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Philippe Bézès. – Réinventer l’État, les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, Presses universitaires de France, collection « Le lien social », 2009, 544 p.

1En France comme dans la majorité des pays occidentaux, on ne peut être que frappé par la ritualité et la prégnance des discours sur la Réforme de l’État. L’État contemporain se caractériserait en effet par un « souci de soi », pour reprendre la belle formule que Philippe Bézès emprunte à Michel Foucault, fait de réflexivité et d’efficacité : il s’agirait – avant de gouverner les autres – d’apprendre à se gouverner soi-même.

2Comment rendre compte de la construction de ce « souci de soi » de l’État qui se pérennise, monte en puissance, mais aussi change de registres tout au long de la Ve République avant d’emprunter in fine le chemin néolibéral du New Public Management ? Comment expliquer l’engouement toujours renouvelé d’« entrepreneurs de réformes » divers pour la rationalisation des systèmes administratifs et la transformation de leurs règles constitutives ?

3Comprendre la genèse puis l’institutionnalisation des politiques de réforme de l’administration française sur presque cinquante ans : telle est la fresque impressionnante et risquée que se propose de retracer P. Bézès dans cet ouvrage.

4L’auteur fait ici le choix d’une approche sociohistorique originale, à la fois synchronique et diachronique. En effet, il s’agit tant de rendre compte de manière fouillée de cinq « configurations de réformes » – c’est-à-dire de systèmes d’action collective qui par leurs jeux internes permettent la naissance puis la pérennisation d’un répertoire à un temps donné – que de mettre en perspective l’ensemble de ces séquences afin de dégager la trajectoire des politiques réformatrices françaises. En ce sens, P. Bézès se détache des démarches dominantes dans le champ d’analyse des politiques de réformes, qui se situent très largement dans des registres mécanistes et normatifs, en faisant la part belle aux explications par la crise des systèmes administratifs ou par la force d’un npm aux prétentions universelles.

5L’auteur, en déplaçant la focale dans le champ sociologique, choisit d’analyser les politiques de réforme comme la résultante de configurations complexes de trois groupes d’acteurs inscrits dans des structures institutionnelles spécifiques : les politiques, les hauts fonctionnaires des ministères réformateurs, et les groupes d’experts. Dans cette perspective, la « réforme de l’État » réside dans un lent processus conflictuel dans lequel des « acteurs centralistes » (ministères des Finances, de la Fonction publique et de l’Intérieur) cherchent à conserver leur domination dans la régulation de l’ensemble étatique par une transformation des instruments et des règles du jeu.

6La première configuration de réforme (1962-1972) est marquée par un idéal de gouvernement rationnel de l’administration, dans un contexte de remise en question progressive de l’interventionnisme planificateur. Le « souci de soi de l’État », synonyme de rationalité économique et d’optimisation des dépenses publiques, se construit via des stratégies d’acteurs centralistes – le Commissariat général au plan, la Direction de la prévision (dp) et la Direction du budget (db) – désireux de retrouver du pouvoir par l’introduction de savoirs et d’instruments d’inspiration libérale. Ces préoccupations entrent en congruence avec la formation d’un champ d’expertise éparse – sociologie croziérienne, science administrative et clubs de réflexions – qui contribuent à construire l’administration comme objet de réforme. Ces savoirs vont rapidement trouver une concrétisation administrative et politique. Administrativement, la mise en place du programme de Rationalisation des choix budgétaires par la dp et la db constitue une refonte du processus budgétaire répondant au souci de ces deux directions d’encadrer plus fortement les ministères sectoriels « dépensiers ». Politiquement, l’appropriation des réflexions réformistes est le fait du premier ministre Jacques Chaban-Delmas qui voit dans les rhétoriques réformatrices un moyen d’asseoir sa trop fragile position. Mais, en dépit de cette « coalition réformatrice » et d’un indéniable rôle dans le développement des savoirs gestionnaires dans l’administration, la rcb se voit résorbée, sous le coup des stratégies de ministères sectoriels puissants et d’un président de la République défavorable au projet de « Nouvelle Société ».

