1Plusieurs enquêtes empiriques ont révélé l’existence d’un certain malaise au sein des classes moyennes, tant en France que dans d’autres sociétés développées. La fracture sociale, autre manière de caractériser ce qu’on a appelé le déclin des classes moyennes, analysée par les sociologues a trouvé de larges échos dans les programmes des partis politiques dans les années 2000 dans plusieurs pays (France, Allemagne et États-Unis, notamment [1]). Le chômage, qui a frappé durement les salariés des entreprises privées, est souvent évoqué comme étant la source principale de l’inquiétude qui a gagné le centre de la structure sociale. À cela s’ajoutent le ralentissement et même l’arrêt de la croissance des revenus réels des salariés ou encore, le déclin de la mobilité sociale ascendante et la peur du déclassement social qui lui est associé – pour les individus eux-mêmes ou pour leurs enfants – sans oublier les difficultés d’insertion en emploi des jeunes et des nouvelles générations qui entrent sur le marché du travail. En Amérique du Nord, c’est plutôt la hausse des inégalités et, plus précisément, la concentration de la richesse et des revenus courants dans le quintile supérieur, qui ont retenu l’attention, encore plus que le déclin de la classe moyenne ; la thématique du déclin, qui a émergé dans les années 1980, a été par la suite élargie vers l’étude des inégalités.
2Le constat de la crise qui frappe les classes moyennes et l’analyse des inégalités dans les sociétés développées sont le plus souvent effectués en lien avec le contexte macroéconomique (mondialisation, mutation des emplois vers les économies développées émergentes) ou macrosociologique (effets de générations devant l’emploi, vieillissement). Nous proposons dans cette contribution d’analyser de manière différente la situation des classes moyennes (et, par extension, celle des autres classes socioéconomiques) dans deux pays développés – le Canada et la France – en privilégiant plutôt l’examen de leur inscription dans la société de consommation marchande contemporaine dans une perspective longitudinale. L’examen de la situation endogène des classes socioéconomiques du point de vue de la consommation apparaît en effet susceptible d’apporter un éclairage neuf sur les questions de fracture sociale et de cohésion sociale, en complément aux facteurs structuraux ou de contextes macros souvent évoqués comme la montée du chômage, les conflits entre générations ou encore, la rigidité des institutions sociales. Ce faisant, nous privilégions une approche classique en sociologie mise en avant par Maurice Halbwachs dans ses travaux sur la consommation et les classes sociales.
Nous proposons dans cette contribution d’étudier le malaise qui frappe les classes moyennes en examinant la structure de leurs dépenses budgétaires de même qu’en explorant les aspirations et attentes que les membres des ménages ont développées en matière de consommation. Tout comme les premières enquêtes budgétaires avaient révélé la misère ouvrière à l’époque de la révolution industrielle [2], nous posons que l’analyse de la consommation effective des ménages, de même que celle de leurs aspirations à consommer, aideront à comprendre et interpréter le malaise évoqué plus haut. Pour ce faire, nous adoptons une approche comparée en étudiant deux sociétés différentes de part et d’autre de l’Atlantique et une approche longitudinale. Les enquêtes budgétaires menées par les instituts nationaux de statistiques dans les deux pays serviront de sources de données. Comme elles sont connues et fiables, nous dispenserons le lecteur des détails techniques les caractérisant, qu’on trouvera facilement dans d’autres publications ou sur les sites web de l’insee et de Statistique Canada.
Nous préciserons d’abord quelle est la signification sociologique des postes de dépenses que l’on retrouve dans les enquêtes budgétaires et nous définirons ensuite opératoirement les classes moyennes, avant de présenter la structure des besoins révélée par les enquêtes dans les deux pays. Suivront l’analyse de la convergence des structures de consommation entre les classes sociales, et notamment l’étude de la consommation des classes moyennes, dans le temps et dans les deux pays et, enfin, l’examen des aspirations et représentations sociales.
Confort, plaisir et distinction
3Considérée du point de vue des acteurs sociaux, la consommation marchande relève de trois logiques d’action – de trois ensembles de raisons d’agir – qui ont été bien théorisées par différents auteurs : la recherche du confort, la recherche du plaisir et la recherche de distinction. Un grand nombre de travaux empiriques ont révélé la pertinence de ces trois logiques d’action dans l’étude de différents aspects de la consommation marchande, que nous rappellerons très brièvement. Ce rappel s’impose parce que ces raisons d’agir se combinent de façon particulière au sein des classes moyennes, ce qui explique de manière endogène le malaise qui y est ressenti plus fortement.
4Pour Maurice Halbwachs (1927), la consommation marchande est inscrite au cœur des modes de vie contemporains et elle assure le bien-être et le confort au quotidien. Cette thèse est encore plus pertinente dans la société de consommation élargie qui a pris place dans la seconde moitié du xxe siècle. Travailler à l’extérieur du foyer exige de consommer des biens et services (vêtements, transports, nourriture préparée, frais de garde des enfants, nettoyage de la maison, etc.) et les temps de repos sont des moments de forte consommation marchande de produits culturels, de repas au restaurant, sans oublier les biens et services (câble, télé payante) qui servent au loisir au sein du foyer ainsi que les vacances à l’extérieur du domicile. La sociabilité n’est pas en reste, car elle implique aussi sa part de consommation de biens et services (frais de déplacements, dépenses en téléphonie et communications, sorties avec les amis, cadeaux aux parents et amis, aides aux enfants, etc.) [3]. Autrement dit, les ménages consomment par nécessité dans leur vie quotidienne et ils recherchent une vie confortable. Rappelons que c’est précisément le confort des foyers anglais qui avait frappé H. Taine lors de son célèbre voyage en Angleterre au xixe siècle, pays alors en avance pour ce qui est de l’aisance matérielle des familles ouvrières.
