« La sociologie : science ou discipline ? », Commentaire, numéro 136, Hiver 2011-2012, 1001-1093
1Plusieurs sociologues sont revenus ces dernières années sur l’utilité et la finalité de leur discipline. Bernard Lahire a donné en 2002 un ouvrage intitulé À quoi sert la sociologie ?, et François Dubet a publié, en 2011, À quoi sert vraiment un sociologue ? Cette question en a appelé une autre, portant sur le statut de la science concernée : est-elle « vraiment » une science ou n’est-elle qu’une discipline ? Cette interrogation est au cœur du dernier livre de Raymond Boudon. Pour connaître les diverses réponses qui peuvent y être apportées – et à l’initiative de l’auteur de La Sociologie comme science (2010) –, une enquête internationale a été ouverte par la revue Commentaire ; ses résultats sont présentés dans la dernière livraison. Dans une note liminaire, son directeur, Jean-Claude Casanova, en résume l’objet : la sociologie « est-elle une véritable science, une simple discipline, un art ? Est-elle utile à nos sociétés ? Permet-elle de mieux les réformer ? » En fait, cinq questions ont été posées à 25 sociologues (9 français et 16 étrangers) distingués par leur notoriété et leur appartenance à de grandes instances académiques. La sociologie : science, art ou ni l’une ni l’autre ? Est-elle vouée au pluralisme d’activités ou de styles ? A-t-elle un pouvoir d’expertise ou n’est-elle qu’un vecteur de l’idéologie ? Joue-t-elle un rôle dans la vie démocratique ? Contribue-t-elle à une meilleure connaissance des sociétés ?
2Il faut d’emblée préciser qu’il s’agit là de « questions », et non évidemment d’un « questionnaire » au sens où l’entendent les praticiens de l’« enquête » en sociologie. On passera donc outre aux critiques susceptibles d’être faites quant au relatif arbitraire du choix des « enquêtés » ou à la représentativité très partielle des différentes composantes du milieu sociologique. On ne s’arrêtera pas non plus sur la pertinence, pour le moins discutable, de l’opposition science/ discipline. Il y aurait sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, à s’entendre sur les définitions. On regrettera cependant quelques imprécisions, flottements et confusions (entre « styles » et « types d’activités », notamment) dans la formulation des questions, comme dans les réponses données (entre sociologie et sciences sociales considérées dans leur ensemble, par exemple). Mais cela ne diminue en rien ni l’intérêt des points de vue recueillis, ni l’importance de ce qui nous est fourni comme éléments de réflexion sur la situation de la sociologie aujourd’hui. Leur richesse en est d’ailleurs bien soulignée dans la préface (p. 1002-1005) de R. Boudon. On se limitera ici à dégager, à partir des constats effectués, des diagnostics posés et des « opinions » exprimées, les variations qui se font actuellement jour dans la conception que les sociologues se forment de leur discipline – objet, méthodes, objectifs poursuivis ; à cerner et à comparer les regards qu’ils portent sur l’évolution de la sociologie au cours des quatre ou cinq dernières décennies ; à tirer, enfin, quelques leçons de ce que nous révèle cette enquête.
3Sans doute faut-il d’abord rappeler les raisons d’une interrogation qui paraîtrait déplacée au sujet de la physique ou des mathématiques, mais aussi de telle ou telle science humaine et sociale comme la linguistique ou la démographie. En grande partie conjoncturelles, ces raisons procèdent du succès et des excès d’un type de savoir, avec la diffusion de notions comme anomie, charisme, effet pervers, etc., couramment employées, et de sa promotion publique portée par des prétentions, autant intellectuelles qu’idéologiques, qui se sont affirmées au cours des années soixante et soixante-dix du siècle dernier. Lorsqu’en 1910 paraissent les deux recueils d’études, à destination d’un public alors restreint, De la Méthode dans les sciences, la sociologie – « science nouvelle » fermement présentée par Durkheim – prend place dans le même volume où figurent la mécanique, les mathématiques pures et la physique générale. D’un siècle à l’autre, les doutes se sont multipliés et les incertitudes accentuées ; la suspicion de non-scientificité a pesé sur la sociologie ; une question récurrente, toujours la même, a donné son même titre à nombre d’ouvrages : « Qu’est-ce que la sociologie ? ». Aussi bien la plupart des sociologues de la présente enquête se sont-ils d’abord souciés de préciser ce qui permet de qualifier une discipline de « scientifique ».
