1La représentativité est une problématique d’importation anglo-saxonne [2]. La question posée ici est de savoir si on peut l’appliquer avec fruit au cas militaire français, et si elle est susceptible d’y rencontrer des échos, internes ou externes aux armées.
2Les principes en sont simples : est représentative une institution dont la composition sociale et le spectre des représentations, valeurs et attitudes dominantes reflètent celles d’une population plus large de référence. Les versions consensuelle et militante de l’argument normatif souvent invoqué aux États-Unis depuis un demi-siècle, au Royaume-Uni depuis une décennie et plus, ont en commun de poser qu’en régime démocratique, si la société est diverse, une institution publique trouve avantage à l’être, voire prend des risques en ne l’étant pas. Sa traduction « militaire » s’énonce comme suit : parce qu’elles sont plus que d’autres soumises à un impératif de légitimité et de soutien social et politique, mais aussi de crédibilité opérationnelle, les armées doivent s’y montrer sensibles [3].
3Là s’arrête la simplicité. Les critères servant à l’appréciation de la représentativité sont potentiellement nombreux. Cette appréciation, quantifiée ou symbolique, peut varier selon les valeurs et les normes auxquelles on se réfère – aujourd’hui : intégration, citoyenneté et égalité de traitement, ou reconnaissance d’identités particulières d’égale dignité. La pertinence de la question est sélective : personne ne s’inquiète de moyennes d’âge ou de niveaux d’aptitude physique fort différents à l’intérieur et à l’extérieur des armées, puisque de tels écarts se justifient de manière fonctionnelle évidente. En réalité, l’attention que reçoit la notion semble subordonnée à l’existence de sujets socialement et/ou politiquement sensibles au sein de la société englobante, dont des exemples classiques sont fournis par la surreprésentation ancienne des Noirs dans les armées américaines ou la montée (en nombre et en niveaux de responsabilité) des femmes militaires un peu partout en Occident.
4Il fut un temps où, en France, leur représentativité ne préoccupait pas plus les armées que la société dans son ensemble. La conscription en principe universelle qui alimentait l’essentiel du rang et une petite partie de l’encadrement était intégralement masculine, sans que cela émeuve grand monde. L’homogénéité culturelle, l’absence de grands clivages régionaux, le principe républicain faisant prévaloir l’intérêt de la nation et les normes de la citoyenneté sur les préférences subjectives des individus n’inclinaient guère à s’interroger sur le caractère représentatif ou non de la composition sociale des armées [4]. Le seul endroit où l’on veillait consciemment aux équilibres ethnoculturels, selon l’origine nationale, était la Légion étrangère. La vieille question, apparue sous la IIIe République, du danger que pouvait constituer un corps des officiers idéologiquement droitier a perdu toute actualité au-delà des années 1960. Tout au plus note-t-on, peu après, l’émergence d’une interrogation, peu suivie d’effets avant 1996 [5], sur les inégalités face au service militaire obligatoire quand se renforce sa perception comme une corvée plus que comme l’honneur de servir la patrie ou un rite de passage masculin, et que les besoins en effectifs militaires n’épuisent plus les ressources humaines qu’il fournit.
5Pourtant, on peut poser la question de savoir si les conditions ne sont pas aujourd’hui réunies pour que, comme en terre anglo-saxonne, le sujet fasse un jour l’objet de débats récurrents. La première raison réside dans la montée de la diversité dans les réalités sociales et les préoccupations politiques du pays. La deuxième est liée à une évolution du contexte d’ensemble que, par souci d’économie de langage, on résumera en se référant à ce que François Dubet (2009) appelle la « décomposition du modèle de l’intégration », ou à ce que d’autres ont pu décrire comme une transition (ou, de manière moins évolutionniste, une tension) entre modernité « classique » et modernité « radicale » ou « tardive » (Giddens, 1990). La troisième, dans le changement majeur qui a affecté, il y a une décennie, le mode de recrutement des armées en France, source d’effectifs beaucoup plus restreints qu’autrefois.
État de la question et spécificité des armées
6La représentativité des bureaucraties publiques a donné lieu aux États-Unis à une abondante littérature de sociologie politique. On en situe les origines à la fin de la Seconde Guerre mondiale (Kingsley, 1944 ; Levitan, 1946 ; Long, 1952 ; Van Riper, 1958), lorsque se pose la question de savoir comment faire contribuer au fonctionnement démocratique du pays les grandes organisations publiques du New Deal et un État fédéral que la Grande Dépression, puis la guerre totale ont considérablement renforcés. Il s’agit d’abord de surmonter la tension entre bureaucratie et démocratie. Dès lors que la représentativité passive (origines) se double d’une représentativité active (valeurs, attitudes) de leurs membres, la question du contrôle politique des bureaucraties se trouve sinon réglée, du moins sensiblement allégée.
7De là, l’activisme militant passera, après 1960, des valeurs et du contrôle politique interne des bureaucraties aux besoins et aux intérêts de leurs assujettis ou ayants droit insuffisamment représentés jusque-là (minorités, femmes), puis à leur empowerment. Ce qu’on peut résumer en disant que la valorisation de la diversité dans les processus de prise de décision politico-administrative
« multiplie les points d’accès à la puissance publique, disperse les ressources de pouvoir et parvient tant bien que mal à établir un dialogue rationnel plein et entier ».
9Le mécanisme postulé peut se trouver contrarié par la socialisation des bureaucrates, formés à la loyauté envers l’organisation qui les emploie (Selden, 1997). Si l’effet attendu ne semble guère enrayé là où l’enjeu est une allocation équitable de ressources publiques divisibles (Selden, 1997, XIII-XIV), la question se pose avec plus d’acuité lorsqu’on a affaire à des biens publics indivisibles, tels que protection de l’environnement – ou défense nationale (Konisky, 2007).
10Il semble en effet qu’on doive en la matière tenir compte des spécificités des armées. C’est ce qui apparaît lorsqu’on lit que si la représentativité est assurée, les politiques publiques découlent « du point d’équilibre atteint dans les luttes entre groupes à un moment donné » (Guinier, 1994, 175). Même si sur certains points (par exemple, la place des femmes, des homosexuels ou des minorités) une telle vision peut s’avérer pertinente, et si la représentativité peut influer, de façon positive ou négative selon qu’elle est ou non effective, sur l’exécution des missions [6], il est clair que dans une institution aussi hiérarchique que les armées, la portée de l’action ou de l’influence discrétionnaire [7] des individus est plus limitée qu’ailleurs. Il faut aussi compter avec la socialisation militaire, qui valorise fortement une cohésion que fonde la communauté de destin potentiellement tragique née de la perspective du combat, et débouche sur une fraternité d’armes dont l’expérience historique suggère qu’elle est de nature à transcender les diversités d’origine. Une autre spécificité liée au combat réside dans la sensibilité politique aiguë à une distribution inégale des pertes humaines – cas des États-Unis au moins depuis le Vietnam – lorsque le recrutement militaire est divers et déséquilibré.
11Enfin, les armées américaines sont une institution symbolique importante aux yeux des Noirs [8], qui se pressent à ses portes depuis plus d’un demi-siècle en tant que lieu puissamment intégrateur [9], moins sujet aux discriminations que le secteur privé, et où peut s’acquérir une créance morale convertible en la « citoyenneté de première classe » que leur dénie la société. Ce phénomène, lié aux effets de stigmatisation qui ont cours à l’extérieur, n’a pourtant rien de nécessaire et doit sans doute beaucoup au statut de prestige (high politics) des questions militaires pour une superpuissance de facto régulatrice de l’ordre mondial. Une contre-épreuve est fournie en la matière par le Royaume-Uni où, depuis la montée de la diversité ethnique et l’effacement relatif des considérations de puissance, les armées, sous la pression d’éventuelles accusations de racisme institutionnel [10], cherchent à diversifier leur recrutement en attirant les minorités [11]. Les objectifs fixés s’y avèrent difficiles à atteindre, car l’ombre de l’ancien Empire fait craindre aux intéressés une reproduction de la domination symbolique coloniale d’antan : les porte-parole des communautés issues de l’immigration en provenance du sous-continent indien ou des Caraïbes exigent au préalable la disparition des musées et rituels militaires de toute trace des symboles de la période impériale.
12Malgré nombre de points de contact, la problématique de la représentativité des armées est donc en décalage avec celle dont traite la littérature récente : elle est plus proche des écrits d’origine, en termes de contrôle interne, que des travaux contemporains. On doit ajouter que cette littérature se montre peu sensible à l’émergence de la logique d’affirmation identitaire dont il va être question ci-dessous, et qu’on peut donc s’autonomiser partiellement par rapport à elle.
La coexistence de deux logiques et ses problèmes
13Les trois dernières décennies ont vu la montée, à côté de la logique moderne classique d’égalité de traitement et de discipline citoyenne au nom du vieux projet politique émancipateur des Lumières, d’une seconde logique, portée par l’individualisation, et gouvernée par le désir d’accomplissement de soi dans un contexte d’effacement des repères sociaux anciens : celle de la modernité radicale. Cette seconde logique fait dévier l’exigence d’égalité vers l’égale dignité d’affirmations identitaires, où les symboles et les styles de vie choisis se substituent pour partie aux intérêts de classe et aux statuts assignés. Elle s’inscrit donc dans le prolongement de la première logique, mais pour une part importante en tension avec elle [12].