5Mais les ménages ne font pas que consommer afin d’assurer à leurs membres une vie confortable. Ces derniers développent aussi des aspirations et des attentes, qui sont en lien avec les objets consommés – comme l’avait montré Albert O. Hirschman (1984) qui parle de consommation induite. Posséder une voiture ou une maison en banlieue induit tout un mode de vie « qui va avec l’objet possédé », ou encore, donner naissance à un enfant implique pour un couple une (longue !) liste de dépenses qui deviennent inévitables. Par ailleurs, les aspirations à consommer sont aussi marquées par les liens que les individus entretiennent avec les autres. Ainsi, et pour ne retenir qu’un seul exemple, posséder une voiture signifie détenir un objet qui alimente d’autres consommations (séjours à la campagne), mais aussi un objet qui sert de marqueur de statut social, ce qui nous amène à la deuxième logique d’action : la recherche de distinction, bien connue des sociologues. Cette logique d’action a été explicitée en France par Edmond de Goblot (1927) et, avant lui en Allemagne, par G. Simmel (1902) dont les travaux ont cependant été tardivement traduits en français ou en anglais, ce qui a limité son influence sur le développement de cette perspective d’analyse de la consommation des ménages. L’idée de distinction est aussi présente dans la théorie de la consommation ostentatoire de Thorstein Veblen (Theory of the Leisure Class, 1899). Dans la foulée de ces travaux précurseurs, la problématique de la distinction a été longuement développée par Pierre Bourdieu dans son ouvrage, La Distinction (1979). Ce dernier avance que la consommation reflète le sens produit dans le système de classe et qu’elle traduit l’opposition existante dans le système de relations sociales préexistant aux choix des consommateurs. La perspective contemporaine sur la distinction est différente (moins « finaliste », diraient les critiques de Bourdieu), car celle-ci caractérise plutôt l’appropriation symbolique par les acteurs sociaux des objets consommés, transformés en objet de culture par l’homme. Comme le soulignait Goblot (1967 [1925], 15) :
« La distinction des classes est affaire de jugement de valeurs ».
7Plus largement, la distinction n’est plus « le moteur de la création des besoins », comme le donnait à penser Jean Baudrillard, mais un aspect parmi d’autres, et cet aspect serait même déclassé par un troisième aspect auquel on accorde maintenant une grande importance : la recherche du plaisir, l’hédonisme.
8Dans son essai sur la mode, Gilles Lipovetsky avance que la recherche du plaisir est le moteur principal de la consommation des individus, « devenue indifférente au jugement d’autrui ».
« Ce qui est visé, au travers des objets, c’est moins une légitimité et une différence sociale qu’une satisfaction privée de plus en plus indifférente aux jugements des autres. La consommation, pour l’essentiel, n’est plus une activité réglée par la recherche de la reconnaissance sociale, elle se déploie en vue du bien-être, de la fonctionnalité, du plaisir pour soi-même ».
10L’affirmation est sans doute trop forte, car la recherche de distinction demeure pertinente, mais elle doit être considérée comme une dimension parmi d’autres. Par ailleurs, la recherche du plaisir (ou encore, l’hédonisme) a une importance centrale et grandissante dans la consommation contemporaine. Dans son ouvrage au titre évocateur, The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism (1987), Colin Campbell soutient que la consommation est liée au caractère insatiable des besoins, au désir sans fin qui trouve sa source dans l’expérience que les individus éprouvent du plaisir associé à la consommation d’objets. Pour Campbell, l’éthique hédoniste était caractéristique des classes moyennes émergentes dans l’Angleterre du xviiie siècle qu’il a étudiées, une idée importante pour notre propos. Les classes moyennes protestantes de cette époque exprimaient leurs goûts à travers la consommation de beaux objets, révélant alors leur sens moral qui les distinguait des classes pauvres enfermées dans l’univers du besoin.
11Les trois logiques d’action évoquées combinent leurs effets d’une manière telle qu’elles sont susceptibles d’engendrer de la frustration au sein des classes moyennes bien davantage que dans les classes pauvres ou très favorisées. Pourquoi ? Pour répondre à cette question, il faut faire appel au paradoxe de la satisfaction relative mis en évidence par Richard Easterlin dans un article classique de 1973 souvent cité, qui reprenait lui-même une vieille idée déjà présente chez Montaigne, Alexis de Tocqueville ou Émile Durkheim. Citons seulement Montaigne (1580) :
« Pendant qu’il est loin, l’objet de nos désirs semble l’emporter sur tout le reste. Est-il en notre possession que nous désirons autre chose : notre soif est aussi grande. »
13Easterlin a montré que les taux moyens de satisfaction au sein de la population de divers pays vis-à-vis de leurs conditions de vie étaient restés stables pendant la période de forte croissance des niveaux de vie des trente glorieuses (années 1945-1975), un paradoxe maintes fois vérifié depuis dans divers contextes nationaux, parfois remis en question (mais ce n’est pas le lieu ici de trancher ce débat).
