CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis le milieu des années 1990, le concept de mécanisme rencontre un succès grandissant en sociologie (et en sciences politiques). La conférence de Stockholm (1996) consacrée aux « mécanismes sociaux » et l’ouvrage collectif – Social Mechanisms – édité par ses organisateurs (Hedström et Swedberg, 1998) contribuèrent grandement à l’essor de discours métathéoriques et épistémologiques promouvant la recherche de mécanismes sociaux [2]. Si bien qu’aujourd’hui, un courant de la sociologie dit « analytique » se définit (en partie) par une volonté d’expliquer les phénomènes sociaux par des mécanismes (Hedström et Bearman, 2009).

2Au sein de cette littérature consacrée aux mécanismes sociaux, il est explicitement admis, en France tout comme dans le monde anglo-saxon [3], que le concept de mécanisme repose sur celui de causalité. Selon l’une des définitions dominantes de la littérature, un mécanisme social décrit une constellation d’entités et d’activités organisées de telle manière qu’elles causent régulièrement un type particulier de résultat (Hedström, 2005, 25). Un mécanisme explicite comment un événement observé a été généré à partir de sa cause. Ainsi, une explication en termes de mécanismes implique une conception « générative » de la causalité.

3Le présent article s’intéresse à l’origine historique de cette association entre mécanisme et causalité opérée par la sociologie analytique contemporaine. Pour ce faire, l’article étudie un programme de recherche – la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 – attesté comme étant, sur le plan méthodologique, à l’origine des écrits sur les mécanismes en sociologie (Cherkaoui, 2000 ; Manzo, 2010). Il s’agit de découvrir si la position épistémologique, selon laquelle les mécanismes présupposent l’idée de causalité, est présente dans la littérature méthodologique et métathéorique définissant ce programme de recherche. D’autre part, puisque, en philosophie des sciences, l’approche générative de la causalité est déjà présente dans les théories réalistes de l’explication de Bunge (1967) et Harré (1970), l’article cherche à démontrer que l’approche des mécanismes proposée en sociologie mathématique est compatible avec les écrits de ces philosophes réalistes sur la causalité.

4L’ambition principale de cette étude est de contribuer à l’histoire de l’explication en termes de mécanismes sociaux, et non à celle du concept de cause en tant que tel [4]. Malgré la prolifération des écrits sur les mécanismes sociaux (Hedström et Ylikoski, 2010), quatre articles seulement proposent un travail fouillé sur l’histoire du concept [5]. Vouloir contribuer à l’histoire du concept de mécanisme me paraît d’autant plus important que la « sociologie analytique », qui promeut une explication basée sur les mécanismes, commence à acquérir de la légitimité en sociologie. C’est pourquoi, cet article saisit l’occasion de présenter un programme de recherche – la sociologie mathématique naissante – qui, sur le plan méthodologique, présente de nombreux points communs avec la sociologie analytique contemporaine.

5La structure de l’article est la suivante. La première partie se consacre au lien entre causalité et mécanisme tel qu’il est perçu dans la littérature contemporaine sur les mécanismes sociaux. Elle montre également que cette position épistémologique est héritée des théories de l’explication des philosophes réalistes Bunge et Harré.

6La seconde partie de l’article se concentre sur la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 : l’analyse porte sur les textes « classiques » de quatre auteurs représentatifs du mouvement – James Coleman, Thomas Fararo, Georg Karlsson, et Herbert Simon. Puisque les premiers écrits de Boudon ont déjà été étudiés en profondeur par Cherkaoui (2000), le présent article ne reviendra pas sur la contribution pionnière du sociologue français.

7La conclusion rassemble les nombreux points communs entre la sociologie analytique contemporaine et la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 que l’étude a mis en exergue.

Mécanismes et causalité aujourd’hui : l’héritage d’une conception « générative » de la causalité

8Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur une définition (Mahoney, 2001), la plupart des auteurs de la littérature partagent un ensemble d’idées générales sur la signification des mécanismes sociaux. Selon l’un des points d’accord majeur, un mécanisme est une notion irréductiblement causale (Gerring, 2007, 179 ; Hedström et Ylikoski, 2010) : une explication en termes de mécanismes fournit le détail du processus causal qui a généré l’observation à expliquer.

Tableau 1

Citations récentes sur les mécanismes et la causalité

Elster (2007, 21): « causal explanations must be distinguished from true causal statements. To cite a cause is not enough: the causal mechanism must also be provided, or at least suggested. » [souligné dans le texte]
Gross (2009, 362): « Social mechanisms are causal in that they mediate between cause and effect. In the sequence X à Y, neither X nor Y nor the causal relationship itself is a social mechanism. The mechanism is rather the process or means by which X causes Y. » [souligné dans le texte]
Hedström et Bearman (2009, 5): « A mechanism […] refers to a constellation of entities and activities that are organized such that they regularly bring about a particular type of outcome, and we explain an observed outcome by referring to the mechanism by which such outcomes are regularly brought about. »
Stinchcombe (2005, 149): « Mechanisms are processes […] that turn causes into effects. »

Citations récentes sur les mécanismes et la causalité

9Le Tableau 1 illustre ce propos à l’aide de citations de sociologues et politistes d’influence ayant récemment publié sur les mécanismes [6]. Ces citations proviennent aussi bien de protagonistes de la sociologie analytique (c’est-à-dire Elster, Hedström et Bearman) que d’autres sociologues ayant orienté le débat sur les mécanismes (Gross et Stinchcombe) [7]. Chacun des extraits montre que les mécanismes sont caractérisés par rapport au concept de cause. Ainsi, parmi ces citations, de même que dans l’ensemble de la littérature récente, les mécanismes sociaux servent à expliquer comment une relation causale a été générée, produite, ou engendrée.

