Questions de méthode
1L’anthropologie, à l’époque de Weber, c’est-à-dire au début du xxe siècle, était conçue comme une science humaine composée de deux branches : I) l’anthropologie « physique » ou étude des races humaines et des origines de l’espèce ; II) l’anthropologie culturelle, c’est-à-dire l’étude des cultures sans écriture, en Occident et, dans les sociétés non occidentales, parfois qualifiées de « sauvages », « primitives » ou « naturelles », même si cette terminologie est devenue bien désuète [1]. Comme nous verrons, Weber rejette l’anthropologie des races, mais a recours, à sa manière, à l’anthropologie culturelle, souvent en association étroite avec la sociologie. Anthropologie et sociologie sont inséparables d’une approche historique : la sociologie de Weber est à la fois anthropologique et historique. Ce qui les distingue n’est pas tant la méthode ou les objets – religion, normes sociales, famille – que le type de société/communauté étudiée. Cependant, plusieurs concepts wébériens peuvent faire l’objet d’un usage tantôt sociologique, tantôt anthropologique. C’est le cas du concept de « charisme » et de celui de « magie » : en analysant son rapport avec la croyance dans les esprits caractéristiques des sociétés où prédomine « un naturalisme préanimiste », Weber semble suggérer une approche anthropologique ; mais quand il se réfère à la magie comme une « profession » (Beruf) qui permet de gérer une « entreprise » (Betrieb), ou quand il pointe la persistance de pratiques magiques dans les activités du prêtre catholique dans les sociétés modernes, nous sommes plutôt sur un terrain sociologique. Il est donc souvent difficile, voire impossible, de distinguer clairement les deux « disciplines » dans les écrits de Weber.
2Par cette interdisciplinarité anthropo/sociologique, Weber pourrait être comparé à Émile Durkheim. Cependant, on peut difficilement imaginer deux approches aussi radicalement distinctes, voire opposées : contrairement à l’auteur des Règles élémentaires de la méthode sociologique, Weber ne pense pas que les faits sociaux « sont des choses » pas plus qu’ils « doivent être traités comme des choses » (Durkheim, 1956 [1896], 15) ; partisan d’une méthode compréhensive, fondée sur la distinction entre sciences de la culture et sciences de la nature, il s’intéresse avant tout aux intentions des acteurs, au sens subjectif de l’action sociale. En outre, sa méthode résolument historiciste se distingue aussi bien de la morphologie sociale que de l’anthropologie évolutionniste de Durkheim.
3Malgré la présence évidente d’analyses de type anthropologique, Weber est rarement considéré comme anthropologue. Par exemple, dans l’entrée qui lui est dédiée dans le Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (1991), on passe en revue l’influence sur l’anthropologie du xxe siècle de la méthodologie de Weber – notamment les types idéaux – et de son analyse comparative des grandes religions. Il n’est pas question, dans ce texte, ni de l’anthropologie dans les écrits de Weber lui-même, ni de son rapport aux travaux des anthropologues de son époque [2]… Il nous semble cependant que le « moment anthropologique » est bel et bien une des composantes de son œuvre : une bonne partie de ses écrits porte sur les sociétés dites « archaïques ». Au fond, son projet scientifique – comment émerge la modernité rationnelle occidentale – ne prend sens que dans l’écart avec les sociétés non modernes, « primitives », lignagères. Weber est donc bien anthropologue, au sens où il rend raison des sociétés prémodernes, et de cette analyse découlent des concepts utiles pour comprendre la modernité [3].
4Nous allons explorer cette hypothèse en examinant les connaissances de Weber au sujet de l’anthropologie de son époque et son positionnement critique par rapport à celle-ci : son approche des sociétés dites « primitives » et son refus catégorique de l’anthropologie raciale. Enfin, nous allons proposer quelques exemples de sa démarche pour montrer comment, sur certains thèmes concrets, s’articulent chez lui l’anthropologie, la sociologie et l’histoire.
Weber et l’anthropologie de son époque
5Que connaissait Weber de la littérature anthropologique contemporaine ? Il utilise rarement le concept d’« anthropologie », lui préférant celui d’« ethnologie ». Dans un chapitre de son intéressant ouvrage On Max Weber, son disciple Paul Honigsheim passe en revue les différentes écoles ethnographiques en Allemagne, à l’époque de Weber, pour conclure que celui-ci n’avait aucun intérêt pour la plupart de ces auteurs (Adolf Bastian, Joseph Kohler, Wilhelm Schmidt, etc.). Une exception serait offerte par les travaux sur les Indiens brésiliens Xingu de l’anthropologue Karl von den Steinen (Honigsheim, 1968, 55-61). On trouve néanmoins des références explicites, dans certains textes de Weber, à des anthropologues/ethnologues, pas nécessairement allemands.