L’entrée dans l’univers des aspirations, au sens donné à ce terme par S. Moscovivi (1960), accompagne l’entrée dans l’univers de la consommation. Mais l’aspiration à consommer davantage et le sentiment de privation relative se retrouvent avec plus d’acuité au sein de la classe moyenne et ils sont des sources endogènes du malaise évoqué plus haut. Les ménages pauvres et les classes socioéconomiques défavorisées sont en effet enfermés dans l’univers des besoins minimums à satisfaire et ils ont moins de possibilités objectives de se projeter dans le futur, de développer de la frustration. Les classes pauvres sont préoccupées par la survie quotidienne. « Ce n’est pas pour nous » entendent souvent les enquêteurs qui interrogent ses membres sur leurs besoins, ceux-ci exprimant par ailleurs un fort sentiment de privation sur les objets jugés essentiels. Ils ont peu de marge de manœuvre pour entrer dans l’univers des aspirations. Les ménages aisés, pour leur part, bénéficient déjà de ressources suffisantes pour satisfaire leurs besoins de même que leurs aspirations et ces derniers expriment peu ou pas de sentiment de privation ni de sentiment de frustration. Il en va tout autrement dans les classes moyennes qui font l’expérience de la consommation élargie mais sans nécessairement avoir les moyens financiers de satisfaire toutes leurs aspirations qui augmentent plus rapidement que leurs ressources monétaires disponibles. C’est là, rapidement esquissé, le contexte dans lequel va s’étendre le sentiment de frustration ou le malaise si typique observable dans les classes moyennes de plusieurs sociétés développées contemporaines.
Pour le montrer, nous analyserons l’évolution des dépenses des ménages canadiens et français sur une longue période et nous examinerons les résultats d’enquêtes sur les fonctions de consommation qui sont objets d’aspirations et de privations afin de comparer trois ensembles de classes socio-économiques (classes défavorisées, classes moyennes et classes aisées). Mais auparavant, quelques précisions s’imposent sur la définition des classes moyennes et sur l’évolution de leurs niveaux de vie.
Définir les classes moyennes
14Maurice Halbwachs fut l’un des premiers à noter la grande hétérogénéité des classes moyennes, qu’il souligne à maintes reprises dans son cours sur les classes sociales dispensé à la Sorbonne dans les années 1930, et publié par les Presses universitaires de France en 2008. Il y regroupe un ensemble de nouvelles professions et de nouveaux métiers en émergence dans le premier tiers du xxe siècle, notamment les employés. Mais Halbwachs ne se limite pas à caractériser les classes sociales à partir des professions ou des métiers exercés, car il a aussi privilégié l’étude des revenus et, surtout, des dépenses dans ses travaux empiriques. Ainsi, dans son examen critique de la notion de classe, Halbwachs reproche à Marx d’avoir ramené l’opposition exploiteurs exploités à des termes trop politiques.
« C’est plutôt une distinction entre plus riches et plus pauvres qui serait à introduire »
16avance-t-il. Une telle distinction permettrait selon lui de faire le lien entre l’activité productive des individus et la distribution des revenus que retirent les ouvriers et les employés, notamment. Il précise :
« Comme la richesse, évaluée en monnaie, comporte des degrés qui se peuvent exactement mesurer, une statistique des revenus nous donnerait alors le moyen de mesurer aussi le niveau des diverses classes sociales, et les intervalles qui les séparent. […] Mais où se fera la coupure ? Ce n’est pas à la richesse toute seule qu’il faudrait s’attacher à cet égard, mais aux dépenses (…) »
18Une autre raison justifie le choix du revenu comme indicateur privilégié pour l’étude de la classe moyenne : le fait que ses membres soient constitués de salariés. Dans son ouvrage classique, Les Cols blancs. Essai sur les classes moyennes américaines (1951), C. W. Mills insiste lui aussi sur la diversité de la composition sociale des classes moyennes qui comprennent les fonctionnaires, l’éventail des salariés non manuels, les enseignants et les titulaires des nouvelles professions dans le monde urbain en expansion rapide. Pour Mills, deux traits communs donnent une certaine unité à la classe moyenne américaine en pleine croissance au milieu du xxe siècle : l’appartenance à une bureaucratie et le salariat. Mills observe en effet que les nouveaux employés ont supplanté en nombre au sein des classes moyennes les indépendants, les artisans et les petits propriétaires, précisant que le salariat leur a ouvert l’accès à la consommation élargie de biens et services, leur permettant de construire un nouveau mode de vie. Ajoutons que la croissance des classes moyennes a été alimentée par l’implantation de l’État providence, la régulation étatique des normes de travail et la syndicalisation des employés et des travailleurs.
19Serge Bosc a publié un inventaire exhaustif des travaux sociologiques sur les classes moyennes dans un ouvrage de synthèse, Sociologie des classes moyennes (2008) auquel nous renvoyons le lecteur. L’auteur caractérise les classes moyennes contemporaines comme
« un ensemble composite traversé de clivages et d’oppositions multiples »
21et il observe en conclusion qu’elles
« se présentent comme un ensemble à la fois hiérarchisé et multipolarisé »
23ajoutant une précision qui sera importante pour notre propos.
« L’un des principaux apports de ce corpus a été de montrer que, aux frontières des classes dites moyennes, la similitude des niveaux de vie n’effaçait pas les distances sociales et culturelles avec les membres des classes populaires ou de la bourgeoisie établie ».
25Pour lui, plusieurs mondes sociaux (selon ses mots) se chevauchent dans cette nébuleuse et les individus appartenant à ce centre complexe se rapprochent de fait des classes les moins favorisées ou les plus favorisées selon différents critères comme l’emploi, les qualifications ou les revenus. [5]
26À la toute fin de son ouvrage, S. Bosc conclut par une question à laquelle nous proposons d’apporter une réponse sur le plan empirique :
L’étude de la structure des dépenses des ménages permet justement de répondre de manière précise à cette question en comparant les besoins révélés par les dépenses des diverses fractions au sein des classes moyennes, comparées aux groupements les moins et les plus favorisés.« Aurait-on affaire, alors, à un ensemble multiforme sans forces fédératrices, soumis aux attractions opposées des classes supérieures et populaires ? ».