7Si dans les années 1960, la réforme administrative constitue une politique technique peu médiatisée car largement portée en interne par les hauts fonctionnaires, la seconde configuration de réforme – « le réformisme des contre-pouvoirs » (1972-1981) – se caractérise par la médiatisation et la politisation de l’administration comme problème public. Divers entrepreneurs de réforme – juristes, associations de consommateurs, entreprises de sondages – se mobilisent en faveur des droits des administrés. Dans le champ politique, la critique de la technocratie « antidémocratique » fait également mouche, notamment chez les élus locaux et les républicains indépendants de Valéry Giscard D’Estaing à la recherche d’un répertoire politique original palliant leur isolement politique. Pourtant, les traductions légis--latives du « réformisme des contre-pouvoirs » – la constitution d’un droit à l’information des administrés et la décentralisation – ont une portée relativement limitée du fait notamment des stratégies protectionnistes des administrations. Nous sommes ici face à une spécificité française. A contrario des évolutions internationales, les recettes développées dans cette deuxième configuration de réforme ont freiné tant l’essor d’une politique de rigueur – celle-ci s’opérant seulement via des opérations de coupes discrètes – que la généralisation des outils du management public.

8Entre 1981 et 1984, ce sont trois répertoires de réforme – portés par les trois ministères transversaux – qui vont s’affronter pour le monopole de la définition du problème administratif. En effet, les partis de gauche accédant au pouvoir s’avèrent avoir des démarches contradictoires. Le parti socialiste se prononce en faveur de la décentralisation, qui lui permet de renforcer son assise locale via l’accroissement du pouvoir des collectivités territoriales. La stratégie choisie par le parti communiste – une politique de renforcement des règles historiques de l’administration portée par le ministère de la Fonction publique – constitue de fait un contrepoids à l’initiative socialiste, implicitement porteuse d’une critique de la bureaucratie. Dans le même temps, le ministère du Budget se lance dans une politique de rigueur discrète et incrémentale, sa publicisation en période de crise étant politiquement impensable. Presque paradoxalement, ces trois répertoires réformateurs contradictoires, qui constituent un fort « path dependance » pour les politiques de réforme ultérieures, ne revendiquent pourtant jamais l’étiquette de « réforme administrative ». Celle-ci correspond à des mesures marginales et symboliques, prolongeant notamment les mesures en faveur des administrés initiées dans les années 1970.

9Alors que les deux configurations de réforme précédentes étaient marquées par une forte impulsion politique, « le compromis modernisateur » (1984-1991) est d’abord le fait d’un faisceau d’expertises hétérogènes développées hors de l’État. L’évaluation des politiques publiques, le management public, les cabinets de conseil et la sociologie croziérienne coconstruisent un répertoire de réforme promouvant une action endogène sur une administration jugée en crise. Ces théories réformatrices, basées sur l’expérimentation, le consensus et la participation, vont être articulées en un répertoire managérial modernisateur par une association de hauts fonctionnaires : « Services Publics ». Ce répertoire, qui investit le registre de l’efficacité managériale tout en réaffirmant les valeurs constitutives de l’administration, va être approprié par les trois gouvernements successifs. Si le gouvernement Fabius (1984-1986) opte pour une intervention techniciste prudente en accord avec le répertoire modernisateur, le gouvernement Chirac (1986-1989) choisit de durcir le ton mais ne parvient finalement pas à s’écarter du sentier tracé. La publicisation et l’institutionnalisation de la modernisation managériale seront le fait du gouvernement Rocard (1989-1991), avec la circulaire « Renouveau du Service Public ». Cette quatrième configuration consacre donc l’avènement d’une politique pérenne de réforme de l’administration, largement portée alors par le Ministère de la Fonction Publique.

