Brigitte Munier. – Robots. Le mythe du Golem et la peur des machines, Paris, La Différence, 2011, 300 p.
1Brigitte Munier propose dans Robots. Le mythe du Golem et la peur des machines une analyse du rôle de la pensée mythique dans les sociétés modernes dont nous souhaitons témoigner ici du caractère remarquable. Pour les sociologues qui, comme nous, s’intéressent à la raison humaine, l’ouvrage de Munier soulève de nombreuses interrogations stimulantes, sans pour autant se situer sur un terrain étranger, bien au contraire. La raison ne peut se satisfaire uniquement de la pensée conceptuelle pour interpréter son expérience du monde. Elle sollicite la pensée mythique comme son complément existentiel et culturel. Cette dernière, qui constituait l’horizon de la compréhension dans les sociétés dites premières, continue donc à jouer un rôle cognitif important dans les sociétés complexes. L’apport substantiel de Munier à ce sujet est d’en expliciter les modalités majeures, sur la base du recours à un corpus littéraire particulièrement riche et maîtrisé, conférant à l’analyse une grande efficacité. Une première thèse, forte et contre-intuitive, est qu’il n’y a pas de nouveaux mythes. Autrement dit, chaque mythe réactive un mythe plus ancien, dont la signification remonte aux premiers moments de l’humanité. La seconde thèse, centrale à l’ouvrage, est que toute société, à chaque grande étape de son évolution culturelle, voit émerger un mythe dominant. Ce mythe s’inscrit en réaction au modèle conceptuel lui-même dominant. Le lien qui les relie est cognitif et axiologique : le mythe offre à la raison humaine les moyens d’une expression globale de l’expérience présente. À ces deux thèses s’ajoutent deux corollaires, l’un sur le plan synchronique, qui situe le mythe central au sein d’une constellation « comprenant des mythes parents, complémentaires et opposés en un ensemble cohérent » ; l’autre, sur le plan diachronique, qui décrit le passage d’un mythe dominant à l’autre par un phénomène progressif de substitution. L’ouvrage balaye, pour établir ces thèses, plus de trois siècles de littérature véhiculant des significations existentielles qui, comme le révèle un décryptage acéré, remontent aussi loin que mémoire d’homme, apparaissant déjà consignées dans les grands textes, bibliques ou païens. Ainsi Munier, dont l’objet premier est l’étude du rôle joué par le mythe du Golem – ou robot – dans la société contemporaine, appuie son argumentation sur une analyse comparée des formes mythiques qui ont successivement dominé la pensée occidentale depuis le xviie siècle. Occupent ainsi une position centrale, avant l’émergence du Golem, Don Juan, aux xviie et xviiie siècles et Prométhée au xixe siècle. Si Don Juan apparaît pour la première fois sous ce nom avec Tirso De Molina au xviie siècle, il recouvre, explique Munier, le vieux thème mythique du séducteur discernable sous la figure du serpent dans la Genèse.
2L’analyse comparée met en évidence les fondements communs des rôles sociaux et culturels qu’ont joués en leur temps les mythes de Don Juan et de Prométhée, garantissant ainsi, sur la base de la théorie qu’ils viennent étayer, l’analyse du rôle que joue aujourd’hui le mythe du Golem. Nous avons vu que cette théorie se décline suivant deux énoncés principaux, le premier peut être formulé provisoirement et sans doute imparfaitement par l’idée d’anhistoricité des mythes ; le second, qui renvoie au rôle psychique de la pensée mythique dans les sociétés complexes, affirme la dominance d’un mythe et sa position de complément existentiel et culturel au modèle conceptuel en vigueur. Ces deux énoncés revêtent une portée compréhensive toute particulière. L’un offre les moyens de saisir le sens véritable d’un mythe « réactivé » à un moment donné en s’abstrayant des formes historiques de la conscience humaine, pour leur opposer une signification atemporelle forte. L’autre permet, à partir de cette saisie, d’appréhender les interrogations existentielles profondes d’une époque, en marge de ses plus sûres conquêtes rationnelles. Lors de sa réactivation, un mythe, explique Munier, exerce une fascination née de l’union du familier et de l’énigmatique : « Familier car le récit est connu et parle à l’homme de sa propre expérience ; énigmatique, parce qu’il restitue toute la conflictualité d’une expérience réduite ou niée par la pensée philosophique ou scientifique. » La dominance d’un mythe sur une époque se traduit par un rabâchage indéfini, l’émergence d’une pluralité des versions de son récit « comme si la culture qu’il contribue à révéler ne se lasse pas de scruter son énigme ».