Mesure de la classe moyenne
27Retenir le revenu comme élément privilégié afin de caractériser la hiérarchie sociale est forcément réducteur, mais il présente néanmoins de nombreux avantages. Tout d’abord, d’un point de vue opérationnel, le revenu permet des comparaisons dans le temps et entre pays, contrairement à la nomenclature par profession qui diffère selon les États. Le revenu mesure aussi les intervalles qui séparent les classes, comme l’avait proposé Halbwachs. Par ailleurs, le salariat domine au sein de la classe moyenne, comme l’avait bien observé C. W. Mills, ce qui justifie de considérer le revenu comme indicateur aux fins de certaines analyses. Enfin, le revenu est le principal déterminant de la structure des dépenses des consommateurs, comme on peut le voir dans les travaux empiriques depuis les enquêtes d’Engel jusqu’aux plus récentes (voir Herpin et Verger, 2009 ou Langlois, 2005). Ajoutons enfin une autre raison : les données de l’Enquête Aspirations et conditions de vie du credoc ont montré que la variable « revenu du ménage » était le meilleur prédicteur (toutes choses égales par ailleurs) de l’autoclassement des ménages au sein des fractions de la classe moyenne (Bigot, Cappigny et Croutte, 2008).
Nous proposons de considérer comme faisant partie de la classe moyenne les ménages dont les revenus disponibles par unité de consommation se situent dans l’intervalle compris entre 75 % et 150 % de la médiane du revenu disponible par unité de consommation, une approche classique et largement utilisée dans les comparaisons internationales. Cette approche a aussi un autre avantage : elle sert à caractériser l’évolution de la taille de la classe moyenne et, plus précisément, la polarisation au sein de la société. Wolfson et Murphy (2003) ont par ailleurs montré que cet intervalle autour de la médiane avait des propriétés statistiques reproduisant des résultats obtenus avec des mesures plus sophistiquées. L’approche proposée distingue deux sous-ensembles au sein des classes moyennes, selon qu’elles se situent en bas (entre 0,75 et 1,00) ou en haut (entre 1,00 et 1,50) de la médiane. Cela permet d’opérationnaliser l’idée que les classes moyennes ne sont pas homogènes (comme l’ont souligné plusieurs auteurs évoqués plus haut) en distinguant deux groupements différents sur le plan socioéconomique. L’examen des différences entre les structures de la consommation observées dans les deux groupements nous servira à mieux cerner le malaise des classes moyennes évoqué plus haut.
Déclin du centre ?
28Considérons d’abord l’ensemble du groupement des classes moyennes afin de les caractériser par rapport à l’ensemble de la structure socioéconomique telle que distinguée empiriquement.
29La France est l’un des rares pays où l’évaluation de la taille de la classe moyenne faite avec l’approche adoptée ici montre une évolution favorable, ce qui n’est pas le cas dans d’autres pays comparables comme l’Allemagne, les États-Unis ou la Grande-Bretagne (Pressman, 2007 ; Bigot, 2009). Il n’est pas possible de conclure à un déclin du centre en France dans le dernier tiers du xxe siècle et au début des années 2000. D’après l’indicateur « revenu disponible par unité » (entre 75 % et 150 % de la médiane, soit les lignes 3 et 4 du tableau 1), les classes moyennes représentaient 47,9 % de l’ensemble des ménages français en 1979, contre 50,7 % en 2006. On notera cependant une certaine régression de cette proportion des années 2000 à 2006 (données non publiées ici).
Distribution de la population selon le revenu disponible par unité de consommation (rapport à la médiane), Canada et France selon l’année

Distribution de la population selon le revenu disponible par unité de consommation (rapport à la médiane), Canada et France selon l’année
30Il en va différemment au Canada. Les données du tableau 1, comparables aux données françaises, indiquent un déclin du centre bien visible vers la fin du xxe siècle et dans les années 2000, soit le glissement d’un nombre à peu près égal de ménages vers le bas et vers le haut de la distribution des revenus par unité. Plusieurs facteurs expliquent la situation canadienne. D’un côté, la très forte immigration (un quart de million de personnes entrent chaque année au Canada) alimente la croissance du nombre de ménages à faibles revenus et les inégalités se sont accrues depuis vingt ans (croissance forte du nombre de ménages favorisés, surtout à deux revenus élevés), de l’autre.
31Par ailleurs, plusieurs études montrent que le niveau de vie médian, évalué en euros constants, n’a pas diminué en France dans le dernier tiers du xxe siècle ni dans les années 2000. Les classes moyennes ne se sont pas paupérisées, mais c’est plutôt la position relative de la classe moyenne qui a changé et qui s’est détériorée après le milieu des années 1990, comme l’indique le rapport du revenu médian sur le revenu moyen des ménages. Plus ce rapport est proche de 100 %, plus la distribution des revenus est égalitaire (car les hauts revenus tirent la moyenne au-dessus de la médiane). De 1970 à 1995, le rapport a progressé de 84 % à 90 %, ce qui indique que le niveau de vie des classes moyennes a progressé plus vite que celui observé dans l’ensemble de la population française (Bigot, 2010). La situation relative de la classe moyenne s’est alors améliorée pendant cette longue période. En revanche, c’est l’inverse qui s’est produit après 1995, puisque le revenu médian a diminué pour revenir à 85 % en 2006 : le revenu des classes moyennes françaises a progressé moins rapidement au cours des dix dernières années d’observations disponibles.
32La tendance qui caractérise la société française depuis la fin du xxe siècle a été observée plusieurs années plus tôt dans d’autres pays (Allemagne, États-Unis, Grande-Bretagne) où les classes très aisées ont connu des hausses de revenus disponibles plus importantes, les détachant en quelque sorte du reste de la société (voir le rapport de l’ocde 2008). La France n’a pas connu une croissance des écarts aussi prononcée que celle observée aux États-Unis, mais il se peut que les représentations sociales de la situation française évoquées plus haut aient été marquées par les références à la situation américaine largement médiatisée. La situation des ménages canadiens montre une évolution assez proche de celle qui a été observée en France dans les années 2000, soit un écart grandissant entre la médiane et la moyenne des revenus, résultant de la croissance des inégalités évoquée plus haut.
