« C’est toujours l’arrêt qui demande une explication, et non pas le mouvement. »
1Il est impossible de sous-estimer l’impact d’Henri Bergson sur la pensée française du xxe siècle ; les pensées sociologique et ethnologique n’ont donc, elles non plus, probablement pas échappé à son influence. Si l’on prend cette influence au sérieux, alors il en résulte que l’histoire des théories sociologique et ethnologique se réorganise. L’établissement de la sociologie apparaît sous un angle nouveau, révélant tout un tableau d’auteurs, qui – se référant à lui de manière souvent implicite et tout à fait critique, et se positionnant souvent au-delà des disciplines – ont élaboré des théories sociologiques et ethnologiques. Ce tableau est caractérisé par les concepts de dynamique, de « devenir », et par la tentative d’apprécier à sa juste valeur la vie organique en tant que plan élémentaire de tous les phénomènes sociaux. Il s’agit là d’une pensée de la « différence », du refus de recourir à toute catégorie identitaire en matière de social ; et en même temps d’un concept de « l’immanence » remplaçant le dualisme transcendantal/empirique. En tant que paradigme, cette pensée est restée invisible jusqu’à nos jours ; les auteurs semblent mener leur combat en solitaire ou ont été oubliés. Dès les années 1930, les auteurs qui traitent de la thématique « sociologie et anthropologie » prennent des chemins de traverse ; en lieu et place des dualismes classiques (individu/société ; ordre/désordre ; sujet/objet), ils s’intéressent au caractère imprévisible des institutionnalisations sociales ; ils conçoivent de manière tout à fait singulière tant les forces motrices du social (le désir, la vitalité), que le symbolique, le culturel, le matériel et la « société ».
2Il s’agit évidemment de ne pas surestimer l’impact de Bergson, comme le note André Gide dès 1924. Plus tard, « on verra son influence sur notre époque partout, simplement parce qu’il appartient lui-même à cette époque et se tient constamment à ses tendances » (Gide, 1939, 783). D’un autre côté, Bergson a jusqu’ici trop souvent été mis à l’écart par les théoriciens de la société ; ceux-ci l’ont toujours tenu pour un « irrationaliste » et un « intuitionniste ». De plus en plus, et parallèlement à la relecture de Bergson en philosophie, la sociologie et l’ethnologie semblent s’intéresser à ce chapitre de sa propre histoire [1]. Cela nous conduit tout droit à l’un des effets de Bergson, à savoir l’aversion provoquée par ce penseur, qui était pourtant, au début du xxe siècle, le principal philosophe français [2] au sein du courant opposant kantiens et antikantiens, positivistes et spiritualistes. Il semblerait en effet qu’en France, l’histoire des idées se matérialise généralement dans des antagonismes, « deux par deux », comme le dit Bergson (1972 [1934], 1516), ou comme le remarquera Foucault : dans une « ligne de partage » qui « sépare une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet et une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept » (1994 [1985], 764) [3].
3Le premier « effet Bergson » esquissé ici est l’effet repoussoir constaté chez les durkheimiens, qui conditionne en quelque sorte l’établissement des disciplines de la sociologie comme de l’ethnologie françaises (I). Ces réactions sont provoquées par une certaine interprétation de Bergson ; elles sont dues essentiellement au climat politique et à la résonance bergsonienne qui s’y fait entendre. L’opposition à Bergson travestissant sa pensée, il sera nécessaire de considérer son œuvre en tant que telle (et non seulement sa théorie du social, II), pour aboutir dans un troisième temps à la construction d’un paradigme (III). Seuls les auteurs les plus importants pourront être traités ici, à titre représentatif. La présente réflexion vaut uniquement pour la France. Les lectures de Bergson à l’étranger restent toujours sélectives. Côté allemand, on le comprend de manière psychologiste. Côté américain, on lit Bergson comme un pragmatiste – alors même qu’il provient d’une autre tradition (entre autres celle du « spiritualisme » d’un Maine de Biran et d’un Malebranche) et poursuit tout autre chose – comme nous le démontrerons [4].
Les effets repoussoirs à l’œuvre dans lesdites disciplines
4La question de savoir dans quelle mesure la sociologie française s’est jusqu’à présent intéressée à Bergson nous mène à un premier « effet Bergson » – et à la constitution des thèmes et méthodes principaux de l’école sociologique française. Il est indéniable que cette sociologie lui a, paradoxalement et dans un premier temps, manifesté de l’intérêt en s’écartant de lui. S’opposer au « bergsonisme », c’était s’opposer au « mysticisme », à l’antimodernité et à l’anti-intellectualisme. Les auteurs auxquels on associe Bergson depuis lors sont ceux-là qui avaient immédiatement réduit sa philosophie nouvelle aux couples antagonistes habituels (l’intuition vs la raison, la vie vs l’intellect), tout en affichant une préférence pour l’un des deux côtés. Ces dualismes ne se trouvent pas chez Bergson lui-même. Le bergsonisme a fait de son œuvre un « recueil d’opinions reçues » (Merleau-Ponty, 1960, 230). Georges Sorel attribue aussi à Bergson, à la place de la théorie de la vie, une théorie du mouvement prolétaire : cette récupération « effrayait » (Bergson, 2002 a [1908], 202) Bergson. À cette époque, c’est justement la sociologie qui semble ne pas trouver d’intérêt à différencier les deux, la stylisation de « l’irrationalisme » lui permettant de s’affirmer en tant que science positive. Il faudrait donc placer Bergson aux côtés de Gabriel Tarde et René Worms, parmi ces penseurs dont l’effet repoussoir a été un facteur d’institutionnalisation de la sociologie (Mucchielli, 1998). Bergson, tout comme Tarde et Worms ont donné à la sociologie durkheimienne son impulsion méthodologique vers l’antipsychologisme et le positivisme. Cette sociologie reste cependant proche de Bergson en ce qui concerne ses thèmes de prédilection. Car au moins là où il s’agit de la mémoire et du temps, de questions épistémologiques et des techniques humaines, les durkheimiens abordent bien ses thèmes – mais de façon contraire. Ici et là, ils vont même jusqu’à reprendre la pensée bergsonienne, quoique la plupart du temps de manière implicite. Ce refus démonstratif de tenir compte de Bergson, qui avait alors une position en vue au Collège de France, donne à penser que ce dernier a pu pousser Durkheim (du moins d’une certaine façon) à « devenir-Durkheim », surtout après la mort de Tarde en 1904, dont la prise en compte du caractère indéterminé des inventions sociales semblait très proche de Bergson. C’est d’ailleurs d’un Durkheim « anti-Bergson », adversaire du psychologisme et du mysticisme, que parlaient ses contemporains (Rolland, 1971, 136). Les reproches formulés atteignirent Bergson. Lui voyait en Durkheim un « adversaire de la liberté » (Benrubi, 1942, 63) [5].