3Revenons tout d’abord à Don Juan. Sa figure renvoie à Lucifer ou au serpent biblique. C’est le « sacrilège épris de Dieu », de totalité, recherchant indéfiniment l’infinitude, rejetant la durée et la mémoire, l’inscription dans le temps social. Il s’inscrit en négatif du modèle conceptuel qui émerge au xviie siècle, associé à la quête d’une maîtrise rationnelle du monde naturel, social et humain. Il incarne la réaction à la discrétisation de la vie par la raison, raillant « l’ordre et la mesure, la loi et le progrès, la connaissance et la responsabilité » ; il représente « le rappel de tout ce dont l’époque s’était amputée : le goût de l’exception et de la désinvolture, le privilège de la grâce, non de l’effort ». S’il brave Dieu et la loi, c’est qu’il les affirme en même temps… Prométhée qui va lui succéder au xixe siècle au rang de mythe dominant « est un législateur qui subtilise à Zeus une étincelle de son pouvoir pour le donner aux hommes ». Il représente désormais « l’humanité libre et insatisfaite, injustement ployée sous un mal dont elle est innocente ». La foi des Lumières dans l’alliance des progrès moraux, sociaux et scientifiques s’était heurtée à l’épreuve de la Terreur, puis à celle de l’échec napoléonien. Aux progrès fulgurants de la connaissance au xixe siècle s’oppose la lenteur des avancées sociales. Prométhée est un « Christ avant le Christ », « une figure de la rédemption d’un mal dont Dieu est responsable : héritier des Lumières qui n’ont su le comprendre, il donne aux hommes la science qui leur permettra de lutter contre leur crédulité ». Il figure « la révolte de l’homme contre Dieu, l’auteur du mal ». Prométhée, qui exprime le drame de la finitude humaine, permet de comprendre, explique Munier, la surgie de la thématique wébérienne du désenchantement à l’issue du siècle de la modernité.
4Nous ne pouvons rendre compte ici de la richesse des analyses de l’auteur qui débouchent sur l’émergence au xxe siècle de l’antique figure du Golem, créature humanoïde, inaugurée en 1918 par Mary Shelley dans son Frankenstein ou le Prométhée moderne. L’architecture du mythe est régulièrement composée de six séquences : le créateur humain fait un Golem à son image et l’anime ; il n’a pour elle aucun sentiment paternel ou affectueux ; la créature est réputée monstrueuse ; elle acquiert une puissance supérieure à celle de son créateur ; elle se rebelle ; elle est détruite. Les clés offertes par la théorie ici développée permettent d’échapper au contresens qui verrait dans la domination contemporaine du mythe un reflet inquiétant des développements technologiques qui menacent d’échapper à tout contrôle humain, bref, la peur des machines. Le concepteur humain du Golem imite le Dieu de la Genèse qui créa le premier Golem, Adam, avant de lui insuffler la vie. Son monstrueux hubris se reflète dans l’horreur physique de la créature qu’il modèle à son image. Mais surtout il manque au Golem le don qu’il a reçu lui-même de Dieu : l’âme « étincelle divine ». Pour le reste, le Golem prolonge les capacités humaines, fruit d’une intelligence extrême, il connaît des capacités d’apprentissage décuplées et développe dès lors une émotivité lui faisant ressentir l’injustice de sa condition. L’issue est la révolte douloureuse et la destruction. Le récit du Golem traduit, par l’injustice d’une conscience sans âme, celle d’une humanité mortelle, définitivement séparée de son créateur par les savoirs conceptuels mêmes qu’elle développe dans le champ scientifique. Ce récit se focalise, analyse Munier, sur la relation de Dieu à l’homme, et contrairement au mythe prométhéen, en dehors de toute rédemption par le Fils. Le mythe exprime le conflit, éclatant au tournant du xxe siècle, entre la science envahissante et la foi déniée par elle, le doute « que la science pût assumer la direction sociale et morale de l’humanité ». Loin de venir ré-enchanter le monde, la multiplication dans les créations de l’imaginaire contemporain de créatures artificielles et d’êtres extravagants, monstrueux produits des hasards de l’évolution, révèle la réalité anxiogène dont ils « distraient » les nouvelles générations et les plus anciennes, « l’angoisse suscitée par l’hypothèse de l’inexistence de l’âme et d’un défaut de sens à la vie humaine […]. La fascination pour ce récit croît en même temps que la perte de foi en un idéal religieux, métaphysique ou même politique, c’est-à-dire en des instances aptes à délivrer un sens à l’humanité […]. L’analyse du mythe a clairement montré que la machine demeure un thème second puisqu’elle n’est que le prétexte au face-à-face de l’homme occidental et de son monstre, de l’homme et de son désert de sens ».