L’inflation aurait par ailleurs davantage touché les classes moyennes que les classes les plus riches. Une étude de l’insee a en effet montré que les prix des biens et services consommés par les ménages appartenant aux déciles 4 à 7 avaient augmenté davantage de 1996 à 2006 (fourchette allant de 17 % à 16,7 % selon les déciles) que les prix payés en moyenne dans les déciles supérieurs (hausse autour de 15 %). Les ménages à hauts revenus consomment en effet davantage de produits électroniques et de services de téléphonie et de communication, qui ont été marqués par des baisses de prix réels. De même, l’augmentation des coûts du logement et des charges a davantage affecté les classes moyennes (et encore plus les ménages pauvres, notons-le). Il en va de même au Canada. Aussi, l’examen de la structure des dépenses des ménages s’avère-t-il important pour comprendre la situation des classes moyennes. Nous commencerons par étudier l’évolution de la structure de la consommation dans les deux pays avant de cerner la question de la convergence entre les classes socioéconomiques.
Structure de la consommation au Canada et en France
33Nous avons groupé les dépenses des ménages en onze fonctions de consommation pour la France et en dix pour le Canada. Les explications techniques sur le contenu de ces types de dépenses se retrouvent dans les publications de l’insee (2009) et de Langlois (2003). Les regroupements faits dans les deux pays ne sont pas strictement comparables, mais ils sont très proches de sorte qu’il sera possible de dégager les similitudes et les différences dans leurs évolutions temporelles. Quelques précisions s’imposent sur le contenu des diverses fonctions de consommation. L’alimentation comprend les dépenses faites au foyer, mais aussi les dépenses pour la cantine et l’alimentation hors foyer liée au travail (repas du midi). Les dépenses pour le logement incluent, au Canada, le remboursement du capital de l’hypothèque (une épargne, en fait) mais ce dernier peut être considéré comme une dépense mensuelle qui pèse dans les budgets familiaux. Cela fait sens si l’on veut mesurer l’effort budgétaire consenti par les ménages à chacun des postes pendant une année donnée. Le remboursement du capital n’est pas inclus dans les dépenses des ménages français, mais on a plutôt calculé un loyer fictif. Les loisirs comprennent les dépenses pour la culture, les sorties et les vacances. La fonction « santé » est entendue au sens large et elle inclut aussi les frais encourus pour les soins personnels, comme les produits de beauté. Dans le cas canadien, la protection comprend toutes les formes d’assurances (assurances-vie, assurances chômage, assurances santé) sauf les assurances pour l’automobile et le logement.
34L’évolution de la structure des dépenses de consommation est bien documentée dans les deux pays et elle a été analysée dans plusieurs publications déjà citées ; aussi rappellerons-nous seulement les principales tendances d’évolution afin de situer la question de la convergence temporelle et longitudinale entre classes socioéconomiques qui sera ensuite abordée. De nombreux points sont communs aux deux pays, comme l’indique la dernière colonne des tableaux 2 à 5. La part du budget consacrée à l’alimentation a diminué au total de manière sensible dans les budgets des ménages des deux pays, s’inscrivant dans une tendance de long terme observable dans les sociétés développées. Au Canada, l’alimentation est passée au troisième rang dans la structure des dépenses des ménages en 2008 et la fonction logement occupe la première place depuis au moins un quart de siècle. La tendance est relativement semblable en France, la part de l’alimentation étant passée de 27 % en 1979 à 18 % en 2006, et celle du logement, au deuxième rang dans la structure des dépenses. La place relative des transports a nettement progressé dans la structure des dépenses dans les deux pays, ce qui révèle l’émergence d’un nouveau besoin omniprésent dans le mode de vie contemporain des ménages. La fonction « loisirs » suit au quatrième rang, ce qui traduit l’importance accrue qu’ils ont prise dans les modes de vie et la marchandisation de ce type d’activités. Les industries culturelles se sont développées de manière considérable depuis un quart de siècle de même que « l’industrie » des loisirs, l’offre alimentant la satisfaction de besoins grandissants qui se reflètent dans les dépenses des ménages.
Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, Canada, 1978

Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, Canada, 1978
Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, Canada, 2008

Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, Canada, 2008
Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, France, 1979

Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, France, 1979
Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, France, 2006

Structure des dépenses des ménages selon la médiane du niveau de vie, France, 2006
35Les nombreux changements dans la structure de la consommation observables chez les ménages canadiens et français qui viennent d’être sommairement résumés sont directement liés à l’augmentation des niveaux de vie en un quart de siècle, mais aussi aux mutations en lien avec le cycle de vie des membres des ménages, sans oublier la transformation de l’offre du système de production (baisse des coûts des produits électroniques et de téléphonie, par exemple, ce qui favorise leur consommation élargie). Parce que leur niveau de vie augmente, les ménages peuvent consacrer moins de ressources à l’alimentation et à l’habillement, ce qui permet de satisfaire de nouveaux besoins en émergence comme les loisirs marchands ou les transports. L’allongement de la vie en bonne santé entraîne aussi une mutation de la consommation au cours du cycle de vie. Les couples arrivés à la phase du nid vide ont devant eux plus de vingt-cinq ans de consommation sans présence d’enfant à charge au sein du foyer, à une période de leur vie au cours de laquelle le remboursement de l’hypothèque pour le logement pèse moins lourd dans le budget (pour une bonne partie des ménages propriétaires). Les observations sur les évolutions temporelles s’expliquent par ces trois types de causes qui mélangent leurs effets (enrichissement au cours de la période, mutation dans la composition des ménages et diversité de l’offre d’une gamme étendue de biens et services), mais ce n’est pas le lieu de les distinguer ici. Nous entendons plutôt cerner comment a évolué la situation des classes moyennes à différentes époques, par comparaison avec celle des autres classes socioéconomiques, afin de voir s’il y a convergence temporelle et transversale dans chacun des deux pays retenus.