14Que les versions « classique » et « radicale » de la modernité soient destinées à coexister ou que la seconde finisse par l’emporter, la gestion de la diversité sera sans doute à l’avenir un problème dont devront tenir compte les responsables des ressources humaines militaires. Il est probable que la fragmentation subjective du groupe central ancien et le passage de statuts assignés à des identités choisies n’interviendront pas du jour au lendemain. Beaucoup d’individus continueront à se prévaloir des vieilles règles de l’intégration et de la minoration volontaire des différences dans la sphère publique. Or, les deux logiques – citoyenneté versus identité choisie – s’opposent en partie, et la politique du personnel sera tiraillée entre des principes conflictuels. Si elles ont en commun l’exigence d’égalité et d’absence de discriminations, l’une des sources de leur opposition réside dans la place qu’elles assignent à cette exigence : finalité vers laquelle on tend pour la logique d’intégration, préalable à l’affirmation identitaire dans la logique « radicale ».
15Une autre difficulté, par endroits déjà observée, résulte de cette coexistence dans des situations de contiguïté. L’inconfort ou des conflits peuvent naître d’attentes divergentes, de réalités pratiques nées de la promiscuité, de la frustration relative réciproque, d’un durcissement des stéréotypes, voire d’un harcèlement [13]. La controverse américaine des années 1990 sur le point de savoir si hommes et femmes doivent subir la formation militaire de base ensemble ou séparément, ou si les critères physiques d’aptitude doivent être les mêmes, illustre ce point (tout comme le fait le débat récemment esquissé en France autour des inconvénients de la mixité éducative : Duru-Bellat, 2010).
16Par ailleurs, la question se pose de l’impact de la diversité sur la cohésion : des identités contrastées sont-elles de nature à perturber les liens verticaux et horizontaux qui sont la trame de la cohésion des groupes primaires ? Ce point a récemment donné lieu à nombre d’études, sans qu’émerge une réponse consensuelle. Pour les classiques des sciences sociales « militaires » [14], la cohésion primaire, ressort majeur de l’efficacité martiale, est favorisée par l’homogénéité du recrutement tandis qu’elle souffre d’une trop grande diversité (ethnique [15], religieuse, d’âge, etc.). Au surplus, les armées ne se réduisent pas à un assemblage de groupes primaires. Elles constituent des ensembles organiques, dont la cohérence et l’efficacité dans la poursuite de buts communs exigent l’intégration symbolique. Enfin, même si les missions d’aujourd’hui s’inscrivent dans un cadre multinational, et si c’est de façon moins directe dans une armée de métier que sous le régime de la conscription, le service sous les armes renvoie à la citoyenneté nationale, laquelle implique l’intégration. Or, sous l’action militante de minorités culturelles, la diversité est en passe de devenir une norme sociopolitique qui ne se laissera pas facilement inhiber par des considérations d’efficacité fonctionnelle [16].
17Une solution de compromis consisterait à concilier la diversité au niveau d’une unité et l’homogénéité à celui de ses composantes élémentaires [17]. Elle s’esquisse depuis la fin des années 1990 aux États-Unis [18] et n’est pas inconnue en Grande-Bretagne [19], mais y suscite des résistances fortes : le remède d’unités « arc-en-ciel » intérieurement ségréguées provoque le malaise [20].
Mesures et enjeux de la représentativité
18Dans la conception citoyenne qui a prévalu jusqu’ici, la mesure de la représentativité – là où elle se pratiquait : pour l’essentiel, aux États-Unis – est arithmétique. Il s’agit de comparer les proportions qui, pour chaque catégorie, affectent les armées et la population totale, susceptible de définitions diverses. La multiplication et le croisement des critères objectifs (sexe, « race » ou « ethnicité », origine familiale, niveau d’éducation, région d’origine, etc.) engendrent une complexité de nature à en rendre une mesure synthétique operationally unmanageable (Eitelberg, 1989) [21]. Du temps de la conscription, la population de référence était la société dans son ensemble ; sous le régime de l’armée professionnelle, c’est plus souvent la population active totale (ou celle des jeunes en âge de s’engager). Les questions auxquelles ces ratios permettaient de répondre, dans le cas américain, étaient de savoir, sous la conscription, si les exemptions légales ne profitaient pas indûment à telle ou telle catégorie, ou si la surreprésentation de tel autre groupe (au Vietnam, les défavorisés ou les Noirs) ne l’exposait pas de manière disproportionnée aux risques du combat ; sous l’armée de métier, si le mode de recrutement n’équivaut pas à une « conscription économique » des plus déshérités (argument des partisans d’un retour à la conscription).
19Dans le cas de l’armée professionnelle, la sous-représentation de certains groupes est le signe d’une propension plus faible que pour d’autres à s’engager, ou d’une discrimination qui ne dit pas son nom ; la surreprésentation, l’effet mécanique de la sous- représentation d’autres groupes ou d’une propension plus forte à servir sous les drapeaux. Trop marquées, sous- et sur-représentation peuvent déclencher des cercles vicieux : des soupçons de discrimination à l’encontre d’une minorité dépriment sa propension à s’engager, tandis que si sa surreprésentation est significative, elle peut dissuader d’autres groupes de venir ou de rester (« effet d’éviction », comme en matière immobilière). Le coût sociopolitique de l’une et de l’autre réside dans une image publique qui ne favorise pas l’identification de la société civile à ses armées. Pire, une sous-représentation « visible » peut susciter des accusations de « racisme institutionnel ».
20Les remèdes classiques sont une meilleure intégration et un renforcement de l’égalité des chances, par la voie procédurale (« affirmative action »), par la voie juridictionnelle (lutte contre les discriminations), par des aides ciblées en vue d’une mise aux niveaux exigés, et/ou des campagnes de publicité visant à susciter des vocations là où elles sont peu nombreuses.
21La modernité radicale tend à substituer aux critères objectifs, sociodémographiques, des critères culturels dans lesquels la part de définition subjective des identités est plus grande. La représentativité se charge de significations et de questions nouvelles. La collecte de statistiques officielles ne suffit plus pour l’apprécier, et il faut recourir à l’enquête. L’affirmation identitaire fragilise alors le vieux principe régulateur de l’égalité de traitement des citoyens, désormais perçu par certains au mieux comme formel et passif, au pire comme une mutilation de leur personnalité et le signe d’une tyrannie majoritaire qui les oblige à passer sous la toise commune.
22Si cette logique va jusqu’au bout d’elle-même et anéantit la précédente (ce qu’elle ne fait encore nulle part), les sous- représentations soulèvent, au sein d’une armée professionnelle, moins de difficultés. La société devient une mosaïque de minorités culturelles, et les armées une tribu parmi d’autres. Il est irréaliste de postuler une proximité uniforme de tous les groupes ainsi définis aux valeurs et normes militaires, et il faut s’attendre à ce que la propension à s’engager varie parmi eux, sans que les différences observées, résultant d’un libre choix, soient jugées problématiques. Il suffit donc aux armées de reconnaître la légitimité et l’égale dignité des valeurs nouvelles dont sont porteuses les minorités qui récusent la domination à laquelle les condamnait leur statut assigné ou stigmatisé dans la donne ancienne. Le seul impératif est que toutes les positions symboliquement enviables leur soient ouvertes sans discrimination. L’exemple des femmes militaires françaises et des fonctions combattantes est parlant à cet égard : le petit nombre d’entre elles qui se portent volontaires pour ces fonctions depuis que les quotas limitatifs ont été supprimés (1998) suffit à représenter toutes les femmes, et à faire disparaître le problème dès lors que les systèmes normatifs militaire et sociétal s’accommodent du nouvel équilibre. Autrement dit, dans un contexte de libre choix et de diversité culturelle à base (au moins en partie) subjective, la représentativité devient symbolique et qualitative plutôt qu’arithmétique, et la sous-représentation statistique n’est plus perçue comme un problème.
23En revanche, le statut des surreprésentations est plus incertain lorsqu’elles dépassent certains seuils. Elles peuvent soulever une interrogation sur l’impact de pertes différentielles en opérations, entraîner une distorsion idéologique ou d’image externe de nature à engendrer des déficits quantitatifs et qualitatifs de recrutement en dissuadant d’autres composantes des viviers de candidats [22], voire introduire des biais dans la manière d’interpréter et d’exécuter les missions. Si donc une modernité radicale parvenue au terme de son ascension donnait aux armées une plus grande souplesse, ces dernières ne sauraient oublier qu’elles sont une institution publique soumise à des impératifs de légitimité, de neutralité, de soutien et (eu égard à des enjeux qui peuvent être considérables) d’efficacité dans l’action, et qu’elles doivent ainsi éviter tous déséquilibres massifs : l’exemple des questions soulevées par les fortes concentrations militaires noires aux États-Unis le souligne assez.
