1En France et dans d’autres pays occidentaux, à partir de la fin du xixe siècle, la consommation devient progressivement pour les femmes un espace d’engagement public légitime [1]. Les femmes, gestionnaires du foyer, ne sont-elles pas « naturellement » prêtes à défendre leurs droits de consommatrices ? Et il est vrai que la consommation ouvre, comme la philanthropie avant elle, des opportunités d’action publique à des femmes qui n’avaient pas le droit de vote (Diebolt, 2001). Prenant appui sur le fait que la consommation – et en particulier la gestion quotidienne des achats pour la maison – est un espace officiellement réservé aux femmes, en vertu de la théorie des « sphères séparées » (aux hommes la sphère publique, aux femmes la sphère domestique), certaines d’entre elles transforment la gestion de l’espace privé en langage politique. Des femmes sont ainsi à l’origine de mouvements spontanés contre la « vie chère » (Barzman, 1997), de boycotts dans la communauté afro-américaine (Micheletti, 2006), ou encore de manifestations contre la pénurie des deux côtés du mur de Berlin dans les années 1950 (Pence, 2004). Mais elles s’engagent aussi dans des mouvements plus pérennes, que ce soit le mouvement coopérateur anglais (Scott, 1998), les associations défendant le libre-échange (free trade) (Trentmann, 2008), les mouvements familiaux populaires de la mouvance catholique sociale (Dermenjian, 2002), le consumérisme (Cohen, 2003 ; Hilton, 2003) ou encore les mouvements fondateurs de la consommation engagée, version fair trade, depuis la lutte contre l’esclavage jusqu’au commerce équitable contemporain (Glickman, 2009).
2Ces quelques exemples d’engagements politiques autour de la consommation dans plusieurs pays occidentaux au xxe siècle, qui pourraient être multipliés, remettent en question d’autres figures courantes de consommatrices, passives ou en proie à leurs passions, construites par des observateurs tels que les médecins, par exemple la « kleptomane » qui apparaît elle aussi à la fin du xixe siècle (Abelson, 1989 ; Shapiro, 1996 ; Roberts, 1998). Ils nuancent aussi, comme certains travaux d’ethnologues ou d’historiens des techniques, la figure familière d’une ménagère confinée à son foyer ou manipulée par des publicitaires (Morel, 1989 ; Horowitz et Mohun, 1998 ; Leymonerie, 2009). Ils montrent enfin que la consommation peut aussi être un moyen pour des femmes de gagner, sinon un vrai pouvoir, au moins une certaine autonomie politique (De Grazia et Furlough, 1996).
3Est-ce à dire que la consommation est exclusivement une affaire de femmes et que les associations de consommateurs sont, au xxe siècle, des associations « féminines » ? Rien n’est moins sûr en 1900, période où le genre de la consommation est précisément en construction. Le mouvement coopératif français, contrairement à son homologue anglais, fait appel aux femmes mais leur laisse une faible place (Furlough, 1991). Inversement, certaines associations de consommateurs catholiques se forment officiellement autour de femmes. À travers l’exemple de l’une de ces premières associations de consommateurs en France, la Ligue sociale d’acheteurs, nous voudrions précisément interroger le genre de la consommation et celui des associations de consommateurs, à un moment historique où la question n’est pas tranchée.
4Notre travail s’inscrit tout d’abord dans le cadre d’un renouvellement des travaux en histoire et autres sciences sociales sur la consommation (Langlois, 2002 ; Blaszczyk, 2009). À cet égard, nous aurions pu aussi prendre en compte d’autres éléments relatifs aux rapports entre genre et consommation, comme le genre des marketers, les figures de consommateurs et de consommatrices, ou encore le rôle de la publicité dans la construction des genres (Rappaport, 2000 ; Scanlon, 2000). Cette recherche prend aussi place parmi d’autres travaux s’intéressant au genre des associations et aux rapports sociaux de sexe dans le militantisme, sachant que l’association catholique que nous étudions ne prétend pas transformer les rapports de genre comme d’autres groupes féminins (Loiseau, 1996 ; DeLind et Ferguson, 1999 ; Diebolt et Douyère-Demeulenaere, 2002 ; Fillieule, Mathieu et al., 2007).
La Ligue sociale d’acheteurs (lsa), qui est active entre 1902 et 1914, peut être considérée comme l’une des premières organisations à l’origine de la « consommation engagée » en France (Dubuisson-Quellier, 2009). Loin de défendre les droits des consommateurs ou le faible prix des produits, elle prône au contraire une consommation tenant compte des conditions de production et de vente des produits. Animée par des fondateurs issus de la bourgeoisie ou de la noblesse, rassemblant quelques centaines de membres, elle propose ainsi des listes de couturières respectant certaines conditions sociales, prend part aux campagnes réformatrices pour transformer la durée du travail, ou produit des calendriers informant les consommatrices des meilleures périodes pour acheter, eut égard aux conditions de travail des ouvriers et employés (Chessel, 2003 ; Chessel, 2009). Créée peu de temps après les consumers’ leagues américaines, elles-mêmes inspirées d’un exemple anglais, elle peut être considérée comme une réappropriation, par un petit groupe d’hommes et de femmes catholiques sociaux, d’une invention venue d’ailleurs, dans le cadre d’une circulation intense des idées et des personnes au cœur du monde réformateur au début du xxe siècle (Rodgers, 1998 ; Chessel, 2006).