Convergences transversales et temporelles de la consommation : la situation des classes moyennes
36La comparaison des coefficients budgétaires entre les classes socioéconomiques sert à caractériser les besoins des ménages dans une perspective transversale. C’est le premier aspect que nous examinerons. Nous analyserons ensuite l’évolution temporelle des coefficients budgétaires sur longue période afin de voir s’il y a convergence des besoins.
37Une première observation d’ensemble s’impose : la structure de la consommation est fort différente dans les deux sous-groupes distingués au sein des classes moyennes et ce, dans les deux pays. La structure typique de la consommation marchande de la classe moyenne inférieure se rapproche de celle des classes les moins favorisées, alors que la structure typique de la consommation de la classe moyenne supérieure tend vers celle des classes les plus favorisées. Ce résultat empirique apporte une réponse à la question posée par Serge Bosc en conclusion de son ouvrage sur les classes moyennes. D’après sa consommation marchande, une partie des classes moyennes est tirée vers le bas de la hiérarchie sociale alors qu’une autre partie s’aligne plutôt sur la consommation des classes les plus favorisées. Cela signifie qu’on observe un fractionnement au centre de la structure sociale qui ne manquera pas de marquer les représentations sociales et d’alimenter le sentiment d’être déclassé. Mais avant d’aborder cet aspect, nous analyserons plus en détail les différentes fonctions de consommation retenues.
38La part du budget consacrée à l’alimentation diminue à mesure que le statut socioéconomique du ménage s’élève et ce, au cours de chacune des années d’enquête menées au Canada et en France. L’examen des données montre par ailleurs une convergence temporelle des coefficients budgétaires pour l’alimentation entre les classes de revenus, dans les deux pays. Nous avons distingué deux classes de ménages pauvres dans les tableaux (moins de 60 % de la médiane et entre 60 % et 75 % de la médiane). Ainsi, la part des dépenses consacrées à l’alimentation dans les ménages pauvres passe-t-elle, dans le cas du Canada, de 28,9 % à 19 % en 1978 et de 25,6 % et 17,2 % en 2008, soit une diminution importante, et les parts pour la même fonction régressent aussi au sein des ménages riches. Les données sur la France montrent les mêmes tendances (tableaux 4 et 5). Les évolutions transversales et temporelles vont dans le même sens pour la fonction alimentation et la loi classique mise en évidence par Ernst Engel au xixe siècle se confirme sur les deux plans.
39L’analyse de la structure des dépenses dans les deux pays indique par ailleurs que l’évolution temporelle est plus prononcée que l’évolution transversale ; la diminution dans le temps du coefficient d’effort pour l’alimentation est plus marquée chez les ménages à niveau de vie moins élevé, tant au Canada qu’en France, ce qui signifie qu’ils auront plus de ressources à consacrer à d’autres fonctions de consommation. Ce point est important. Les ménages pauvres auront ainsi une certaine marge de manœuvre pour satisfaire de nouveaux besoins en émergence, certes, mais ils devront par contre compter avec une augmentation fort importante du coefficient budgétaire de la fonction logement, une tendance semblable dans les deux pays. La diminution du coefficient pour l’alimentation est concomitante avec la pression plus grande des dépenses en logement dans leurs budgets. Au total, ces ménages resteront enfermés dans l’univers des besoins à cause du poids important que représentent les dépenses de première nécessité. Il en va différemment des classes moyennes qui, grâce à la hausse de leurs revenus réels, pourront entrer dans l’univers des aspirations tel que défini plus haut, et donc accroître leurs attentes en matière de consommation marchande. Cependant, on voit clairement que la fraction inférieure de la classe moyenne aura une marge de manœuvre moins marquée que la fraction supérieure.
40La fonction « logement » mérite une attention particulière car son analyse révèle une divergence entre l’évolution temporelle et l’évolution transversale. C’est là une observation lourde de conséquences. Sur le plan transversal en effet, la part du budget des ménages consacrée à la fonction « habitation » diminue à mesure que la situation socio-économique des ménages s’améliore, mais cette part du budget augmente dans le temps pour tous les ménages. La part du logement s’accroît même de manière plus prononcée dans les ménages les plus démunis, et les écarts sont davantage prononcés au sein des deux sous-groupes dans les classes moyennes. Cela signifie que la partie inférieure de la classe moyenne doit consacrer plus de ressources au logement, ce qui refrène la satisfaction d’autres besoins discrétionnaires (qui sont l’objet de fortes aspirations), notamment les dépenses en loisirs comme on le verra.
41C’est l’inverse qui se produit pour la fonction « habillement », aussi marquée par une divergence entre les évolutions transversales et temporelles : la part des dépenses qui lui est consacrée est en augmentation selon le revenu sur le plan transversal, alors que la diffusion est en diminution sur le plan temporel (le cas est plus net au Canada qu’en France). Ce point est essentiel : l’observation de ménages ayant différents niveaux de revenus une année donnée ne permet pas toujours de prévoir sans biais l’évolution des consommations lorsque les revenus réels augmentent sur longue période.