Hypothèses
24Sur la base des énoncés qui précèdent, on examinera ici, dans le contexte français contemporain, deux hypothèses principales guidées par les tendances relevées en Amérique et au Royaume-Uni, soumis à un contexte d’ensemble comparable à défaut d’être identique, et où la professionnalisation des armées est plus ancienne. La première est qu’on trouve bien trace, dans les armées françaises, des phénomènes signalés (diversité d’origines, mais aussi de valeurs et d’attitudes sous leurs deux formes citoyenne et identitaire, et sujette à des sur- et sous-représentations), et de l’intérêt pour elles d’y prêter attention. La seconde conjecture apporte à la précédente des restrictions importantes. La problématique de la représentativité n’a des chances de devenir sensible que si elle est un enjeu symbolique fort pour la société civile : or, les armées ne constituent plus la grande institution symbolique qu’elles furent jadis et ne semblent guère susciter en France l’attention de l’opinion.
25Au manque de stimulation externe directe s’ajoute, au regard de la problématique considérée, un défaut de moteur interne. Cette conjecture s’alimente à trois sources. La première est la tradition française de forte socialisation militaire privilégiant unité et cohésion, de nature à limiter les effets de la diversité (et à privilégier, pour ce qu’il en reste, la logique citoyenne officielle). La deuxième, l’absence jusqu’ici, pour la jeune armée professionnelle française, de problèmes dramatiques de recrutement et de fidélisation. La dernière, la probabilité que les minorités manifestent une satisfaction plus grande dans les armées qu’à l’extérieur [23].
26Si c’est le cas, l’éventualité la plus plausible est que le souci de représentativité s’impose aux armées indirectement, par contagion ou capillarité, à partir de secteurs où elle a déjà récemment déclenché des controverses.
27Quelques autres hypothèses sont formulées. Elles portent (par analogie avec les mêmes pays) sur des thèmes qui semblent se prêter à un questionnement en termes de représentativité : la composition sociale du recrutement, les femmes militaires et les minorités visibles [24].
28L’armée professionnelle, pour des raisons budgétaires mais aussi parce qu’il existe une limite au vivier des candidats à l’engagement dans le rang, produit une baisse substantielle des effectifs. Elle a donc des chances d’être moins représentative que ne le serait une armée plus nombreuse, et de l’être moins au fil du temps [25]. Une polarisation sociale plus marquée peut en résulter. Les limites du vivier masculin traditionnel induisent des problèmes potentiels de recrutement auxquels la féminisation peut utilement remédier : la part des femmes militaires augmente substantiellement partout, ce qui ne peut manquer de soulever la question d’une transformation des normes institutionnelles. Enfin, au regard de la question des minorités, deux situations peuvent émerger. La première, à l’américaine, les voit venir dans les armées en nombre plus que proportionnel en vue d’une « citoyenneté de première classe ». La seconde, à l’anglaise, où les minorités, pour des raisons d’héritage symbolique de la colonisation, ou de discrimination subreptice au recrutement, s’en tiennent ou en sont tenues à l’écart.
29Le présent article s’attache à la collecte de faits de nature à corroborer ou invalider ces hypothèses dans le cas français. On se fondera pour ce faire sur l’analyse secondaire d’études parues dans la décennie écoulée [26], dont les données ont été actualisées partout où des notations ou des chiffres récents sont disponibles. Les cas américain et britannique serviront de témoins.
Le profil social des armées
30La composition sociale des armées, au sens des origines familiales et des niveaux scolaires, n’est pas controversée en France. Les chiffres montrent que le recrutement des officiers a évolué dans un sens socialement un peu plus élitiste et moins traditionnel [27]. La raison, liée à la baisse des besoins en effectifs, mais encore aux efforts d’ouverture, et au retour (déjà ancien) du prestige de la fonction, en est une sélectivité plus forte à l’entrée [28]. Si le recrutement direct des sous-officiers semble avoir souffert d’une certaine désaffection après 2000 [29], il est marqué par un niveau scolaire satisfaisant et des origines sociales sans grand changement. Le rang est composé de jeunes de milieu populaire, pour une large majorité n’ayant pas obtenu le baccalauréat, et demeure traditionnel s’agissant d’engagés.
31La conjonction d’un corps des officiers plus élitaire et d’un rang dont les niveaux scolaires sont en dessous du niveau moyen des jeunes de même âge entraîne des distances sociales plus grandes que sous la conscription. L’hypothèse d’une plus grande polarisation sociale se vérifie. Toutefois, la dérive autoritaire des styles de commandement qu’on pouvait craindre en conséquence ne s’est pas produite, pour des raisons qui tiennent notamment au fait que les officiers sont en partie évalués sur la capacité à fidéliser les militaires du rang sous leurs ordres. De la même façon, le regain identitaire des cadres dû au retour du prestige de la fonction et aux opérations extérieures se trouve limité par la nature souvent incertaine de ces missions (obligeant à des remises en question et à des innovations) et par des styles de vie familiaux que peu de choses séparent – à l’importante exception près des absences répétées du père et/ou de la mère pour cause de manœuvres ou opérations extérieures – de ceux qu’on trouve chez les cadres civils à niveau comparable. Due à l’autosélection des candidats à l’engagement mais aussi à l’accent délibéré mis par la politique de ressources humaines sur les contrats longs [30], la dérive idéologique qu’on pouvait redouter [31] est contrecarrée par l’impératif, né des besoins en effectifs, d’aller au-delà du vivier de ceux qui sont a priori acquis à l’institution militaire (à ses valeurs fonctionnelles, et à l’idéologie spontanée qu’on lui prête). Mais la baisse des effectifs programmée par le Livre blanc de 2008 pourrait limiter ou renverser cette tendance.
32La situation qui prévaut depuis que les armées françaises travaillent sans filet en matière de recrutement n’est donc pas préoccupante. Elle s’est même améliorée sous l’effet de la conjoncture née de la crise économique en cours : le ratio des candidatures au nombre des postes budgétaires à pourvoir dans le rang est passé de 1,6 en moyenne au début de la décennie 2000 à 2,1 aujourd’hui dans l’armée de terre, traditionnellement plus vulnérable que les armées en bleu (où ce ratio est passé d’environ 2 aux alentours de 3). De tels ratios ont de quoi faire rêver beaucoup d’entreprises à ce niveau de qualification. Et plus encore certaines armées étrangères qui, à cause de l’impopularité des guerres en cours (États-Unis, Grande-Bretagne) ou d’une désaffection de la société à leur égard (Espagne), en sont réduites à puiser dans le vivier des résidents étrangers avec promesse de naturalisation (voire de la population carcérale, en échange d’une amnistie). Toutefois, on peut s’interroger sur une amélioration possible de la qualité de ce recrutement eu égard à la complexité des missions et au besoin d’initiative qu’elles induisent souvent, surtout pour l’armée de terre [32]. Une telle amélioration se recommande en outre si l’on veut faciliter la reconversion de ceux à qui les armées ne peuvent offrir une carrière complète : or, la proportion des anciens engagés du rang encore au chômage six mois et plus après avoir quitté le service actif avoisine la moitié, ce qui peut faire craindre un effet rétroactif sur le recrutement.
33Si l’on veut éviter ces difficultés [33], l’élargissement recherché du vivier « rang » passe par une élévation du niveau scolaire ciblé : celui des jeunes titulaires du baccalauréat qui ne poursuivent pas immédiatement d’études supérieures, ou qui les abandonnent rapidement. L’option inverse, qui consiste à « faire du social » et attirer des jeunes en situation d’échec, a été tentée à plusieurs reprises par le passé, notamment dans la marine et l’armée de l’air [34], et n’a pas toujours donné de résultats très positifs en termes de manière de servir [35]. Cette pratique s’apparente à celle en vigueur au Royaume-Uni, et contraste avec celle qui prévaut en Amérique, où depuis plus de vingt ans le niveau scolaire moyen des engagés du rang est supérieur à celui des civils du même âge [36]. L’exemple américain souligne les avantages (même contrariés par l’influence dissuasive des guerres en cours sur le recrutement) d’une solution « par le haut », l’exemple britannique, les inconvénients d’une situation où les armées se laisseraient enfermer dans une image d’employeur de dernier ressort (image dont, une fois qu’elle est installée, il est difficile de sortir).
34Enfin, on notera qu’on ne signale à ce jour aucune incidence négative notable de la diversité sur la cohésion primaire ou secondaire, ce qui témoigne de la résilience de la culture et de la force de la socialisation martiales.
Les femmes militaires
35La féminisation des armées a pris avec leur professionnalisation intégrale une ampleur remarquable : la proportion de femmes militaires a doublé en une décennie et triplé en quinze ans [37]. L’intérêt d’un vivier de qualité [38] n’échappe à personne dès lors que le filet de sécurité de la conscription a disparu. La présence féminine allège les besoins en recrutement masculin, et les armées y trouvent l’avantage d’offrir l’image d’une institution qui n’est pas à la traîne ou réticente devant les évolutions de la société englobante. Bien que leur présence au sein des armes et fonctions de combat soit moins que proportionnelle à leur part dans les effectifs [39], près d’un quart des femmes militaires ont déjà participé à une ou des opérations extérieures.
