Diversification des terrains de recherche
1Parallèlement aux récentes rééditions des auteurs contemporains (Menger, 2002 [1983]), (Hennion, 2007 [1993]), (Green, 2007 [1993]), qui ont marqué la sociologie de la musique en France au cours du dernier quart de siècle, la première décennie des années 2000 a connu un nombre considérable de recherches et de parutions inédites dans ce domaine. Ce constat révèle non seulement une nouvelle génération de chercheur(e)s mais octroie également, grâce à ce foisonnement éditorial, une plus grande visibilité sociale à la communauté élargie des chercheur(e)s qui consacrent leurs travaux aux liens qui se tissent entre musique et société.
2En dehors des nombreuses thèses et ouvrages dédiés à cette branche de la sociologie et des articles publiés dans des revues spécialisées au sein du champ auquel elle se rattache comme Sociologie de l’art opus qui seront évoqués plus loin, notons qu’entre 1998 et 2008, plus de quinze numéros de revues scientifiques relevant du domaine des sciences humaines et dédiant chacun un dossier spécifique à la question musicale, ont tous inclus une ou plusieurs contributions de sociologues de la musique.
3Parmi ces dossiers retenons, sur les seules années 2006 à 2008, la parution de : « Musique et sciences humaines : rendez-vous manqués ? », publié dans la Revue d’Histoire des Sciences Humaines (Campos, Donin, Keck, dir., 2006) ; « Chanter, musiquer, écouter » dans L’Homme, Revue française d’anthropologie (Arom, Martin, dir., 2006) ; « Musiciennes », dans Clio, revue dédiée aux liens entre histoire, femmes et société (Fine, Dubesset, dir., 2007) ; « Sociologie des musiques populaires » dans la revue Réseaux, consacrée aux questions des médias et de la communication (Frith, Le Guern, dir., 2007) et « Philosophies des musiques électriques », dans la revue du Collège international de Philosophie Rue Descartes (Mathias, Pénasse, dir., 2008) dont les thèmes permettent de mesurer l’éclectisme des savoirs en la matière. Plus encore, d’autres revues centrées sur l’objet musical, telles Musurgia, ou Copyright Volume ! ont largement favorisé la publication d’écrits sociologiques sur la même période. À l’initiative de la musicologue Catherine Rudent, la journée d’étude « L’analyse des musiques populaires modernes : chanson, rock, rap » organisée à la Sorbonne en 1998 a donné lieu à la parution d’un premier volume de Musurgia (Rudent, dir., 1998) au sein duquel la contribution d’Antoine Hennion « D’une distribution fâcheuse. Analyse sociale pour les musiques populaires, analyse musicale pour les musiques savantes » (Hennion, 1998) a permis d’insuffler une réflexion croisée entre disciplines musicologique et sociologique. L’année suivante François Delalande et Emmanuel Pedler ont prolongé cet échange de points de vue en codirigeant un deuxième volume sur la question des liens qui unissent « Analyse et pratiques musicales » (Delalande, Pedler, dir., 1999) puis en 2005, à la suite d’un colloque organisé à l’ircam l’année précédente, Hyacinthe Ravet a poursuivi cette direction en invitant musicologues et sociologues de la musique à s’interroger sur l’interprétation musicale en adoptant un regard épistémologique (Ravet, 2005).
4Consacrée à l’étude des musiques populaires actuelles, la revue interdisciplinaire Copyright Volume ! a pareillement, depuis la parution de son premier numéro en 2002, fait la part belle aux écrits sociologiques. Nous y reviendrons.
5L’évocation succincte de ces parutions permet d’emblée de souligner l’intérêt grandissant que suscite ce champ de recherche dans le domaine plus vaste de l’ensemble des sciences humaines. Quels sont alors les mobiles de cet intérêt ? Sur quels principes et quelles dynamiques se fonde la vitalité actuelle de la sociologie de la musique au sein de la recherche française ? Trois directions transverses, qui seront évoquées plus loin, semblent se dégager : celle d’une diversification des terrains de recherche – des genres musicaux aux conduites musicales –, celle de l’élaboration d’une réflexion épistémologique et méthodologique spécifique et celle du développement d’un dialogue pluri- et interdisciplinaire.
6Le constat de la diversification s’observe autant en matière d’approfondissement de certains domaines d’investigation qu’en matière de prolongements et de renouvellements des terrains de recherche. L’ouvrage La Musique, une industrie, des pratiques publié sous la direction de Pierre François à La Documentation française en 2008 s’en fait l’écho : « Bilan sans équivalent de l’organisation et du fonctionnement de la musique en France au début du xxie siècle », cette publication collective révèle concisément les mutations esthétiques, technologiques et économiques qu’ont connues ces dix dernières années les mondes de la musique et qui ont, au-delà de cette parution, incité un grand nombre de chercheurs actuels à interroger les enjeux sociaux contemporains de cette activité sociale qui plus que jamais se conjugue au pluriel.
