitue par exemple le syllogisme juridique qui, compte tenu de certaines normes en vigueur, va permettre d’anticiper dans une certaine mesure les décisions judiciaires rendues sur la base de la déduction de principes généraux. Il faut insister ici sur le fait que dans la vie sociale, ces différentes dimensions sont toujours en interaction et ne sont distinguées que d’un point de vue « analytique » qui permet de clarifier les procédures de description et d’explication.
48D’où viennent ces propositions générales ? Comme il a été exposé, elles appartiennent au stock interprétatif qui est à disposition de l’ethnographe. Nécessairement, si ces propositions générales ont une validité, elles ont une origine empirique, constituée par ailleurs, antérieurement à l’étude ethnographique entreprise. Les connaissances comportementales du type « dans une société méritocratique, les individus en situation de dévalorisation sociale tendent à éprouver du ressentiment » ne peuvent pas être dérivées de l’analyse d’un terrain particulier. Elles exigent, pour être constituées et pour permettre l’interprétation du terrain considéré, un grand nombre de résultats concordants, qui permettent de dégager la proposition générale, sur la base d’une comparaison de situations multiples. Le fait qu’elle soit générale, et en ce sens « théorique » par rapport à un événement singulier qu’elle va permettre d’éclairer, n’empêche pas que cette proposition soit d’origine empirique, dans la mesure où elle est elle-même descriptive de comportements répétés, anciens (ou à venir). Elle est une donnée sur laquelle s’appuie l’interprète, et qu’il va mobiliser dans sa démarche explicative, la traitant comme un explanans dans son approche ethnographique.
49En même temps, comme toujours, cet explanans peut, d’un autre point de vue, et pour d’autres besoins, être traité comme un explanandum. Le degré de généralité de ces propositions est un problème en soi, il n’y a vraisemblablement pas lieu d’opposer de manière stricte et définitive théorie générale et théorie de moyenne portée, comme le font Hesdtröm et Ùdehn (2009) à la suite de Merton, dans la mesure où les propositions générales sont toujours plus ou moins générales. On peut d’ailleurs considérer qu’il en va de même dans les sciences de la nature (Kincaid, 1990). Dès lors, une réflexion est nécessaire sur le degré de généralité de ces propositions, sur leur sphère d’application, sur leur mode de justification, sur leur pertinence pour interpréter des situations données et sur leur assimilation possible ou non à un statut de loi, etc.
Conclusion
50La tâche d’une réflexion théorique et épistémologique sur les études de terrain consiste alors à :
- repérer les propositions générales qui interviennent dans l’interprétation, aussi bien d’un point de vue descriptif que d’un point de vue explicatif ;
- distinguer ces propositions les unes des autres pour parvenir à une clarification des références à ces propositions générales par rapport au détail des données spécifiques issues de l’enquête ethnographique particulière ;
- examiner le statut de validité de ces propositions générales, leur origine et leur justification, ainsi que leurs relations possibles entre elles ;
- déterminer leur dimension causale et la manière dont celle-ci peut être établie.