5La théorie esquissée par Munier et magistralement illustrée soulève d’innombrables questions auxquelles un volume, même conséquent, nécessairement organisé autour de la problématique spécifique qui en fait l’enjeu, ne saurait répondre. Évoquons-en deux. L’élection d’un mythe dominant par une société a pour contraposée dans la théorie ici développée la notion de modèle conceptuel lui-même dominant, dont le mythe représente le pendant, pensée conceptuelle et pensée mythique offrant à l’esprit les moyens d’exprimer l’entièreté de sa relation au monde. Cette dualité, qui répond à des modèles psychologiques dont l’intérêt est majeur, soulève la question des mécanismes sociocognitifs qui en sous-tendent l’émergence ainsi que celle de l’incidence des changements sociaux, affectant notamment les instances de production des récits mythiques et celles de leur élection. Évoquons aussi l’anhistoricité des mythes ou encore l’impossible création de nouveaux mythes. Munier en fait le constat, en pose l’hypothèse, et nous convainc par l’acuité de son analyse. L’auteur cite incidemment Lévi-Strauss « la terre de la mythologie est ronde ». Contre toute filiation intempestive, nous voudrions souligner la différence manifeste de la saisie anthropologique de l’esprit humain offerte ici. L’unité de la pensée de l’homme, qui s’exprime à travers celle de la création mythique, ne renvoie pas aux structures inconscientes et générales de la pensée symbolique, mais bien plutôt à l’unicité et à la radicalité des questions humaines existentielles. Munier développe une socio-anthropologie de la conscience. Ce faisant, elle offre la preuve que l’humanisme littéraire a encore beaucoup à apprendre à l’homme sur lui-même. Si le vieil humanisme est en crise, ce n’est pas parce qu’il serait aristocratique et bourgeois, mais parce que la science a déshérité l’homme de son sens profond, le plus universel. L’anthropologie ne montre-t-elle pas que nulle part, dans aucune société, l’humanité ne s’est montrée susceptible de donner seule la vie, et qu’elle a toujours été secondée par des acteurs plus puissants, pour insuffler l’humanité à sa progéniture, par le don de ce qu’on entend généralement par âme ? (Cf. Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004.) Et il ne semble pas que le modèle généralisé de la communication, cette dernière potentiellement décuplée par l’industrie numérique, soit à même, comme d’aucuns l’ont espéré, d’offrir à cet égard le moindre secours existentiel, bien au contraire. Munier, par son analyse du drame mythique élu par la société contemporaine, montre la profondeur de ce qui apparaît encore comme sa quête, la force indépassable de l’humanisme révélée à travers sa crise même.
6Nathalie Bulle
7gemass (cnrs-paris sorbonne)
François Dubet, Marie Duru-Bellat, Antoine Vérétout, Les Sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale, Paris, Le Seuil, 2010, 211 p.
9François Dubet et Marie Duru-Bellat ont acquis, par leurs nombreux travaux en sociologie de l’éducation, une notoriété qui les a fait appeler comme experts par les ministres de gauche comme par ceux de droite. Ils ont eu l’idée, au demeurant judicieuse, d’une comparaison internationale des relations entre école et société dans 26 pays en utilisant, pour les systèmes scolaires, les données des enquêtes pisa. Le lecteur qui feuillette l’ouvrage se réjouira sans doute de voir que la France est souvent en position assez satisfaisante dans des tableaux et graphiques qui présentent toutes les garanties de la scientificité. Un examen plus attentif invite à revenir sur la démonstration générale et ses principales conclusions.