36Un fait notable est que les femmes militaires sont présocialisées dans de larges proportions puisque environ un quart d’entre elles viennent de familles de militaires, et que près de la moitié ont dans leur entourage proche, hérité ou choisi, des militaires présents ou passés. Leurs orientations normatives sont traditionnelles, comme l’indiquent leurs motifs de carrière, liés à une certaine image de l’institution : intégrité, discipline, obéissance, équité, hiérarchie, patriotisme, missions de service public, prestige. Les armées sont vues par elles comme une grande institution pérenne, dont les fonctions, l’organisation structurée et les principes méritocratiques garantissent un positionnement social favorable, de solides repères, autant que la sécurité de l’emploi. Cependant, la vie militaire est aussi perçue comme un défi personnel, et la chance d’échapper aux types banals d’emploi auxquels les femmes de qualification moyenne peuvent prétendre dans le civil. Les entretiens citent l’extraversion, le goût du changement, les voyages et les activités de terrain comme motifs additionnels. Ils font aussi ressortir l’attrait qu’exerce sur elles le fait de servir dans un environnement majoritairement masculin, qui en fait une minorité objet de prévenances comme source d’un recrutement de qualité, et à qui le souci d’équité de l’institution bénéficie pleinement. Révélateur à cet égard est le fait de réactions souvent mitigées de leur part devant la perspective de voir leur nombre croître substantiellement : si elles voient bien qu’une telle éventualité allégerait certaines des difficultés qu’elles rencontrent, elles redoutent la baisse de niveau qui pourrait s’ensuivre, et la détérioration de leur image aux yeux de leurs homologues masculins et de la société, mais aussi à leurs propres yeux. La revendication de parité ou de stricte représentativité numérique (51,5 % de femmes !) leur est étrangère : elles savent cette éventualité improbable en milieu militaire, même à très long terme.
37Quelques sujets de récrimination n’en sont pas moins présents. La source principale de problèmes est de nature symbolique et tient dans les réserves que manifestent certains de leurs camarades masculins, notamment dans les armes ou spécialités de combat ou dans les grandes écoles d’officiers, pour qui la virilité est une référence centrale et qui perçoivent la présence féminine dans leurs rangs comme une attaque frontale contre leurs traditions et leur identité collective. Les stéréotypes concernant leurs aptitudes physiques et militaires en sont une autre. Bien que le phénomène ne soit pas majoritaire parmi les hommes, il signifie que les femmes doivent continuellement faire leurs preuves dans les activités s’approchant si peu que ce soit du « cœur de métier ». Un autre sujet susceptible de les froisser est la crainte des hommes que, par une sorte de discrimination positive qui ne dit pas son nom, les promotions féminines doivent moins au mérite que les leurs propres. Cependant, ces attitudes masculines à leur endroit sont perçues par elles comme minoritaires [40] : l’enquête précitée indiquait qu’une large majorité était optimiste quant à l’évolution future de leur présence au sein des armées. Le sexisme officiel est inexistant, et sa variété privée n’est pas dénoncée par ses victimes comme virulente ou répandue.
38Face aux quelques difficultés qui perdurent, les femmes militaires tendent à réagir de deux façons différentes : c’est le cas notamment s’agissant de la marge de tolérance qui leur est accordée en matière d’habillement, de coiffure ou de maquillage. Certaines, surtout là où leurs rangs sont très clairsemés, effacent délibérément leur identité féminine et revendiquent une complète égalité de traitement avec les hommes ; d’autres, qu’on rencontre généralement là où elles atteignent une masse critique, choisissent au contraire de mettre à profit les quelques occasions qui se présentent de la mettre en valeur.
39La comparaison mutuelle des hommes et des femmes produit classiquement deux types de discours. L’un insiste sur la variabilité individuelle des aptitudes et des attitudes et minore les différences de genre : l’allocation des positions ne doit dépendre que des inclinations, des aspirations et du mérite personnels. L’autre discours, au contraire, met l’accent sur les différences entre les deux sexes. Les femmes militaires sont alors vues comme mentalement agiles, rigoureuses, dévouées, pugnaces, endurantes et plus capables de tact, mais aussi plus vulnérables au plan physiologique, moins fortes physiquement, moins disponibles, et plus susceptibles que les hommes de « craquer » dans les situations critiques. Si cette argumentation s’expose au risque de stéréotypes essentialisants, elle se trouve confortée par une certaine vraisemblance fondée sur des perceptions de moyennes (selon la logique identifiée par Edmund Phelps). Il serait erroné d’en déduire que ses partisans se concentrent parmi les hommes les plus conservateurs : nombre de femmes déclarent ne pas être opposées à une réécriture des règles du service qui prendrait en compte leurs spécificités de genre, notamment pour introduire plus de souplesse dans les horaires de service et leur permettre de faire face aux rôles familiaux qu’elles assument. Il y a donc des femmes et des hommes des deux côtés de ce débat officieux qui (si l’on en croit les commentaires « postés » sur les blogs ou forums Internet dédiés à la Défense) ne prend jamais de tonalité virulente : l’adaptation institutionnelle s’est faite sans controverses majeures.
40La situation se marque donc au total par une certaine ambivalence, puisque les deux logiques décrites plus haut sont présentes simultanément. L’égalité de traitement étant presque entièrement conquise, et la seule question sous-jacente étant de nature symbolique avec pour enjeu une transformation des normes dominantes sur certains points clés, la logique de reconnaissance identitaire s’exprime, même si c’est timidement. Les valeurs affirmées sont clairement du côté de l’intégration, mais la minorité des femmes militaires (et plus encore celle, très limitée, des femmes militaires tenant des rôles combattants) représente toutes les femmes sans que les intéressées et surtout la société civile y trouvent à redire.
La place des minorités visibles
41Plus sensible est la question de la représentativité des armées au regard des minorités visibles. On le sait, l’estimation numérique en était jusqu’ici impossible en France, en raison d’un principe d’ordre constitutionnel (art.1 : égalité des citoyens sans distinction de catégorie objective ou subjective), des lois et de la jurisprudence qui le déclinent et le précisent. Sans qu’on en vienne à autoriser la confection et l’usage de statistiques ethniques à titre normal, le droit et les mœurs se sont assouplis très récemment. Les enquêtes dévoilées en mars-avril 2010 [41] innovent à cet égard en permettant une estimation de l’importance relative de ces minorités visibles – sous réserve d’estimations de la population concernée d’outremer [42]. Sur ces bases, on peut en situer la population aux alentours de 9 millions d’habitants de nationalité française, soit 14 %. La part des mêmes dans la population des 18-50 ans (qui recoupe pour l’essentiel la population des armées puisque l’âge moyen de départ se situe à un peu moins de 44 ans) est de 2,7 millions, soit 10 %. Enfin, la tranche des 18-25 ans peut s’estimer à 800 000 personnes, soit 16 % de ces classes d’âge.
42Le numérateur du ratio, en revanche, est inconnu. L’étude (qualitative) de Withol de Wenden et Bertossi, conduite en 2004, ne s’aventurait guère en avançant une fourchette de 10 à 20 %. Ces chiffres ne permettent pas de conclure : si le bas de la fourchette est retenu, la représentativité numérique est plutôt faible, tandis que si l’on retient le haut il y a surreprésentation plus ou moins marquée quelle que soit la population considérée (ensemble : 18-50 ou 18-25 ans). La même enquête montrait que les intéressés avaient le sentiment, plus ou moins marqué selon l’armée considérée, d’être sous-représentés, mais en phase ascendante depuis la professionnalisation.
43On en saura sans doute bientôt davantage. Mais on peut conjecturer sans attendre que les corps de cadres n’ont pas encore enregistré de grands changements en termes de « diversité », et que ces changements sont essentiellement le fait du rang. Au sein de ce dernier, la présence de jeunes d’origine maghrébine, déjà attestée il y a vingt ans dans les régiments professionnalisés mais aussi parmi les appelés [43], a des chances de s’être affirmée. À cela trois raisons. La première est la surexposition connue de ces jeunes (surtout des garçons) au risque du chômage en raison de discriminations à l’embauche dans le secteur privé. La deuxième est leur surreprésentation dans le secteur public en général (Silberman & Fournier, 2006), qui donne à penser que les armées n’y échappent pas entièrement. La dernière, que contrairement à ce qu’on observe au Royaume-Uni, les crispations postcoloniales, qui pourraient déprimer le volume de leurs candidatures à l’engagement, sont absentes : ce sont souvent les familles qui poussent en ce sens comme remède à l’enfermement dans les quartiers, et source possible d’ascension sociale.
44Le problème est que la promotion est gênée par le faible niveau scolaire des garçons [44], favorisé par l’orientation « sociale », impulsée par l’extérieur (notamment par le politique depuis qu’il est sensibilisé à l’insertion des jeunes des quartiers), qui consiste à traiter l’armée comme une seconde chance éducative à des fins qui, depuis la professionnalisation intégrale, ne sont plus les siennes. L’échec relatif de ces mesures souligne que la stratégie la plus adaptée serait au contraire d’attirer les meilleurs des jeunes concernés.
45Les entretiens (Withol de Wenden & Bertossi, 2005) montrent les militaires issus de l’immigration acquis aux valeurs de l’institution [45]. Leur entourage familial ou le cercle des amis compte déjà des militaires. Là encore, les motifs à l’engagement incluent un environnement professionnel structuré, et le prestige, à quoi ils ajoutent le respect. Voyages, aventure et diversité des emplois offerts complètent la palette. Ils attendent de l’institution la sécurité et une amélioration de leur statut – immédiatement constatable par contraste : l’uniforme et les insignes de grade leur donnent le sentiment d’exister, qui cesse lorsqu’en civil ils quittent le service. Leur expérience sous les armes est conforme à leurs attentes.