Sociologies et genres musicaux
7Ainsi, interrogeant les conditions sociales de production, de médiation ou de réception des œuvres musicales, plusieurs recherches se sont concentrées sur un genre ou un style musical spécifique, qu’il soit associé au domaine savant, populaire ou intermédiaire.
8Le domaine savant a été particulièrement bien circonscrit d’une part, par les travaux de Pierre François sur le monde de la musique ancienne analysé grâce aux outils de la sociologie économique permettant de révéler le caractère innovant de ce genre esthétique (François, 2005), et d’autre part grâce à ceux entrepris par Emmanuel Pedler ou Bruno Brévan sur l’analyse des pratiques liées à l’opéra du point de vue de la création (Brévan, 2006) ou de son institutionnalisation et de sa réception (Pedler, 2002). Observé sous l’angle des pratiques orchestrales, ce champ des musiques dites « savantes » est également examiné grâce aux travaux de Bernard Lehmann, de Hyacinthe Ravet cités plus loin et plus récemment par ceux de David Ledent qui propose d’« explorer les fondements sociaux et culturels de notre modernité musicale » à travers l’étude de La Révolution symphonique (Ledent, 2009).
9À l’aune de son éclectisme stylistique (chanson, rock, rap, techno, musiques électroniques, etc.), le champ des musiques qualifiées de populaires quant à lui a suscité un intérêt sans commune mesure dans notre communauté scientifique. Dans ce domaine, la chanson, forme esthétique la plus ancienne et la plus pérenne de notre culture musicale, a motivé différentes approches. Du point de vue de la création et de l’interprétation, nous pouvons d’abord retenir les travaux de Joëlle Deniot et de Catherine Dutheil Pessin sur la voix chantée dans la chanson réaliste (Deniot, Dutheil, Vrait, dir., 2000) et (Dutheil Pessin, 2004). Plus globale et étendue à la notion de chanson francophone, l’approche comparative proposée par Cécile Prévost-Thomas entre les terrains français et québécois permet à la fois d’interroger ses principes de diffusion et ses conditions de réception et de révéler ses fonctions et son pouvoir symboliques (Prévost-Thomas, 2006).
10Du côté du rock, les questions de sociabilité et de « production de soi » à travers l’observation des pratiques que propose Damien Tassin (Tassin, 2004), la compréhension de ce monde spécifique et des acteurs qui le composent telle mise en œuvre par Fabien Hein (Hein, 2006), l’analyse socio-économique des processus d’élaboration des expressions musicales dites amplifiées dévoilées par Gérôme Guibert (Guibert, 2006) ou encore l’étude de leurs processus d’institutionnalisation qui soulignent l’ambivalence de ces musiques selon l’expression d’Emmanuel Brandl (Brandl, 2009) sont autant d’entrées pertinentes.
11L’esthétique rap est quant à elle observée en fonction de différentes approches complémentaires. Privilégiant une analyse locale, Béatrice Sberna l’interroge selon une perspective identitaire (Sberna, 2001). À travers l’analyse de l’écriture du rap, Anthony Pecqueux considère son expression verbale comme l’élément moteur de l’action musicale entre rappeurs et auditeurs (Pecqueux, 2007). Stéphanie Molinero de son côté se concentre sur l’étude approfondie de ses différentes catégories de public (Molinero, 2009) tandis que Karim Hammou développe l’analyse de la constitution d’une culture professionnelle spécifique (Hammou, 2009). Élargie à l’examen de la culture hip-hop (rap, slam, danse, graffiti), Loïc Lafargue de Grangeneuve invite pour sa part à découvrir le jeu des interactions entre les représentants de cette dernière et les institutions publiques (Lafargue de Grangeneuve, 2009).
12Enfin l’étude compréhensive des mondes des musiques électroniques proposée par Anne Petiau (Petiau, 2006) s’inscrit dans la dynamique initiée par Stéphane Hampartzoumian sur l’analyse de l’effervescence techno (Hampartzoumian, 2004) qui se prolonge par un « voyage au cœur de nouvelles communautés festives » auquel nous convie Lionel Pourtau (Pourtau, 2009).