10Historiquement, ce lien entre le concept de mécanisme et celui de causalité est explicité à partir des années 1960 au sein de la perspective « réaliste » en philosophie des sciences (Manzo, 2010, 6). Ce type de réalisme en philosophie des sciences se caractérise essentiellement par l’esquisse d’une théorie de l’explication centrée sur le concept de mécanisme en opposition au positivisme logique dominant à l’époque [8].

11Mario Bunge s’oppose particulièrement au modèle d’explication déductif-nomologique. Une explication qui met en évidence des lois n’est pas satisfaisante à ses yeux. Pour être complète, une explication doit se prononcer sur la nature des choses, le but de la science étant de répondre à la question « pourquoi ? ».

12Une bonne explication doit fournir le modus operandi des faits ou lois à expliquer. Elle doit proposer des mécanismes causaux qui rendent compte de la manière dont les éléments mis en évidence par la loi ont été produits (1967, 3) :

13

The main rationale of the invention and test of hypotheses, laws, and theories, is the solution to why-problems, i.e. the explanation of facts and their patterns. We do not rest content with finding facts but wish to know why they should occur rather than not; and we do not even rest content with establishing explanatory constant conjunctions of facts but attempt to discover the mechanism explaining such correlations.

14Une explication fondée sur des mécanismes causaux est appelée une « explication mécanismique » par Bunge [9].

15Indépendamment de Bunge, Rom Harré suggère une position similaire concernant l’explication en termes de mécanismes. Il oppose un point de vue « générativiste » sur la causalité à la tradition « successionniste », hérité de Hume et qui refuse de se prononcer sur la connexion interne reliant une cause et son effet. Pour Harré, le but de la science n’est pas uniquement de mettre en évidence des lois. Il s’agit avant tout de se prononcer sur la nature des choses en décrivant les « mécanismes générateurs » responsables des relations observées empiriquement.

16

The aim of science is to try to find the structures, states and inner constitutions from which the phenomena of nature flow. […] It is, in short, to look for the causal mechanisms of which the patterns and regularities of phenomena are the effects. It is also, though this is sometimes confused with the previous task, to find the inner aspects of things of which the phenomena are the outer aspects.
(Harré, 1970, 101-2)

17Les notions de pouvoir et de capacité des choses – Harré utilisant les termes de « power », « capacity », « liability », « tendency » – caractérisent particulièrement l’explication en termes de mécanismes. En portant l’attention sur la nature et la constitution des choses, un mécanisme montre comment, sous certaines conditions, les effets d’une cause sont produits [10].

18Ainsi, le concept de mécanisme et celui de causalité sont associés chez les auteurs réalistes tout comme dans la littérature sociologique récente. Ce rapport entre causalité et mécanisme doit néanmoins être précisé. Comme le notent Hedström et Ylikoski (2010), l’approche en termes de mécanismes ne fournit pas de théorie de la causalité. En effet, souvent, la caractérisation des mécanismes repose sur un concept de cause supposé défini au préalable [11]. L’idée de mécanisme implique celle de cause. La « causalité générative » n’est donc pas une théorie de la causalité, mais définit plutôt un ensemble de contraintes concernant la forme des explications causales à proposer. Cette approche ne se contente pas d’identifier les causes, mais cherche avant tout à montrer, en détail, comment des effets observés ont été générés à partir de leurs causes [12].

La formalisation mathématique des processus sociaux dans les années 1950 et 1960

19À la lumière de la relation entre mécanisme et causalité défendue par certains philosophes réalistes des années 1960 et dans la littérature récente, cette section essaie de démonter que, dans la sociologie mathématique des années 1950 et 1960, l’idée de mécanisme implique celle de cause.

20Afin de permettre une analyse plus détaillée, je me limiterai à l’étude de textes représentatifs de la sociologie mathématique des années 1950 et 1960. Ces écrits sont ceux de James Coleman (1964), Thomas Fararo (1969a, 1969b), Georg Karlsson (1958) et Herbert Simon (1952, 1953, 1955, 1957) [13]. Ces textes sont à la fois considérés comme des classiques de la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 (Edling, 2002 ; Fararo, 1997 ; Sorensen, 1978) et comme à l’origine des idées récentes sur les mécanismes [14].

21D’un point de vue historique, les intérêts pour cette tradition de la sociologie sont nombreux. Elle se distingue notamment pour avoir placé l’idée de mécanisme au cœur de sa stratégie de recherche. Comme le note Edling (2002, 213), « social mechanisms are a long-standing interest in mathematical sociology ». Cette branche de la sociologie est de plus considérée comme étant à l’origine de l’opérationnalisation du concept de mécanisme (Manzo, 2010, 4-7). À la différence des textes récents et de ceux des philosophes réalistes considérés ici, le concept de mécanisme en sociologie mathématique n’est pas abordé sous un point de vue épistémologique, mais plutôt sous un angle méthodologique ou métathéorique. En conséquence, les textes programmatiques de la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 offrent peu d’espace à la discussion de la causalité et de l’explication [15]. L’analyse qui suit a pour objectif d’extraire les positions philosophiques sous-jacentes aux discussions méthodologiques et théoriques de ce programme de recherche.

Sociologie mathématique et mécanismes

22Dans les années 1940 et 1950 les premiers travaux utilisant le formalisme mathématique en sociologie sont publiés aux États-Unis (voir Sorensen, 1978). Trois sources d’influence et d’inspiration – les écrits de Dodd, le groupe de recherche organisé autour de Rashevsky à l’université de Chicago [16] et le dynamisme apporté par Lazarsfeld à l’université de Columbia – sont à l’origine de la diffusion d’une branche « mathématique » de la sociologie dans les principales universités américaines à partir des années 1960 [17]. Ce courant mathématique de la sociologie ne se définit pas simplement par l’application des outils de la mathématique dans le domaine de la sociologie. La sociologie mathématique est plus spécifique. Elle se caractérise en effet par la production et l’emprunt de modèles mathématiques permettant de théoriser des phénomènes sociaux.