46On est donc ici dans la logique citoyenne d’intégration améliorée, que les armées favorisent. Ceci est corroboré par la faiblesse des solidarités ethniques ou culturelles parmi les minorités visibles (qu’on ne rencontre que chez les militaires originaires d’outremer). Mais si les intéressés souhaitent que l’institution soit aveugle à leurs différences (ce qu’elle est dans une très large mesure), l’image qu’en miroir ils reçoivent de leur entourage proche dans le service est source de frustrations. Ils sont d’abord en butte à des remarques, plaisanteries ou discriminations informelles plus ou moins racistes. Comme les femmes militaires, ils ont le sentiment d’avoir à faire constamment leurs preuves en tant que « vrais » militaires. Islam et minorités visibles se recoupant dans une assez large mesure, les intéressés n’apprécient pas que dans le contexte contemporain (terrorisme islamiste, émeutes dans les banlieues ghettoïsées) leur loyalisme soit mis doute. Ils se disent prêts à agir dans des pays de culture islamique (sauf peut-être celui d’où est originaire leur famille) si les valeurs à défendre sont universelles, et ils ne font pas montre d’une solidarité ethnique ou religieuse particulière à l’égard des États ou factions en lutte au Proche-Orient. Or, s’ils sont venus dans l’armée, c’est qu’ils la considèrent
« comme une vaste entreprise de “blanchiment”, social et culturel, de contournement des discriminations par la professionnalisation qu’elle propose ».
48À l’inverse des femmes militaires, ils verraient avec faveur leur nombre s’accroître, ce qui à leurs yeux améliorerait leur situation.
49C’est notamment le cas lorsque les différences se traduisent par des styles de vie, en matière de pratique religieuse ou d’alimentation par exemple. Les armées ont pris des mesures dans le sens de l’accommodement : choix de menus, nomination d’aumôniers musulmans. La ferveur religieuse n’est guère marquée [46], mais ce dernier geste est apprécié comme un gage de reconnaissance symbolique. Plus importante, là où la consommation d’alcool fait partie de la convivialité attendue, est la difficulté de se joindre aux libations par lesquelles s’exprime et se renforce, à l’issue d’épreuves partagées, la cohésion primaire. Il peut en résulter un isolement propre à alimenter les soupçons et la frustration de part et d’autre. Certains éprouvent des difficultés telles qu’ils préfèrent quitter l’institution (ce qu’ils font plus que proportionnellement à leurs effectifs), mais la majorité reste, et nombre font carrière.
50Les modalités d’adaptation face à ces difficultés recoupent pour partie celles déjà évoquées à propos des femmes. Un premier discours, axé sur l’effacement des différences, est républicain. Il peut être plus ou moins radical : certains sont conscients de l’écart entre l’idéal affiché et les discriminations dont ils souffrent. Ceux-là, qui conservent un lien avec leur culture d’origine, font la part des choses et mesurent lucidement la difficulté. D’autres, qui ont un lien plus lâche avec leurs repères identitaires, nient les différences et s’exposent au risque de la déception. Le deuxième discours laisse place à l’affirmation identitaire, mais d’une manière mesurée qui se contente d’appeler, par l’affichage de leurs différences, à des accommodements de la part de l’institution et de la majorité en son sein. Ce discours se nourrit de la déception devant les manquements au principe d’unité de l’armée, principe lui-même valorisé et source de la modération. Cette stratégie n’est donc pas communautariste :
« [L]’objectif est d’imposer sa diversité afin de se trouver à égalité avec tout le monde, afin de combattre les préjugés et le racisme, en se réappropriant l’identité assignée ».
52Le dernier discours est marqué par le retrait individualiste et relève d’une vision banalisante de l’institution : les discriminations n’ont aucune importance car la vraie vie se situe dans la sphère privée, et l’état militaire n’est qu’un emploi comme un autre, d’abord source de moyens de subsistance. Ce discours est tenu, laissent entendre les auteurs de l’enquête, par des jeunes issus des banlieues, recrutés dans des emplois peu « militaires ». La logique d’intégration domine donc, même si on peut difficilement dire cette fois que c’est par conservatisme culturel (l’attachement à la fraternité d’armes et sa puissance intégratrice semblent mieux convenir), et ce, même si l’affirmation identitaire, moyen plus que fin en soi, n’est pas absente. La tension entre les deux logiques n’est pas telle qu’on puisse la considérer comme problématique.
Esquisse d’une prise de conscience interne, absence d’influences externes
53Les questions soulevées par les minorités visibles font depuis peu l’objet, en interne et au plus haut niveau, sans doute sous l’influence des préoccupations du politique, d’une discrète prise de conscience des enjeux de la « diversité » au sein des grandes écoles, des corps d’officiers et de l’élite militaire [47]. Les déclarations publiques des responsables militaires des ressources humaines élargissent désormais régulièrement le propos aux armées dans leur ensemble et vantent régulièrement l’intérêt d’une « diversité » dont il serait absurde de se priver eu égard aux avantages de recrutement et d’image qu’elle recèle en puissance (Jonnet, s.d.).
54En matière d’influences externes, la comparaison avec les États-Unis conduit à mettre l’accent sur une différence essentielle, déjà notée en passant sur un autre point (cf. note 23) : la France ne connaît pas d’aiguillons externes aux armées, sous la forme de militantismes susceptibles d’enflammer le débat. C’est vrai des féministes françaises, aujourd’hui soucieuses de parité au sein de la classe politique ou des conseils d’administration de grandes entreprises, mais qui montrent peu d’intérêt pour les femmes militaires. Plusieurs interprétations, non mutuellement exclusives, viennent à l’esprit en l’absence de littérature sur ce point. La plus neutre est que les femmes militaires bénéficient d’une curiosité médiatique continue depuis plus de vingt ans [48], n’ont guère besoin d’être défendues de l’extérieur, et ne demandent pas à l’être. Une autre est le fossé entre leur conservatisme culturel et les positions, réformistes ou révolutionnaires, des féministes. La plus assurée est l’antimilitarisme traditionnel du féminisme, qui a longtemps dénoncé les armées comme une institution vouée au maintien de la domination masculine.
55Le souci d’alléger les problèmes des banlieues sensibles s’est jusqu’ici traduit dans les politiques publiques par une remédiation sociale « républicaine », où les armées sont sollicitées comme premier recruteur sur le marché du travail, et qui se refuse à faire aux minorités visibles un sort particulier parmi les jeunes défavorisés [49]. Les associations attachées à la promotion des minorités visibles ne se sont guère intéressées aux armées. Quand elles le font, leur activisme s’exerce dans le sens d’une meilleure représentativité numérique et de la lutte contre les discriminations [50]. Et on est loin des polémiques que suscite la sous-représentation des minorités visibles dans la classe politique, les grandes écoles et les médias.
56Plus généralement, la société française fait preuve à l’endroit de ses militaires d’une indifférence bienveillante qui ne favorise guère le questionnement en termes de représentativité. L’expression « indifférence bienveillante » traduit tout à la fois le respect et la confiance qu’inspirent les armées depuis une vingtaine d’années [51], et l’indifférence qui entoure leurs activités concrètes, laquelle tranche avec ce qu’on observe en Amérique.
57Pour rendre compte de cette bienveillance distraite et tiède, on notera que les effectifs désormais restreints des armées les rendent peu visibles ; que les charges et risques de l’action militaire ne s’imposent plus au citoyen ; que depuis 1962, les gouvernants ont épargné à l’opinion des guerres impopulaires, et que si cette dernière n’accorde à la puissance militaire qu’une faible priorité, elle se montre soucieuse, dans un contexte de moral national déprimé, de ne pas l’affaiblir outre mesure – si bien que les armées échappent largement à l’ambivalence française à l’égard d’un État très présent. Toutefois, la confiance et le prestige qu’on accorde aux militaires ne se traduisent guère en espace éditorial dans les journaux, ni en foules venues accueillir ceux qui rentrent d’opérations, même quand elles engendrent des pertes humaines [52].
58Tout autre est la situation qui prévaut en Amérique, où l’État est moins présent, et où les armées comptent pour une majorité de ses ressortissants : l’attachement à leur endroit s’exprime plus spontanément, selon une dialectique que Louis Dumont n’aurait sans doute pas reniée. La puissance militaire est valorisée comme garante d’un ordre extérieur point trop défavorable à la démocratie (ou à l’exceptionnalisme américain), et la religion civile (Bellah, 1967) s’identifie volontiers à elle. Sur l’arrière-plan de ce consensus se dessinent les conflits de valeurs à propos des guerres lancées dans les années 2000, et leurs conséquences : les difficultés de recrutement qu’elles finissent par engendrer, et qui garantissent que le registre fonctionnel, largement ignoré en France, n’est jamais vraiment passé sous silence. Le Royaume-Uni, de tous ces points de vue, se situe à mi-chemin.
59La comparaison souligne donc, dans le cas français, l’absence de certains ingrédients nécessaires : on voit mal comment les sujets qui nous occupent s’imposeraient par leur seul poids sur le devant de la scène dans un avenir proche. On peut toutefois imaginer des effets latéraux, où des controverses voisines déjà entamées mettraient en lumière le thème de la représentativité des armées. Le passé récent a en effet enregistré des débuts de polémique autour de la place des femmes et des minorités visibles dans les médias électroniques, dans les conseils d’administration de grandes entreprises, parmi les élus nationaux ou territoriaux et les cadres des partis, au sein des grandes écoles et de leurs classes préparatoires. L’existence même de ces controverses indique que la France n’est pas imperméable à ces questions. L’intérêt qu’elles suscitent à l’étranger peut, de même, attirer l’attention. Un scénario de tache d’huile est donc possible, voire probable, et il apparaît sauf accident comme le principal facteur susceptible de faire bouger les lignes.