5Le rapport entre les deux hommes (les deux étaient du reste condisciples à l’ens, avec un an de différence) est marqué par deux étapes, que nous ne pouvons aborder ici que brièvement. Dès 1895, Durkheim observe l’émergence de tendances « antiscientifiques », un néomysticisme (1895, 132) qu’il associe implicitement à Bergson. Dans Les Règles de la méthode sociologique, il met l’accent sur le fait « que le sociologue fait œuvre de science et n’est pas un mystique », et qu’il « ne saurait s’élever avec trop de force » contre ce « négateur de toute science » (Durkheim, 1987, 33 ; 139). La seconde étape fait suite à la « révélation » qu’a eue Durkheim de l’importance de la religion pour la vie sociale, et concerne ses dernières œuvres. Là encore, la référence à Bergson est d’abord implicite. Mais toute une partie des Formes élémentaires de la vie religieuse, celle que Durkheim consacre à la sociologie de la connaissance, est dirigée contre Bergson. Au début de l’ouvrage, c’est le concept de temps bergsonien que Durkheim critique, à l’aide d’Hubert. Celui-ci, quoique inspiré par Bergson, lui oppose une doctrine sociologique du temps. Durkheim affirme cette théorie du temps :
« Ce n’est pas mon temps qui est ainsi organisé ; c’est le temps tel qu’il est objectivement pensé par tous les hommes d’une même civilisation ».
7Et à la fin du célèbre ouvrage, ce n’est rien moins que l’idée fondamentale de Bergson que Durkheim rejette. Il ne serait possible que de penser « sub specie aeternitatis », ordonnant « le variable sous le permanent, l’individuel sous le social ». Les phrases de conclusion aussi sont révélatrices, dans la mesure où Durkheim place la société au-dessus de la « puissance créatrice » de l’individu. Étant donné le primat du social, seule la sociologie serait capable d’« expliquer l’homme » (Durkheim, 1968 [1912], 598 ; 638). « Expliquer l’homme », c’est ce que vise la philosophie de Bergson.
8À la même époque, Durkheim, dans son cours consacré au pragmatisme, remet de nouveau en question les arguments fondamentaux de Bergson, et le fait à présent de manière tout à fait explicite. Ce que Bergson démontrerait comme le propre de la réalité, le changement, ne serait que sa « forme la plus rudimentaire » ; la vie, notamment, principal objet de la réflexion bergsonienne, ne serait pas caractérisée par la dynamique, mais par ses « résultats » (Durkheim, 1955, 193 sq.). Finalement, une dispute au sein de la Société française de philosophie oppose le bergsonien Joseph Wilbois à Durkheim sur la faculté de celui-ci à penser les dynamiques sociales au-delà de Spencer. Certes, il y a également des points de convergence entre Durkheim et Bergson : les notions d’effervescence créatrice et d’élan collectif évoquent inévitablement Bergson pour les durkheimologues [6] ; un croisement s’opère entre la critique de l’associationnisme et celle de la réduction du psychique au physique (dans la notion durkheimienne des représentations collectives, Karsenti, 2006, 152). Par ailleurs, les deux coopèrent en 1915 contre les Allemands. Néanmoins, le refus de Bergson et du bergsonisme est dominant – c’est là la logique du positivisme durkheimien, comme celle du contexte politique [7].
9On ne peut pas séparer Durkheim de ses collaborateurs ; chez eux aussi, l’effet repoussoir de Bergson se fait sentir, sans toutefois qu’ils renoncent à en adopter des éléments ici et là. C’est en 1905 qu’Henri Hubert développe sa théorie proto-structuraliste du temps, en reprenant les « subtiles arabesques » de Bergson sur son caractère qualitatif, afin de rendre compte « avec un peu plus de précision de ce que sont les qualités qui, pour la magie et pour la religion, entrent dans la composition de la notion du temps ». De plus, le temps qualitatif est structuré, il est un « système de signatures » ; et dans tous les cas, il est un fait social, une « convention » (Hubert, 1929, 201 sq., 217). On sait que Maurice Halbwachs, surtout, a continué de prendre Bergson pour repère, lui qui essayait sans cesse de s’en libérer (Friedmann, 1964, 12). C’est en s’opposant à la théorie bergsonienne de la perception de l’image que Halbwachs aboutit à son interprétation sociologique des « images » de la mémoire – celle qui fit fureur sous le concept de mémoire collective et soulignait le primat constant du social et du matériel – au terme d’« une bataille politique » et « épistémologique… contre Bergson » (Namer, 1997, 239) qu’il mena « avec hostilité voilée » (Namer, 1997, 307) toute sa vie durant. C’est que l’enjeu était important : il s’agissait notamment de sauvegarder l’héritage de Durkheim, le rationalisme (Namer, 1994, 305).
10De manière plus discrète, Marcel Mauss se réfère lui aussi de façon ambivalente à Bergson, par proximité et par éloignement. En effet, les techniques du corps ainsi que l’homme total semblent marquer un rapprochement avec ce dernier (Schlanger, 2006, 15 sq.) ; il le félicite même explicitement du fait qu’il « avait, depuis longtemps, fait justice de l’atomisme psychologique » (Mauss, 1950 [1924], 294). Cependant, et Mauss passe ici ce détail sous silence, Bergson n’a pas seulement fait justice de l’atomisme psychologique, il développa aussi une thèse non cartésienne, reliant cognition, affection, perception et action, que Mauss revendiqua comme sienne. En fin de compte, Mauss qualifiera la sociologie bergsonienne, en particulier la théorie de l’innovation, d’antitechniciste et d’anti-intellectualiste (Mauss, 1969 [1933], 436). En 1938, dans une lettre à Roger Caillois (1990), il rapproche même Bergson de Hitler.