10Pour différencier les pays, les auteurs partent de deux dimensions supposées faiblement interdépendantes. La première est l’intégration, mesurée par le chômage et les inégalités de résultats scolaires ; la seconde est la cohésion, exprimée par le sentiment d’appartenance et des attitudes. Elle est estimée par le capital social, c’est-à-dire les ressources relationnelles des enquêtés et la confiance dans les institutions. Cette dernière est, on le sait, très étudiée dans les enquêtes internationales sur les valeurs qui se développent de plus en plus. L’école sera d’autant plus intégratrice que la scolarisation y sera longue pour tous et le niveau des élèves satisfaisant. La France se trouve à peu près au milieu d’une diagonale qui va du Portugal et de la Grèce dans le coin inférieur du tableau à la Finlande, talonnée par le Canada, suivi du Japon et de la Corée dans le coin supérieur, celui de l’excellence. Le tableau change un peu lorsqu’on croise inégalités entre élèves et inégalités sociales. Les inégalités de performances sont plus grandes au Royaume-Uni et surtout aux États-Unis qu’en France, alors que les positions des trois sont les mêmes sur l’axe « poids du milieu social sur la réussite scolaire ». La Finlande et la Corée présentent les inégalités les plus faibles et les moins tributaires du milieu social. Le Japon s’écarte de la Corée par une plus grande inégalité des performances. Des croisements ainsi effectués, il ressort qu’un taux de scolarisation élevé ne réduit pas les inégalités scolaires. D’où les auteurs concluent qu’« il ne suffit pas d’ouvrir l’école pour la rendre plus juste ». Implicitement dit, la justice est ou serait atteinte là où l’inégalité de performances disparaîtrait quasi totalement.
11S’agissant de la cohésion scolaire, F. Dubet, M. Duru-Bellat et A. Vérétout se livrent à un exercice audacieux d’amalgame à partir de données pisa pour dégager les cinq critères qu’ils vont exploiter : sentiment d’utilité de l’école, confiance dans les professeurs, sentiment d’appartenance à l’école, camaraderie du groupe des pairs et enfin travail en groupe.
12Ils ont l’honnêteté d’avouer que la note moyenne ainsi obtenue pour chaque pays ne dit rien de la dispersion, éventuellement considérable, des établissements entre eux dans chaque pays et moins encore des individus entre eux. L’aveu exclut l’intention de tromper, – mais non l’illusion. Si l’on ne s’étonnera pas de trouver l’Australie et la Finlande en tête du classement finalement obtenu, la place de premier occupée par le Portugal est moins attendue. Que l’école japonaise, la moins inégalitaire de toutes, soit aussi la moins cohésive est plus troublant encore. Intégration et cohésion ne vont pas de pair et, plus grave, cohésion scolaire et cohésion sociale sont fortement associées alors qu’intégration scolaire et intégration sociale peuvent très sensiblement diverger. En fait, et compte tenu de la construction assez sommaire des indicateurs, il n’y a rien là d’étonnant. La prise en compte du chômage peut conduire à dire que le système scolaire français est moins intégrateur aujourd’hui qu’il ne l’était il y a quarante ans.
13Quatre types idéaux d’école nous sont ici proposés. Le premier, baptisé « communauté démocratique », regroupe les pays scandinaves (sauf la Norvège), l’Australie, la Nouvelle-Zélande et même l’Angleterre ; les États-Unis s’en rapprochent : éducation longue, faibles inégalités scolaires dans l’enseignement secondaire, cohésion scolaire forte. Pour nos auteurs, c’est le meilleur. Les pays méditerranéens sont rassemblés sous le label « communauté bienveillante » : scolarisation courte encore répandue et cohésion scolaire assez élevée. « On peut imaginer, est-il précisé, que l’école porte des valeurs communautaires et familiales, étayées par l’influence catholique. » Voilà qui fleure bon le stéréotype, mais l’affirmation, elle, est peu étayée. Le troisième ensemble nommé « École du savoir » sera illustré par France, Allemagne, Pologne et Hongrie : inégalités scolaires moyennes à fortes, sélection précoce, faible cohésion scolaire, insistance sur les contenus intellectuels. L’excellence pour tous qui caractériserait le dernier groupe s’applique à une liste bien hétérogène : Autriche, Tchéquie, Corée, Japon : bon niveau scolaire général, inégalités limitées et cohésion faible.