23La sociologie mathématique des années 1950 et 1960 se divise en deux grands axes de recherche : l’étude des structures (ou de l’aspect statique du monde social) [18] et l’étude des processus sociaux (ou l’aspect dynamique). C’est au sein de ce second axe de recherche qu’interviennent les discussions sur les mécanismes sociaux.

24Deux principes généraux guident la sociologie mathématique des processus : la mathématisation d’une part, et le refus du descriptivisme d’autre part. Prenant pour acquis que toutes les sciences sont régies par le même régime épistémologique (ex. Fararo, 1969b, 75), les sociologues mathématiciens déplorent le faible niveau de scientificité de la sociologie. Celui-ci est dû, nous dit-on, à l’utilisation insuffisante du langage mathématique, en particulier en théorie sociologique. En recourant aux outils de la mathématique [19], les sociologues mathématiciens suggèrent d’élever le niveau de scientificité de la sociologie. Le langage mathématique est en effet jugé supérieur au langage naturel (Simon, 1957, 90). Il est apprécié pour sa rigueur, sa précision et sa puissance (Coleman, 1964, vii ; Simon, 1957, viii). Ces qualités permettent un meilleur contrôle de la portée des propositions théoriques ainsi qu’une étude systématique de toutes leurs conséquences. De plus, il est considéré que les sciences sociales, qui sont particulièrement complexes (Coleman, 1964, 1), peuvent d’autant plus bénéficier des vertus du langage mathématique (Simon, 1957, 89).

25Par ailleurs, la sociologie mathématique des processus se caractérise également par le refus du descriptivisme. Cette branche de la sociologie est essentiellement théorique, c’est-à-dire fondée sur l’abstraction [20]. L’activité principale des sociologues mathématiciens consiste à produire des modèles mathématiques représentant de manière détaillée une petite portion de la réalité (Coleman, 1964, 1 ; Karlsson, 1958, 9 ; Simon, 1952) [21].

26Pour certains auteurs, comme Nicholas Rashevsky, l’attachement pour l’abstraction est tel que les modèles proposés ne doivent pas nécessairement montrer de lien direct avec des phénomènes sociaux observables (Coleman, 1964, 51-52). En revanche, les auteurs qui font l’objet de notre analyse insistent sur la nécessité de garder une proximité avec le monde empirique [22]. Bien que l’essentiel de leur attention soit placée sur la théorisation, les modèles proposés doivent ultimement pouvoir être testés empiriquement. Pour Fararo (1969b, 79) :

27

The sociological theorist is searching for ways of building (perhaps modest) systems of ideas in such a way that they have both abstract intelligibility and empirical relevance.

28Cette importance accordée à la fois à la construction théorique et à la pertinence empirique fut défendue par Robert Merton dans les diverses éditions de son Social Theory and Social Structure, publié pour la première fois en 1949 [23]. Les « theories of the middle range », selon l’expression de Merton, caractérisent le type de modélisation défendu par Fararo, Coleman, Karlsson et Simon. La parenté entre la stratégie de la sociologie mathématique et les théories à moyennes portées de Merton est d’ailleurs explicite chez Karlsson (1958, 16) ainsi que chez Coleman qui cite et commente un passage de la première édition du texte de Merton (1964, 94) :

29

One of the values of mathematics as a language for science is its tendency to bring together research and theory. It forces the theorist to examine just what he does mean, and to set it down in unambiguous form. Thus his propositions are out in the open, so to speak, not hedged about with equivocation and ambiguity. At the same time, mathematics forces the researcher to state his research results in terms which are of potentials relevance to theory.

30Ainsi, ces quatre auteurs partagent un même point de vue concernant la nature et le but de la sociologie. Celui-ci consiste à formaliser des processus sociaux à l’aide de la mathématique. Le sociologue mathématicien cherche à construire des théories abstraites dont la validité doit pouvoir être testée empiriquement. La conjonction de ces différentes idées est à l’origine de la position selon laquelle la sociologie cherche à produire des connaissances sur les mécanismes sociaux.

31Depuis les années 1990, le terme « mécanisme » s’est popularisé. Il est notamment utilisé pour désigner une stratégie de recherche en sciences sociales (voir Hedström et Swedberg, 1996). En revanche, dans les années 1950 et 1960, un usage systématique de la notion de mécanisme n’est pas encore répandu, même si Karlsson intitule son ouvrage Social Mechanisms: Studies in Sociological Theory (1958) [24]. Cette dernière remarque ne doit cependant pas amoindrir le fait que l’idée de mécanisme est omniprésente dans les textes étudiés et dans la sociologie mathématique des processus sociaux en général.

32À cette époque, un mécanisme est conceptualisé comme une « théorie à moyenne portée » formalisée mathématiquement et décrivant, dans le détail, un phénomène social dynamique.

33En effet, les mécanismes théoriques que proposent Coleman, Fararo, Karlsson et Simon, sont rendus opérationnels à l’aide de modèles mathématiques [25]. Prenons le cas de Simon pour illustrer cette idée. La contribution d’Herbert Simon à la théorie sociologique se caractérise essentiellement par son travail de traduction et de description de mécanismes à l’aide de systèmes d’équations. Il adopte une stratégie innovante qui consiste à prendre des théories sociales décrivant des mécanismes dans le langage naturel – en l’occurrence celles de Homans et de Festinger – et à les traduire dans le langage mathématique. Cette traduction se concrétise par la production d’un nombre limité d’équations mathématiques mettant en relation des variables choisies avec précaution. Les équations mathématiques constituent ainsi le support permettant de décrire rigoureusement des mécanismes formulés au préalable dans le langage naturel.