11Célestin Bouglé, lui, fait une mention de Bergson dans son Bilan de sociologie française contemporaine, et ce, en tant qu’adversaire de Durkheim, au nom du psychologisme (1935, 28 sq.). En même temps, le compte rendu des Deux Sources d’Albert Bayet en 1935 a pour fin de « confronter l’œuvre de Bergson avec l’esprit et les méthodes de la sociologie positive ». Après avoir éreinté le livre de façon systématique (et pointilleuse), il le considère comme une « concession presque incroyable » et une « “victoire” de la sociologie » (Bayet, 1935, 36 ; 51), considérant que même Bergson serait à présent obligé d’accepter le primat du social. Bayet, en ne voulant pas faire sien le sens de la méthode idéal-typique bergsonienne, ne voit pas la couche la plus importante du livre. Lévi-Strauss et peut-être Clastres l’ont aperçue : à savoir la typologie des sociétés dans un sens non évolutionniste (« clos-ouvert », « froid-chaud », « pour l’État-contre l’État »), reposant sur la critique bergsonienne de la notion de « néant » (cf. infra).
12Peu de chercheurs se sont efforcés de compléter Durkheim par Bergson. C’est en ayant recours à Bergson que Lucien Lévy-Bruhl (consacrant en 1928 un hommage au « prince des philosophes ») explique la vision du monde et la conception de soi des sociétés non modernes ou totémiques (1922, 90 ; 93). En effet, Lévy-Bruhl partage un problème philosophique avec Bergson. Depuis le compte rendu des Données immédiates (Lévy-Bruhl, 1890), il s’agit pour lui d’appliquer, contre le cartésianisme de Durkheim, le thème de la causalité au corps et en même temps d’en faire un objet d’étude sociologique, contre l’individualisme de Bergson. « Le corps qui sélectionne parmi l’ensemble des images celles qui intéressent pratiquement le sujet n’est plus un corps individuel, comme chez Bergson, mais un corps social », et La Mentalité primitive de 1922 est donc « d’abord une discussion avec Bergson sur le problème de la causalité » (Keck, 2003, 204 ; 211). Daniel Essertier (1927 a, 1927 b) cherche, lui aussi, à effectuer une synthèse, et ce grâce au concept de conscience collective. Il n’y eut cependant que Georges Gurvitch (1950) pour consacrer dans une œuvre canonique un plein chapitre à Bergson – à part lui, seuls quelques marginaux osent prononcer les mots « Bergson » et « sociologie » dans un même souffle (Vialatoux, 1939).
13Chez les penseurs de la gauche, l’effet repoussoir est plus fort. Encore une fois Bergson représente l’adversaire par excellence : il est dès lors, conjointement avec Durkheim, le « philosophe bourgeois » contre lequel Paul Nizan, Georges Politzer, Georges Friedmann et Henri Lefebvre créent un groupe d’études en 1925. À ce propos, on lit chez Lefebvre :
« S’il y avait un penseur pour qui, en cette période, nous […] professions sans hésitation le plus total mépris, c’était Bergson. Cette pensée molle et informe, ces pseudoconcepts sans contours, cette théorie de la fluidité et de la continuité, cette exaltation de l’intériorité pure nous faisaient horreur, physiquement ».
15Friedmann, grand spécialiste de la sociologie industrielle, reliera quant à lui la critique marxiste au reproche de l’antiscientisme et imputera à Bergson la « Crise du Progrès » (1936).
La pensée bergsonienne : philosophie de la différence et de l’immanence, théorie des inventions sociales
16Il semble important, au vu des préjugés et des déformations qui existent – notamment l’idée qu’il s’agirait en fait de psychologisme –, de retracer l’œuvre de Bergson [8]. Bergson opère toujours par une pensée en mouvement : s’appropriant des résultats scientifiques, il met au jour les présupposés inadéquats qui sous-tendent leur interprétation, surtout lorsqu’il est question de penser le temps. Dans Données immédiates (1889) et Matière et mémoire (1896), la démonstration concerne la psychologie et les théories philosophiques de la perception ; dans L’Évolution créatrice (1907), la biologie ; dans Durée et Simultanéité (1922), la physique ; et enfin dans Les Deux Sources (1932), la sociologie et l’ethnologie. Il met au jour, en s’attaquant au concept de temps de chacune de ces sciences et donc à leur conception respective de la réalité, une façon de penser qui induit une fragmentation de la réalité. À partir du moment où nous découpons le temps en secondes, nous découpons invariablement la réalité en états. Ainsi, lorsqu’il s’agit de phénomènes de la vie (le social en fait partie), nous ignorons invariablement quelque chose d’essentiel : notamment le devenir permanent. Il s’agit ici de trouver des concepts dynamiques : c’est sur cela que Bergson insiste et c’est pourquoi il développe sa méthode, dont le titre (l’intuition) masque la démarche (Deleuze, 1966, 1-28).
17Son fondement épistémologique est posé dans Matière et mémoire, où en réfléchissant à « l’attention à la vie », il souligne la temporalité de la cognition et l’imbrication de cette dernière avec le corps (Bergson, 2008 [1896], 7) – la figure de l’immanence de la réalité extérieure, du corps et de l’esprit. Ici, la « thèse célèbre de Bergson » est :
« Nous percevons les choses là où elles sont, la perception nous met d’emblée dans la matière, est impersonnelle et coïncide avec l’objet perçu ».
19L’Évolution créatrice montre comment notamment la biologie, concevant l’évolution comme une accumulation de sauts, pense en états que l’on peut aligner virtuellement. Pour cette biologie, « tout est donné » (Bergson, 2007 [1907], 46), puisqu’il n’existe ni développement ni imprévisibilité, le hasard ne remplaçant que des causalités inconnues. Bergson retrouve l’a priori historique de ceci dans la métaphysique antique : ce sont ses dualismes (l’être/le néant, le réel/le possible, l’ordre/le chaos) qui mènent à une spatialisation du temps et à de faux problèmes – pourquoi quelque chose plutôt que rien, comment l’ordre (social) est possible au lieu du désordre. Les deux questions résultant d’un faux concept de la négativité, elles incluent un concept vide (le néant, le désordre, le possible) qui résulte de la position de deux états. Ainsi, il est habituel de penser que le désordre est possible – mais il reste impensable, car c’est un concept qui contient « plus » et non « moins » que celui de l’ordre : l’ordre moins son existence. Il en va de même si l’on veut penser le possible : on imagine le possible en tant que réel moins son existence ; existant de manière latente, il ne lui resterait plus qu’à devenir.
20À cette pensée identitaire, qui se perpétue dans toutes les théories de la représentation, Bergson oppose une « philosophie de la différence », liée aux notions du virtuel/actuel et de la durée (ou mieux, du devenir).