La Ligue sociale d’acheteurs fut-elle uniquement, comme l’ont affirmé les acteurs de l’époque puis des historiennes qui l’ont étudiée, une « association féminine » (Fayet-Scribe, 1990 ; Cova, 2000) ? Est-elle à cet égard comparable aux consumers’ leagues américaines qui l’ont inspirée et qui semblent être représentatives d’une certaine vague du féminisme américain (Wolfe, 1975 ; Sklar, 1995 ; Dirks, 1996 ; Storrs, 2000) ? Comment définir le genre d’une association ? Par ses militants, femmes ou hommes ? Par les modes d’action utilisés (réforme des pratiques quotidiennes de consommation ou lobbying législatif) ? Par l’objet des campagnes menées (réforme du travail des femmes ou lois sociales plus larges) ?
Pour répondre à ces questions, examinons l’action de la lsa, qui rassemblait des hommes et des femmes. Alors que l’on sait que la consommation a aussi parfois participé à la construction de la masculinité, comme le montrent les figures du « collectionneur », et plus tard du « dandy » ou du « bricoleur » (Pomian, 1987 ; Schnapper, 1994 ; Kuchta, 1996 ; Mort, 1996 ; Breward, 1999 ; Gelber, 2000), il est intéressant de se demander ce que faisaient les hommes dans une association qui se présentait comme « féminine ». Nous proposons d’examiner tout d’abord les militants – hommes et femmes – de la lsa, ainsi que les raisons de leur engagement. Nous regarderons ensuite les objets de plusieurs campagnes dans lesquelles l’association a été active ainsi que les modes d’action utilisés.
Hommes et femmes de la Ligue sociale d’acheteurs. Les raisons différenciées d’un engagement
5Combien y a-t-il d’hommes et de femmes à la lsa ? Il est difficile de répondre à cette question simple, de même qu’il est difficile de savoir exactement qui est membre de la lsa. Si l’on en croit les listes de membres de la première lsa créée à Paris en 1903-1905, la proportion de femmes est de 70 %. Ce sont de petits effectifs (une cinquantaine de personnes la première année, 250 en 1905). Mais la présence des hommes n’est pas négligeable : si le bureau est totalement féminin, les deux secrétaires adjoints sont des hommes (Joseph Bergeron, Jean Brunhes) et des hommes adhèrent dès le début [2]. En 1908, une conférence internationale des ligues d’acheteurs est organisée par les fondateurs de la ligue française, Jean et Henriette Brunhes, en Suisse. Dans la liste française du « comité international de patronage » de cette conférence (soit environ 150 personnes), les hommes sont plus nombreux que les femmes. Parmi les Français, on dénombre 76 hommes et 31 femmes (soit 30 % de femmes) (Chessel, 2004).
6Ainsi, on compte plus de femmes lors de la fondation de la lsa à Paris en 1903 ; on recense plus d’hommes affichés à la conférence internationale de 1908. La liste de la conférence internationale a certes un but d’affichage, avec beaucoup d’hommes qui ne sont pas membres de la lsa. Mais il y a aussi une évolution dans le temps, et un intérêt progressif des hommes pour cette association, notamment en province. Ces indices montrent que les hommes ne sont pas négligeables dans les ligues d’acheteurs, même si le terme de « mixité » n’est pas approprié pour le début du xxe siècle. En matière d’enseignement, on parle alors de « coéducation » tandis que le terme de mixité n’apparaît dans les textes officiels que dans les années 1950 (Zancarini-Fournel et Thébaud, 2003).
Femmes de la Ligue sociale d’acheteurs : de la charité à la consommation
7Comme dans beaucoup d’associations féminines, les femmes bourgeoises qui fondent la lsa utilisent leurs ressources sociales et financières. Elles s’appuient aussi sur ce qui est reconnu comme une spécificité féminine (la générosité, la foi, la capacité à s’occuper du ménage et des enfants) et se l’approprient pour avoir une action publique (Walkowitz, 1980). Plus spécifiquement, la consommation permet une action publique qui n’est pas trop éloignée de leur vie quotidienne et qui renforce même à première vue les normes de genre de leur milieu. En effet, gérer l’espace domestique fait partie des exigences d’une femme de la bourgeoisie (Smith, 1989). Transformée en association, la consommation est à la fois une activité domestique et une activité sociale. Ces femmes se réapproprient la « rhétorique des sphères séparées » en la faisant évoluer de facto, de la même manière que les ouvrières qui travaillaient hors de leur foyer en étant confrontées à une rhétorique comparable (Perrot, 1976 ; Perrot, 1991 ; Perrot, 1995 ; Downs, 2004). En mettant l’accent sur la nécessité d’éduquer les consommatrices, les femmes de la lsa « dénaturalisent » en outre l’activité de consommation qui n’est plus « féminine » par nature mais qui s’apprend, comme dans le cadre de l’enseignement ménager (Roll, 2008).