34En outre, l’idée de mécanisme renvoie à un type de théorie en particulier. Pour qu’il y ait mécanisme, les théories sur des processus sociaux dynamiques doivent nécessairement être détaillées. Coleman montre par exemple que les processus de Poisson remplissent ce critère (1964, 375-6) :

35

One of the general values of models like these [i.e. Poisson-type models] is in allowing a kind of work which has until now been almost absent in sociology and social psychology: discovery of the particular form which certain well-known processes take. […] Many experiments have been performed with the aim of testing whether […] processes actually occur under various conditions. But almost no experiments have been carried out to examine the precise form which such processes take. [souligné dans le texte]

36Les modèles théoriques, comme les modèles de Poisson, donnent la forme détaillée que prennent certains processus sociaux. Ils mettent en œuvre des mécanismes dans le sens où ils ne se contentent pas d’identifier un processus, mais décrivent également leur fonctionnement interne. Notons que pour Coleman, les modèles théoriques décrivant des processus sociaux (c’est-à-dire des mécanismes) sont caractérisés par l’expression « sometimes-true theories » (1964, 516-19) [26].

37Fararo, qui associe la recherche de mécanismes au but poursuivi par sa sociologie, promeut également la nécessité de décrire précisément les phénomènes sociaux (1969b : 80) :

38

The fundamental aim of mathematical sociologist is the construction of abstract systems that can be used to represent the forms of social phenomena. [souligné dans le texte]

39Par l’expression « forms of social phenomena » Fararo signifie que le sociologue doit s’intéresser aux phénomènes dans le « détail » (1969b, 80). À l’encontre de l’expérimentateur qui se contente de montrer l’existence des phénomènes, le sociologue mathématicien cherche à expliquer comment ils sont générés. Donner les formes des phénomènes sociaux, c’est fournir des processus ou mécanismes générateurs (1969b, 80-1).

40L’idée de générativité plus que celle de modélisation est centrale chez Fararo. Un modèle n’est intéressant que lorsqu’il propose un processus qui permet de comprendre comment des données observées ont été générées. Un « model of the data » n’est pas satisfaisant dans la mesure où il ne permet pas de représenter « le mécanisme qui a généré les réponses observées ». Fararo porte plutôt de l’intérêt sur les « model[s] of the process generating the data ». (Fararo, 1969b, 84-85).

41Plus généralement, Fararo suggère une technique de recherche qu’il nomme la « method of generating process ». Cette méthode consiste à formuler des mécanismes (ou processus générateurs), à en déduire des conséquences observables, et, finalement, à confronter ces prédictions théoriques avec des données empiriques réelles (1969b, 88).

42Ainsi, dans les années 1950 et 1960, l’idée selon laquelle la sociologie vise à produire des connaissances sur les mécanismes émerge au sein de la sociologie mathématique des processus sociaux. Un mécanisme est conceptualisé comme une théorie « à moyenne portée » détaillée qui est formalisée à l’aide d’équations mathématiques.

Mécanismes et causalité en sociologie mathématique

43Les textes étudiés mettent donc en avant l’idée selon laquelle la sociologie cherche à produire des connaissances sur des mécanismes. Il s’agit à présent de montrer si le concept de mécanisme développé en sociologie mathématique dans les années 1950 et 1960 implique celui de causalité. En particulier, il faudrait établir si ces textes programmatiques sont compatibles avec une vision générative de la causalité – qui définit un mécanisme comme un moyen, un processus, par lequel une relation causale est générée – et qui a été explicitée plus tard dans le courant du xxe siècle (cf. Bunge et Harré).

44En 1978, Aage Sorensen consacre un article à la sociologie mathématique dans l’Annual Review of Sociology. Rétrospectivement, l’auteur danois y présente la partie de la sociologie mathématique étudiée ici comme étant dominée par une vision causale (349) :

45

The causal process conception dominates quantitative sociology and forms the largest single area in mathematical sociology.

46Dès les années 1950, Herbert Simon consacre en effet plusieurs articles (repris dans Simon (1957)) à la réhabilitation du concept de cause qui est selon lui injustement dévalorisé par les empiristes depuis la critique humienne de la causalité (voir par exemple Simon (1953)).

47Étant donné l’attachement de Simon pour le concept de cause, il y a lieu de se demander si l’auteur établit un lien clair entre mécanisme et causalité, c’est-à-dire si l’idée de production, de générativité, est présente dans ses modèles mathématiques. L’analyse d’un de ses exemples permet de se faire une idée de sa position. Simon se penche sur le ratio entre la population urbaine et la population rurale et y adresse un problème de type causal (1957, 207-218). Il cherche à déterminer les causes de l’évolution de ce ratio au cours du temps. À l’aide d’un modèle mathématique formalisant la théorie de la meilleure productivité économique, il montre qu’une variation de la productivité (telle que formalisée dans son modèle) conduit à des modifications des valeurs de son système d’équations correspondant au phénomène de migration vers la ville [27]. Ainsi, à l’aide de mécanismes (c’est-à-dire d’équations) Simon explique comment un processus est généré causalement. Ce lien entre causalité et mécanisme est explicite (1957, 207) :

48

While the conclusions that will be reached confirm existing economic theories as to the reasons for the increase in urban population, it will be of interest to show how this can be rigorously derived from rather simple economic models. The models, in turn, will help to reveal the anatomy of the mechanisms that are responsible for the shift.