14S’affranchissant de leur appareil statistique à la fin de cette première partie, les auteurs brossent cavalièrement quelques portraits stylisés de l’éducation dans divers pays. C’est ainsi qu’on peut lire une page convenue sur l’Allemagne où n’est même pas mentionnée la Mittelschule dont la création a fortement modifié le partage, ici encore appelé à témoin, entre scolarité secondaire et apprentissage.
15Dans la partie intitulée « Emprise du diplôme sur la société et reproduction », le biais idéologique devient plus net encore. L’emprise est mesurée par deux fractions : taux d’emploi des diplômés du supérieur sur taux d’emploi des sortis à la fin du collège ; rapport des salaires moyens de ces deux groupes. Pour la reproduction, ce sera le rapport entre le salaire du père et le salaire du fils. La fragilité de ces indicateurs ne saurait échapper, tant il est clair que les taux d’emploi sont conjoncturels.
16Et revoici l’affirmation qui donne son titre au livre publié par Marie Duru-Bellat, en 2009, aux Presses de Sciences Po : « Le mérite joue contre la justice. » On ne peut que l’entendre comme une dévalorisation générale du mérite scolaire, un plaidoyer contre toute évaluation des élèves – à moins que ce ne soit une mise en cause de la valeur des études elle-même. On sait que le haro sur le mérite scolaire a fait recette chez les relativistes de tout poil. Or, ce que permettent les données statistiques connues est seulement de constater, pour le regretter peut-être, que des conditions sociofamiliales favorables ont, sur les succès scolaires, une influence qui n’est pas mécanique et qui diminue avec l’avancement dans le cursus. Pour les auteurs du présent ouvrage, le mérite pourrait peut-être devenir juste si le système scolaire effaçait toute affiliation familiale et sociale. On connaît deux façons de se rapprocher de cet objectif. L’une est d’arracher les enfants à la famille ; l’autre, beaucoup moins brutale, est d’adopter l’idéologie éducative, dérivée par dégradations successives, des idées du philosophe américain John Dewey au début du xxe siècle, et de parvenir à une école égalitaire au moins en apparence. Ainsi procéda, sous influence américaine, le Japon, pays à propos duquel il est ici écrit que « le Japon, société inégalitaire, a l’une des écoles les plus égalitaires ». Or, on peut lire dans le bon manuel universitaire de Yoshio Sugimoto, Japanese Society (Cambridge, uk, cup, 2010), que les sociologues japonais de gauche critiquent violemment la disparition de toute distinction au mérite à l’intérieur de l’établissement et l’interdiction faite aux professeurs de toute incitation à l’ambition. La raison est simple : les enfants de milieux éduqués et aisés sont encouragés, voire fermement poussés, à une réussite scolaire qu’ils savent nécessaire pour affronter l’étape – elle très inégalitaire – du concours d’entrée dans une bonne université, tandis que les autres se partagent principalement entre l’atonie ou l’usage du lycée comme lieu de vie et de camaraderie. Enfin, une petite minorité très hétérogène de lycéens politisés forme un groupe que l’on dira en révolte.
17Pour les auteurs, l’emprise forte est également nuisible à la cohésion de la classe ou de l’établissement en raison de la tension que la compétition pour le bon classement induit. On aura compris qu’il y a une proposition sous-jacente qui n’est pas explicitée. Allant plus loin, ils veulent que cette tension développe un rapport instrumental à l’école, au détriment de la curiosité intellectuelle et de l’épanouissement personnel. Or, ce propos ne se soutient pas de données précises. Aucune enquête n’a jamais montré que les élèves soucieux d’un bon classement lisaient moins et étaient moins ouverts que les autres.
18Force est donc, à regret, de conclure que la construction des variables prête à discussion – le rôle donné au chômage étant fort démonstratif –, que l’appareil statistique et le traitement quantitatif ont l’apparence de la science sans en avoir la rigueur, enfin que les interprétations et conclusions vont bien au-delà de ce que les données autorisent. Bref, la contamination idéologique est massive, et d’autant plus perverse que les auteurs sont certainement de bonne foi. C’est la ruse de l’air du temps contre la raison.
19Jacques Lautman
20Professeur émérite à l’université de Provence
21lautman@mmsh.univ-aix.fr
Didier Fassin. – La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2011, 393 p.