« Bergson n’aime pas à dire qu’un possible se réalise, mais préfère la formule : un virtuel s’actualise ».
22L’Évolution créatrice développe cette dernière au regard de la vie et de la connaissance de la vie. L’extension de l’univers nous invite à admettre l’existence d’un devenir de l’inorganique. Mais celui-ci diffère du devenir du vivant : à l’entropie fait face la concentration de l’énergie, l’intensité de la vie (élan vital) qui se manifeste dans des individus chaque fois nouveaux – des différences de nature peuvent être observées au niveau du potentiel énergétique : des différences dans l’action d’assimilation, la motricité et l’activité cognitive. La plante est immobile et par conséquent a-cognitive, consommant l’énergie anorganique de la terre où elle est fixée. L’animal, qui relève de l’énergie organique, est plus ou moins « explosif » ; il connaît des mouvements plus ou moins rapides et certaines activités cognitives. Seule l’activité humaine invente de nouvelles sources d’énergie, de nouvelles techniques corporelles, des émotions, des formes sociales. Ce n’est ni la raison ni le langage, mais cette vaste « liberté qu’enregistre la forme humaine » (Bergson, 2007 [1907], 266).
23En réaction aux durkheimiens, Bergson développe dans Les Deux sources une théorie de la société qui est une explication sociologique de la religion et de la morale. Il en parle comme de son « livre de sociologie » (2002 b, 1387). Son approche, dans cette recherche des formes élémentaires du social, n’est pas socio-centrique, mais basée sur la théorie de la vie : il immerge le social dans le corps humain et prend en compte l’artificialité des rapports de l’homme à son environnement et à lui-même. Il est question de savoir dans quelle mesure la sociologie permet de penser la liberté individuelle : ou à quel point l’obligation, la contrainte des faits sociaux devra être totale. Bergson distingue (comme Durkheim, quoique de manière différente) deux formes sociales, ayant chacune une intégration et une affectivité institutionnelle spécifique.
24D’un côté il y a les institutions de la « fabulation » des sociétés totémiques : cette forme sociale s’intègre à l’aide de cultes déontiques (les tabous). Le collectif se forme ici dans une inclusion par l’exclusion, dans une exclusion inclusive : il est constitutif de cette socialité d’incorporer un certain nombre d’individus tout en excluant d’autres, suivant ainsi la logique du totémisme. Dans chaque groupe, un animal donné sert de totem. Loin d’être le simple signe du groupe, il est ce avec quoi chacun s’identifie : les membres d’un clan sont des kangourous. Il n’est pas crucial de savoir qu’il s’agit d’animaux, ou encore de quel animal en particulier ; il est en revanche crucial de savoir qu’il s’agit d’animaux différents. Ce qui importe, c’est la distinction inhérente à l’identification. Chaque groupe s’identifiant avec un animal se distingue par là d’un autre : c’est la « société close ». Elle n’est ni simple ni prélogique, mais finie dans sa constitution, et centripète. D’un point de vue bergsonien, cela signifie la stagnation collective (cf. Bergson, 2008 [1932], 193-195).
25De l’autre côté, une seconde forme sociale est ainsi élaborée, qui utilise la créativité des individus : au lieu d’une intégration via la différence, Bergson cherche une intégration via l’affectivité de nouvelles idées sociales (comme l’« égalité », par exemple). C’est en elles que se réalise l’épanouissement du « soi » ; cette socialité est fondée sur l’expansion, elle est « ouverte » et s’appuie sur les résonances individuelles de l’imagination de chacun (pour la distinction entre société close et ouverte : Bergson, 2008 [1932], 283-288). Bergson réagit ici à Durkheim : à cause du concept de totémisme bien sûr (Bergson, 2008 [1932], 193), mais aussi parce que Durkheim aurait selon lui toujours posé le conflit entre individu et société comme fondamental. « S’il y avait un reproche à faire à la sociologie, ce serait plutôt d’appuyer trop dans l’autre sens : tel de ses représentants verrait dans l’individu une abstraction, et dans le corps social l’unique réalité » (Bergson, 2008 [1932], 108). Nul doute que cette image de Durkheim est trop simple. Ce qui importe cependant, c’est que cette philosophie, y compris la pensée du social qu’elle contient, ait été reprise dans d’autres théories de la société.
Un paradigme de la pensée sociologique et ethnologique
26Au-delà de cette discussion critique de Bergson, il s’agit maintenant d’un deuxième effet, qui est de nature essentiellement positive, le premier ayant été essentiellement négatif. Soulignons d’avance que ce ne sont pas les références ponctuelles ou les citations obligées qui peuvent apparaître dans les œuvres sociologiques et ethnologiques françaises qui nous intéressent au premier chef. Ce qui est pertinent, ce sont les reprises d’une pensée à partir desquelles un paradigme distinct se forme chez les différents auteurs – au-delà de toutes les interprétations de cette pensée comme « pragmatiste » ou « psychologiste », il s’agit du concept du devenir-autre (ontologie) et de l’immanence (épistémologie), orientation menant à une conception spécifique du social. Il s’agit souvent de reprises implicites, qui de plus sont parfois voilées par une critique démonstrative : ainsi, Gilbert Simondon formulera par exemple une critique portant sur l’inutilité du concept dualiste des Deux Sources, poursuivant en silence la pensée du devenir-autre. Georges Canguilhem et Claude Lévi-Strauss sont deux des rares auteurs qui mentionnent Bergson après 1945, tandis que chez un Foucault ne se trouvent que des citations occasionnelles, au-delà desquelles seule une méthodologie commune reste (malgré tout !) à découvrir (During, 2004). Les auteurs dont nous allons parler ci-après peuvent être considérés comme bergsoniens au regard de deux aspects de leur pensée. Premièrement, ils continuent à tenir compte du corps humain, en affirmant l’immanence du corps et de l’esprit, du signifiant et du signifié. Deuxièmement, ils sont attentifs à la différence et à la pensée du devenir-autre. Il s’agit de penseurs « vitalistes » et de « penseurs de la différence ». Souvent ces deux aspects vont de pair. Ces auteurs portent pourtant l’accent sur des aspects relativement différents de la pensée de Bergson [9].