13Entre savant et populaire, le jazz a également mobilisé plusieurs chercheur(e)s. Dès 1999, Philippe Coulangeon publie un ouvrage sur l’étude des carrières des musiciens de jazz qui propose l’analyse des « formes particulièrement atypiques d’emploi [qu’expérimentaient dans les années 1990] les musiciens de jazz français et l’influence qu’elles [exerçaient] sur les formes musicales » (Coulangeon, 1999). En 2005, la parution du numéro « Les mondes du jazz aujourd’hui » au sein de la revue Sociologie de l’art OPuS (Pessin et Dutheil Pessin, dir., 2005) avec entre autres la contribution de Marc Perrenoud « Jouer “le jazz” : où, comment ? Approche ethnographique et distinction des dispositifs de jeu » (Perrenoud, 2005), puis l’ouvrage de Marie Buscatto consacrée aux « Femmes du jazz » (Buscatto, 2007), marquent, dans la continuité des travaux d’Howard S. Becker (Becker, 2006 [1982] et 2003), un tournant révélateur des approches ethnographiques dans ce domaine.
Au-delà des genres musicaux : travail, professions et genre
14On peut parallèlement repérer un développement intéressant de travaux interrogeant l’étiolement de ces catégories esthétiques, soit en questionnant directement le thème de la porosité des frontières entre musiques savantes et musiques populaires (Prévost-Thomas, Ravet, 2006), soit en faisant dialoguer l’objet musical avec d’autres problématiques transversales. Ainsi au moins cinq thématiques transversales ont été prolongées ou engagées.
15L’ouvrage de Morgan Jouvenet sur l’analyse de la production dans les domaines rap, techno et électro (Jouvenet, 2006) et plusieurs publications collectives – dont le dossier « Les femmes, les arts et la culture » paru dans la revue Travail, genre et sociétés (Cacouault-Bitaud, Ravet, dir., 2008), le numéro de la revue Ethnologie française consacré à « L’art au travail » (Buscatto, dir., 2008) et l’ouvrage L’Artiste pluriel, Démultiplier l’activité pour vivre de son art (Bureau, Perrenoud, Shapiro, dir., 2009) – développent une sociologie du travail musical. Ils constituent, avec le développement d’une sociologie des professions musicales dévoilant un monde orchestral hiérarchisé et divisé (Lehmann, 2002) ou dressant un portrait de l’ensemble des musiciens interprètes (Coulangeon, 2004), une première thématique stimulante qui s’inscrit plus largement dans l’approfondissement des recherches sur le statut des artistes (Menger, 2003 et 2005) et sur la spécificité du travail créateur (Menger, 2009).
16Initiée en 2000 avec la thèse de Hyacinthe Ravet sur l’analyse des relations entre représentations associées aux femmes et à la musique et les trajectoires des musiciennes qui accèdent (ou non) à l’orchestre de manière professionnelle (Ravet, 2000) et prolongée par l’ouvrage collectif sur L’Accès des femmes à l’expression musicale (Green, Ravet, dir., 2005) la question du genre est aussi, comme mentionné plus haut avec les recherches de Marie Buscatto et celles publiés dans la revue Travail, genre et sociétés, de plus en plus étudiée (Prévost-Thomas, Ravet, 2007).
Expériences, pratiques et conduites musicales
17L’analyse de l’expérience musicale constitue une voie également très investie : à travers l’approche ethnographique du monde des musiciens ordinaires (Perrenoud, 2007), en proposant une phénoménologie de la pratique instrumentale (Leard, 2008), ou encore en adoptant une démarche pragmatiste et holiste de la notion d’expérience (Pecqueux, Roueff, dir., 2009).
18Parallèlement, l’étude des pratiques et des conduites spécifiques se décline de différentes manières. La première recouvre l’observation des amateurs de musique au sens large (Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000), ou celles de mondes spécifiques comme celui du flamenco (Brenel, 2004), du chant choral (Lurton, 2008) ou encore des harmonies (Dubois, Méon, Pierru, 2009). Étudiée comme « sociologie d’une passion », les enquêtes auprès des fans des Beatles (Le Bart, Ambroise, 2000) et de ceux d’Elvis Presley (Segré, 2003 et 2007) permettent quant à elles de dévoiler des stratégies identitaires propres à ces populations au-delà des clichés habituels qui leur sont réservés. Enfin, dans le même sillage, en « analysant les nouveaux modes de rapport aux œuvres » l’étude des cultes médiatiques (Le Guern, dir., 2002), de la « genèse de l’usage des médias musicaux contemporains » (Maisonneuve, 2009) ou de la réception radiophonique par les adolescents (Glevarec, 2005) comme par un public plus large (Glevarec, 2009) permet d’élargir la connaissance des conduites musicales de groupes sociaux singuliers.