49Simon assimile en fait l’idée de cause à celle de mécanisme (1957, 8). Les mécanismes correspondent au détail de la relation causale ; il parle ainsi de « mechanism underlying the [causal] connection » (7).

50À la fin des années 1970, Simon (1979) prolonge sa réflexion. Il montre que les méthodes statistiques d’analyse causale (telles que le « path analysis ») n’ont de sens que si elles reposent sur des mécanismes théoriques (fondés sur des connaissances antérieures) qui expriment comment des effets observés ont pu être produits. Selon les mots de Simon (1979, 79) :

51

Scientific inquiry is concerned not only with discovering quantitative relations between variables, but also with interpreting these relations in terms of the underlying causal mechanisms that produced them.

52Bien que ne traitant pas explicitement du problème de la causalité, Coleman, tout comme Fararo, sont amenés à faire allusion à la relation entre cause et mécanisme. L’idée de production, de générativité est omniprésente dans les textes de Fararo. Elle est au cœur du concept de « generating process » [28]. Il y a pourtant lieu de se demander si les modèles qu’il propose ont une réelle prétention causale. La conclusion de son article « Stochastic Processes » (1969a) concernant l’utilisation des chaînes de Markov comme modèle générateur fournit un élément de réponse (1969a : 258) :

53

The basic significance of Markov chains for social theory and research lies not in the fact that observable processes are Markovian but in that one may proceed to freely construct Markov generating processes to derive the properties of observable processes […] Thus a Markov process generalizes the principle of causality in science, which may be thought of as a methodological resolution to develop concepts leading to the prediction of future behavior of a process given the relevant initial conditions. [je souligne]

54En d’autres termes, les processus de Markov permettent de techniquement mettre en application la conception que Fararo se fait de la causalité : les modèles qui se fondent sur des hypothèses et des conditions initiales pertinentes génèrent, dans un sens causal, des comportements et phénomènes sociaux.

55Coleman, quant à lui, fait allusion à la causalité dans le cadre de ses critiques de la sociologie quantitative standard des années 1950. Son argument est le suivant. Le type de sociologie fondé sur l’analyse statistique (illustré par un article de Foskett publié dans l’American Journal of Sociology en 1955) est taxé de pauvreté théorique. Pour Coleman, cette approche de la sociologie est héritée de l’analyse de Durkheim sur le suicide et n’a pas évolué depuis lors. Elle se focalise sur la recherche de déterminants sociaux et psychologiques de phénomènes qui sont identifiés à l’aide de relations statistiques entre des variables (1964, 7) :

56

Analyses such as those of Durkheim and Foskett leave the problem precisely at the point when mathematics becomes necessary. They « locate the important variable » in an area of behavior, and then move on […] But if fruitful theory is to be developed, far more than this is necessary. A logically consistent framework of variables incorporating or explaining the empirically established relations is necessary […] [W]hichever direction the further work takes, the point is that there is further work; that the « location of important variables » is only the beginning. [souligné dans le texte]

57Autrement dit, la sociologie ne doit pas se limiter à la description de lien entre des variables pour Coleman. Sa tâche est différente. Elle doit plutôt se focaliser sur les théories qui permettent d’expliquer comment des corrélations statistiques sont produites [29]. En recourant à des modèles mathématiques portant sur des processus sociaux, Coleman va ainsi au-delà d’une conception successioniste de la causalité. Il cherche à expliquer comment des phénomènes causaux sont générés. Les « sometimes-true theories » poursuivent précisément cet objectif.

58Plus encore qu’un rapprochement entre l’idée de mécanisme et celle de cause, l’accent mis sur les « sometimes-true theories » suggère un déplacement de la focale d’attention du chercheur. Traditionnellement, la théorie joue un rôle secondaire par rapport au monde empirique. Une théorie est formulée en vue de rendre compte de phénomènes en apportant une réponse à une question du type « what could have caused these phenomena, B? ». Coleman qualifie cet usage de la théorie d’« explicatif ». C’est cet usage même que promeut Georg Karlsson [30]. En revanche, penser les théories comme « sometimes-true » c’est mettre l’entreprise conceptuelle au premier plan en faisant abstraction du réel pour un moment. Cette approche de la théorie, que Coleman nomme « synthétique », cherche plutôt à répondre à la question « what are the joint implications of this set of conditions, A? » (Coleman, 1964, 35). Les théories synthétiques ne visent pas à expliquer directement un phénomène observé, mais posent un certain nombre d’hypothèses (ou postulats) et en déduisent des conséquences logiques observables. Cette deuxième approche de la théorie est plus fondamentale, c’est pourquoi Coleman la privilégie.

Causalité et individualisme méthodologique en sociologie mathématique

59Les textes des sociologues mathématiciens que je suis en train de discuter permettent de mettre en évidence un dernier point : les mécanismes sociaux sont conçus par ces auteurs en termes d’individualisme méthodologique.

60L’objectif avoué de Simon dans Models of Man par exemple est de construire une théorie de l’action basée sur deux familles de mécanismes : les mécanismes d’influence et les mécanismes de choix (1957, vii-viii). Ces mécanismes causaux sont individuels. Pour Simon, seules les actions individuelles – qui dépendent de mécanismes de choix et d’influence – peuvent produire des phénomènes sociaux agrégés [31].

61Coleman partage ce point de vue individualiste de l’explication mécanismique. Dans son ouvrage de 1964, il épingle déjà « micro-to-macro problem » qui sera central dans ses écrits ultérieurs (voir Coleman, 1986). Il considère en effet que les processus les plus intéressants à modéliser – et qui font l’objet des « sometimes-true theories » – font apparaître une distinction entre un niveau macro et un niveau micro qui génère le niveau macro (1964, 73) :

62

sometimes-true theories […] assume a particular structure of behavior at the micro-level, and generate mathematically the consequent behavior at the macro-level.