8L’engagement associatif par le biais de la consommation permet de plus à ces femmes de transformer l’héritage philanthropique dont elles s’inspirent par ailleurs. La catholique Henriette Brunhes en France, la juive Maud Nathan à New York ou la protestante Emma Pieczynska en Suisse bénéficient d’un héritage religieux et charitable dans lequel elles puisent (Cross, 1971 ; Käppeli, 2004). Cela dit, elles veulent aussi rompre avec la charité, dans un contexte de professionnalisation de l’action sociale (Plongeron et Guillaume, 1995 ; Rater-Garcette, 1996). La consommation leur permet d’aller au-delà de la charité, d’une part en s’intéressant directement au monde du travail – et non pas aux pauvres –, d’autre part en se disant partie prenantes du capitalisme, en tant que consommatrices. C’est parce qu’elles se disent elles-mêmes « responsables » d’une situation – par exemple le fait qu’une couturière travaille la nuit pour finir une robe qu’elles ont demandée en urgence – qu’elles s’autorisent à aller enquêter dans les ateliers de couture.
9L’engagement de ces femmes est aussi lié à l’espace des associations féminines en France en 1900. Les fondatrices de la lsa se trouvent en marge de différents mouvements : elles sont moins conservatrices que d’autres catholiques – les femmes intransigeantes de la Ligue des femmes françaises ou de la Ligue patriotique des Françaises (Dumons, 2006 ; Della Sudda, 2010) –, plus sociales que d’autres philanthropes, en marge des mouvements féministes. La création d’une ligue de consommateurs leur permet d’ouvrir un espace propre, sachant qu’il est impossible pour elles de s’intégrer dans les mouvements féministes laïcs (Klejman et Rochefort, 1989 ; Cohen, 2006), et qu’elles souhaitent se différencier des autres mouvements catholiques.
Si l’on commence à comprendre les raisons de l’engagement de femmes à la lsa, on s’interroge néanmoins sur la place des hommes dans cette association de consommateurs. Offrent-ils le « contexte » qui permet de comprendre l’engagement féminin et des ressources sociales et financières, ou leur investissement va-t-il au-delà ?
Les hommes de la Ligue sociale d’acheteurs : des intellectuels catholiques ralliés à la République
10Jean Brunhes, Georges Goyau, Max Turmann et d’autres font partie des premiers catholiques ralliés à la République, et ils ne veulent donc pas s’engager politiquement contre cette République. Après l’échec de l’investissement politique des « démocrates chrétiens », ils cherchent un nouveau type d’action publique (Pelletier, 2005).
11Ces hommes peuvent être considérés comme des « intellectuels catholiques » en raison de leur formation commune à l’École normale supérieure, de leur position de journalistes-hommes de lettres ou d’universitaires. La figure d’universitaire est celle du géographe Jean Brunhes (Notice, 1988), celle du « publiciste » (journaliste homme de lettres) est celle de Georges Goyau (Grondeux, 2007). S’ils peuvent être qualifiés de « catholiques sociaux », c’est parce qu’ils font partie de ceux qui contribuent à reconstruire le catholicisme social autour d’une doctrine et d’organisations, à partir du début du xxe siècle. Par leurs écrits en tant que « catholiques sociaux » et par leurs enseignements dans les Semaines sociales (université d’été destinée aux militants catholiques dans l’action sociale), les hommes de la lsa – qui peuvent être les maris des femmes engagées dans cette association, mais pas toujours – sont donc à la fois des intellectuels et des militants du catholicisme social (Durand, 2006).
12L’espace des engagements possibles pour les hommes est plus large que celui des femmes : il comprend des engagements professionnels et des engagements militants. Les Semaines sociales, la revue La Chronique sociale et Le Sillon sont autant d’espaces de parole et d’action pour ces hommes catholiques. Contrairement aux femmes, leur monde ne se définit pas par une sphère domestique s’étendant à la sphère associative. Ils disposent du droit de vote et peuvent donc participer officiellement au débat démocratique (Verjus, 2002). Ils ne doivent pas passer par une rhétorique légitimant leur action (la consommation).
13Cela dit, la comparaison entre hommes et femmes est intéressante. De manière paradoxale, les hommes de la lsa apparaissent eux aussi dans une position marginale à différents degrés. Leur position de catholiques les situe de facto en marge des structures républicaines de débat public. L’espace intellectuel républicain leur est le plus souvent fermé ou hostile, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus (Fouilloux, 1997 ; Pelletier, 2003). Or ces intellectuels catholiques cherchent désormais à faire leur place dans la IIIe République, sans pour autant faire de la politique dans le système partisan car le Pape les en décourage. L’action sociale à la lsa, non pas à la place de leurs activités professionnelles et militantes, mais en plus, offre une manière de faire de la politique autrement, à la fois comme les femmes et différemment.
14Les engagements des femmes et des hommes sont à la fois parallèles et complémentaires. Premièrement, les initiatives féminines ne sont pas totalement indépendantes des discours masculins qui les encouragent. Ainsi, des hommes (prêtres ou laïcs) incitent des femmes à prendre des initiatives, à se former, à animer des groupes, ou à fonder une section de la lsa. Deuxièmement, les femmes participent elles aussi à la naissance de la « démocratie chrétienne », par exemple au Sillon où elles fondent des groupes féminins (Rogard, 1997).
15Hommes et femmes ont des relations complexes au sein de l’association. Le partage du travail semble à première vue classique dans le monde associatif : aux hommes les conférences, aux femmes le travail quotidien, les soins ou les conseils pratiques (Diebolt, 2001). Cela dit, une analyse plus fine montre que les hommes incitent les femmes à agir et choisissent les lieux et les moments où ils souhaitent être associés (ou non) à leur action. Le nom de leur femme peut parfois utilement remplacer le leur. Comme l’explique Jean Brunhes au directeur de la revue catholique La Chronique sociale : « Inscrivez [sur la liste publique de vos collaborateurs] le nom de ma femme sans le mien ; en la nommant, vous savez bien que vous me nommez, et je préfère que, dans mon milieu [scientifique], on ne puisse pas m’accuser de faire du journalisme » [3]. À d’autres moments, il souhaite au contraire être associé à l’action sociale de sa femme.