6Par exemple, dans la section sur le « matriarcat » dans la Wirtschaftsgeschichte (Histoire économique) – œuvre posthume publiée à partir de notes d’un cours donné à l’université de Heidelberg en 1919-1920 – on trouve une référence directe à des anthropologues, et pas des moindres. Dans une note en bas de page, Weber cite quelques-uns des principaux fondateurs de l’anthropologie moderne (J. J. Bachofen, L. Morgan, et H. S. Maine) qui partagent la thèse de l’existence, dans un passé préhistorique, de sociétés matriarcales. Il cite aussi J. Kohler, un des premiers anthropologues allemands, auteur de Zur Urgeschichte der Ehe (Stuttgart, 1897) – le même que Paul Honigsheim mentionnait comme exemple des ethnologues pour lesquels Weber n’avait aucun intérêt.
7Toujours dans cette intéressante note, Weber observe que la théorie socialiste moderne s’est inspirée de certains travaux anthropologiques : aussi bien F. Engels que A. Bebel, K. Kautsky, H. Cunow ont défendu la théorie du matriarcat, critiquée par d’autres anthropologues comme E. Grosse, auteur allemand d’un ouvrage sur « famille et économie ». C’est le livre de Marianne, son épouse, Ehefrau und Mutter in der Rechtsentwicklung (Tübingen, 1907) [L’Épouse et la mère dans le développement du droit] – en fait assez critique de l’hypothèse « matriarcale » – que Weber recommande comme une réflexion irréprochable (einwandfrei : dépourvue de préjugés) correspondant à l’état actuel de la recherche à ce sujet. Weber partage son scepticisme au sujet de cette hypothèse, mais fait le commentaire suivant, typiquement « wébérien » :
« Bien qu’elle soit intenable dans le détail, elle constitue, dans sa globalité, une précieuse contribution à l’élucidation de la question ; encore un bon exemple de cette vieille vérité selon laquelle une théorie erronée mais ingénieuse (geistvolles : riche d’esprit) est plus féconde pour la science qu’une théorie juste mais sans génie (geistlose) ».
9Cette belle formule est caractéristique de la générosité de Weber avec des théories scientifiques et politiques qu’il rejette, mais dont il reconnaît l’intérêt. Dans les pages suivantes, il propose une esquisse d’analyse, essentiellement anthropologique, de différentes formes de sexualité – incluant la promiscuité et la prostitution – et de famille qu’on trouve dans certaines sociétés prémodernes et dont la très grande diversité ne justifie pas une formule unique comme « le matriarcat ».
Les cultures dites « primitives » : avec guillemets ?
10La démarche de Weber est sans doute eurocentrique [4] ; elle prend néanmoins ses distances envers la caractérisation des cultures prémodernes et non occidentales comme « naturelles », « primitives » ou immobiles. Il s’agit pour lui de sociétés en mouvement, complexes, avec une histoire et des traversées de conflits. Son historicisme méthodologique fondamental conduit Weber à critiquer ouvertement toute tentative de présenter la condition sociale des « peuples primitifs » comme un univers non historique, dont l’entrée en histoire serait une sorte de chute – comme celle provoquée par le péché originel (Sündenfall) [hors du paradis originaire], une chute dans le monde du « concret », du singulier, bref, de l’historique :
« Un “état originel” [Urzustand] cosmique qui n’aurait pas de caractère singulier ou qui le serait à un degré moindre que la réalité cosmique du monde présent serait évidemment une pensée dépourvue de sens [sinnloser Gedanke]. Or, dans notre discipline, un reste de représentations analogues ne hante-t-il pas les suppositions concernant les “états originels” d’ordre économique et social, dépouillés de tout “accident” historique, que l’on infère tantôt du droit naturel, tantôt des observations vérifiées sur les “peuples primitifs” – par exemple les suppositions concernant le “communisme agraire primitif”, la “promiscuité sexuelle”, etc. – desquelles procéderait le développement historique singulier par une sorte de chute dans le concret [Sündenfall ins Konkrete] ? »
12Il est à noter que dans ce passage Weber met l’expression « peuples primitifs » entre guillemets. L’usage de guillemets est ici important ! Il révèle une prise de distance récurrente envers l’eurocentrisme évolutionniste et toute attitude infériorisante, typique de la colonialité de la pensée anthropologique de son époque, qui situe ces peuples hors de l’histoire, voire hors de la culture.
13L’étude de ces communautés souvent désignées comme « sauvages » – c’est le mot proposé par le traducteur, mais en fait le terme allemand qu’utilise Weber est « Naturvölker », « peuples naturels », ici aussi avec les guillemets ironiques – relève, selon Weber, à la fois de l’ethnographie et de l’histoire économique, comme le témoigne le passage suivant d’Économie et Société :
« Malheureusement les relations entre le lignage, le village, les markgenossenschaften et les allégeances politiques sont parmi les domaines les plus obscurs et les moins explorés de l’ethnographie et de l’histoire économique. Il n’existe pour l’instant aucun exemple que ces relations aient été réellement éclaircies jusque dans leurs fondements, ni par l’analyse des conditions où se trouvaient primitivement les peuples civilisés ni en ce qui touche les peuples encore “sauvages” (“Naturvölker”) en dépit des travaux de Morgan sur les Indiens ».