10Si les années 1980 cherchaient prudemment à concilier introduction d’instruments managériaux et règles constitutives de l’administration, la cinquième configuration de réforme (1991-1997) consacre le passage à une politique publiquement étiquetée « Réforme de l’État », et systématiquement inspirée du New Public Management. Ce répertoire « néomanagérial organisateur » est tout d’abord le fruit de luttes de pouvoir entre les trois acteurs centralistes, affaiblis par les mutations de leur environnement. La détérioration des finances publiques, le processus d’européanisation et la décentralisation obligent les trois ministères transversaux à mettre en œuvre des stratégies de réforme de l’administration. Le ministère de l’Intérieur choisit de remédier à la décentralisation par une déconcentration horizontale asseyant le pouvoir du préfet sur les services déconcentrés de l’État. Le ministère de la Fonction publique – officiellement en charge de la réforme – opte pour une stratégie d’importation et de diffusion des préceptes néomanagériaux. Enfin la Direction du Budget implante les bases d’un système de gestion de la performance contrôlant plus fortement les comportements des services dépensiers. À ces logiques de réorganisation ministérielles, vient s’ajouter une expertise néomanagériale émanant de hauts fonctionnaires désireux de renforcer leurs pouvoirs de « policy-maker ». C’est à travers de grandes commissions de réformes que ces derniers élaborent le paradigme de l’État stratège, basé sur les préceptes du npm. L’appropriation politique de la réforme de l’État est le fait d’Alain Juppé, qui élabore en 1995 une circulaire reprenant intégralement les conclusions de ces commissions. La mise en œuvre de la circulaire revient au Commissariat à la Réforme de l’État (cre), structure créée pour l’occasion. Mais, devant les stratégies des ministères sectoriels et l’affaiblissement d’un Premier Ministre empêtré dans une grève générale, le cre ne peut mettre en œuvre la réforme affichée. Son action est cependant loin d’être un échec dans la mesure où, en choisissant la voie de la technicisation des préconisations, le cre est in fine capable d’implémenter de nouveaux instruments institutionnalisant la politique de Réforme de l’État.

11Les perspectives actuelles (1998-2007) confirment la structuration et la radicalisation d’une politique de réforme unifiée autour du npm. En témoigne la rupture induite par la lolf en 2001, qui consacre Bercy comme chef de file de la Réforme de l’État. Les contre-attaques menées par les ministères de l’Intérieur et de la Fonction publique – Acte II de la Décentralisation et grh de la performance – n’empêchent pas la montée en puissance d’un Ministère des Finances qui annexe en 2005 la dgafp. Politiquement, la Réforme de l’État devient un enjeu majeur, avec une implication inédite du Président de la République. Nicolas Sarkozy lance en effet en décembre 2007 un vaste plan de restructuration de l’État : la Révision Générale des Politiques Publiques.

12Si l’on cherche à présent à ordonner ces jeux répétés d’acteurs en trajectoire articulée, force est de constater, tout au long de la Ve République, l’institutionnalisation d’une politique publique de Réforme de l’État qui se traduit par une remise en cause croissante des règles administratives traditionnelles par les rhétoriques néomanagériales. L’approche par les configurations de réforme permet – au-delà d’une analyse fine de situations singulières – de dégager quelques traits saillants de la trajectoire française : les relations concurrentielles entre les ministères transversaux ; la force des institutions et notamment des ministères sectoriels ; les ressources limitées de Premiers ministres dépendants de la Haute Fonction Publique ; le recours renouvelé à des voies de réforme discrètes et indirectes ; l’importance de l’ordonnancement des séquences, générateur d’effets de cliquets. En choisissant l’action collective comme entrée conceptuelle, P. Bézès dessine une vision inédite et heuristiquement féconde d’une Réforme de l’État faite de jeux et d’enjeux complexes. Toutefois, en dépit de la richesse et de la finesse de ses analyses, l’ouvrage laisse le lecteur féru des recompositions de l’État quelque peu sur sa faim… Deux raisons à cela. La première tient au périmètre adopté par l’auteur : en choisissant de se centrer sur « les sommets parisiens » et plus particulièrement quelques hauts fonctionnaires et hommes politiques, P. Bézès tend à décrire la Réforme de l’État comme une politique « top-down » aux accents héroïques. Les ministères sectoriels et surtout l’État local – pourtant acteurs et objets des réformes ! – sont laissés hors champs. La seconde raison est à relier à la posture de recherche retenue : l’intérêt porté à la fabrique de répertoires rend compte précisément des contenus mais non des conséquences de la Réforme de l’État sur l’action publique. Si l’auteur décrit minutieusement la construction intellectuelle de la modernisation administrative, il reste muet – ou presque – sur les effets des politiques de réforme sur le fonctionnement et l’action étatiques. Cela aurait pourtant permis à P. Bézès de donner à sa remarquable analyse une ampleur supplémentaire, en dépassant une sociohistoire des idées pour aller vers une compréhension plus large de la Réforme de l’État comme politique structurante.

Hélène Macaire
Département de sciences sociales
École normale supérieure de Cachan
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2010
https://doi.org/10.3917/anso.102.0493
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