Puisqu’il existe des hommes et des femmes dans cette association, avec des raisons d’engagement différentes qui se rejoignent partiellement, on peut se demander comment se passe concrètement leur travail associatif. Qui fait quoi au sein de la lsa ? Est-ce que les femmes s’occupent de consommation et les hommes de lois sociales ? Ce travail associatif dépend-il du type de campagnes menées ? Afin de répondre à ces questions, examinons ci-dessous deux grands types de ces campagnes menées par la lsa. Le premier est conduit par des femmes autour d’un objet féminin : il s’agit des campagnes autour du travail des couturières. Le deuxième est aussi investi par des hommes et porte sur le travail d’hommes : ce sont des campagnes autour de la réduction du temps de travail. En l’état de nos connaissances sur la Ligue sociale d’acheteurs, ces campagnes semblent être représentatives des principaux modes d’action utilisés et des différents types d’engagement des hommes et des femmes dans le travail militant. Cela dit, la lsa était investie dans un grand nombre d’autres campagnes qui ne sont pas détaillées ici et qui mériteraient d’être approfondies dans l’avenir.
Femmes objets de la réforme, femmes réformatrices : autour du travail des couturières
16Plusieurs raisons incitent à regarder de près la contribution de la lsa à la réforme du travail des couturières. D’abord les femmes dominent dans le travail du vêtement, tandis que les discours présentent cette profession comme « naturellement » féminine (Schweitzer, 2002 ; Omnès, 2003 ; Battagliola, 2004). De plus, le métier de couturière est le premier qui intéresse la lsa. En corollaire, le premier mode d’action utilisé dès 1903 – et le seul qui est mentionné dans les statuts [4] – est la mise en place de « listes blanches » d’ateliers de couture respectant un certain nombre de conditions, relatives notamment aux horaires de travail. Ce mode d’action est emprunté aux ligues américaines. Ces listes blanches sont principalement mises en place par les femmes de la lsa : elles font les enquêtes chargées de vérifier les conditions de travail dans les ateliers, fabriquent les listes et les tiennent à jour [5].
Les enquêtes de la lsa sur le monde du travail, encore peu connues, prennent place dans le cadre de la multiplication des enquêtes publiques et privées sur le travail vers 1900, par exemple celles qui sont faites par l’Office du travail (Lespinet-Moret, 2007). Elles témoignent de l’engagement d’un certain nombre de femmes, socialistes ou conservatrices, dans l’enquête sociale, vers 1900 (Savoye, 2005). Là aussi, une activité considérée auparavant comme masculine se féminise. La lsa se nourrit en la matière de différents exemples français et étrangers, masculins ou féminins : les enquêtes de l’École leplaysienne, les enquêtes catholiques ou celles de l’Office du travail, les travaux de la National Consumers League ou même la littérature. Cela dit, les enquêtes et les listes blanches de la lsa sont gérées de manière autonome par les membres de l’association, femmes en tête (Chessel, 2009 ; Chessel, 2011).
Un mode d’action « féminin » ? Les « listes blanches »
17Publicité pour des fournisseurs qui acceptent de respecter certaines conditions, les listes blanches, d’abord mises en place par les consumers’ leagues américaines, ont l’avantage de ne pas concurrencer les syndicats et leurs labels, et d’être une alternative au boycott, alors interdit par la loi (Friedman, 1999). Les Françaises reprennent ce mode d’action, idéologiquement intéressant pour des catholiques qui ne veulent pas s’opposer frontalement aux couturières mais prônent au contraire une idéologie de la coopération. Or le principe des listes blanches est précisément de favoriser les concessions volontaires.
18Les listes blanches rassemblent un petit nombre de fournisseurs – pas plus d’une cinquantaine – qui ont signé un contrat avec les consommateurs de la ligue. Les patrons des entreprises de couture volontaires pour être sur la liste parisienne – et qui signent une lettre d’engagement – s’engagent à ne pas faire travailler leurs ouvrières normalement au-delà de sept heures du soir, et jamais au-delà de neuf heures du soir, même aux époques dites « de presse » (c’est un métier saisonnier), à ne jamais donner à leurs ouvrières de travail à terminer chez elles le soir (ce qu’on appelle la seconde veillée) et à ne pas les faire travailler le dimanche [6]. La question du salaire n’est pas évoquée ici, contrairement aux États-Unis (Dirks, 1996 ; Storrs, 2000).
19Les critères choisis lors de la constitution de ces listes ne sont pas indépendants du contexte, et notamment des lois sociales : soit ils visent à les appliquer, soit ils vont plus loin. À cet égard, la lsa se distingue d’une autre ligue, la Ligue catholique d’acheteuses pour le repos hebdomadaire fondée à Amiens par la Ligue patriotique des Françaises qui affirme qu’il n’y a qu’un seul remède pour réformer : « l’initiative privée » [7]. La lsa met au contraire en évidence son intérêt pour la « Législation protectrice des femmes » [8]. Cette volonté de faire appliquer la loi par des femmes ne va pas de soi. Henriette Brunhes, la fondatrice de la lsa, légitime cette action en rappelant – et en s’appuyant sur les rapports des inspectrices du travail – que ces lois ne sont pas appliquées, en particulier dans les secteurs dont s’occupe la lsa. Or, dit-elle, la loi ne sera appliquée que lorsque les clientes pousseront leurs couturières à l’appliquer et transformeront leurs propres comportements [9].