63Pour Fararo, les mécanismes visent également à expliquer comment des phénomènes agrégés sont engendrés par un niveau individuel. C’est du moins ce qu’il sous-entend dans ses exemples. Il illustre en effet son point de vue par un écrit de Bernard Cohen sur la conformité sociale. Pour Fararo, Cohen explique comment le phénomène de conformité (observable) est généré en avançant des hypothèses concernant un processus mental (inobservable) (1969b, 86-9). Fararo dissocie donc deux niveaux de réalité : le niveau observé (qui est également celui de l’output du modèle générateur), et le niveau détaillé de l’explication, sur lequel des hypothèses (individuelles) sont émises. Dans un second exemple, Fararo indique qu’une modélisation de la structure de réseaux d’amitié (cf. sociogramme) doit être complétée par un modèle générateur exprimant les choix individuels (1969b, 84-86).

64Enfin, le texte de Karlsson illustre à quel point l’élément d’interdépendance des actions est présent chez les auteurs étudiés. Partant du principe selon lequel la sociologie étudie le fonctionnement et la dynamique des groupes sociaux, voici comment il présente sa théorie individuelle de l’explication (1958, 11) :

65

Groups and societies are made up of individual persons. These persons interact, otherwise they do not form a group, and the interaction consists of interdependent behavior of the interacting persons. Thus, sociology can also be described as the study of interaction and of the behavior of two or more interacting persons.
The starting point for sociology is the behavior of individuals. Unless we understand the ways in which individuals behave we cannot hope to understand social processes and the functioning of groups.

66Pour Karlsson, les groupes sociaux et leurs dynamiques sont le résultat d’actions et d’interactions individuelles, c’est-à-dire d’actions mutuellement dépendantes. Le théoricien doit donc s’y référer dans ses modèles mathématiques. Le terme mécanisme est spécifiquement utilisé par Karlsson pour désigner ce type de modèles (1958, 16) :

67

The expression « mechanism » is used because we want to indicate by our choice of words that we intend to study groups as interdependent systems of motivations and acts.

68Ainsi, l’analyse de textes représentatifs de la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 a montré que l’idée de mécanisme est cohérente avec la conception générative de la causalité qui est acceptée dans la littérature récente et qui est avancée dans les années 1960 et 1970 par les philosophes des sciences réalistes. L’analyse a aussi mis en évidence une caractéristique spécifique : la sociologie mathématique d’antan associe l’idée de mécanisme causal à celle d’individualisme méthodologique.

Conclusion

69Depuis le milieu des années 1990, les mécanismes et l’explication basée sur les mécanismes reçoivent une attention grandissante en sociologie et en sciences politiques. Cet article a enquêté sur l’origine historique de l’association que cette littérature opère entre le concept de cause et celui de mécanisme. Il l’a fait en analysant ce lien au sein de textes classiques de la sociologie mathématique des années 1950 et 1960. À la lumière de cette analyse, il est ainsi possible de suggérer l’existence d’une très grande proximité entre cette tradition de recherche ancienne et la sociologie analytique contemporaine.

70Près de 50 ans après la naissance de la sociologie mathématique, ce programme de recherche propose un nouveau paradigme en sociologie qui se définit principalement par une volonté de produire des connaissances sur les mécanismes sociaux. Tout comme la sociologie mathématique d’antan, ce courant plaide pour rehausser le niveau de scientificité de la sociologie en refusant notamment le descriptivisme pur (pour la position de la sociologie analytique voir Hedström et Swedberg, 1998) ainsi qu’en défendant une forme particulière d’individualisme méthodologique [32] pour modéliser les mécanismes (Demeulenaere, 2010 ; Hedström et Bearman, 2009). Enfin, l’idée de modèle générateur expliquant des phénomènes sociaux dynamiques est également au cœur de la sociologie analytique selon Hedström et Bearman (2009, 13). La proximité entre la sociologie mathématique et la sociologie analytique est donc réellement profonde. Voici comment les deux éditeurs du Handbook of Analytical Sociology décrivent leur programme de recherche (2009, 16) :

71

1. We start with a clearly delineated social fact that is to be explained.
2. We formulate different hypotheses about relevant micro-level mechanisms.
3. We translate the theoretical hypotheses into computational models.
4. We simulate the models to derive the type of social facts that each micro-level mechanism brings about.
5. We compare the social facts generated by each model with the actually observed outcomes.

72En remplaçant « modèle computationnel » par « modèle mathématique » et « simuler » par « résoudre » on obtient la stratégie de recherche décrite par Coleman, Fararo, Karlsson et Simon dans les années 1950 et 1960. En d’autres termes, comme l’ont reconnu Cherkaoui (2000) et Manzo (2010), l’esprit de la sociologie mathématique naissante est proche de celui de la sociologie analytique contemporaine.

73Ce constat ne doit cependant pas nous conduire à négliger les avantages qu’implique le recours aux modèles computationnels sur les modèles mathématiques. Alors que les modèles mathématiques ne permettent qu’une représentation superficielle des mécanismes (Manzo, 2010), les modèles computationnels (en particulier les modèles orientés objet) offrent la possibilité de représenter des mécanismes plus complexes (ne pouvant pas être résolu mathématiquement) ainsi que d’implémenter l’idée de générativité au sein des programmes de simulation (Hummon et Fararo, 1995, 86).