4Formulation des hypothèses, observation, vérification, analyse, interprétation des résultats composent les principales opérations des sciences dites indifféremment « exactes », « dures », « naturelles ». À toutes celles-ci est associée, si l’on ose dire, « la rigueur des lois » qu’elles ont pour tâche d’établir. Si l’on adopte les critères de scientificité de J. Elster repris ici par Michael Tåhlin – consensus sur les résultats, progrès cumulatifs, clarté dans l’exposé, renvoi aux historiens des travaux classiques –, on ne peut tenir la sociologie pour une science. Elle se singularise par la double absence de consensus scientifique et de schéma canonique, sa faible légitimité autant interne qu’externe. Son caractère « autoréflexif », les adhérences plus fortes que dans les autres disciplines aux contextes sociaux, sa sensibilité à l’air du temps, ses thèmes qui croisent des faits – matière d’une science sociale –, et des valeurs relevant de la philosophie morale, constituent des obstacles à sa reconnaissance comme science. Si l’on assouplit les critères et que l’on substitue à l’établissement de lois la recherche de causes ou la mise au jour de « liens de causalité », la sociologie apparaît alors comme une démarche cognitive de nature scientifique. Jirí Musil observe que ses méthodes sont en partie celles des sciences naturelles, à côté d’autres qui lui sont particulières ; Jacques Lautman soutient qu’elle est bien une science, certes « peu formalisée, mais modélisée ou modélisable, avec des concepts spécialisés » ; pour Jean-Claude Passeron, il existe « un régime de scientificité propre aux sciences sociales » ; d’autres estiment que des « pans entiers » de la sociologie peuvent être qualifiés de scientifiques.
5L’objet d’étude assigné à la sociologie dans cette enquête est mieux cadré que ne le laissent attendre certaines de ses désignations. Il n’en existe pas de spécifique aux yeux de Renate Mayntz pour qui la sociologie se définit, à l’instar de Simmel, par un « point de vue ». Selon Alain Touraine, cet objet n’est pas, comme on le pense communément, la « société », mais « l’action sociale », conception qui est également celle de F. Dubet. Appréhendée par Jean Baechler comme discipline anthropologique, la sociologie étudie, ainsi que le montrent ses propres travaux, la totalité du « règne humain ». Entre des visées sensiblement éloignées les unes des autres, on repère des programmes assez voisins. La sociologie est : dépassement des opinions, du sens commun, des récits mythiques pour « comprendre les dimensions sociales de l’existence humaine » et dévoiler « les multiples formes du “social” » (J. Musil) ; « effort pour atteindre la vérité de ce qu’est une société […] et « comprendre les raisons du comportement humain en société » (Victor Pérez-Díaz) ; « connaissance rationnelle des comportements humains » (Dominique Schnapper) ; les recherches en son domaine « améliorent la compréhension des phénomènes sociaux » (Werner Raub et Vincent Buskens) ; plus précisément encore, elle étudie « les interdépendances complexes dans les processus sociaux », et construit « des modèles théoriques qui utilisent des concepts précis et des outils méthodologiques appropriés » (Johannes Huinink).
6Sur les styles, les activités, les pratiques, on enregistre des réponses qui témoignent d’une grande variété de cadrages théoriques, de courants, de paradigmes. Les clivages mentionnés – entre études quantitatives et études qualitatives, empiriques/théoriques, comparatives/ monographiques, compréhensives/structuro-fonctionnalistes, microsociologiques/macrosociologiques – donnent souvent lieu à des réflexions originales, telle celle de Arne Mastekaasa sur la distinction à faire « entre ceux qui s’en tiennent à une méthodologie post-positiviste d’un côté, et ceux qui adhèrent à une méthodologie constructiviste de l’autre ». Ces clivages sont mis en relation avec une pluralité d’intérêts cognitifs qui privilégient des niveaux d’analyse entre lesquels, comme l’observait Merton, la communication est souvent défaillante. Leur articulation est néanmoins au cœur d’œuvres importantes. Posant que les sociologues s’intéressent à l’une ou à l’autre « des facettes d’un modèle de réalité sociale fondé sur deux niveaux » (micro/macro), R. Mayntz note que R. Boudon, P. Bourdieu, E. Goffman se sont principalement appliqués, dans des optiques certes différentes, à établir les relations réciproques qu’entretiennent le microsocial et le macrosocial, « c’est-à-dire l’individu/l’agent et la structure ».