Conclusion
60Le tableau d’ensemble brossé à partir des données examinées est donc en demi-teintes et valide les hypothèses qui ont orienté leur exploration. Il montre que les conditions de diversité préalables à un questionnement en termes de représentativité sont présentes et significatives dans les armées françaises, et que s’y manifestent les deux logiques postulées. Le vécu social – les attitudes et les discours recueillis au travers d’entretiens – semble pour l’essentiel dominé par la logique citoyenne d’intégration. Si c’est le cas, la représentativité numérique importe, et sous la réserve que les chiffres manquent de précision là où elle pourrait être sensible – pour les minorités –, elle ne pose pas de vrais problèmes : il n’y a pas, à une exception près, de déséquilibres massifs comme il a pu y en avoir en Amérique. L’exception est celle des femmes militaires : l’absence de difficultés tient, pour ce qui les concerne, au fait que les intéressées, mais aussi la société englobante, paraissent se satisfaire de leur sous-représentation, et ce d’une manière qui emprunte à la logique de la « modernité tardive ». Il en va de même de la composition sociale polarisée qui marque l’institution depuis le départ des derniers appelés. Le libre choix de s’engager ou non lui offre le luxe de jouer sur les deux tableaux : dominante et conforme à sa culture traditionnelle, la logique d’intégration est celle qui lui pose le moins de problèmes, mais elle tire de la présence subsidiaire de la logique « moderne tardive » un avantage d’image publique.
61Les enjeux sociaux sont faibles pour cause de tiédeur de l’opinion et défaut d’intérêt des groupes d’influence et de pression extérieurs. En revanche, une pression politique discrète se fait jour pour que les armées jouent un rôle dans l’intégration. Si l’inspiration républicaine des politiques publiques mises en œuvre interdit à ce jour de cibler explicitement les minorités visibles, ce sont bien les banlieues sensibles qui sont visées. Le sujet restera donc présent pour l’avenir prévisible.
62On ne signale guère d’atteintes portées par la diversité à la cohésion. Les dérives autoritaires ou idéologiques, susceptibles de creuser un fossé entre armées et société, qui découlent d’une composition sociale plus polarisée et de l’insistance sur les contrats longs, sont neutralisées par d’autres facteurs. Les velléités d’affirmation identitaire chez les femmes et les minorités visibles ne donnent lieu qu’à des accommodements plus que raisonnables. Les entretiens cités à leur propos semblent aller dans l’ensemble, comme aux États-Unis (cf. note 22), dans le sens d’une satisfaction plus marquée à l’intérieur qu’à l’extérieur des armées.
63Si à cela on ajoute que les armées n’ont pas connu de difficultés insurmontables depuis leur professionnalisation intégrale, on s’explique la faible probabilité de remises en cause majeures : le souci de représentativité ne semble pas destiné à devenir une question brûlante. Les pays anglo-saxons – les États-Unis très sensiblement plus que la Grande-Bretagne – semblent tenir les armées pour un terrain symbolique d’expression et de lutte qu’elles ne sont pas en France. Nul doute, cependant, que cet intérêt, dans la période récente, doive beaucoup à leur plus forte implication dans les interventions armées qui ont vu l’Occident renouer, à leur initiative, avec la guerre au cours de la décennie écoulée.
64Avant d’en tirer des conclusions définitives sur les différences culturelles entre les deux plus grands pays anglo-saxons et la France, il convient donc de prendre en compte le contexte récent et risquer une dernière conjecture : il peut s’agir – pour partie – moins de différences de fond que d’un décalage dans le temps, comme il en existe en d’autres domaines. On songe ici à la possible contagion à partir des pressions et revendications qui se sont fait jour depuis quelques années à propos des écarts à la représentativité dans la classe politique, dans les médias, les filières sélectives de l’enseignement supérieur ou la direction des grandes entreprises. Il convient aussi de bien voir que la baisse programmée des effectifs au titre des recommandations du Livre blanc de 2008 emportera sans doute, sauf action préventive, des conséquences en termes de représentativité – dans le sens probable d’écarts plus grands.
65Si c’est bien le cas, malgré la réponse plus que prudente donnée ici, la question posée d’entrée méritera qu’on continue à s’y intéresser, et que les enquêtes à venir la prennent en considération. On peut ainsi espérer que la présente tentative de clarification n’aura pas été tout à fait en vain.
Notes
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[1]
Professeur à l’université de Rennes-II, Chancelier de la Geneva Graduate School of Governance, co-rédacteur en chef de la revue électronique bilingue Res Militaris.
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[2]
L’origine anglo-saxonne de cette problématique vaut pour la période écoulée depuis la Seconde Guerre mondiale, puisque c’est là et à compter de ce moment (aux États-Unis surtout, mais encore au Canada, plus récemment au Royaume-Uni) qu’elle a graduellement pris l’ampleur particulière et les traits qu’on lui connaît aujourd’hui, détaillés dans la suite. Ceci ne doit pas conduire à méconnaître les débats français anciens, et la littérature qui en a résulté depuis la fin du xviiie siècle : l’anarcho-syndicalisme de la première moitié du xxe siècle y trouve en partie son origine.
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[3]
Morris Janowitz et Charles Moskos ont donné à cette idée une formulation succincte : « Can a political democracy expect to have a legitimate form of government if its military is not broadly representative of the larger society? Can a military force whose combat units are overweighted with a racial minority have credibility in the world arena? » (Janowitz and Moskos, 1974, 110).
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[4]
Les armées, de ce point de vue, se conformaient au modèle traditionel de l’Administration française, d’inspiration wébérienne : cf. Calvès, 2005a et 2005b. Recrutée par concours, celle-ci est au service de la nation, et en surplomb par rapport à elle, plutôt qu’à son image. On mesure la distance de cette tradition à celle qui prévaut en Amérique lorsqu’on lit qu’en 1970, au cours d’une session parlementaire de « confirmation » d’un nouveau juge à la Cour suprême, un sénateur prend la défense du magistrat pressenti, attaqué comme « médiocre » par les autres membres de la commission, en faisant valoir qu’il y a beaucoup de gens médiocres aux États-Unis, et qu’ils méritent bien d’être représentés à la Cour (Eitelberg, 1989).
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[5]
Date de la décision de professionnaliser intégralement les armées. Les derniers appelés les quitteront à l’automne 2001.
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[6]
À la fin des années 1970, l’Amérique s’abstient d’envoyer des troupes en Angola pour contrer une intervention cubaine, parce qu’on craint que les fortes concentrations de soldats noirs dans les unités de combat de l’armée de terre (près de 40 % à ce moment) ne suscitent des refus de combattre contre d’autres Noirs. À l’inverse, dans les contextes civilo-militaires internationaux et multiculturels d’intervention qui servent de cadre à nombre de missions des armées depuis deux décennies, une composition sociale diversifiée et équilibrée est de nature à en faciliter l’exécution (Miller & Moskos, 1995). On notera, dans ces exemples, une dissymétrie : on craint les effets d’une surreprésentation active source de biais dans l’un, on se félicite des bienfaits d’une représentativité passive dans l’autre.
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[7]
Sur l’importance de ce facteur dans les bureaucraties civiles, cf. Sowa & Selden, 2003.
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[8]
Depuis le retour à l’armée professionnelle (1973), les Noirs se concentrent à raison de 1,5 à plus de 4 fois leur proportion nationale selon la catégorie retenue (sauf les officiers) et le moment considéré : les plus fortes concentrations se situent dans l’armée de terre et parmi les femmes (entre 38 et 47 % des femmes militaires au cours des trente dernières années). D’autres minorités sont en revanche sous-représentées, notamment les Hispaniques, alors même que la nationalité américaine n’est pas exigée pour s’engager. Leur proportion, même si elle a triplé en vingt-cinq ans, n’atteint pas les 2/3 de leur proportion nationale.
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[9]
Les armées américaines se sont montrées beaucoup plus efficaces dans la déségrégation raciale (ordonnée en leur sein par le président Truman en 1948) que la société civile, qu’elles devanceront de près d’un quart de siècle en la matière. La discipline martiale, une hiérarchie sociale fondée sur le grade, un avancement méritocratique, l’absence de ségrégation sur les lieux de service ou de résidence à l’intérieur des emprises militaires, une socialisation forte insistant sur la cohésion, la fraternité d’armes résultant d’épreuves partagées au titre d’un style de vie exigeant, mais encore la surreprésentation des Noirs, en rendent compte pour l’essentiel. Témoin de cette intégration raciale mieux assurée qu’ailleurs, le taux d’intermariage entre Blancs et Noirs parmi les militaires américains est aujourd’hui le double de celui qu’on observe dans le civil.
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[10]
Depuis une décennie, la police londonienne est régulièrement la cible de telles accusations, qui ont incité les armées britanniques à mettre préventivement en œuvre une politique volontariste de recrutement de minorités.