15Certes, ce texte semble opposer peuples civilisés – sans guillemets – et « Naturvölker » (avec guillemets), mais toute l’analyse qui suit suggère un processus historique, un mouvement de transformation économique, sociale et politique, plutôt qu’une opposition figée et « essentialiste » entre deux univers culturels. Il est également intéressant de noter la référence aux travaux de Morgan, qui apparaît ici plutôt sous une lumière positive, même si ses écrits sont considérés comme insuffisants pour la compréhension des problèmes concernés. Dans ce paragraphe on voit bien comment Weber associe l’anthropologie – ce qu’il appelle « ethnographie » – l’histoire économique et la sociologie politique pour poser des questions qui concernent les liens entre parenté, communauté locale, activités économiques et formes politiques.
16Ceci étant dit, il arrive parfois à Weber d’oublier les guillemets, et de se référer, comme la plupart de ses contemporains, aux peuples primitifs. Le passage suivant, de Économie et Société, est caractéristique ; il s’agit du charisme chez les « primitifs », examiné, d’un point de vue ethnographique, – le terme apparaît explicitement –, dans son rapport à la magie, au mana, aux forces « surnaturelles », toujours à partir d’une perspective compréhensive, c’est-à-dire cherchant à capter le sens des actions et de leur signification pour les acteurs :
« L’être humain primitif voit dans toutes les influences, qui déterminent de l’extérieur sa vie, l’action de forces spécifiques, qui sont propres aux choses, mortes comme vivantes, et aux êtres humains, décédés comme en vie, et leur donne une puissance, utile ou nuisible. Tout l’appareil conceptuel des peuples primitifs, y compris leurs fables sur la nature et les animaux, part de présupposés de cet ordre. Des concepts comme mana et orenda et autres similaires, dont l’ethnographie étudie la signification, désignent de telles forces spécifiques, dont le caractère “surnaturel” consiste uniquement, dans ceci qu’ils ne sont pas accessibles à n’importe qui, mais sont attachés à leur porteur personnel ou objectif (sachlich). Des qualités magiques ou héroïques ne sont que des cas particulièrement importants de ces forces spécifiques. […] Une anarchie régulée par l’adhésion non réfléchie – ou inspirée par la crainte des conséquences indéterminées de changements – aux habitudes factuelles peut presque être considérée comme l’état normal des communautés primitives (primitiven Gemeinschaften) ».
18Il est intéressant que Weber considère “l’anarchie régulée” comme l’état “normal” de ces “communautés primitives” – une hypothèse qui sera développée, plus d’un demi-siècle plus tard, par l’anthropologie contestataire de Pierre Clastres, sans référence à Weber. Cette analyse de l’être humain « primitif » et de son appareil conceptuel semble figer un état « originaire » ; mais dans la suite du texte Weber va examiner, d’un point de vue sociohistorique, comment un leadership charismatique « primitif » se transforme – par exemple chez les Francs et autres tribus germaniques – en Royaume, grâce à la constitution d’un « appareil de domination destiné à la domestication des populations désarmées soumises à la violence » (Herrschaftsapparat zur Domestikation der unbewährten Gewaltsunterworfenen) (Weber, 1922, 771).
L’anthropologie raciale : « un crime contre la science »
19Dans l’éditorial « programmatique » qu’il rédige en 1904, au moment de prendre la direction de la revue Archiv für Sozialwissenschaften und Sozialpolitik (Archive de sciences sociales et de politique sociale), avec Edgard Jaffe et Werner Sombart, Weber va, très ostensiblement, mettre en question l’anthropologie « raciale » comme une démarche qui relève, trop souvent, d’un « dilettantisme » pseudoscientifique :
« Presque toutes les sciences, depuis la philologie jusqu’à la biologie, ont émis, à l’occasion, la prétention de produire non seulement un savoir spécialisé, mais encore des “conceptions du monde” […]. De nos jours, où les nations mènent avec une vigueur croissante l’une contre l’autre une lutte politique et commerciale pour la domination du monde, cette tendance se réfugie dans l’anthropologie [souligné par nous ml, ev]. En effet, une opinion actuellement très répandue estime qu’en “dernière analyse” tout le devenir historique serait le résultat de la rivalité de “qualités raciales” innées. À la simple description non critique des “caractéristiques d’un peuple” on a substitué un assemblage encore moins critique de “théories de la société”, sur la base des “sciences de la nature”. Dans cette revue, on suivra attentivement le développement des recherches anthropologiques, pour autant qu’elles aient de l’importance pour nos points de vue. Il est à espérer qu’un travail méthodiquement instruit réussira peu à peu à triompher de la position – qui ne fait en réalité que documenter notre ignorance (Nichtwissen) – qui tente de ramener causalement les événements culturels à la “race” à la manière dont on les avait aussi réduits au “milieu” et plus anciennement encore aux “circonstances”. Jusqu’à présent rien n’a tant porté préjudice à ce genre de recherches que la prétention de certains dilettantes zélés qui croient qu’ils pourraient fournir à la connaissance de la civilisation, quelque chose de spécifiquement autre et de bien plus considérable que de développer simplement la possibilité d’imputer plus solidement les événements culturels concrets et singuliers de la réalité historique à des causes concrètes, historiquement données, grâce à l’acquisition de moyens d’observation exacts, considérés sous certains points de vue spécifiques. C’est uniquement dans la mesure où l’anthropologie est en mesure de nous fournir des connaissances de cette sorte que ses résultats auront de l’intérêt à nos yeux et que la “biologie” des races sera quelque chose de plus qu’un produit de la frénésie moderne avide de créer des sciences nouvelles ».