7Le pluralisme, comme les critères qui en sont au principe apparaissent diversement entendus, et les types de sociologie dénombrés s’en trouvent inégalement spécifiés. Il existe, pour R. Mayntz, « deux manières de penser différentes », « deux paradigmes distincts », l’un s’attachant à l’économie, au libéralisme individualiste, au marché, l’autre centré sur la politique, l’État, la construction des normes. Helga Nowotny dénombre quatre « styles » ou « paradigmes » : deux dominants (compréhensif, constructiviste), deux marginalisés (positiviste, utilitariste). Luca Ricolfi rallie la distribution classique de R. Boudon, en y ajoutant la sociologie « Collecte des fonds » (cf). Quatre types sont distingués par M. Tåhlin – sociologie professionnelle, critique, sociologie de la politique, sociologie publique. Nombre de typologies, topographies et toponymies proposées s’accordent mal entre elles. Ainsi, et à la suite d’Alistair Crombie, J.-C. Passeron distingue « six styles de la pensée scientifique », qu’il augmente d’un septième – celui de l’argumentation scientifique. Trois « approches majeures » sont retenues par W. Lepenies : visée d’une « théorie générale », aspiration à une « compréhension générale » sans théorisation globale, analyse de phénomènes nettement circonscrits jusqu’à ceux de « moyenne portée ». En partant des conceptions de l’action sociale, F. Dubet identifie « trois grandes manières de concevoir l’objet de la sociologie » ; elles prennent respectivement forme dans un programme culturel d’orientation normative, les théories du choix rationnel, l’étude de l’action « centrée sur la subjectivité et l’activité des individus ».
8La diversité des conceptions et des pratiques de la sociologie doit également être rapportée aux cadres institutionnels. Pierre Grémion sépare ainsi ce qui, en France, se fait au sein de l’Université, de ce qui est produit par les équipes de recherche du cnrs. Elle doit l’être également, ainsi que l’observe Guy Rocher, aux cadres nationaux, et plus encore aux traditions nationales. Sur ce point, on retiendra la remarque formulée par Jürgen Friedrichs : « La tradition philosophique semble toujours plus présente en France avec des auteurs comme Foucault ou Baudrillard. Mais aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves, en Allemagne et aux États-Unis, on observe un large consensus fondé sur le rationalisme critique pour mener des recherches empiriques approfondies, fondées théoriquement, avec des méthodes statistiques raffinées d’analyse de données. » À cette constatation se rattache la tension, assez fortement accusée et diversement formulée dans cette enquête, entre deux grandes orientations de la sociologie – explicative et scientifique d’une part, expressive et critique de l’autre –, sur fond de « tournant analytique » et de « tournant littéraire » opérés tout au long des deux dernières décennies. Celles-ci ont été traversées de tendances dont le sens est l’objet de jugements contrastés. Pour J. Musil, elles manifestent une augmentation des recherches fondées sur des analyses qualitatives, compréhensives, microsociales et le déclin des approches structuro-fonctionnalistes, morphologiques et théoriques. L. Ricolfi estime que le type de sociologie scientifique, dont les œuvres de Boudon, Coleman, Goldthorpe sont citées en exemples, « ne dépasse pas 10 % de la production totale de la discipline ». Mais pour M. Tåhlin, il y a eu « à la fois un mouvement vers la science et vers l’art, le premier étant le plus marqué ».