22Les rapports que la police entretient avec les habitants des « quartiers populaires », et plus particulièrement les jeunes, sont devenus centraux dans la compréhension des violences urbaines ces dernières décennies. Le dernier livre de Didier Fassin est particulièrement éclairant dans ce domaine puisqu’il restitue une enquête effectuée auprès d’une patrouille de la Brigade anti-criminalité (bac) entre 2005 et 2007. La force de ce travail réside dans la qualité des observations mais aussi dans une prise de distance réflexive sur le rôle complexe et controversé d’une équipe de la bac. Le point d’entrée de l’ouvrage consiste à s’interroger sur le sens de l’interpellation policière en se référant à la fois à Althusser lorsque « l’État transforme les individus en sujets » (p. 21) mais également aux travaux de Foucault au sujet des tensions entre « assujettissement et subjectivation » (p. 21). La problématique des interactions étant centrale dans cet ouvrage, l’auteur fait également référence aux travaux conceptuels de Goffman s’agissant des configurations spécifiques des interventions policières (Goffman, Les Rites d’interaction, 1974) tout en les situant dans un contexte historique d’expériences individuelles et collectives (Goffman, Les Cadres de l’expérience, 1991). Didier Fassin part d’une illustration éclairante sur les rapports asymétriques police/jeune qui montre une interpellation policière débouchant sur l’arrestation de trois adolescents le soir du 31 décembre 2009. Cette scène reconstituée concentre en réalité les principaux ingrédients quotidiens des interventions policières auprès des jeunes des quartiers populaires, le plus souvent issus de l’immigration, que l’auteur résume en trois points : – 1/ arrestation arbitraire ; – 2/ Caractère disproportionné des moyens mis en œuvre (quatre véhicules, soit une quinzaine de policiers, avec exhibition de Flash-Ball…) ; – 3/ recours à des pratiques vexatoires. L’auteur en ajoute un quatrième en interprétant le fait que cette manière de procéder n’accroît pas l’efficacité de la police dans la répression de la délinquance. Ce prologue synthétise l’essentiel des enjeux de ce livre en saisissant l’aspect conflictuel des rapports police/jeune en banlieue.
23Le contexte historique de l’enquête démarre en même temps que les émeutes de novembre 2005 et se déroule à plusieurs reprises jusqu’en 2007. Ces émeutes cristallisent les positions des policiers en, d’une part, accentuant les considérations hostiles dans lesquelles ils exercent leur métier et d’autre part, en considérant les habitants des « cités » comme des ennemis « qui ne manqueraient pas une occasion de les agresser » (p. 66). Cette perception du public des banlieues véhiculée par certains membres de l’équipe suivie légitime ainsi les pratiques belliqueuses que ces policiers exercent à l’encontre des habitants des quartiers populaires (p. 68-69). Il insiste également sur la frontière qui peut exister entre les membres de la bac (blancs et originaires le plus souvent de la province) et les jeunes (issus des « minorités » habitant les grands ensembles urbains). La situation sociohistorique configurant l’état actuel des interactions « force de l’ordre/jeune » et, plus généralement, « institution policière/habitants des cités populaires » est sans aucun doute liée à la négation des difficultés sociales rencontrées par les habitants – les « excuses sociologiques » en somme – substituées par la gestion sécuritaire des problématiques spécifiques aux banlieues populaires urbaines (p. 96).
24L’auteur nous restitue le cadre professionnel des policiers de la bac qui se réfèrent à des films d’action comme Banlieue 13 ou s’identifient à des personnages comme Vic McKay « héros » de la série The Shield. Ces références reflètent un goût prononcé pour l’action chez les jeunes policiers. Mais les temps de travail de la bac sont généralement calmes se résumant, en moyenne, à cinq sollicitations par équipage et par nuit. Ces missions consistent à effectuer des rondes et à procéder à l’enregistrement administratif des actes réalisés. L’auteur en conclut : « S’il fallait qualifier d’un mot le sentiment qui caractérise ces patrouilles, ce serait assurément l’ennui » (p. 110). En effet, le paradoxe se situe, d’une certaine manière, dans « la politique du chiffre » ou la « culture du résultat » qui incite les policiers de la bac à défaut de faire du flagrant délit ou à réprimer les véritables criminels, à s’en prendre à des « proies faciles » (p. 121) comme les infractions à la législation sur les stupéfiants (ils) ou les infractions à la législation sur les étrangers (ile). Cette manière de procéder par défaut fait dire à l’auteur que « l’enjeu n’étant pas [tant] l’ordre public qu’il s’agirait de protéger que l’ordre social qu’il s’agit de maintenir » (p. 121). Par exemple, il note une plus grande clémence des policiers à l’égard des groupes que l’auteur identifie de « classe moyenne » qu’envers les « minorités » et les « jeunes de cité ».