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[11]
Cf. les campagnes Army’s Equal Opportunity Action Plan (1998) et Equality and Diversity Scheme 2006-2009.
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[12]
Giddens (1991, 9) dépeint en ces termes les traductions politiques de cette situation de prolongement qui se retourne en tension entre les deux logiques : « “Life politics” –concerned with human self-actualisation, both on the level of the individual and collectively– emerges from the shadow which “emancipatory politics” has cast./Emancipation, the general imperative of progressivist Enlightenment, is in its various guises the condition for the emergence of a life-political programme. In a world still riven by divisions and marked by forms of oppression both old and new, emancipatory politics does not decline in importance. Yet, these pre-existing political endeavours become joined by novel forms of life-political concern. »
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[13]
Le Pentagone recense en 2006-2008 environ 3 000 cas de harcèlement sexuel sur des femmes militaires par an, soit 1,5 % des effectifs féminins d’active. On estime que seuls 20 % des cas font l’objet d’un signalement, si bien qu’une femme militaire sur trois en serait victime sur le terme de son engagement. Cf. Couric, 2009.
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[14]
Notamment ceux issus de la Seconde Guerre mondiale : Grinker & Spiegel, 1945 ; Marshall, 1947 ; Shils & Janowitz, 1948 ; Stouffer et al., 1949. Au cours des décennies suivantes, nombre d’autres auteurs sont parvenus aux mêmes conclusions. Il faut toutefois noter que ces conclusions classiques portaient sur des armées de masse à base d’appelés ou de mobilisés, parties prenantes à des guerres majeures. La question est partiellement renouvelée si l’on s’intéresse à des professionnels engagés dans des missions qui aujourd’hui ne s’apparentent pas toutes à la guerre.
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[15]
Une étude rétrospective de l’effet de la diversité ethnique sur le fonctionnement des armées soviétiques (Ball, 1994) parvient à la conclusion suivante : « Ethnic tensions permeated the military and adversely affected Soviet military performance. Specifically, the data indicate that units characterized by a high degree of ethnic tension performed less well than units in which ethnic groups got along. »
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[16]
Là où elle se cristallise en idéologie dominante, comme aux États-Unis, cette norme nouvelle peut mener à des renversements qui contredisent les conclusions jusque-là les mieux assurées : la diversité y est désormais vue comme un facteur de cohésion. On s’appuie sur des résultats récents à propos d’organisations civiles (par exemple : Webber & Donahue, 2001). Toutefois, on peut se demander si la cohésion au sein de groupes dont les interactions se limitent à la journée de travail et celle dont ont besoin des unités de combat sont exactement de même nature : le combat ne connaît pas de limites formelles de durée et engendre une communauté de destin potentiellement tragique. Il semble, quoi qu’il en soit, que le temps et les règles du jeu soient des facteurs importants : comme le suggère la pratique de la Légion étrangère, la diversité peut ne pas contrarier la cohésion si la stabilité des groupes est assurée, si les normes institutionnelles sont fortes, et si la socialisation fait l’objet d’un soin tout particulier.
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[17]
Donc le respect de normes sociétales montantes et les avantages de l’efficacité fonctionnelle : efficacité renforcée par l’émulation possible entre unités, moyen classique de motivation. Kellett (1982), se fondant sur l’expérience historique des armées de tradition britannique, écrivait : « Group identification can be heightened by stressing competition between groups that are different. »
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[18]
Nombre d’universités américaines, renversant une tendance forte apparue dans les années 1960, logent de nouveau étudiantes et étudiants dans des résidences universitaires séparées. C’est ce qu’en 1997 recommandait pour les armées, en matière de logement mais aussi pour la formation militaire de base, un rapport officiel (le Kassebaum-Baker Report), très controversé, et qui n’a reçu que des applications limitées. Son propos est qu’il convient de prendre en compte les différences hommes-femmes sans pour autant nuire à la cohésion des groupes. Afin d’éviter l’inégalité que pourrait renforcer la séparation des genres, il préconisait la présence systématique d’instructeurs de l’autre sexe, et le jumelage des unités masculines et féminines pour des exercices communs.
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[19]
Au Royaume-Uni, les jeunes femmes de l’Académie royale militaire sont formées dans des sections féminines homogènes. Il fut question récemment de reconstituer le vieux régiment sikh de l’armée des Indes, couvert de gloire, ce qui aurait réglé nombre de problèmes (notamment celui du port du turban traditionnel). Ce projet a fait débat dans la presse et a été abandonné pour éviter les accusations de racisme.
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[20]
En témoignent, par exemple aux États-Unis depuis quelques années, les réactions véhémentes que suscite l’idée « différents, égaux et séparés », dénonçant un retour à l’apartheid d’avant l’arrêt de la Cour suprême Brown versus Board of Education of Topeka (1954) et la révolution des droits civiques des années 1960.
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[21]
Ceci en raison de co-occurrences parfois substantielles (par exemple, s’agissant des femmes militaires noires : cf. note 7). La question est celle d’une mesure faisant immédiatement sens pour l’opinion : la mesure fournie par le Khi2 est peu parlante pour le sens commun.
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[22]
Toutefois, comme on le voit aux États-Unis, si la minorité surreprésentée au sein des armées est globalement désavantagée dans la société, un contre-argument se fait jour : pourquoi lui dénier le droit de tirer avantage de l’existence d’une institution publique où les discriminations sont plus surveillées et moins prégnantes qu’ailleurs ?
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[23]
Et soient donc peu enclines à en contester les principes de fonctionnement. C’est le cas en Amérique : le niveau de satisfaction dans l’emploi est plus élevé parmi les militaires des minorités, et chez les femmes, que parmi leurs homologues civils – et chez les militaires masculins blancs. Lundquist (2008) précise que le mécanisme des groupes de référence et de la frustration relative explique mieux ce constat que l’hypothèse rivale de socialisations particulières prédisposant ces groupes plus que d’autres à apprécier la vie militaire : celle-ci est assortie de conditions plus favorables pour les minorités, et plutôt moins favorables pour les Américains blancs, que celles qui prévalent dans le civil.
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[24]
On pourrait y ajouter, ce qu’on ne fera pas ici pour des raisons de concision – mais encore parce que le problème n’a rien de brûlant en France – la question homosexuelle. Contrairement aux États-Unis, où par deux fois (1992 et 2008) les associations homosexuelles ont fait inscrire leurs revendications, s’agissant de leurs place et statut au sein des armées américaines, dans les programmes des candidats démocrates à la présidence, et exigé par la suite la traduction législative de ces promesses, les activistes homosexuels français ne s’intéressent guère aux armées, et les militaires homosexuels semblent attachés à la pratique officielle faisant de l’orientation sexuelle une affaire dénuée de pertinence dans la sphère publique. Pratique traditionnelle française dont on ne sait pas assez que la doctrine américaine « Don’t Ask, Don’t Tell », mise en place sous Clinton, lui empruntait largement et de manière explicite chez ceux (comme Charles Moskos) qui l’ont inspirée. Le fait que cette doctrine soit aujourd’hui contestée au profit de l’affirmation identitaire aux États-Unis, et que la loi vienne d’y être modifiée en ce sens, peut s’interpréter comme une avancée de la logique moderne tardive sur ce point.
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[25]
Les armées britanniques ont connu une baisse, voulue ou non, d’effectifs tous les ans depuis le retour à l’armée de métier (1963), à l’exception des périodes 1982-1983 et 1990-1991, moments d’un sursaut patriotique lié à la guerre des Malouines et à la première guerre du Golfe. Les armées américaines ont suivi la même évolution, quoique de manière plus discontinue. En France, on constatait fin 2005 un sous-effectif de 2,2 % par rapport aux postes ouverts au budget, et le Livre blanc de 2008 a programmé une baisse de quelque 15 % pour les années à venir.
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[26]
Belmokhtar & Léger, 2000 ; Bertrand, Melki, Rached & Verstappen, 2008 ; Boëne, 2002 ; Haddad, 2005 ; rapports annuels du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire ; Léger, 2002 ; Monrique, 2004 ; Observatoire de la féminisation, 2006 ; osd, 2004 et 2008 ; Withol de Wenden & Bertossi, 2005.
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[27]
À Saint-Cyr, par exemple, le taux d’endorecrutement (défini comme la proportion de saint-cyriens dont le père est militaire) est tombé à une moyenne de 22 % sur les dix dernières promotions, alors qu’il avait longtemps tangenté 30 % dans la période précédente. Le taux de départs dans le civil après quelques années de carrière, qui était très faible, est en progression. Cf. Lardemelle, 2009.
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[28]
Le volume de recrutement des officiers a diminué de 12,5 % depuis 2000. Le taux de sélectivité les concernant est monté de 1 sur 7,5 sur la période 2000-2005 à 1 sur 9 en 2008 (1 sur 15 pour les officiers de carrière passés par les grandes écoles) alors qu’il avait longtemps plafonné à 1 pour 5. Source : Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, rapports 2007 et 2010.