9La question de la qualification de la sociologie comme art n’a guère été envisagée. On trouvera donc intéressant le propos de M. Tåhlin sur la « sociologie lyrique » conceptualisée par A. Abbott. Il montre qu’en raison de règles moins claires et de critères moins précis, la sociologie comme art, où le talent prime les compétences acquises, est plus difficile à pratiquer que la sociologie comme science. Elle est « une part essentielle de notre patrimoine », mais elle est risquée, et « la sociologie médiocre en tant qu’art est moins utile que la sociologie médiocre en tant que science ». Birgitta Nedelmann note de son côté que plusieurs des fondateurs de la sociologie – dont Simmel au premier chef – ont été à la fois des savants et des artistes. La pratique de la sociologie est aussi affaire d’intuition et de sensibilité. Grand serait l’étonnement de Tocqueville, nous dit J. Lautman, « s’il lisait les analyses savantes qui ont dégagé didactiquement les apports dits aujourd’hui scientifiques de son œuvre ». Mais n’est pas Tocqueville ou Simmel qui veut…
10On ne cédera donc pas au manichéisme menaçant, celui de B. Nedelmann, par exemple, pour qui il existe aujourd’hui « une sociologie qui se veut être une “science dure” d’un côté, et de l’autre quelques personnages extravagants qui se prétendent “artistes de la sociologie” ». On n’opposera pas des sociologues à la nuque raide mais au sens droit à d’autres qui ont l’échine souple et la tête molle. On n’opposera pas non plus, comme le fait L. Ricolfi, une « bonne » sociologie réservée au milieu académique et une « mauvaise » – celle que consomme le grand public. J. Lautman remarque pertinemment que « bon nombre de livres journalistiques ont plus de contenu sociologique et se lisent mieux que bien des textes professionnels de sociologues ». On retiendra, en revanche, la polarisation proposée par D. Schnapper : les sociologues se répartissent entre deux pôles, « risquant de céder, les uns à une forme de scientisme quelque peu étroit, les autres aux facilités du discours de l’essayisme, bien reçu dans le monde du succès mondain ». Un espace est ouvert entre le pôle, éloigné du forum, de la sociologie scientifique et celui où sont médiatiquement agitées des « questions de société ».
11Dans cet espace intermédiaire des recompositions s’esquissent, et se dessinent de nouvelles orientations. Il semble ainsi à D. Schnapper que « le sociologue peut conjuguer l’interprétation rigoureuse des données objectives, sans pour autant négliger la dimension politique, la profondeur historique des phénomènes qu’il observe et l’horizon philosophique qui leur donne sens » ; il peut aussi analyser les raisons du comportement des acteurs sans renoncer à prendre en compte les passions qui s’y mêlent. V. Pérez-Díaz voit, dans l’intérêt suscité par le débat sur la « société civile », « une chance pour conjuguer la science sociale et la préoccupation pour les grandes questions morales du temps ». Ce sont ces questions auxquelles A. Touraine prête attention, et qui l’amènent à opposer ancienne et nouvelle sociologie. L’ancienne était axée sur l’idée de système – social, économique, politique. À l’instar de la société qu’elle étudiait, elle est aujourd’hui débordée par des forces plus ou moins contrôlables. La nouvelle se veut en prise sur un monde social qui se présente comme champ d’affrontements entre pouvoirs et droits. Ces changements radicaux obligent « à reconstruire une pensée sociale pour pouvoir concevoir et réaliser de nouvelles réformes ». Moins en surplomb, de nouveaux agencements méthodologiques et théoriques sont proposés, notamment par J. Huinink. Selon lui, la recherche en sociologie ne devrait pas reposer, sur une approche unique. Aussi se prononce-t-il, sans nullement nier l’importance fondamentale de l’Individualisme méthodologique, « en faveur de l’intégration de la théorie de l’action basée sur le choix rationnel en adaptant sociologiquement la théorie générale des systèmes (tgs) ». De leur côté, W. Raub et V. Buskens, discutent des travaux de Hedström en sociologie analytique, des variantes que comporte son programme et de la théorie dco (désirs, croyances et opportunités) qu’il propose.
12Finalement, les résultats de cette enquête sont assez encourageants, et les enseignements qu’on en peut tirer plutôt teintés d’optimisme. Un seul sociologue – Peter Abell – se montre réservé sur le devenir de la sociologie dans les sociétés occidentales : le renoncement à l’explication causale, la prolifération de sociographies descriptives qui en est la conséquence, la multiplication des « paradigmes de refuge », ainsi que l’absence de connaissances mathématiques chez les étudiants en cette discipline sont autant de signes inquiétants. La situation étant fortement compromise, « peut-être devrions-nous nous efforcer de conduire le développement de la sociologie au sein des sociétés émergentes d’Asie ». Un autre sociologue – François Vatin – s’alarme de la marginalisation de la sociologie mise en mauvaise posture par le développement de disciplines plus formalisées (économie, linguistique, psychologie cognitive) ; il s’inquiète de ce que ceux qui la pratiquent restent, en dépit de leur aspiration à la rigueur scientifique, des « bricoleurs » ; il déplore surtout « l’empirisme naïf » auquel s’adonne « une large partie de la profession […] en se faisant la caisse de résonance des acteurs interrogés, sans éclairer sociologiquement leur discours ».