20Le fait de vouloir aller plus loin que la loi finit par avoir des conséquences puisque la lsa en vient à soutenir une modification de la loi, l’interdiction totale du travail de nuit pour les couturières. Un décret, pris par le ministère du Travail en 1910, « supprime les veillées à partir de neuf heures du soir dans les maisons de confection, de couture et de lingerie ». Cette mesure est présentée à la lsa comme la conséquence d’une campagne à laquelle l’association a participé, avec d’autres associations féminines et avec la section du travail du Conseil national des Femmes, pour la suppression de la veillée et pour la suppression des dérogations aux lois sur le travail des femmes. Les listes blanches sont alors présentées comme des actions pionnières qui ont précédé la loi : avant d’être consacrée par la loi, l’expérience d’une journée de travail plus courte avait été tentée par quelques clientes, quelques patronnes et quelques ouvrières [10].
En définitive, les listes blanches ne constituent pas une alternative féminine au lobbying législatif, mais bien un mode d’entrée dans ce lobbying. Leur rhétorique fait que ces femmes s’autorisent à intervenir dans le monde du travail. L’engagement passe par différentes étapes : la mise en évidence de leur propre responsabilité en tant que consommatrices, leur positionnement en tant que partenaires dans le cadre d’un contrat avec les patrons des entreprises de couture, leur activisme dans la constitution des listes blanches, leur prise de position dans l’application des lois existantes, et enfin la réclamation de nouvelles lois. Ce processus, pas nécessairement conscient, permet à des femmes catholiques, qui ne s’opposent pas aux lois républicaines, mais qui ne se sentent pas légitimes pour les critiquer, d’intervenir dans le débat public.
Un argument « féminin » ? La transmission des maladies par les objets
21Signalons une autre contribution des femmes de la lsa à la réforme du travail des couturières : c’est leur participation à la grande campagne internationale contre le sweating-system, ce qu’on a appelé le « système de la sueur », c’est-à-dire en France la lutte contre le travail à domicile (Coffin, 1996 ; Green, 1998 ; Avrane, 2010). La contribution de la lsa prend la forme d’expositions d’objets, ici aussi liées à des enquêtes menées par les femmes de la Ligue.
22Ces expositions visent à mettre en scène des objets qui ont été produits par des ouvrières, accompagnés de pancartes qui expliquent combien l’ouvrière a été payée et combien l’objet est vendu (Conférence, 1909 ; Richter, 1912). Elles mettent en scène, en contrepoint des expositions universelles, une vision misérabiliste du travail de la femme ouvrière. Elles sont présentées comme « naturellement » complémentaires des enquêtes faites par les ligueuses auprès des ouvrières. La démarche est comparable : il s’agit de montrer et de convaincre par la vue et pas de manière intellectuelle, ce qui est totalement légitimé par les hommes catholiques de la lsa, qui laissent les enquêtes et les expositions aux femmes. L’idée est que la « vue » de ces objets arrivera aussi à convaincre les visiteurs de la nécessité d’une augmentation du salaire de ces femmes. Cela est paradoxal puisque c’est l’étiquette qui montre la misère et non l’objet en soi [11].
23Un argument particulier est diffusé lors de cette campagne féminine, qui s’appuie sur le fait que les microbes traversent les barrières sociales (Latour, 1984). Il consiste à dire que les vêtements confectionnés transmettent les maladies endémiques et la tuberculose. Autrement dit, les consommateurs sont jugés responsables des faibles salaires des couturières s’ils achètent ces vêtements trop bon marché, mais ils le « paient » en rapportant la maladie à domicile. Cette idée se nourrit d’une culture chrétienne qui cite les liquides salissants et néfastes, le sang ou la sueur. L’équivalence métaphorique entre les objets et les personnes qui les ont fabriqués était déjà au cœur des premières campagnes de consommateurs engagées contre l’esclavage aux xviiie et xixe siècles : les consommateurs étaient accusés de boire le sang des esclaves en sucrant leur thé (Sussman, 2000 ; Glickman, 2004).
24Ainsi, la lsa semble prendre place parmi différentes associations « féminines » qui visent à réformer les conditions de travail des couturières. Les femmes de la lsa participent à la construction d’un « problème » (le sweating-system) et elles utilisent un répertoire de modes d’action particulier (les listes blanches, les enquêtes, les expositions) pour prendre part à une campagne plus générale, à laquelle participent aussi des réformateurs hommes. Eux sont presque unanimement d’accord pour mettre en place une « protection » particulière du travail des femmes (Laufer, 2003). Seules certaines féministes s’opposent alors à ce consensus (Gubin, 2004). Sous cet angle, les modes d’action apparaissent féminins et la lsa apparaît comme une association féminine soutenue par des hommes, avec des modes d’action laissés aux femmes et même encouragés par les hommes : les enquêtes empiriques (alors peu valorisées par la sociologie universitaire), les expositions et les listes blanches.
D’autres exemples, tirés de campagnes relatives à la réduction du temps de travail, permettent toutefois de nuancer cette analyse. Des hommes y sont impliqués, pour une réforme du temps de travail concernant aussi les hommes. Nous allons en outre y retrouver des modes d’action ou des arguments que nous venons de qualifier de « féminins ».