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[29]
Le ratio pour les sous-officiers de recrutement direct était de 6,4 candidats pour chaque poste ouvert en 1998 et était tombé à 3,1 en 2008. Il est remonté en 2009 à 4 pour 1 : la crise est passée par là. La raison de cette certaine désaffection semble tenir à une forte frustration relative à l’égard des engagés du rang. Les soldes de base à l’engagement dans le rang se situent un peu au-dessus du salaire médian des jeunes civils non qualifiés, ce qui a considérablement réduit le différentiel de rémunération qui existait entre jeunes sous-officiers d’active et appelés d’antan. Charles Moskos (1977) avait observé le même phénomène de frustration relative des cadres intermédiaires aux États-Unis peu après le retour à l’armée de métier (1973), pour les mêmes raisons.
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[30]
L’armée de terre, par exemple (c’est moins net pour les deux autres armées), vise des séjours de huit ans dans l’institution pour ses militaires du rang. Ceci est dicté par un double souci de sécurité des effectifs (la fidélisation des engagés existants soulage l’effort de recrutement) et d’économies sur la formation initiale.
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[31]
Une étude américaine ancienne montrait qu’à niveau d’éducation égal, l’ancienneté dans l’institution ou le projet d’y faire carrière sont liés statistiquement à un conservatisme idéologique plus marqué. Cf. Bachman et al., 1977.
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[32]
La littérature de sociologie militaire anglo-saxonne est pleine de références à la « dévolution vers le bas » de la prise de décision, et à la nécessité d’une capacité d’initiative accrue des échelons de base dans les missions de contre-insurrection ou en faveur de la paix, caractérisées par une dispersion des troupes sur le terrain et une grande sensibilité politique de leur action. Ceci s’applique à n’en pas douter à l’armée de terre française, d’autant qu’elle a pris le parti de recruter désormais pour moitié ses sous-officiers à partir du rang. La situation est différente pour la marine et surtout l’armée de l’air, plus techniques, où le rang est minoritaire et s’occupe pour l’essentiel des tâches peu qualifiées de soutien de la vie quotidienne des bases ou des bâtiments.
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[33]
L’une est l’attrition des effectifs due à des contrats d’engagement dénoncés dans les six premiers mois ; son niveau stagne à 25 % dans l’armée de terre depuis 2005 alors qu’il dépassait à peine 15 % il y a une décennie.
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[34]
Les mta (militaires techniciens de l’air) ont posé dans les années 1990, et les eicd (engagements initiaux de courte durée) dans la marine posent aujourd’hui encore, quelques problèmes d’adaptation à la vie militaire.
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[35]
C’est là, semble-t-il, une constante. Non seulement une image « sociale » du recrutement tend à déprimer ce dernier (selon la logique que Charles Moskos résumait plaisamment en citant une répartie célèbre de Groucho Marx : « I wouldn’t want to belong to any club that would have me as a member »), mais encore elle ne donne pas satisfaction au plan fonctionnel, comme l’avait montré la première expérience à grande échelle en ce sens, le fameux Project 100,000 de MacNamara en 1966 aux États-Unis. Les armées trouvent beaucoup plus leur compte au ciblage, parmi les jeunes d’origine déshéritée, de ceux qui montrent des capacités et des ambitions, à qui elles s’offrent comme un « escalier social » qui les valorise tout en valorisant l’institution, garantit une meilleure qualité du service rendu tout en proposant des modèles de rôle intégrés à l’entourage des recrutés. Cf. Jonnet, non daté.
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[36]
Les taux de titulaires du certificat de fin d’études secondaires y sont, depuis la fin de la guerre froide, au-dessus des moyennes pour les classes d’âge concernées. Les armées américaines fondent cette politique sur le constat de corrélations inverses entre niveau scolaire et problèmes tels que manquements à la discipline, absences irrégulières ou départs précoces. Le fait d’avoir supporté avec succès une vie institutionnelle réglée à l’école est tenu pour l’explication de ce lien statistique. La capacité d’initiative en bénéficie, ce qui ne manque pas d’être souligné aussi.
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[37]
Les femmes militaires représentent aujourd’hui près de 15 % des effectifs, et se recrutent depuis près de dix ans au rythme de 19 à 25 % des flux annuels. Les différences entre armées ou services sont significatives : elles sont 48 % dans le Service de santé interarmées, 21 % dans l’armée de l’air, loin devant la marine (13 %) et l’armée de terre (12 %). Elles sont 14 % du groupe le plus nombreux, celui des sous-officiers (catégorie à laquelle appartiennent plus de la moitié d’entre elles), 15 % des engagés du rang et 10 % des officiers (5 % des officiers supérieurs). Elles sont en moyenne de quatre ans plus jeunes que les hommes, et plus souvent célibataires (56 %) que ces derniers (38 %). Leur taux de divorce (7 %), double de celui des hommes, suggère par ailleurs une difficulté de conciliation de la vie militaire et de la vie familiale (listée dans le rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire en 2007 parmi les causes principales de départ), elle-même liée à l’inégale division des tâches au sein des couples français.
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[38]
Elles sont au moins bachelières à hauteur générale de 70 % (contre environ 55 % des hommes), et le contraste en leur faveur en termes de niveau d’éducation au recrutement est net parmi les engagés et volontaires du rang.
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[39]
Près de 30 % des femmes sont affectées dans des unités opérationnelles, mais ceci ne signifie pas qu’elles y tiennent des rôles combattants. Un bataillon de chasseurs alpins de retour d’Afghanistan au début de l’été 2010 comptait sur place quelque 800 hommes et seulement 20 femmes.
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[40]
L’enquête osd de 2004, source de ces données, révélait que 86 % d’entre elles se sentaient considérées comme des militaires à part entière par leurs homologues masculins, même si 40 % (chiffre en baisse de 6 points par rapport à une enquête similaire de 1999) estimaient ne pouvoir exercer toutes les activités militaires.
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[41]
Trajectoires et origines, conjointement menée par l’ined et l’insee, et celle de l’ined conduite avec l’équipe de l’enquête précitée, Les Discriminations : une question de minorités visibles. Il faut y ajouter Catherine Borrel et Bertrand Lhommeau, « Être né en France d’un parent immigré », Insee Première, no 1287, mars 2010.
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[42]
insee, Tableaux de l’économie française, édition 2010, Population par âge.
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[43]
Les questions soulevées par le nombre soudainement accru d’appelés maghrébins avait fait l’objet du rapport Biville, Armées et population à problèmes d’intégration : le cas des jeunes Français d’origine maghrébine, Centre d’études sur la sélection du personnel de l’armée de terre, 1990.
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[44]
Ce n’est pas le cas des jeunes femmes militaires issues de l’immigration, bachelières dans la proportion de près des 2/3 (soit quasiment la proportion nationale). Les entretiens menés par Withol de Wenden et Bertossi révélaient que ces femmes avaient des motivations à l’engagement différentes de celles de leurs homologues masculins et se disaient plus affectées par les discriminations de genre que par celles liées à leurs origines.
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[45]
« La citoyenneté, l’identité nationale et les valeurs républicaines sont des notions très présentes dans les discours des interviewés et surtout chez les jeunes recrues, fières d’être françaises et de servir la France » (Withol de Wenden & Bertossi, 2005, 304).
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[46]
La même source indique à ce propos : « La pratique religieuse procède d’une démarche individuelle effectuée dans la discrétion et le respect de la laïcité, sans prosélytisme. Il ne s’agit pas d’un islam identitaire ni d’un islam collectif à tendance communautaire mais d’une démarche personnelle (…) » (Withol de Wenden & Bertossi, 2005, 311).
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[47]
Cf. le débat initié dans Le Casoar (revue des anciens de Saint-Cyr) à compter de 2007, et les déclarations récentes dans le même sens d’Hervé Morin, alors ministre de la Défense, le tout relayé par la presse et les blogs spécialisés.
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[48]
On peut dater cet intérêt du livre d’Emmanuel Reynaud, Les Femmes, la Violence et l’Armée (1988), qui avait fait à sa sortie l’objet de la couverture de Libération. Depuis lors, les émissions de télévision consacrées aux femmes militaires sont devenues une industrie florissante. On peut étendre cet intérêt aux universitaires et à leurs étudiants : les études et mémoires sur ce sujet sont innombrables.
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[49]
Le lien apparaît clairement dans le « Plan égalité des chances » du ministère de la Défense (2007), qui cible les jeunes des banlieues à problèmes en les incluant dans l’aide à tous les jeunes déshérités sociaux.
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[50]
On signale une lettre ouverte adressée au président de la République par le président du Comité représentatif des associations noires de France (cran), au lendemain du défilé du 14 juillet 2007, lettre dont le titre dit l’objet : « Pourquoi l’armée française interdit-elle aux Noirs l’accès au haut commandement ? ». Patrick Lozès, in La Conscience, juillet 2007, cité par Bertrand, Melki, Rached & Verstappen (2008).
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[51]
Cf. les réponses à la question de Ronald Inglehart portant sur la confiance ou le respect pour 16 institutions et professions, où les armées – en France comme ailleurs en Europe – se situent régulièrement parmi les premières, par exemple dans les éditions annuelles de l’Eurobaromètre. Sur l’opinion et la Défense en France, cf. Jankowski, 2008.
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[52]
Un officier se plaignait récemment dans une tribune libre du journal Le Monde (22 juin 2010) de la maigreur de l’assistance lorsque rentrent en France les dépouilles mortelles des soldats tombés en Afghanistan, contrairement, précise-t-il, à ce qu’on observe aux États-Unis, au Canada et ailleurs.