27Le paradigme repose sur une relecture de Bergson qui découle des aversions décrites plus haut, ainsi que de quelques autres. C’est particulièrement le cas chez les philosophes, tel Gaston Bachelard (mais aussi J.-P. Sartre et J. Wahl). Selon Frédéric Worms, la rupture de Bachelard d’avec Bergson marque le « point d’unité de la philosophie du xxe siècle » (2009, 339 sq., cf. Worms, Wunenberger (eds.), 2008). Dans L’Intuition de l’instant (1932) et dans La Dialectique de la durée (1936), Bachelard souligne les problèmes posés par deux idées fondamentales de Bergson : l’idée de la continuité de la perception du réel (dans la notion de durée) ; et la critique des concepts négatifs. Dans les deux cas, c’est « l’excès » de la critique qui frappe – mais aussi le fait que Bachelard reste en un sens proche de Bergson, reprenant les mêmes catégories. Cette rupture s’approfondit à la suite de Bachelard : dès lors la philosophie pose, par l’intermédiaire de la lecture des « trois grands H » (Descombes, 1979), c’est-à-dire Hegel, Husserl et Heidegger, et de l’existentialisme, d’autres questions. D’un autre côté, c’est la rupture avec Bergson qui a rendu possible les relectures. Cela vaut surtout pour Jean Hyppolite et Maurice Merleau-Ponty : la distinction de Merleau-Ponty entre un bergsonisme « bien » et « mal » compris (Merleau-Ponty, 1960) ; le refus de toute lecture psychologiste de Bergson par Hyppolite (1971 a [1949] ) et l’importance que celui-ci attribue à la « connaissance bergsonienne de la vie » (1971 b [1949] ). Hyppolite propose donc à ses illustres élèves une lecture nouvelle de Bergson. En même temps, il exprime la relation ambivalente entretenue par la philosophie contemporaine avec ce penseur :
« Je crois… que le mouvement existentialiste français n’aurait pas été possible, si Bergson n’avait pas existé, car nous en avons été tous nourris, pour le renier sans doute, mais nous en avons été nourris ».
29Les relectures de Georges Canguilhem (depuis 1942/1943 : le vitalisme) et de Gilles Deleuze (depuis 1956 : la différence et l’immanence) débouchent elles-mêmes sur des conceptions du social. Deleuze révèlera même l’essence bergsonienne des fondements du structuralisme sociologique. Parmi les penseurs qui partagent certains présupposés et concepts et relèvent du même paradigme, il faut donc d’abord citer Deleuze : avec, en 1966, son ouvrage sur Bergson, et en 1968, sa « philosophie de la différence » qu’il poursuivra au sein de la théorie sociale développée avec Félix Guattari (1980). Il faut commencer avec ce que Deleuze appelle cette « philosophie de la Différence que représente l’ensemble du bergsonisme » (1969, 308), c’est-à-dire la pensée de la différence spécifique qu’il découvre chez Bergson. Deleuze démontre que la critique bergsonienne des concepts négatifs et des pseudoproblèmes qui en résultent est l’élément fondamental du structuralisme – et également de sa propre position. L’élément de base du structuralisme est selon Deleuze le concept d’une structure qui « existe » aussi peu que l’élan vital. Leur mode d’existence est celui de l’actualisation du « virtuel », à savoir la structuralisation (ou la différenciation) permanente du monde et du social.
« De la structure comme virtualité, nous devons dire qu’elle est encore indifférenciée, bien qu’elle soit tout à fait et complètement différenciée ».
31Selon Deleuze, le structuralisme en général repose donc (entre autres, bien évidemment) sur une pensée bergsonienne, à savoir sur le remplacement du possible/réel par le virtuel/actuel [10]. Au lieu d’un apparent anhistorisme, le structuralisme serait le projet de penser un devenir permanent de la réalité. Le mode d’existence de la structure serait celui d’une relation virtuellement différentiée, qui s’actualise, différenciant les éléments du social ou du cognitif :
« Nous appelons différentiation la détermination du contenu virtuel de l’idée ; nous appelons différenciation l’actualisation de cette virtualité dans des espèces et des parties distinguées. » Et le « seul danger, en tout ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible ».
33D’ailleurs, on s’est moqué de Deleuze pour son bergsonisme :
« Et aujourd’hui il y a des gens qui se marrent en me reprochant d’avoir écrit même sur Bergson ».
35Immanence et différenciation sont donc les deux mots-clés résumant le concept du social chez Deleuze et Guattari : le social n’est pas le fait de simples acteurs, mais le résultat de l’agencement d’artefacts, de corps, d’énoncés, sur le plan de l’immanence (comme l’agencement de vitesse des sociétés nomades : « homme-cheval-arc », Deleuze, Guattari, 1980, 486). Du point de vue de la théorie sociale – puisque le point de départ est un devenir?autre sans cesse renouvelé – c’est surtout l’énergie vitale qui importe : les « mouvements souterrains qui animent la société », les affects et les mouvements des corps, des artefacts, des idées, qui respectivement canalisent l’institutionnel au sein de chaque sujet. Une société se caractérise alors par sa façon d’établir des mouvements (dans l’enracinement des individus, des choses et des animaux, ou bien dans leur « déterritorialisation »). Aux impulsions bergsoniennes (ontologie de l’immanence, philosophie de la différence) viennent sans aucun doute s’ajouter d’autres moments : l’affectif spinozien, les puissances nietzschéennes, le désir freudien. L’influence de Bergson reste cependant évidente.
36Si l’on suit les critères deleuziens, « À quoi reconnaît-on le structuralisme », même Lévi-Strauss se révèle être « bergsonien » – et non seulement fin connaisseur ironique de Bergson. Certes, lorsqu’il dit préférer Bergson à Durkheim dans Le Totémisme aujourd’hui, il n’est pas tout à fait à prendre au sérieux. Mais il aborde toutefois un sujet central chez Bergson.
« Qu’un clan soit dit être tel ou tel animal, il n’y a rien à tirer de là ; mais que deux clans compris dans une même tribu doivent nécessairement être deux animaux différents, c’est beaucoup plus instructif. […] Lors donc qu’ils déclarent constituer deux espèces animales, ce n’est pas sur l’animalité, c’est sur la dualité qu’ils mettent l’accent ».
38En ce qui concerne la signification du totémisme, Bergson serait donc dans une meilleure position que Durkheim pour poser « les fondements d’une véritable logique sociologique » – parce qu’il pense « de façon symétrique et inverse » par rapport à Durkheim. Dans « la mesure où Bergson se veut le contraire d’un sociologue, au sens durkheimien du terme » (c’est?à-dire affirmant le primat du social sur l’intellect), Bergson ferait des « données immédiates » de la pensée la base nécessaire à l’ordre social « pour se constituer » (Lévi-Strauss 2008 [1962], 537 sq., souligné par nous, hd). Bouleverser l’analyse durkheimienne du totémisme ou de la pensée classificatoire, c’est-à-dire postuler la primauté du symbolique afin de montrer comment le social naît de la classification du monde –, c’est là en effet la conception de la société de Lévi-Strauss (et sans doute va-t-elle bien au-delà de Bergson) [11].