74Toujours est-il que la proximité entre la sociologie mathématique et la sociologie analytique est manifeste. Il ne demeure pas moins étonnant de constater que les textes programmatiques de la sociologie analytique (Hedström et Swedberg, 1996, 1998 ; Hedström, 2005 ; Hedström et Bearman, 2009 ; Hedström et Udehn, 2009 ; Demeulenaere, 2010) n’accordent pas de réelle reconnaissante à cette littérature des années 1950 et 1960.

Notes

  • [1]
    L’auteur tient à remercier les membres du comité de lecture pour leurs précieux commentaires. Que Gianluca Manzo soit particulièrement remercié pour son aide lors de la phase de mise au point de l’article.
  • [2]
    Le terme « mécanisme » ainsi que l’explication en termes de mécanismes ont connu une diffusion importante en sciences sociales dans les années 2000. Entre 1998 et 2008, 176 articles sont répertoriés sous le thème « mécanisme » dans les quatre revues majeures de sociologie (à savoir l’American Journal of Sociology, l’Annual Review of Sociology, l’American Sociological Review et Social Forces) contre 56 entre 1956 et 1997 (source : ssci). Corrélativement, la revue Philosophy of the Social Sciences recense 22 articles sur l’explication en termes de mécanismes entre janvier 2000 et juin 2009. L’internationalisation des publications (Norkus, 2005, 349), l’apparition d’une littérature secondaire (Gerring (2007), Norkus (2005), Tilly (2007)) et la préparation d’un article dans l’Annual Review of Sociology (Hedström et Ylikoski (2010)) témoignent également du regain d’intérêt pour les mécanismes sociaux.
  • [3]
    Voir notamment Boudon (1998), Cherkaoui (2005), Demeulenaere (2010) et Manzo (2005) en France ; et Hedström et Bearman (2009), Gross (2009), Stinchcombe (2005) et Tilly (2001) en Angleterre et aux États-Unis.
  • [4]
    Voir par exemple Marini et Singer (1988) pour une revue de la littérature sur la causalité en lien avec la sociologie.
  • [5]
    Hedström et Swedberg (1996) et Manzo (2010) présentent deux aperçus généraux de l’histoire des mécanismes, Cherkaoui (2000) étudie les apports spécifiques de Raymond Boudon, tandis qu’Hedström et Udehn (2009) se penchent sur ceux de Robert Merton.
  • [6]
    Charles Tilly, bien que très influent, n’a pas été repris dans ce tableau. Son point de vue sur les mécanismes est spécifique (Gross, 2009, 361) mais demeure en accord avec une vision causale des mécanismes (voir Tilly 2001).
  • [7]
    Comme le note Pickel (2004 : 174), la littérature récente sur les mécanismes dépasse les discours tenus en sociologie analytique (et dont l’histoire est étudiée dans le présent article). En particulier, des approches « relationnelles » des mécanismes comme celles de Somers (1998), Stinchcombe (2005) ou Tilly (2001) s’opposent au principe de l’individualisme méthodologique que les sociologues analytiques associent à l’idée de mécanisme. Néanmoins, la pertinence de cette opposition entre relation et individualisme est remise en question par les sociologues analytiques (voir notamment la discussion entre Abbott (2007) et Manzo (2007b)).
  • [8]
    Plus tôt dans le courant du xxe siècle, une critique similaire fut déjà adressée par Meyerson (1921) à l’encontre du positivisme de Comte.
  • [9]
    Bien que Bunge développe sa théorie de l’explication en termes de mécanismes dans les années 1960, l’expression « mechanismic explanation » n’apparait chez lui qu’à partir de 1983 (Bunge, 1997).
  • [10]
    Notons qu’à la suite des premiers écrits de Rom Harré, un courant réaliste dit « critique » prônant la recherche de mécanismes causaux s’est développé en Grande-Bretagne. Parmi les défenseurs de ce courant, l’on retrouve, de manière notable, Roy Bhaskar (1979), Russel Keat et John Urry (1975) ainsi qu’Andrew Sayer (1984). Ces auteurs ont joué un rôle majeur dans la promotion des positions réalistes sur l’explication en sciences sociales (Leurs ouvrages de référence sont chacun cités à plus de 1000 reprises (source : GoogleScholar)).
  • [11]
    Hedström et Ylikoski (2010) notent néanmoins que des auteurs comme Glennan ont tenté de définir la causalité en termes de mécanismes.
  • [12]
    Précisons que le concept de cause ne se réduit pas à celui de mécanisme, même si dans une certaine littérature contemporaine le premier implique le second.
  • [13]
    Comme annoncé en introduction, certains textes de Boudon pourraient avoir leur place ici. Étant donné qu’ils ont été longuement discutés par Cherkaoui (2000), j’ai préféré me concentrer sur des contributions de la sociologie mathématique moins connues en France. Par ailleurs, bien que souvent considéré comme un économiste, Simon occupe une place parfaitement légitime dans cette analyse. Ses textes rassemblés dans Models of Man (1957), proposent en effet une approche mathématique s’appliquant à toutes les sciences sociales et sont pertinents d’un point de vue sociologique.
  • [14]
    Pour Coleman voir Hedström (2004), Manzo (2010) et Stinchcombe (1991) ; pour Fararo voir Cherkaoui (2000), Fararo (2010) et Manzo (2010) ; pour Karlsson voir Bunge (1996), Hedström et Swedberg (1996), Norkus (2005) ; et pour Simon voir Cherkaoui (2000).
  • [15]
    L’esprit programmatique de ces textes est donc comparable à celui de textes de la sociologie analytique comme Hedström (2005) ou Hedström et Bearman (2009) (à la différence près que les premiers sont beaucoup moins nourris de considérations épistémologiques).
  • [16]
    Simon, Coleman, et Karlsson furent tous les trois en contact direct avec Rashevsky.
  • [17]
    La sociologie mathématique fut essentiellement nord-américaine, avec quelques exceptions comme les contributions de Boudon en France (Sorensen, 1978).
  • [18]
    Voir les travaux de Harrison White pour une illustration de ce type d’approche.
  • [19]
    Coleman (1964, 53) précise que le langage mathématique n’est pas une fin en soi, mais un outil aux caractéristiques vertueuses.
  • [20]
    « We should always remember that theory is abstraction », remarque Karlsson (1958, 10).
  • [21]
    Cette sélection d’un aspect réduit des réalités sociales est notamment liée aux restrictions imposées par l’usage des mathématiques. Des modèles complexes prenant en considération de nombreuses variables sont en effet difficile à construire. Une stratégie plus sûre consiste à partir de modèles simples et à les complexifier progressivement.
  • [22]
    Notons cependant qu’un auteur comme Fararo tend à accorder plus d’importance aux modèles analytiques eux-mêmes, alors que Coleman, par exemple, adopte une approche plus orientée vers l’estimation empirique des modèles.
  • [23]
    Il faut néanmoins attendre la troisième édition de l’ouvrage (1968) pour que cette idée soit discutée extensivement par Merton (Hedström et Udehn, 2009).
  • [24]
    Alors que Fararo utilise très peu le terme « mécanisme » dans ses articles de 1969 (son attention étant plutôt portée sur les processus markoviens), Coleman parle uniquement de « sometimes-true theories » (expression qui sera reprise par Stinchcombe (1991) pour définir les mécanismes). Simon, quant à lui, n’insiste sur le terme « mécanisme » qu’à partir de son article de 1955.
  • [25]
    Voir par exemple Karlsson (1958, 16).
  • [26]
    Pour Coleman, une théorie est un ensemble de postulats et de déductions logiques obtenues à partir des postulats (1964, 34). Partant de ce principe, une théorie n’est jamais confirmée ou infirmée de façon générale, mais seulement dans des cas particuliers, c’est-à-dire quand les postulats sont rencontrés. L’idée selon laquelle une théorie sociologique serait soit vraie, soit fausse, ne serait qu’une « widespread misconception » (1964, 516). Toute théorie est tautologiquement vraie mais suivant une situation particulière une théorie sera vraie ou fausse. Les théories sont donc « parfois-vraies », « sometimes-true » en anglais.
  • [27]
    Dans son système d’équations, Simon fait intervenir des paramètres micro- et macro-sociaux. Ce sont cependant les individus qui servent d’unité de base de l’analyse. Les agents cherchent en effet à maximiser leur fonction d’utilité dans le modèle de Simon.
  • [28]
    Fararo utilise les verbes « to generate » et « to bring forth » dans ses articles.
  • [29]
    Notons cependant que cette lecture du Suicide de Durkheim n’est pas unanime dans la littérature. Par exemple, dès 1958, Selvin soutient que l’analyse du sociologue français est exemplaire dans son souci de trouver un juste milieu entre l’utilisation d’outils statistiques et l’élaboration d’un schéma conceptuel (1958, 619).
  • [30]
    Selon les mots de l’auteur (1958, 16) : « We thus take the position that it is primarily the models that should be fitted to the data rather than the data should be collected to test the models. »
  • [31]
    Bien que Simon refuse toute cause non individuelle, certaines traductions mathématiques de ses mécanismes ignorent le niveau microsocial. Lorsqu’il formalise les théories de Homans et Festinger (1952, 1955), il suppose en effet que le système dynamique proposé dépend des agrégats (c’est-à-dire les caractéristiques liées au groupe) et non des éléments le composant (c’est-à-dire les individus). Il s’agit là d’une stratégie d’analyse : « Aggregates are introduced for purposes of simplification – to bring the number of variables and equations we have to deal with down to manageable proportions. » (1957, 93). Une telle simplification n’est acceptable pour Simon que dans certains cas où les individus d’un groupe se comportent de façon suffisamment homogène.
  • [32]
    Dans la littérature, cette forme d’individualisme méthodologique est qualifiée d’« individualisme structurel » (expression issue de la sociologie néerlandaise (Edling, 2002, 492) et utilisée notamment par Hedström et Bearman, 2009) ou encore de « forme complexe d’individualisme méthodologique » (Manzo, 2007a).
Français