Des hommes investis dans des campagnes réformatrices : le cas de la réduction du temps de travail
25Pendant ce temps, certains hommes ne sont pas inactifs à la lsa. Partons de deux campagnes réformatrices menées pour la réduction du temps de travail : d’abord le travail du dimanche, ensuite le travail de nuit des boulangers. Elles s’inscrivent dans le cadre d’importantes mobilisations ayant abouti à réduire le temps de travail en France (Fridenson, 2004). Dans ces campagnes, quel est le rôle des hommes de la lsa ? L’association apparaît-elle encore « féminine » ?
Des « listes blanches » masculines ? La campagne pour le repos hebdomadaire
26Les femmes bénéficient d’un repos hebdomadaire – qui est généralement de fait le dimanche – depuis 1892. La campagne pour la généralisation du repos le dimanche est menée à partir des années 1890, grâce à une forte mobilisation dans les milieux catholiques, chez les syndicats chrétiens d’employés, puis à la cgt et chez les radicaux. Cette étrange coalition débouche sur une loi sur le repos hebdomadaire le 13 juillet 1906, qui sera appliquée avec de nombreuses dérogations (Beck, 1997 ; Beck, 1998 ; Beck et Brejon de Lavergnée, 2009).
27Parmi les acteurs de cette campagne, signalons notamment une Ligue populaire pour le repos du dimanche, créée en 1890, et composée de républicains philanthropes, de Le Playsiens, de prêtres démocrates, de protestants et de femmes de la noblesse. Or cette Ligue pour le repos du dimanche utilise très tôt la consommation dans son argumentaire militant et constitue sans doute une ressource pour la lsa ; les deux ligues fusionnent en 1910. Composée de libéraux, la Ligue populaire a pour objectif d’aboutir à la mise en place du repos du dimanche grâce à une modification des comportements des individus (la « libre volonté de chacun de nous », l’initiative privée). En particulier, elle fait appel, dès les années 1890, aux ouvriers et aux paysans, les principaux consommateurs du dimanche : elle les invite à la solidarité avec les employés. Et dans ce cadre, des listes de magasins fermant le dimanche sont mises en place. C’est le cas à Lyon, où la Ligue locale publie de 1894 à 1899 une « Liste des magasins et ateliers de Lyon dont les patrons se font un devoir de fermer toute la journée des dimanches et fêtes » [12].
28Ainsi, la consommation et les listes blanches ont été utilisées par des hommes avant même la naissance de la lsa. La lsa bénéficie d’un héritage qui n’est donc pas exclusivement féminin. Mais elle évolue de deux manières : en donnant une vraie place aux femmes – celles-ci ne sont pas réellement investies à la Ligue pour le repos du dimanche – et en soutenant les lois sociales républicaines – alors que la Ligue populaire est désespérée face à la nécessité d’une loi pour aboutir au repos hebdomadaire. Les membres de la lsa sont au contraire très favorables à la loi de 1906.
29L’un des membres de la lsa l’explique en 1909 à propos de cette loi :
« Nous donc, catholiques sociaux, nous qui ne sommes pas le gouvernement, aujourd’hui, tant s’en faut, qui ne serons point sans doute le gouvernement de demain mais qui le serons peut-être un jour, et un jour peut-être plus proche qu’on le pense, nous avons le droit, et peut-être le devoir de faire, et de dire très haut au gouvernement comment nous voulons qu’il applique la loi, au législateur comment nous voulons qu’il la réforme, et encore ce que nous sommes prêts à faire, par nos efforts personnels, pour faciliter cette application et cette réforme. » [13]
31Ces hommes utilisent la consommation pour prendre place, comme citoyens, dans la République. Pour eux, la réforme des comportements n’est pas un substitut à la loi mais un complément de la loi. On retrouve ici une logique que nous avions qualifiée plus haut de « féminine », et qui consiste à prendre appui sur la réforme de ses propres comportements pour affirmer une citoyenneté sociale à défaut d’être politique (Dietz, 2000).
Ainsi, dans cet exemple, la consommation n’est déjà plus « féminine ». Avant même la naissance de la lsa, la consommation a été utilisée, avec la même rhétorique, par des hommes qui voulaient faire la promotion du dimanche, dans différents espaces de mobilisation. La conception genrée qui a pu prévaloir dans notre interprétation des listes blanches est ici nuancée, puisque des hommes utilisent la consommation et des listes blanches, soit pour agir à la place des lois sociales, soit pour soutenir ces lois sociales et prendre place en République.
Des arguments qui circulent : la campagne contre le travail de nuit des boulangers
32La campagne pour la suppression du travail de nuit dans la boulangerie est lancée à l’initiative du député lyonnais radical Justin Godart, à l’origine d’une proposition de la loi souhaitant interdire la fabrication du pain entre neuf heures du soir et cinq heures du matin. Après avoir déposé un premier projet de loi en 1909, il contacte la lsa et lui demande de soutenir le texte [14].