39Cornelius Castoriadis n’a jamais explicité son lien pourtant évident avec Bergson – bien au contraire :
« Bergson a vu, et bien vu, beaucoup de choses. Mais la “création”, pour autant qu’on peut la nommer ainsi, résultat d’un “élan vital”, effort pour se libérer de la matière ; le centrage exclusif sur la “vie” ; l’intuition atteignant des qualités pures et sans mélange, simplement et brutalement opposée à une intelligence… ; la fausse antinomie naïvement absolutisée et ontologisée entre le discret et le contenu : tout cela, et le reste… Il n’y a pas, chez lui, place pour la création la plus importante de toutes : de sens et de significations… méconnaissance radicale de la création sociale-historique – axes convergents de son mode et monde de pensée, sans point de contact avec la mienne ».
41Néanmoins, sa théorie de la société souligne plus que n’importe quelle autre la force d’autocréation de la société dans le contexte de la perpétuelle transformation de l’individu. Il s’agit d’une pensée non évolutive, d’une réinterprétation du concept de « société » relevant de la théorie du symbole, dont l’origine est la suivante : dans sa critique du marxisme, Castoriadis développe une théorie de la société dans laquelle le temps n’est pas superflu, et qui observe le caractère autocréateur de la société, en perpétuel devenir-autre. Bergson est toujours présent dans les catégories principales, surtout là où il est question de la critique de la « “spatialisation” du temps » et où est développée une conception du temps comme « autoengendrement de l’altérité absolue » (Castoriadis, 1975, 286).
42Castoriadis développe à sa façon la critique de la pensée identitaire en l’appliquant à la société. Ce qui est novateur (pour la sociologie comme pour l’ethnologie), c’est la conception d’une société, qui – pour assurer son existence en tant que société – doit se fixer, doit cacher à soi-même son devenir-autre (cf. Castoriadis, 1975, 316 sq.). Pour se fixer en tant que société spécifique, elle a besoin de formes symboliques spécifiques, tangibles et visibles. La seconde innovation de cette théorie de la société est la pensée de l’immanence du symbolique, du réel et de l’imaginaire. « L’imaginaire doit utiliser le symbolique […] pour “exister”, pour passer du virtuel à quoi que soit de plus » (Castoriadis, 1975, 190). Sans aucun doute, Castoriadis dépasse lui aussi Les Deux Sources ; chez lui aussi, d’autres références sont importantes. Mais l’accent qu’il met sur le temps et sur le devenir de la société (l’irréversibilité et l’imprévisibilité), tout comme sur le mode d’existence de ces dernières (l’institution imaginaire), repose profondément sur les notions bergsoniennes de la durée et de la dualité virtuel/actuel [12].
43Canguilhem aussi relit Bergson, cette fois au plan du vitalisme, au regard du corps. Il y a chez Bergson « une organologie générale » (Canguilhem, 1952 a, 161). Il s’agit d’un concept de la vie comme sujet et objet de la connaissance, pour réunir l’intellect (ou le concept de la vie) et la vie même. De fait, Canguilhem défend Bergson : ce dernier n’est ni anti-intellectualiste ni irrationaliste.
« Le vitalisme, c’est l’expression de la confiance du vivant dans la vie, de l’identité de la vie avec soi-même dans le vivant humain, conscient de vivre ».
45Suivant ce leitmotiv, Canguilhem développe une théorie de la société traitant de sa normalité et de sa normativité. Il fait sienne la critique bergsonienne des pseudoproblèmes, cette fois au niveau de la pensée de l’ordre : Bergson est très clair sur le fait qu’il y a toujours des ordres différents, mais jamais absence d’ordre. Canguilhem applique cet argument à la question de la norme, citant Les Deux Sources, où Bergson définit la santé comme « effort constant » « pour prévenir la maladie ou l’écarter » :
« Il paraît possible de répondre [à présent] aux questions [sur le normal et le pathologique]. Nous ne pouvons pas dire que le concept de “pathologique” soit le contradictoire logique du concept de “normal”, car la vie à l’état pathologique n’est pas absence de normes mais présence d’autres normes. En toute rigueur, “pathologique” est le contraire vital de “sain” et non la contradictoire logique de normal ».
47L’hypothèse selon laquelle il y a, au plan social, des ordres différents plutôt que du désordre, ordres dont les normes représentent des normes vitales, mène à un concept de la société dans lequel Michel Foucault a aussi pu se reconnaître, dans la mesure où il s’agit de penser la fonction du normal et de la normalisation. Tout d’abord, la société est un moyen de développement de la vie humaine. Comme telle, elle doit se régulariser ; humaine, elle ne connaît que des régulations artificielles. Canguilhem écrit ainsi :
« Bergson montre que l’espèce humaine est à la recherche de sa sociabilité spécifique » ; et il montre que « la société […] représente simplement un […] outil. »
49Pour le philosophe du normal et du pathologique, la société
« suppose et même appelle des régulations ; il n’y a pas de société sans régulation, il n’y a pas de société sans règle, mais il n’y a pas dans la société d’autorégulation. La régulation y est toujours […] surajoutée, et toujours précaire. »
51L’état « normal » de la société est la crise (1988 [1966], 216). Selon Canguilhem, cette doctrine de Bergson est très « profonde » (2002 [1955], 121 sq.) : chaque société invente des régulations ; ce qu’elle affirme comme normal est alors toujours contingent – une norme [13]. Parallèlement à ses réflexions sur le social et la « nouvelle connaissance de la vie », c’est aussi le plan technique que Canguilhem pense de façon bergsonienne : la technique, elle aussi, est celle d’un vivant particulier. Car le souci général de Canguilhem est la vie humaine, il est hostile à toute « brutalisation » de la science (notamment de la psychologie ; mais également de tout sociologisme).
Il « dénonce les “sociologues purs” qui prétendent ne se mouvoir que dans le monde du fait, et oublient la signification [vitale] des valeurs ».