Résumé

La littérature contemporaine sur les mécanismes, en particulier la sociologie analytique, soutient l’idée selon laquelle le concept de mécanisme repose sur celui de cause. L’article se propose d’étudier l’origine de cette association en analysant les textes de quatre auteurs classiques de la sociologie mathématique des années 1950 et 1960 – Coleman, Fararo, Karlsson et Simon. La première partie montre que la littérature contemporaine sur les mécanismes adopte la conception « générative » de la causalité développée par certains philosophes des sciences réalistes dans les années 1960. La deuxième partie défend l’idée selon laquelle l’usage du concept de mécanisme suppose l’idée de causalité en sociologie mathématique ainsi que l’adhésion au principe de l’individualisme méthodologique. En guise de conclusion, l’article insiste sur la proximité entre le programme de recherche de la sociologie mathématique d’antan et celui la sociologie analytique contemporaine.

Mots-clés

  • causalité
  • explication
  • histoire
  • individualisme méthodologique
  • mécanismes sociaux
  • sociologie analytique
  • sociologie mathématique
  • réalisme

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Nicolas Berger
Nicolas Berger est assistant à la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches portent principalement sur l’épistémologie et la méthodologie de la sociologie.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2010
https://doi.org/10.3917/anso.102.0419
Pour citer cet article
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