21Ce passage est un des rares où le terme « anthropologie » apparaît ; aucun auteur n’est mentionné, mais l’Allemagne ne manquait pas, à cette époque d’anthropologies « raciales », de Ratzel – fondateur de la « géo-anthropologie » – à Ratzenhofer. La critique de Weber vise le fondement méthodologique même de cette démarche positiviste : la construction de théories sociales fondées sur les « sciences de la nature », dans ce cas, la « biologie des races » ; l’utilisation des guillemets suggère une prise de distance de Weber sur le caractère scientifique de ces spéculations. S’il rejette de façon aussi tranchante ce type de déterminisme biologique, c’est aussi parce qu’il s’agit d’une démarche aux antipodes de la socio/anthropologie compréhensive qu’il tente de constituer.
22L’hostilité de Weber aux doctrines raciales est illustrée par son intervention célèbre, lors du Ier congrès de l’Association des sociologues allemands de 1910, dans le débat « Race et Société », présidé par W. Sombart. Il s’agit d’une confrontation ouverte qui l’oppose au docteur Alfred Ploetz, hygiéniste, social-darwiniste et fervent défenseur – au nom de la « science » – du racisme biologique. Bien oublié aujourd’hui, ce personnage était une des plus importantes figures de ce premier congrès des sociologues, invité par le président de la Société allemande de sociologie, Ferdinand Tönnies, lui-même.
23Selon Ploetz, « la société n’est qu’un phénomène partiel de la race ». Si les Noirs nord-américains sont exclus des universités et de plusieurs autres institutions, c’est à cause de leur « infériorité morale et intellectuelle ». Coupant la parole à Ploetz, Weber intervient avec vivacité pour montrer l’absence totale de fondements empiriques :
« Rien de cela n’est prouvé. Je veux témoigner que le plus important chercheur sociologique de tous les États du Sud des États-Unis, avec lequel aucun universitaire blanc ne peut se comparer, est un Noir – Burkhardt Du Bois. Au congrès universitaire de St. Louis nous avons eu la possibilité de partager notre petit déjeuner avec lui. Si un de ces messieurs des États sudistes était présent, cela aurait été un scandale ».
25Comme on sait, Weber avait publié un essai de W.E.B. Du Bois dans sa revue, Archiv für die Sozialwissenschaften. Cette intervention témoigne à la fois de l’attitude personnelle résolument antiraciste de Weber – qui se manifeste aussi dans son rapport avec ses collègues juifs comme Georg Simmel – et son opposition, en tant que chercheur, aux théories raciales prétendument « scientifiques ». Contrairement au sociobiologisme de son adversaire, il ramène chaque fois les croyances et les attitudes idéologiques aux pratiques d’exclusion et aux rapports de pouvoir qui constituent le statut objectif des Noirs américains, un statut qui, après l’émancipation des esclaves, les situe à la fois dans et en dehors de la société (Varikas, 2007, 100).
26Or, si Weber n’a jamais été attiré par le racisme biologique, il fait preuve, dans ses écrits de jeunesse (1892-1896), notamment ceux qui concernent les migrants polonais travaillant comme saisonniers dans les régions à l’est de l’Elbe du Reich prussien, d’un nationalisme virulent qui frôle le racisme culturel [5]. Il parle par exemple de la menace que représente, pour les paysans allemands, le « taux élevé de naissance » de ces populations ; celles-ci sont parfois décrites, à l’image des peuples indigènes, comme nourries « pour ainsi dire de l’herbe du sol » à cause de leur « bas niveau de vie physique et intellectuel » (Weber, 1989 [1896], 43). Mais ce genre d’arguments est plutôt exceptionnel dans son œuvre.
27Weber reviendra à la charge sur cette question lors du IIe congrès des sociologues allemands, tenu à Berlin en octobre 1912. Commentant favorablement une communication du sociologue Franz Oppenheimer, radicalement critique des « philosophies de l’histoire, fondées sur la théorie des races », Weber n’hésite pas à dénoncer les tentatives d’interprétation de l’histoire antique à la lumière de la « théorie des races » comme un « crime contre la science » (wissenschaftliches Verbrechen), fondé sur l’utilisation acritique de concepts « totalement obscurs » (ganz ungeklärten). Concernant la question posée par le conférencier, sur le rapport entre art et race, Weber observe, non sans ironie, que « dans ses principes la musique chinoise est plus proche de l’hellénique que la musique allemande ». Enfin, au sujet d’une explication causale qui ferait remonter des différences de développement culturel à des traits raciaux héréditaires, il se limite à un commentaire méprisant : « Jusqu’ici pas un seul fait de ce type n’a pu être présenté » (Verhandlungen, 1913, 189?190).