53L’œuvre de Simondon a une portée étendue : elle propose d’une part une alternative au sociologisme et au psychologisme, et d’autre part de nouveaux concepts pour penser le rapport de l’individu à la société et celui de la technique au social. Simondon développe le point de départ bergsonien du devenir-autre et l’actualise sur le plan de la théorie de l’information. Il s’appuie sur une critique tout aussi sévère des pensées traditionnelles classiques. Il s’agit rien moins que d’une nouvelle axiomatique des sciences humaines, notamment de la sociologie, lui permettant de dépasser l’isolement du social par rapport au psychique et les dualismes qui en résultent (individu/société, sujet/objet). Son enjeu est de démasquer dans les concepts contemporains une métaphysique obsolète, celle de la séparation de la forme et de la matière. Platon a selon lui découvert l’invariant qui, sous la forme de l’opposition individu/société, viendrait s’immiscer jusque dans la sociologie. La séparation forme/matière remonte à Aristote et à sa distinction entre passivité et activité, laquelle est présente jusque dans le dualisme sujet/objet. Dans un premier temps, l’idée répandue selon laquelle la matière est strictement passive sera critiquée par la sociologie de la technique et de l’artefact. Tout matériau possède, comme Simondon le montre à l’appui d’objets techniques, une forme implicite ; les artefacts, dans le cadre de leur milieu social et terrestre, et du fait du potentiel énergétique des matériaux, connaissent leur évolution propre.
54Cette figure de la pensée qui attribue aux artefacts une base « vitale » et une individuation permanente est développée dans une théorie générale de l’individuation permanente. L’évolution des choses techniques (considérée du point de vue de l’évolution créatrice) est prise pour modèle du social. Au lieu de parler d’entités abstraites puisque statiques, d’« individu » et de « collectivité », il conviendrait de partir du principe d’un changement permanent – d’une individuation psychique et collective –, car « le devenir est une dimension de l’être » au lieu d’être quelque chose qui serait « subi » par un « être primitivement donné » (l’individu, la collectivité).
« [A] u lieu de saisir l’individuation à partir de l’être individuel, il faut saisir l’être individuel à partir de l’individuation, et l’individuation à partir de l’être pré-individuel ».
56L’individuation repose sur le champ dynamique ou « métastable » qu’est l’organisme des individus, de leurs potentiels énergétiques – à la différence du champ « stable » du cristal, qui n’est plus l’objet de transformation. L’individuation va donc toujours de pair avec un vecteur fondé sur le potentiel des corps organiques (mais aussi inorganiques) imbriqués dans l’agencement. À la place des concepts d’individu et de société, qui témoignent d’une logique identitaire, on pose alors ici un devenir. Ainsi, une « morphologie sociale » est importante, « mais une énergétique est nécessaire ; il faudrait se demander pourquoi les sociétés se transforment ». Elles se transforment à cause des potentiels énergétiques, par exemple dans
« un état prérévolutionnaire…, un état de sursaturation, c’est celui où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête à jaillir ».
58Un tel état possède une tension d’information, qui conduit à l’émergence de nouvelles institutions et de nouveaux sujets. Simondon reformule ici la théorie de la société de Bergson en abordant également la question des collectivités « fermées » : ces collectivités dont l’essence même est de se garder de toute nouvelle information (cf. Simondon, 2007 [1964], 177). Simondon, en partant de la critique d’une compréhension passive de la matière (et des individus comme étant la « matière » de la société), met de nouveaux concepts au service de la théorie de la société. Ce n’est pas la « présence mutuelle de plusieurs individus » qui crée une société. Celle-ci n’est pas non plus
« une réalité substantielle qui devrait être superposée aux individus et conçue comme indépendante d’eux ; elle est l’opération et la condition de l’opération par laquelle se crée un mode de présence plus complexe que le mode de présence de l’être individué seul ».
60Néanmoins, ce mode de présence est fondé sur cette « matière » à fort potentiel du social : l’individu, son corps organique.
61Comme Simondon, André Leroi-Gourhan – du côté de l’ethnologie – développe un « vitalisme technologique » (Deleuze, Guattari, 1980, 507), dans la mesure où les choses techniques sont vues avec les yeux du biologiste. À la façon de l’amibe qui fait tout pour établir un « contact » (Leroi-Gourhan, 1945, 410) avec son environnement, les activités humaines sont comprises comme des points de contact surmontant la résistance de la matière. La réalité artificielle concrète d’un groupe naît du croisement de la « tendance », avec laquelle s’imposent au sein des collectivités certaines inventions artefactuelles comme la métallurgie, avec le milieu intérieur (culturel) et extérieur d’une collectivité. Leroi-Gourhan parle explicitement d’un « élan bergsonien » (1945, 338) qui se manifeste dans les « faits », d’un « devenir ethnique » concret et permanent – en tension entre sociétés ouvertes et fermées (Leroi-Gourhan, 1945, 340 sq.)
62Pierre Clastres rejoint la pensée de Bergson en deux points. D’un côté, il est l’un des rares à remarquer l’activité sociale du rire (nous donnant l’occasion de parler finalement de l’ouvrage éponyme) : « Notre rire est toujours le rire d’un groupe », avait déclaré Bergson (2007 [1900], 5). De quoi rient les Indiens ? Premièrement, le mythe dont on rit a une fonction « cathartique » : « il libère dans son récit une passion des Indiens, l’obsession secrète de rire de ce que l’on craint » (Clastres, 1974 [1967], 128). Et, plus profondément, les Indiens rient pour se représenter de façon inverse, sous une forme comique, le type propre de leur société.
« Dans le rire provoqué se fait jour une intention pédagogique : tout en amusant ceux qui les entendent, les mythes véhiculent et transmettent la culture de la tribu. Ils constituent ainsi le gai savoir des Indiens ».
64L’autre point est plus important, dans la mesure où Clastres fait également sienne la critique bergsonienne de la logique de l’identité et des pseudoproblèmes. C’est cette même figure de pensée que l’on retrouve dans son anthropologie politique (peut?être transmise par Lévi-Strauss et Deleuze) [14] : la thèse selon laquelle il n’y aurait au plan social (comme dans toutes les régions de la réalité) que des phénomènes positifs. C’est pourquoi il n’y aurait pas de sociétés dépourvues d’État, seulement des sociétés qui acceptent l’État, et d’autres qui s’y opposent en permanence : il n’y a pas de manque dans le corps social, ni d’absence – il y a des sociétés contre l’État. On distingue par ailleurs des sociétés centrifuges (fermées) et des sociétés centripètes (ouvertes).