25En prenant en considération le contexte sociohistorique de trois décennies de tensions police/jeunes, les échanges entre forces de l’ordre et « jeunes de quartier » correspondent à des formes habituelles d’interactions ponctuées souvent par la rudesse de la part des policiers. Les jeunes de cité et les « minorités » sont trop souvent soumis dans l’espace public à des contrôles policiers selon l’appréciation arbitraire des policiers (p. 142). Comme le rappelle l’auteur, ces scènes ordinaires de vérifications d’identité confortent un rappel à l’ordre social se manifestant par des rapports inégaux (en matière de pouvoir de coercition juridique) et injustes (la dignité de la personne) : « Le face-à?face entre les jeunes et la police, dans les banlieues, obéit ainsi à des codes liés à deux configurations principales : dans la relation individuelle qui institue de façon exemplaire le contrôle d’identité, la soumission est de mise face à des gardiens de la paix ; dans le rapport collectif qu’induit souvent la perception d’un abus d’autorité, l’hostilité peut se manifester sous la forme de violence verbale et physique des jeunes, mais en quelque sorte à couvert » (p. 149). L’autre aspect paradoxal consiste à divulguer le fait que les policiers sont donc fondés à contrôler sans discernement (tutoyer et rudoyer) les jeunes et à généraliser les pratiques de contrôle à une échelle plus vaste de la population des banlieues populaires si les événements tournent mal. L’auteur montre que cette population soumise à l’interpellation policière sans discernement est constituée d’habitants des cités, de membres des minorités et de jeunes de milieu populaire avec un recoupement des trois sous-ensembles caractérisant ce que certains policiers de la bac dénomment très péjorativement des « bâtards » (p. 164). Cette forme de stigmatisation révèle une hostilité tangible de certains agents de la bac à l’égard des jeunes et plus généralement des habitants des quartiers populaires.
26Pour Didier Fassin, les quartiers populaires urbains constituent la scène d’un théâtre de démonstration de force de la police à l’égard des « jeunes de cité » : « En France, comme aux États-Unis, certains segments de la société et certains quartiers de territoire sont bien plus que d’autres exposés à une mortalité prématurée de cause violente, à laquelle contribuent les interactions avec la police » (p. 178). Si les actes de brutalités policières sont rares en France, les scènes d’humiliations ordinaires et de vexations personnelles sont en revanche très fréquentes (p. 201). Selon Didier Fassin, la « violence morale » affectant l’intégrité et la dignité d’un individu n’est pas prise en compte par les recherches et les statistiques policières. Le drame réside, selon lui, dans le fait que la violence s’exerce de façon institutionnellement inégale puisque d’un côté, la police bénéficie du monopole de l’usage légitime de la force tandis que de l’autre, les « jeunes de cité » sont totalement captifs en raison à la fois de la coercition physique qu’ils subissent et de la menace latente qui pèse sur eux au cas où ils auraient la mauvaise idée de répondre (p. 204). C’est pourquoi la violence est donc presque totalement unilatérale et les jeunes de sexe masculin, de milieu populaire, d’origine immigrée et résidant dans les « quartiers populaires » subissent brimades, vexations et humiliations (p. 205). Selon l’auteur, ces différentes formes de violences bénéficient d’un cadre politique plus large que l’activité quotidienne des policiers en banlieue (p. 219).