Quelques exemples de l’anthropologie sociohistorique de Weber
28L’objectif ici n’est pas, bien entendu, une analyse systématique, et encore moins exhaustive, de la thématique. Il s’agit simplement de commenter deux exemples, qui concernent les généalogies des communautés politiques et la question du totémisme.
Les « Duk-Duk » : la violence masculine aux origines des communautés politiques
29On trouve chez Weber des excursions anthropologiques assez substantielles au sujet des origines patriarcales des communautés politiques, qui constituent une source précieuse de compréhension de la nature à la fois masculiniste et genrée de l’État, ce qui – on le verra – n’est pas la même chose. Dispersées au milieu d’argumentations juridiques plus ou moins ingrates et des observations passagères, des intuitions d’une étonnante actualité offrent autant de pistes et orientent les lecteurs vers des minigénéalogies du pouvoir, à partir du genre et de la sexualité.
30Un exemple frappant sont les diverses formes de « camaraderie » masculine violente qui peuplent les pages d’Économie et Société : les maraudeurs et autres groupes de guerriers qui terrorisent les populations féminines, des jeunes des « maisons des hommes » et des « sociétés militarisées » qui comptent dans leurs exploits initiatiques le rapt des femmes, ou qui s’introduisent dans les « maisons des femmes » pour leur faire peur et les dépouiller, en se servant de masques religieux, scandent des moments d’une formation historique de ce type d’association masculine, esquissant une généalogie genrée de la violence fondatrice du pouvoir et de la communauté politique. Des Syssitia spartiates aux « pirates liguriens » et des ordres de chevalerie chrétiens aux confréries chinoises et aux Duk-Duk polynésiens, l’anthropologue Weber décline, en effet, et essaie de comprendre l’importance de « l’esprit guerrier » et de l’homosocialité masculine dans la formation des communautés politiques, qui incluent les communautés religieuses (Weber, 1978, 262 ; 371).
31Cet esprit guerrier, souligne-t-il, est mis au service du « contrôle » et du « pillage légal » des femmes là où, grâce à l’absence quotidienne des hommes, elles auraient acquis une autonomie économique et une liberté relatives : « Les nombreux moyens inventés pour intimider et dépouiller les femmes – tels que les exploits prédateurs périodiques des Duk-Duk – constituent une tentative des hommes, éloignés de la maison familiale, de renforcer leur autorité menacée. » Au cas où on serait tenté de naturaliser ces pratiques de prédateurs, Weber avertit le lecteur qu’on ne naît pas homme, on le devient : dans « l’ascétisme guerrier, celui qui, n’arrivant pas à passer les rites d’initiation, ne peut plus rester dans la “maison des hommes”, demeure “une femme” », c’est-à-dire exclu du groupe charismatique des hommes (Weber, 1978, 370 ; 371 ; 250).
32Loin d’appuyer l’hypothèse d’un stade de matriarcat universel, il interprète les « groupements maternels » dont il trouve l’écho dans certaines sociétés du passé, comme le résultat de l’organisation militaire des membres mâles de la maisonnée. Ce qui nous intéresse ici – plus que la fiabilité plus ou moins grande de ses sources –, c’est la méthode. Recourant à un nominalisme délibéré et ironique, l’auteur d’Économie et Société opère un va-et?vient entre les « maisons des hommes » lacédémoniennes, ou les exploits des jeunes Duk-Duk, et les casernes ou dortoirs des étudiants de l’Allemagne impériale, entre l’appropriation légale des femmes par les hommes, dans le passé, et les « préjugés » des jurés modernes qui « ne seront presque jamais amenés à déclarer coupable de viol un de leurs “camarades de sexe” (Geschlechtsgenossen) » (Weber, 1922, 510. Cf. Varikas, 2010). Le regard corrosif d’une telle perspective met en lumière des pratiques de pouvoir, rarement pensées comme telles par les sciences sociales. Mais cette approche permet aussi de souligner les discontinuités, les récurrences et les retournements de l’histoire qui contestent l’idée d’une évolution lisse et continue, menant de la communauté primitive à la civilisation, et témoignent de la complexité et de la pluralité des formes de vie et d’appartenance dans les sociétés dites « traditionnelles » que « les modernes », ses contemporains, – et les nôtres – considèrent comme « simples ».