Conclusion
65Il conviendrait de citer d’autres noms ayant leur place dans ce paradigme (M. Hauriou, J. Lafitte, R. Ruyer, M. Pradines, J. Pryzluski), tout comme des noms faisant référence à Bergson de manière plus ponctuelle (G. Bataille, R. Bastide). Il conviendrait également de mettre en lumière les concepts affins (de G.-A. Haudricourt ou B. Gille). On pourrait par ailleurs dégager de façon systématique les traits de cette pensée à l’aide des concepts qu’elle utilise, et réfléchir aux conséquences des effets repoussoirs de Bergson sur la formation des concepts dans la sociologie française. Si l’on prend au sérieux l’ambivalence de cet impact de Bergson, alors on réécrit une page de l’histoire des pensées sociologique et ethnologique – et l’on entame ce faisant un nouveau chapitre de la théorie de la société. À la place des dualismes et des concepts englobants (individu, société), des figures émergent qui marquent la constante individuation à l’œuvre dans l’immanence des socii (acteurs, artefacts, êtres vivants). Sont alors prises en considération des forces motrices fondamentalement vitales, à l’œuvre dans la formation d’une collectivité ; l’être humain est pris au sérieux en tant qu’être vivant – jusque dans les liens qu’il entretient avec artefacts, corps et discours au sein du même agencement. Non seulement le symbolique, mais aussi le matériel est pris en compte. L’accent est continuellement mis sur l’émergence productive du social : ce sont des théories de l’invention sociale, de l’autoproduction de la « société » imaginaire et du devenir de ses sujets, et les diagnostics sociétaux correspondants.
66De cette « sociologie de la vie » (partant du devenir-autre) émergent donc des innovations dans la théorie des institutions et de la société – innovations qui jusqu’ici, à cause des préjugés afférents au « bergsonisme », n’étaient pas visibles ni explicitées dans leur caractère systématique. En développant celles-ci vers un paradigme sociologique, il conviendra de se rappeler que l’influence de Bergson sur un Deleuze n’est pas un phénomène isolé, et que lesdits effets repoussoirs ne se constatent pas chez les seuls durkheimiens. Toutefois, le poids du rôle joué par Bergson dans l’élaboration des pensées sociologique et ethnologique reste encore indéterminé. Il fut ce penseur omniprésent chez ses détracteurs, en contrepoint. C’est là « le choc Bergson » mentionné dans le titre de l’édition critique de ses œuvres.
Notes
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[*]
Traduit de l’allemand par Svea Weiss et Marion Serre.
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[1]
Cf. Namer, 1994, 1997 (Bergson-Halbwachs) ; Schlanger, 2006 (Bergson-Mauss) ; Keck, 2009 (Bergson-Lévi-Strauss). La philosophie est essentiellement concentrée sur Les Deux Sources (cf. Pinto, 2004 ; Sitbon-Peillon, 2007 ; Waterlot, 2008) – à l’exception de Worms (cf. en particulier 2009). Cf. pour les débats contemporains à propos de Bergson déjà Lafrance, 1974 et Grogin, 1988.
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[2]
Cf. pour la « gloire » (rapide et brève, et hautement controversée) de Bergson : Azouvi, 2007.
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[3]
Les deux de Foucault : « Bergson et Poincaré, Lachelier et Coutourat, Maine de Biran et Comte ». Cf. également Azouvi, 2007 (les deux : les bergsoniens et les cartésiens) et particulièrement Worms, 2009 (les deux : Bergson et Brunschvicg, entre autres).
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[4]
La première partie traite des idées préconçues et de l’image de Bergson, c’est dans une seconde étape que sera esquissée sa propre pensée.
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[5]
Il y eut aussi quelques conflits institutionnels : deux affaires, dont la première eut pour objet la candidature de Mauss contre Loisy (défendu par Bergson) pour la chaire d’histoire des Religions au Collège de France (« affaire Loisy », 1909), et la seconde (« affaire Lapie ») l’influence des durkheimiens sur l’enseignement de sociologie aux Écoles normales primaires – influence que Bergson tenta de réduire en 1924.
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[6]
Cf. Pickering, 1984, 404 sq., Lukes, 1985, 505 sq., Namer, 1997, 305. Stedman-Jones (2001, 80 sq. ; 213 sq.) voit ici au contraire l’influence de Renouvier. Pour la rivalité entre Durkheim et Bergson, entre durkheimiens et bergsoniens, cf. Azouvi, 2007, 14 ; 120?130 et Lukes, 1985 [1973], 370 sq ; 505 sq.
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[7]
C’est-à-dire l’affaire Dreyfus et la « crise » apparente du rationalisme. L’enquête de Binet (1907 – au cours de l’année de la parution de l’Évolution créatrice) sur les intérêts des étudiants et des professeurs des lycées a démontré pour Durkheim l’influence « dangereuse » de Bergson une fois de plus.
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[8]
Pour les sources intellectuelles de Bergson cf. par exemple Azouvi, 2007. Pour la relation complexe de Bergson à Kant cf. Deleuze, 2004 [1960], 173 sq. : « C’est le kantisme qui est particulièrement visé », « Bergson se pose comme l’anti-Kant ». Cf. également Trotignon, 1992 – et Bergson lui-même : « Kant n’avait jamais exercé un grand ascendant sur mon esprit » (du Bos, 1946, 64).
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[9]
Le fait que les auteurs se citent réciproquement supporte d’ailleurs l’hypothèse qu’il existe un paradigme bergsonien persistant en France : Canguilhem cite Leroi-Gourhan ; Deleuze cite Simondon, Leroi-Gourhan et Clastres…
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[10]
Cf. supra : la pensée du possible/réel implique toujours une pensée des états, une pensée de l’identité, car le concept du possible nous force à considérer que le possible précèderait son existence, qu’il serait au fond déjà existant.
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[11]
D’ailleurs, René Girard (1976, 407) soupçonne d’autres références à ce penseur « qui dominait la scène française pendant les années de formation de Lévi-Strauss », par exemple dans des concepts comme « l’immédiateté du vécu ».
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[12]
Pour le « bergsonisme de Castoriadis » cf. Cassinari, 2006.
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[13]
Ce qui est développé ici dans Le Problème des régulations dans l’organisme et dans la société, est intégré plus tard dans les annexes de Le Normal et le Pathologique (1963?1966), la référence à Bergson étant par ailleurs presque supprimée.
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[14]
Cette interprétation bergsonienne aussi par Prado, 2004, 6 sq.