33Plus encore que pour la campagne précédente, ce sont principalement des hommes qui sont impliqués, en partie pour des raisons liées à l’histoire organisationnelle de la lsa. En effet, à partir de 1909, l’association se réorganise autour de la région lyonnaise et d’un pôle de catholiques sociaux liés à la Chronique sociale de France et aux Semaines Sociales, deux organisations catholiques sociales dont les membres de la lsa ont toujours été proches. En 1910, on l’a dit, elle fusionne avec la Ligue pour le repos du dimanche puissante à Lyon et animée par Augustin Crétinon, un autre catholique social lyonnais. Justin Godart, qui est lyonnais, contacte la lsa à Lyon, c’est-à-dire Jacques Tourret, le nouveau secrétaire de la lsa de France.
34La proposition de loi de J. Godart engendre beaucoup d’oppositions, que l’on peut lire notamment dans les débats du Conseil supérieur du travail, où les milieux patronaux sont très virulents (Ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, 1911). Godart s’appuie, pour se défendre, sur un mouvement d’opinion publique qu’il suscite lui-même, entre autres à la lsa. Son ouvrage, intitulé Les Mineurs blancs, publié en 1910, est dédicacé aux consommateurs, qui ont dû entendre « la plainte sifflante du boulanger au pétrin », qui ont sans doute vu dans les soupiraux « des hommes demi-nus, suants, blafards sous la farine qui les poudrait », qui se sont sentis coupables de ce « scandale » et qui sont donc prêts à soutenir cette réforme (Godart, 1910).
35En quoi la lsa et les consommateurs sont-ils utiles à Godart dans ce débat ? Premièrement, l’expérience des consumers’ leagues et de la lsa concernant la réglementation du travail des femmes, autour de la nécessité d’une « protection » des femmes et des mères, est utile au député (Jenson, 1989). Peu auparavant, en 1907, Godart est le rapporteur du projet de loi visant à la ratification de la convention internationale de Berne sur le travail de nuit des femmes employées dans l’industrie. Sans le dire ouvertement, Godart s’appuie sur l’expérience de l’interdiction du travail de nuit des femmes et plus largement sur les arguments qui ont permis la réglementation du travail des femmes, ouvrant une brèche dans le ciment libéral. Il tente de montrer la légitimité de la suppression du travail de nuit pour un groupe d’ouvriers adultes hommes, par extension du raisonnement qui est utilisé pour le travail de nuit des enfants et des femmes : les « faits » et non le droit. Il veut montrer le caractère exceptionnel du métier de boulanger, quitte à élargir ensuite cette exception à d’autres professions et à travailler ensuite à l’uniformisation des textes (Mahaim, 1925).
36Deuxièmement, la lsa nourrit l’argumentaire de Godart et transforme le discours du député. Un nouvel argument, souvent utilisé à la lsa, n’apparaît en effet que dans la deuxième version de sa proposition de loi : la tuberculose ou d’autres maladies vont être transmises au consommateur par l’intermédiaire du pain. Cet argument n’est pas inventé par la lsa, mais l’association contribue à le construire et à le populariser, en particulier lors de la campagne contre le sweating-system déjà évoquée. De même que les produits confectionnés à domicile étaient présentés comme (métaphoriquement) remplis du sang des ouvrières ou (réellement) infestés par leurs microbes, les substances produites par les boulangers transiteraient elles aussi dans le pain. Cette idée, nourrie par l’importance du courant hygiéniste au tournant du xxe siècle (Bourdelais, 2001), circule entre les membres de la lsa et Justin Godart, en passant par différents promoteurs (notamment catholiques) du projet de loi. Justin Godart dit ainsi dans son livre : « Si, par le travail de nuit, la société expose les boulangers aux risques de la contagion, par un juste retour des choses, cette contagion ira, vengeresse, frapper ceux dont les exigences imposent ce mode dangereux de labeur (…). Le mal que vous ferez ainsi à des humains viendra, incorporé à la pâte, jusqu’à vous, les coupables » (Godart, 1910).
Autrement dit, la lsa participe à la diffusion d’un argumentaire repris partout : le lien entre le travail de nuit, les mauvaises conditions de travail, la mauvaise hygiène du produit et le soutien du consommateur qui ne veut pas attraper la tuberculose en mangeant son pain. Cet argumentaire est principalement porté par des hommes, avec des outils de militantisme traditionnel, mais ils prennent partiellement appui sur des acquis de campagnes relatives au travail des femmes.
Conclusion
37À une période où le genre de la consommation est en construction, la Ligue sociale d’acheteurs n’apparaît pas comme une association féminine, composée de femmes qui s’intéressent à des problèmes féminins avec des outils féminins. Une fois que l’on a remarqué la présence d’hommes, on aurait pu imaginer, en négatif des campagnes relatives au travail des femmes menées par des femmes, des campagnes relatives à la réforme du travail d’hommes, menées par des hommes avec des modes d’action spécifiques, comparables aux listes blanches, d’où les femmes seraient exclues. Il n’en est rien. On trouve des listes blanches et des conseils pratiques proposés par des hommes dans la campagne pour le repos hebdomadaire. Globalement, listes blanches et conseils pratiques sont certes, à la lsa, plutôt féminins, mais ils ont été réappropriés par des femmes qui y sont actives, contrairement à d’autres associations. Si l’on ne peut nier l’apport du genre, c’est bien le contexte d’utilisation qui rend tel ou tel mode d’action « féminin » ou « masculin ».