42Les fonctions « transports », « loisirs » et « protection » accroissent leur importance, tant sur les plans transversal que longitudinal, traduisant l’apparition de nouveaux besoins à satisfaire, y compris chez les ménages pauvres. Comme on le voit dans les tableaux, les coefficients budgétaires consacrés à ces trois importantes fonctions de consommation sont en hausse à mesure que le revenu s’élève mais ils sont aussi en augmentation dans toutes les classes socioéconomiques d’une année à l’autre, ce qui nous fait conclure à la convergence temporelle et transversale pour ces fonctions de consommation.
43La fonction « transports » est en train de connaître une mutation importante. Son poids pèse plus lourd dans tous les budgets, mais davantage dans la structure des besoins des ménages ayant le plus haut niveau de vie, partageant même le premier rang avec les dépenses en logement dans les ménages du premier quintile de revenu (données non publiées). Cela tient à la multimotorisation des ménages qui peuvent posséder plus de deux voitures dans les banlieues, la 3e automobile servant aux jeunes adultes (les enfants de la maisonnée) là où les transports en commun sont déficients. Une autre raison explique ce premier rang attribué au transport dans les ménages canadiens et français les plus favorisés : l’achat de voitures plus luxueuses et les dépenses d’utilisation plus élevées.
44Il en va de même pour les coefficients budgétaires qui caractérisent la fonction protection (les assurances diverses) et les dépenses diverses, dont la progression est plus marquée chez les riches. Ici encore, il est intéressant de noter la similitude du constat en France et au Canada.
On retiendra de cette analyse que les diffusions transversale et temporelle vont dans le même sens pour huit fonctions budgétaires au Canada et pour cinq fonctions budgétaires en France. Elles sont en hausse pour cinq fonctions au Canada, soit les transports, les loisirs, la protection, l’éducation et les dépenses diverses dans les budgets des ménages canadiens, tandis qu’elles régressent dans les deux perspectives d’analyse pour la fonction « alimentation ». En France, le constat est assez proche : les transports, les loisirs et les « autres dépenses » (dans lesquelles sont inclus les bijoux, les dépenses de soins personnels, les dépenses de cérémonie, les services juridiques et financiers, etc.) progressent à la fois dans le temps et selon le niveau de vie à un instant donnée ; tandis que l’alimentation pèse de moins en moins, à la fois en coupe transversale et en analyse longitudinale.
L’analyse qui précède signifie que les nouveaux besoins que sont les transports – notamment l’automobile – les loisirs et la protection s’imposent rapidement en parallèle à l’enrichissement des ménages et avec la montée des revenus discrétionnaires. Ces types de dépenses se diffusent dans le temps auprès de toutes les classes socioéconomiques. On retiendra cependant que les deux types de diffusion n’évoluent pas nécessairement au même rythme selon les classes socioéconomiques. Ainsi, les ménages les plus riches accroissent leur effort budgétaire (augmentent leurs dépenses relatives) plus rapidement que les ménages pauvres comme on le voit dans les cas du transport, de la protection et des dépenses diverses. On notera par ailleurs que les deux groupements distingués au sein des classes moyennes se distinguent nettement. La structure de la consommation du sous-groupe appelé « fraction inférieure » des classes moyennes se rapproche davantage de celle des ménages les moins favorisés, et la structure de la consommation de la « fraction supérieure » s’aligne sur celle des classes les plus favorisées.
Cette analyse a permis de dégager un autre résultat empirique important, qui va dans le sens des observations déjà faites par Gardes, Gaubert et Langlois (2000) dans le cas canadien avec une autre méthodologie et sur une période plus courte. Quand un poste de consommation est dynamique temporellement (son coefficient budgétaire augmentant rapidement lorsque le revenu croît entre deux périodes), il est généralement plus différencié socialement qu’il ne croît temporellement. Les exemples du transport et de la protection dans les budgets canadiens du tableau 5 sont éloquents sur ce point. Ce résultat signifie que l’évolution temporelle des revenus des ménages les moins nantis ne leur permet pas d’atteindre les positions acquises par les ménages les plus riches. Autrement dit, les ménages riches augmentent encore plus vite leur consommation de biens de luxe et de biens discrétionnaires que ne le font les ménages occupant une position moins élevée. Notre analyse, qui distingue deux sous-ensembles au sein des classes moyennes, va dans le même sens et elle montre aussi l’existence d’une différenciation des comportements de consommation qui persiste au sein des classes moyennes distinguées. Les observations tirées des enquêtes budgétaires analysées appuient l’hypothèse de S. Bosc sur « les attractions opposées » qui caractérisent les classes moyennes. Mais cette différentiation des comportements de consommation bien nette est-elle aussi observable sur le plan des aspirations et des représentations sociales ? Rien n’est moins certain, si l’on se fie aux prédictions qu’inspire le paradoxe de type tocquevillien évoqué plus haut, qui serait observable selon nous de manière typique au sein des classes moyennes.
Privations ressenties et aspirations à consommer
45Les données manquent pour analyser les représentations sociales des ménages canadiens, aussi nous limiterons-nous à l’examen des résultats d’enquêtes du Crédoc qui permettent de voir quels sont les biens et services dont estiment être privés les ménages français et ceux qu’ils aimeraient pouvoir consommer si leurs revenus augmentaient au tournant de l’an 2000 (dernière enquête disponible).