33Si la communauté domestique est le lieu où s’est historiquement développé le gouvernement patriarcal, elle n’est ni le premier ni l’unique mode d’appartenance sociale. Il n’y a rien de naturel dans la famille – étendue ou autre – si ce n’est la dépendance temporaire des enfants de la mère qui les a mis au monde. Weber se méfie des explications monocausales qui réduisent la complexité sociale en subsumant un facteur d’explication dans un autre ; il se méfie, plus particulièrement, des explications économistes qui tendent à sous-estimer l’importance des intentions subjectives des individus et celle des facteurs proprement politiques. Il fait, quant à lui, l’hypothèse de la primauté historique du politique sur l’économique : les origines de la famille patriarcale, et de la famille tout court, ne sont pas, selon lui, économiques, mais plutôt politiques, liées à la dispersion militaire des guerriers dans la campagne. Son argument général est que l’apparition du ménage et de l’autorité domestique sont relativement indépendantes des conditions économiques ; et, s’il est indéniable que celles-ci façonnent et sont façonnées par des relations économiques, il ne s’agit pas d’une nécessité historique, mais plutôt du produit d’une structure développée ainsi dans l’histoire.
34Les « minigénéalogies » wébériennes nous disent autant sur l’actuel que sur le passé, attirant notre attention vers la recherche de combinaisons de facteurs qui ont rendu possible le présent que l’on connaît. Elles n’effacent pas la distinction entre le moderne et le « primitif », mais rendent possibles des comparaisons pertinentes. C’est le cas de la double généalogie, politique et sexuée de l’État moderne (Brown, 1992, 23-24). La première témoigne de ce que Ortega y Gasset a appelé « les origines sportives » de l’État qui remontent aux « bandes des guerriers […] vivant aux dépens d’une population territoriale » et s’exprime de nos jours dans la prérogative de la souveraineté de l’État. Elle préfigure cette combinaison de sexualité prédatrice, de territorialité, de violence et de fraternité », qui marque, selon Weber, le monopole du « recours à la violence sans fard comme moyen de contrainte pour l’extérieur mais aussi pour l’intérieur, [qui] est tout simplement constitutif de tout groupement politique […]. Bien plus […] c’est ce qui en fait un groupement politique ». Celui-ci s’exprime de manière flagrante quand il s’agit des bandes urbaines ; en apparence réglementée, rationalisée et légitimée quand il s’agit de la politique extérieure de l’État (Brown, 1992, 23-24. Cf. Weber, 1986,15).
Une autre généalogie remonte aux premières formations de la communauté domestique au sein de laquelle l’autorité patriarcale est fondée sur la capacité des hommes de défendre la maisonnée contre le pillage des guerriers. L’autorité familiale trouverait ainsi sa légitimation dans la « protection » qu’elle assure aux femmes contre la violence masculine institutionnalisée. Autrement dit, la famille patriarcale et sa structure d’autorité légitime n’émergent pas simplement des exigences d’une « unité économique », mais aussi comme « une barrière entre des individus vulnérables et les incursions parfois brutales des organisations qui préfigurent l’État » (Brown, 1992, 25). Codifié, assuré par une division inégale des droits et une division asymétrique du travail, cet « arrangement » éclaire l’interdépendance actuelle entre l’État et la famille ; l’un fournit les impératifs – et la justification – de l’autre.
Totem et Tabou : Weber contre le « dogmatisme évolutionniste »
36Le totémisme est un concept « classique » de l’anthropologie à ses origines, et Max Weber fait un certain nombre de références à cette forme « primitive » de culte, même s’il prend, comme nous verrons, une certaine distance envers la littérature anthropologique à ce sujet. Sa démarche sur cette question témoigne d’un aspect fondamental de sa méthode comme socio/anthropologue, un aspect qui le distingue de la plupart des anthropologues contemporains : le refus de l’évolutionnisme.
37Dans la section sur la sociologie des religions d’Économie et Société il est question du totémisme notamment dans le chapitre intitulé « Concept de dieu. Éthique religieuse. Tabou ». Weber définit le totémisme comme la croyance dans des esprits qui habitent des objets, des plantes ou des animaux, et dans un rapport spécifique entre ces esprits et un groupe humain. Un des traits typiques du totémisme est l’interdiction de tuer ou de manger l’animal totem – en dehors des repas cultuels de la communauté. Les clans totémiques sont exogames, mais le totem ne se limite pas à des fins politico-sexuelles ou au « parentage » ; c’est une forme extrêmement répandue de placer la fraternité sous l’égide d’une garantie magique. L’analyse reste assez générale et « idéal-typique », même si quelques exemples sont mentionnés en passant : la Polynésie et les îles du Pacifique sud.
38Cependant, selon Weber :
40Aucun auteur n’est mentionné, mais il s’agit, de toute évidence, d’une saillie polémique contre Frazer et/ou Durkheim, les deux principaux anthropologues du début du xxe siècle à mettre au centre de leurs travaux le totémisme comme forme « originaire ».