38Dans les discours des acteurs – qui s’opposent à leur pratique –, la nature « féminine » de la Ligue sociale d’acheteurs s’affiche pourtant paradoxalement tout au long de son histoire. Elle se construit autour de deux arguments centraux : la protection du travail féminin, thème sur lequel les réformateurs catholiques et laïcs s’entendent (contre le mouvement féministe), et la responsabilité des femmes consommatrices. Cette conception prend appui sur la notion de « consommatrice irresponsable » qui est alors très diffusée. Le rôle central du consommateur est mis en évidence par différents écrits au tournant du xxe siècle et en premier lieu par l’économiste Charles Gide (Gide, 2001), mais dès qu’on évoque un consommateur irrationnel ou irresponsable, le consommateur devient « consommatrice ». D’une manière générale, ceux qui veulent établir que le consommateur est un acteur pivot en économie politique tendent à le définir comme un homme ; ceux qui insistent sur sa passivité et son irrationalité (devant être réformées) insistent sur sa féminité (Donohue, 1999).
39La prise en compte des circulations, héritée de l’analyse des transferts et de l’histoire transnationale mais appliquée ici à un champ local, nous semble particulièrement féconde (Douki et Minard, 2007 ; Werner et Zimmermann, 2003). Nous avons vu la circulation des listes blanches entre les consumers’ leagues américaines et la lsa, mais aussi entre la Ligue pour le repos du dimanche et la lsa. De même, nous avons mis en évidence la circulation d’arguments entre la « protection » du travail des femmes et le « droit » du travail des hommes – l’interdiction du travail de nuit et le repos hebdomadaire existent pour les femmes avant d’être discutés pour les hommes. Nous avons enfin évoqué la circulation de l’argument selon lequel l’objet consommé transmet la maladie du travailleur. Tout cela nous met face à un univers réformateur fluide, composé d’hommes et de femmes, d’objets de réforme et de modes d’action sociale plus ou moins genrés. Dans cet univers, rien n’est figé. La preuve en est que la lsa, que l’on a longtemps pensée comme un exemple d’association féminine, loin du monde réformateur masculin, nous semble au contraire emblématique d’une nouvelle manière de penser la « nébuleuse réformatrice » du début du xxe siècle en y intégrant le genre (Topalov, 1999).
Notes
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[1]
Cet article s’appuie sur un travail réalisé lors de la préparation d’une habilitation à diriger les recherches en histoire (Chessel, 2009) et sur plusieurs communications effectuées, en 2008 et 2009, dans le cadre de séminaires du Centre de recherches historiques à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris : séminaires de l’équipe esopp (Études sociales et politiques des populations, de la protection sociale et de la santé), séminaire sur « Le genre de la réforme sociale », séminaire de l’axe « Histoire du genre » du crh. Pour leurs questions et commentaires, je remercie les co-organisateurs et les participants de ces séminaires, notamment Magali della Sudda, Laura Lee Downs et Paul-André Rosental. Je remercie aussi Nancy Cott, Sheryl Kroen et Mary Louise Roberts pour leurs enseignements relatifs à l’histoire du genre, ainsi que Franck Cochoy pour ses commentaires sur une première version de ce texte.
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[2]
Archives nationales (an), 615 AP 67, Liste de membres proposée dans un courrier de J. Bergeron à H. Brunhes, 1er juillet 1905.
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[3]
Archives municipales de Lyon, 130 II 11, Lettre de J. Brunhes à M. Gonin, 15/12/1908.
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[4]
« Statuts de la lsa », Bulletin de la lsa, 1er trimestre 1905, p. 45.
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[5]
Sur la mise en place de ces listes blanches, voir « Couturières et listes blanches : de la consommation à la loi », in Chessel, 2009, 309-360.
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[6]
Les listes blanches apparaissent sur des tracts ou dans les Bulletins des lsa. Voir par exemple Bulletin de la lsa, 1er trimestre 1905 et Bulletin des lsa, 1er trimestre 1907, 2e trimestre 1909 et 1er trimestre 1911.
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[7]
an, 615 AP 81, « Ligue catholique d’acheteuses pour le repos hebdomadaire, Appel-programme », tract, Amiens, 1907.
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[8]
Bibliothèque Marguerite Durand, Dossier lsa, Tract n° 2, Législation protectrice du travail des femmes, juillet 1903.
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[9]
H. Brunhes, « Réponse à une objection », Bulletin de la lsa, 3e trimestre 1905, p. 114-115.
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[10]
H. Brunhes, L’Éclair, 19 février 1910, citation reproduite in « Articles publiés par des membres des lsa », Bulletin des lsa, 1er trimestre 1910, p. 12-17, p. 15.
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[11]
H. Brunhes, « Lettre sur les expositions portatives du travail à domicile, lue par Mme Léon Brunschvicg à la conférence de Versailles du 11 juin 1908 », Bulletin des lsa, p. 188-191, p. 189.
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[12]
Ligue populaire lyonnaise pour le repos du dimanche, Liste des magasins et ateliers de Lyon dont les patrons déclarent se faire un devoir de fermer toute la journée des dimanches et fêtes, troisième édition, s.l. [Lyon, Impr. Paquet], s.d. [1899], 71 p.
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[13]
G. Piot, « Le repos du dimanche et les travailleurs », Semaines sociales de France, VIe Session, Bordeaux, 1909, Lyon, Chronique sociale de France, 1909, p. 485-498, p. 497.
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[14]
an, 615 AP 80, Courrier de J. Tourret à J. Brunhes, 10 avril 1909. Sur toute la campagne voir aussi les archives privées de François Bilange, arrière petit-fils de J. Godart.