27Ces inégalités de traitements parmi les populations nous interrogent sur l’importance du racisme et des discriminations au sein de la police. L’auteur s’étonne de l’absence de prise en compte du facteur « discrimination raciale » au sein des enquêtes sociologiques jusque dans les années 1990. En effet, cette notion est très compliquée à appréhender en raison de sa complexité qui consiste à mesurer des attitudes (mépris, racisme) et des pratiques (contrôles d’identité, interpellation). De même, pour l’anthropologue, la notion de racisme est également difficile à conceptualiser car elle renvoie à des croyances (attributs raciaux) et des sentiments. Parmi les interactions rapportées dans ce livre, l’auteur, sans être forcément péremptoire sur le sujet, démontre finalement qu’au sein des pratiques policières quotidiennes, racisme et discrimination sont étroitement liés et « se mêlent volontiers » (p. 232). Il critique la modération de certains chercheurs comme Fabien Jobard sur le sujet (cf. par exemple « Politique, justices et discriminations raciales », in D. Fassin, E. Fassin (eds.), De la question sociale à la question raciale ?, 2006, 211-229). Didier Fassin explique que si la relation entre ces deux notions est complexe « on ne doit pas pour autant minimiser à la fois la discrimination et leur relation avec le racisme » (p. 255). L’auteur invite à travailler davantage sur le sujet qu’il estime essentiel pour mieux comprendre les modes opératoires policiers au sein des quartiers populaires.
28Cette situation paradoxale, voire absurde, ne peut s’expliquer que par la prise en compte du rôle des gouvernants dans cette problématique. Afin de légitimer une politique de plus en plus sécuritaire depuis les années 1980, les dirigeants n’ont cessé d’instrumentaliser la police. Mais cette dernière est également tributaire de la situation dans la mesure où certaines pratiques policières lui permettent de légitimer des rapports autoritaires à l’égard de certains individus. Ce jeu complexe sert les dirigeants politiques préférant finalement promouvoir une politique sécuritaire, s’économisant en quelque sorte la mise en œuvre d’une véritable politique sociale onéreuse dans un contexte de « crise » à l’égard des populations en difficulté. Cette ambiguïté interstitielle entre gouvernants et institution policière met en péril le processus de fonctionnement démocratique. Si l’auteur assiste sur le terrain à une diversité des postures morales parmi les agents de la bac, il précise néanmoins que « la disposition à l’animosité, voire la cruauté, semble bénéficier d’une plus grande légitimité que la disposition à la bienveillance : c’est bien ici l’insensibilité qui est la norme et la compassion la déviance (p. 303). L’auteur en conclut finalement qu’il existe un blocage moral auquel se trouvent condamnés les membres de la bac et au-delà d’elle, la police qui intervient dans les banlieues populaires.
29À travers une observation méthodique des faits et une analyse scrupuleuse des situations, Didier Fassin nous rétrocède avec intérêt la nature problématique des enjeux appréhendés dans le travail policier ordinaire en banlieue. Sans être aveuglé par une quelconque indignation, l’auteur nous montre les principes de causalité qui mettent en œuvre une police française aux agissements brutaux et parfois cruels sans pour autant stigmatiser la fonction des policiers. Bien entendu, les résultats de cette enquête font l’objet de polémiques (cf. par exemple les critiques formulées par Fabien Jobard à l’égard de l’auteur : http://www.laviedesidees.fr/Anthroplogie-de-la-matraque.html) et l’on pourrait nous questionner à la fois sur la portée trop générale de ce travail monographique, sur les données de cadrage statistique nationales pas toujours en adéquation avec les enjeux localisés observés ou sur le fait de travailler sur une circonscription de sécurité publique pour comprendre le fonctionnement anthropologique global de l’État (cf. au sujet des explications la réponse de l’auteur : http://www.laviedesidees.fr/l-Exception-ou-la-regle.html). Pour autant, ces situations pour les avoir observées dans un autre quartier et de l’autre bord – du point de vue des jeunes (cf. Marlière E., La France nous a lâchés !, Paris, Fayard, 2008) – ont pour conséquences immédiates la progression d’une forme de radicalité politique chez les « jeunes de cité » à l’égard notamment des institutions républicaines. Et bien que certains hauts fonctionnaires de police paraissent prendre conscience du désamour dont l’institution policière fait preuve à l’égard de la majorité des habitants des quartiers populaires, nous sommes en droit, comme l’auteur, de nous montrer perplexe, voire pessimiste pour les années à venir. C’est pourquoi, au-delà des qualités méthodologiques, déontologiques et empiriques de cette étude, ce livre est indispensable pour toute personne soucieuse de comprendre les ambiguïtés et les controverses des pratiques policières au sein du quotidien des quartiers populaires urbains.
30Éric Marlière
31Université de Lille-III
32CERIES EA 3985