41Cette polémique est en rapport étroit avec la critique sociologique et historique plus profonde de Weber contre l’évolutionnisme, la doctrine dominante à son époque dans les sciences sociales en général, et dans l’anthropologie (et l’ethnologie) en particulier. Il existe à ce sujet une « note de bas de page » très intéressante, où il est aussi question du totémisme, dans Le Judaïsme antique (1921) ; Weber s’en prend à ce qu’il appelle « l’ethnographie moderne », et mentionne, comme exemple de ce type de démarche « dogmatique », l’œuvre d’un des précurseurs de l’anthropologie moderne, Robertson Smith :
« Une interprétation “évolutionniste” de l’histoire de la religion israélite a tendance à recourir à des présuppositions qui perturbent (trüben) la connaissance impartiale, si elle dogmatise […] les résultats de l’ethnographie moderne et de l’étude comparée des religions et les applique sans aucune discrimination à l’évolution de la religion israélite. Cet évolutionnisme dogmatique admet que les représentations magiques et animistes que l’on peut observer dans tous les groupements “primitifs” de l’univers ont dû nécessairement exister à l’origine de l’évolution religieuse d’Israël […]. Les travaux de Robertson Smith, The Religion of the Semites, ainsi que des œuvres parfois brillantes de certains spécialistes de l’Ancien Testament ont mis en valeur – comme on pouvait s’attendre – les analogies qui existent entre les commandements rituels, les mythes et les légendes d’Israël, d’une part, et de nombreuses représentations magiques et animistes, d’autre part (c’est à juste titre que Meyer s’est moqué de ceux qui voulaient à tout prix trouver des traces de “totémisme” en Israel) ».
43L’argument de Weber est sans doute influencé par son choix de mettre en évidence « la spécificité indiscutable de l’évolution religieuse d’Israël » et la rupture qu’elle va apporter entre éthique religieuse et magie – un thème essentiel de sa sociologie des religions. Mais la critique, au-delà du cas de Robertson Smith et de son livre, Lectures on the Religion of the Semites (1889) – ouvrage qui de l’avis général des anthropologues d’aujourd’hui souffre « de la place excessive accordée à un prétendu totémisme [6] » – concerne de façon plus générale l’usage évolutionniste du concept de « totémisme » par les anthropologues (désignés à tort par Weber comme « ethnographes »).
44Certes, Weber ne met pas en question l’utilité du concept – à condition qu’on se garde d’en faire une clé universelle. Il revient sur la question dans son Histoire économique, en s’intéressant surtout aux liens possibles entre le « droit matriarcal » et le totémisme : le groupe totémique – association cultuelle pacifique, autour d’un objet (un animal, une plante ou autre) censé posséder un esprit avec lequel les membres du groupe se trouvent dans une communauté animiste – relève presque toujours de la matrilinéarité : les enfants appartiennent au clan maternel. Cependant, observe-t-il, « c’est probablement aussi dans la maison des hommes qu’il faut chercher l’origine du totémisme » (Weber, 1991 [1923], 70).
45Il est intéressant de noter que c’est à la suite de cette phrase que Weber va citer, dans une note de bas de page, deux des principaux anthropologues de son temps : J. G. Frazer, auteur de Totemism and Exogamy (1910) et… Émile Durkheim, dont il mentionne les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Alcan, 1912. Ce n’est qu’une référence bibliographique, sans commentaire, mais elle doit être une des rares, peut-être la seule mention à Durkheim dans l’immense œuvre de Weber.
46En fait, il n’est même pas sûr que cette référence soit vraiment de Weber : dans leur préface à l’édition allemande de l’Histoire économique, les deux responsables de la mise au point du texte, S. Hellmann et M. Palyi, affirment avoir ressenti le besoin de « compléter » les notes de Weber (et de ses élèves) dans un seul domaine : les références bibliographiques (Literaturangaben) (Weber, 1923, VI). Ils ont ainsi ajouté une liste d’ouvrages, qui se trouve à la fin de l’« Introduction », mais on ne sait si ce procédé concerne aussi les notes de bas de page. Considérons, jusqu’à preuve du contraire, qu’elles sont de Weber lui-même : le fait qu’elles contiennent non seulement des noms d’auteurs, mais aussi des commentaires écrits par Weber lui-même – comme celui concernant le livre de Marianne Weber, cité plus haut – plaide pour cette hypothèse. En tout cas, les divers passages sur le totémisme sont un des exemples les plus frappants de l’appropriation et réinterprétation, par Weber, des travaux des anthropologues.
Conclusion
47Max Weber était avant tout un sociologue, intéressé par les rapports entre économie et société et par l’histoire des religions. Ses excursions en anthropologie sont limitées, et relèvent toujours d’une démarche interdisciplinaire, socioanthropologique et historique. Mais une dimension anthropologique ou ethnologique est bel et bien présente dans ses écrits, notamment au sujet des rapports entre magie et religion, ou à propos des formes de la parenté, ou encore sur les généalogies du pouvoir. On trouve, ici ou là, des références et des critiques à l’anthropologie de son époque. Fidèle à sa méthode compréhensive, Weber est allergique à toute forme d’« anthropologie raciale » et son historicisme le porte à se méfier des tendances évolutionnistes.
48Il est difficile de distinguer, au niveau méthodologique, sa socio-logie de son anthropologie : la différence concerne plutôt le type de société étudiée. Comme ses contemporains, Weber distingue les sociétés occidentales modernes de celles, « primitives » (avec guillemets) des mondes non occidentaux, – the West and the Rest, comme on le dit aujourd’hui, non sans ironie, dans les études postcoloniales. Mais cette distinction n’est pas figée ni essentialisée, et elle ne l’empêche pas de suggérer des analogies et des comparaisons.