46Trois observations ressortent de l’examen des données du Crédoc. Tout d’abord, les biens et services dont les membres des ménages estiment être privés (partie A du tableau 6) sont plus fréquemment des biens et services discrétionnaires comme les loisirs, les vacances, l’habillement, l’équipement du ménage ou la voiture que des biens de première nécessité (alimentation, soins médicaux, logement, par exemple). La proportion de ménages qui mentionnent ces derniers correspond à peu près à celle des ménages les moins favorisés au sein de la société française. Ensuite, les biens et services qui sont l’objet d’aspirations (ceux que les ménages aimeraient consommer davantage si leurs revenus augmentaient, partie B du tableau 6) sont toujours mentionnés en plus forte proportion que les mêmes biens et services qui sont objet de privation. Cela montre bien que les aspirations relèvent du désir. Les membres du ménage aspirent à consommer encore davantage de biens et de services, au-delà du sentiment de privation. Troisièmement, l’écart entre sentiment de privation et aspirations est plus marqué pour les objets discrétionnaires comme les loisirs et les vacances, ce qui traduit l’ouverture des aspirations une fois les besoins de base satisfaits. Le cas du logement est particulier. Le sentiment de privation portant sur cet objet de consommation n’est pas très grand (22 % dans l’ensemble) mais l’aspiration à dépenser davantage pour cette fonction de consommation est fort élevée, soit un ménage sur deux. En fait, les travaux de l’Insee et du Crédoc montrent que les ménages français jouissent d’un bon confort sur le plan du logement, sauf les ménages les plus défavorisés, mais qu’une importante proportion d’entre eux aimerait apporter des améliorations à leur foyer si leurs revenus augmentaient. Le logement est investi d’une grande importance pour le bien-être quotidien et il est l’objet d’aspirations élevées visant à l’améliorer. On remarquera que l’aspiration à consommer davantage pour l’alimentation, les soins médicaux ou le téléphone est plus élevée dans les ménages à bas revenus, ce qui traduit bien la non-satisfaction de besoins jugés élémentaires, comme on l’a escompté plus haut. Autrement, dit, les ménages à bas revenus sont bien enfermés dans l’univers des besoins.
Sentiment de restrictions et aspirations à dépenser selon les postes de consommation et le niveau de vie, France, 2001

Sentiment de restrictions et aspirations à dépenser selon les postes de consommation et le niveau de vie, France, 2001
47Mais ce qui frappe davantage dans l’examen des données de l’enquête portant sur la France, c’est l’alignement des aspirations des ménages situés dans la fraction inférieure des classes moyennes françaises sur les aspirations de la fraction supérieure et sur celles des classes les plus favorisées, ce qui n’était pas du tout le cas pour leurs dépenses effectives, qui les rapprochaient plutôt de la structure de la consommation des classes les moins favorisées. L’hypothèse d’une extension plus marquée des aspirations au sein de la classe moyenne se vérifie donc, du moins pour la France. Il est cependant permis de penser qu’il en est de même pour le Canada, et un article déjà ancien de Langlois (1982) avait observé un phénomène semblable à la fin des années 1970. Cette étude n’a malheureusement pas été mise à jour.
Conclusion
48Les groupements qui composent les classes moyennes dans deux sociétés développées – le Canada et la France – apparaissent bien différenciés, confirmant le diagnostic maintes fois posé qu’elles ne forment pas un tout homogène, d’où l’emploi du pluriel pour les caractériser. Les deux sous-ensembles empiriquement distingués selon qu’ils se trouvent en bas ou en haut de la médiane des revenus disponibles ont une structure de dépenses différente, les consommations de la fraction inférieure des classes moyennes se trouvant plus proches de celles qui sont observées dans les classes les moins favorisées et les consommations de la fraction supérieure, plus près de celles des classes favorisées.
49Cependant, tous les membres de la classe moyenne ont développé des aspirations à consommer qui les rapprochent des classes les plus favorisées, en France du moins. N’étant plus enfermés dans l’univers des besoins quotidiens à satisfaire en premier lieu, ses membres souhaiteraient consommer en plus grande quantité des biens et services discrétionnaires auxquels ils peuvent légitimement aspirer. Mais cette aspiration ne peut pas être complètement satisfaite, malgré la hausse continue des ressources monétaires, car la taille et la variété du panier de biens et services disponibles et auxquels ils aspirent augmentent encore plus vite. Cette observation rejoint d’autres constats faits depuis longtemps par plusieurs observateurs et analystes, depuis Montaigne et Alexis de Tocqueville jusqu’à Émile Durkheim, évoqués plus haut, sans parler de nombreux auteurs contemporains dans la foulée des travaux de Richard Easterlin.
Le hiatus entre ressources monétaires et aspirations qui est typique du centre de la structure sociale défini à la manière de Maurice Halbwachs (en privilégiant les revenus et les budgets de dépenses) nous amène à conclure que le malaise qui touche les classes moyennes a non seulement comme causes des facteurs exogènes comme la montée du chômage, la mutation du système de production national et la mondialisation, mais aussi qu’il est le résultat d’un processus social endogène et typique de ces classes moyennes, soit l’extension marquée des aspirations qui va bien au-delà des possibilités objectives qu’elles ont de les satisfaire.
Notes
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[1]
Voir S. Bosc (2008) pour un état de la littérature sur les classes moyennes et R. Bigot (2009) pour une analyse empirique récente.
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[2]
Voir l’histoire des enquêtes budgétaires de Clio Presvelou (1967), encore pertinente sur ce point.
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[3]
Les travaux sur la consommation des ménages sont nombreux. Sur la France, voir Langlois (2005), Accardo (2007), Herpin et Verger (2009), insee (2009) ; sur le Canada, Parr (1999), Langlois (2003).
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[4]
« Dans la représentation des classes, on retrouve à la fois l’idée d’un ensemble de professions et l’idée d’un ensemble de dépenses, puisque ces deux termes expriment l’un comme l’autre, quoique de façon diverse, la situation de l’homme dans la société (…) » (Halbwachs, 2008, 73), précise plus loin Halbwachs.
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[5]
Voir aussi les travaux de Louis Chauvel (2001 et 2006).