13C’est cependant une impression de vitalité et de dynamisme que l’on retire des réponses fournies. Les certitudes y passent largement les doutes. Oui, la sociologie est une science. Elle est devenue, nous dit, J. Friedrichs, une « science normale ». Elle est, certifie G. Rocher, une science plus affirmée au début du xxie siècle qu’à l’orée du siècle dernier ; elle a connu d’importantes innovations théoriques, celles de Parsons, notamment ; ses méthodes se sont affinées ; son apport est aussi varié que considérable. « Science perspectiviste », elle est faite, poursuit-il, « de la pluralité, de la diversité des points de vue, des perspectives, sur des objets de connaissance ». Le morcellement, la fragmentation, l’éclatement, la dispersion que certains signalent ici ne doivent pas être exagérés ; c’est ce que montre superficiellement l’état actuel de la discipline. On est en présence d’une pluralité d’orientations, un pluralisme qui appelle l’éloge et non pas la critique. Ce pluralisme, déployé de la philosophie sociale aux investigations empiriques, a pu naguère être tenu pour destructeur : c’était un « danger » pour Armand Cuvillier, vigilant gardien de l’orthodoxie durkheimienne, qui le dénonce dans Où va la sociologie française ? (1953) ; il est aujourd’hui regardé comme fécond.
14Force est néanmoins de reconnaître que les exemples de sociologie scientifique cités dans l’enquête sont tous anglo-saxons, à l’exception notable de l’Individualisme méthodologique de R. Boudon. On mesure le changement intervenu depuis l’époque où Claude Lévi-Strauss, dans sa contribution à La Sociologie au xxe siècle (G. Gurvitch, dir., 1945, t. II) consacrée à la « sociologie française », expliquait l’ascendant de cette dernière à l’étranger par le fait qu’en France, « il y a longtemps que la sociologie est une science du même type que les autres sciences et que sa fin dernière est la découverte de relations générales entre les phénomènes ». Cette idée a prévalu jusqu’au milieu des années soixante : « Les années 1945-1965, écrit R. Boudon, ont, en effet, été imprégnées de l’idée que la sociologie peut être une science comme les autres, alors que les années 1965-1985 ont été marquées par le relativisme. » On pourrait donner comme assise documentaire à la première séquence de cette périodisation le recueil bibliographique Sociologie et psychologie sociale en France (1945-1965) publié en 1966 par le Centre d’études sociologiques du cnrs. Il serait difficile de contester le caractère scientifique de la totalité des travaux qui s’y trouvent recensés. Dans l’introduction dudit opuscule, Jean-Daniel Reynaud rappelait : « La sociologie s’efforce d’être une science, c’est-à-dire à la fois un corps de propositions qui s’enrichit progressivement et un ensemble de méthodes qui définissent des procédés de vérification. »
15On signalera pour terminer que les 86 pages de réponses recueillies sont suivies de deux études sociologiques, l’une de Michel Bourdeau, l’autre de D. Schnapper, puis de la retranscription d’un entretien de Raymond Aron et Alain Badiou, « Philosophie et Sociologie », réalisé en 1965. Le fondateur de Commentaire y met l’accent sur une singularité de la sociologie : c’est « une science sociale avec un caractère particulier, qui est toujours tentée de s’interroger sur son objet, de s’interroger sur sa finalité, pour ainsi dire de s’interroger sur sa propre philosophie ». Ce qu’apporte, au total, cette enquête est bien mis en évidence par R. Boudon. Elle ne déroule pas seulement une série de représentations qui permettent de faire voir autrement une discipline controversée : « Elle devrait aussi constituer un matériau précieux pour l’historien des sciences sociales de demain. Car, s’agissant de la période qui va de la seconde moitié du xxe siècle à aujourd’hui, l’histoire de la sociologie demeure une page à peu près entièrement vierge » (Préface, p. 1005). Pour retracer son histoire en France, il serait effectivement judicieux d’exploiter les importants témoignages livrés par P. Grémion et J. Lautman sur les vicissitudes qu’y a connues notre discipline depuis un demi-siècle.