49Certes, l’anthropologie de Weber est de seconde main ; ses sources sont les travaux d’ethnologues, anthropologues, historiens ou sociologues occidentaux. Ce n’est pas du tout un « chercheur de terrain ». Une des rares références à une observation participante directe se trouve dans une note du chapitre « Caractéristiques psychologiques et sociologiques du prophétisme scripturaire » du Judaïsme antique : analysant les phénomènes d’extase émotionnelle, où l’esprit « se déversait » sur la communauté, dans les assemblées chrétiennes primitives, il commente, en bas de la page :
« Ceci se retrouvera chez les anabaptistes et les quakers du xvie et du xviie siècle ; de nos jours, cela se reproduit de la façon la plus prononcée dans les églises noires d’Amérique (même dans celles de la bourgeoisie noire, par exemple à Washington, où je l’ai vécu (erlebte) ».
51Bien entendu, sa méthode compréhensive, sa construction de types idéaux, ses concepts sociologiques, – charisme, prophétisme, magie, désenchantement du monde –, ont été largement utilisés par plusieurs générations d’anthropologues. Sa typologie des formes de domination est une référence essentielle pour l’anthropologie politique (G. Balandier). L’approche compréhensive de Weber est sans doute la principale source d’inspiration de l’anthropologie dite interprétative de Clifford Geerz et de sa définition de la culture :
« Croyant, comme Max Weber, que l’être humain est un animal suspendu à des réseaux de signification qu’il a tissés lui-même, je considère la culture comme étant ces réseaux, et son analyse comme étant, par conséquent, non pas une science expérimentale à la recherche d’une loi mais une science interprétative à la recherche de signification. »
53Non sans une pince d’humour, Geerz regrette que les anthropologues n’aient pas fait un usage plus extensif de la méthode comparative-institutionnelle, « en partie parce que Weber fait peur aux anthropologues » ; heureusement, ajoute-t-il,
« sa fine main germanique peut être clairement perçue dans une série d’études récentes sur quelques-uns des États noirs africains les plus développés – Buganda, Busoga, Fulani, Éthiopie, Ashanti ».
55Rares sont les anthropologues qui ne se réfèrent pas au concept de charisme, sans nécessairement mentionner Max Weber. La dimension critique n’est pas absente de cette utilisation : ainsi l’anthropologue culturel anglais Peter Worsley, dans son ouvrage The Trumpet Shall Sound: a Study of Cargo Cults in Melanesia (Worsley, 1957) soutient que le charisme n’est pas un ensemble de « qualités extraordinaires » d’un individu, mais une construction socioculturelle collective, la projection des désirs et aspirations d’un groupe ou communauté sur une personne donnée. Mais l’histoire de la réception de Weber par l’anthropologie du xxe siècle déborde du cadre du présent article.
Notes
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[1]
« L’anthropologie est née, en effet, de la découverte, par l’Europe de l’humanité exotique… » (G. Lenclud, « Histoire et anthropologie », in Bonte?Izard, 1991, 334). Dans sa conférence inaugurale de janvier 1960 au Collège de France, Lévi-Strauss affirmait que pendant longtemps les ethnologues et anthropologues ont préféré étudier les sociétés « froides », qui choisissent d’ignorer leur dimension historique, laissant aux historiens les sociétés « chaudes », – celles qui au contraire la valorisent. (Cf. J. Pouillon, entrée « Lévi-Strauss » in Bonte-Izard, 1991, 418). Comme l’observe l’anthropologue André Mary, la quête de « l’autre » est constitutive du « détour anthropologique […] qui veut que l’épreuve de la compréhension des autres (sauvages, primitifs, paysans) soit une des clés de la connaissance de soi » (André Mary, entrée « Anthropologie des religions », in Azria et Hervieu Leger, 2010, 43). Vers la fin du xxe siècle, l’anthropologie a commencé à explorer aussi les sociétés modernes. S’il nous semble artificiel d’appliquer ce critère aux travaux de Weber, il importe de souligner que certains de ses écrits rendent souvent difficile une nette distinction.
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[2]
« Max Weber », par J.-C. Galley et G. Lenclud, in Bonte-Izard, 2000, 742?744.
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[3]
Weber a ainsi réfléchi sur la relation entre religion et territoire dans les sociétés lignagères et dans les sociétés modernes, comme le signale E. Dianteill (2002).
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[4]
Pour une critique de l’eurocentrisme de Weber, voir Dussel, 2002, 221?244.
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[5]
Pour une étude documentée, mais extrêmement unilatérale, à ce sujet voir Zimmerman, 2006 ; une approche beaucoup plus nuancée se trouve dans l’ouvrage intéressant de Winter, 2004.
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[6]
Je cite l’entrée sur William Robertson Smith par D. Casajus in Bonte-Izard, 1991, 667.