19L’examen du rapport des pratiques musicales aux émotions a enfin fait l’objet de nombreux articles parmi lesquels ceux rassemblés dans le numéro « Musique et émotion » paru en 2001 dans la revue Terrain (Roueff, dir., 2001).
Réflexions épistémologiques et méthodologiques
20La deuxième direction repérée à propos du dynamisme des recherches en sociologie de la musique souligne la vigueur méthodologique de la réflexion. Tout d’abord, on note la pratique musicale amateur ou professionnelle d’un nombre important de chercheurs actuels dans ce domaine. Celle-ci autorise des approches très innovantes telle que les recherches singulières de celles et ceux qui se définissent comme « musiciens-sociologues » (Le Guern, dir., 2005), qui s’accompagnent le plus souvent d’une posture réflexive rigoureuse révélant par exemple une démarche ethnographique inscrite au cœur d’une sociologie compréhensive capable de mobiliser des formes de distanciation avec l’objet pratiqué et étudié (Tassin, 2006).
21Outre la publication de plusieurs ouvrages collectifs consacrés aux questions méthodologiques (Green, dir., 2000) (Robineau, Fournier, 2006), voire épistémologiques (Desroches, Guertin, 2003), relevant de la spécificité de la lecture scientifique des mondes musicaux, les recherches qualitatives sur ces Terrains de la musique (Perrenoud, dir., 2006) se développent de manière conséquente. Elles privilégient les techniques de l’entretien, du récit de vie, de l’observation participante de ces musiques « en train de se faire », mais aussi la précision toujours plus fine des données statistiques disponibles (Coulangeon, 2005). Enfin, la prise en compte de plus en plus systématique de la question des œuvres et de leur valeur (Dupont, 2005) et du matériau musical au sein des écrits sociologiques souligne également l’intérêt qu’il y a à faire dialoguer objet et méthode.
Dialogue pluridisciplinaire
22La troisième et dernière direction permettant de saisir le dynamisme des recherches sociologiques sur la musique se lit dans les échanges fructueux entre disciplines connexes qui se manifestent autant, au travers d’écrits comme précisé plus avant, qu’au sein de séminaires et d’équipes de recherche pluridisciplinaires. Retenons, à titre d’exemples, les séminaires passés ou présents de Pierre-Michel Menger, de Sophie Maisonneuve, de Denis Laborde, d’Emmanuel Pedler et d’Esteban Buch à l’ehess, celui d’Antoine Hennion au csi/ehess, celui de Hyacinthe Ravet à l’ufr de Musique et Musicologie de l’université Paris-Sorbonne qui interrogent chacun les nouvelles perspectives de la sociologie de la musique en lien avec l’histoire sociale, l’anthropologie et la musicologie.
23En outre, issus de cette dernière discipline, certains jeunes chercheurs accordent une place non négligeable aux questionnements sociologiques dans leurs travaux les plus récents. Associés à l’ircam, Olivier Donin développe ses recherches à partir de l’étude empirique de la composition musicale contemporaine et Maÿlis Dupont analyse les pratiques d’écoute et les conditions d’interprétation dans ce même environnement. Rattaché à l’université Paris-Sorbonne, Michaël Andrieu s’intéresse de près aux pratiques musicales en milieu carcéral (Andrieu, 2005), Pauline Adenot développe la thèse du désenchantement professionnel des musiciens d’orchestres symphoniques (Adenot, 2008), Éric Tissier présente une analyse de la place des compositeurs de musique contemporaine au tournant du xxie siècle en France (Tissier, 2010), tandis que Catherine Rudent fait dialoguer analyse musicale et observation ethnographique dans le domaine des musiques populaires (Rudent, 2008).
24Par ailleurs, le colloque international « 25 ans de sociologie de la Musique en France » qui s’est tenu en novembre 2008 à Paris, accueillant plus d’une centaine de chercheurs venant d’horizons disciplinaires et géographiques différents, a été l’occasion d’affirmer à la fois le dynamisme et l’intérêt suscité par cette branche de la sociologie.
25Au-delà des échanges interdisciplinaires, les récentes collaborations internationales à vocation comparative sur l’observation des pratiques musicales relevant d’un même champ esthétique comme la chanson au Québec et en France (Bizzoni, Prévost-Thomas, dir., 2008) ou comme « les musiques amplifiées » entre la France et la Grande-Bretagne (Dauncey, Le Guern, dir., 2008) témoignent aussi d’une volonté d’explorer toujours plus la circulation des objets musicaux.
26Rappelons enfin qu’en France, l’intérêt pour la discipline a favorisé d’une part l’accès aux auteurs germanophones précurseurs (Weber, 1998 [1921]), (Schütz, 2007 [1924-1956]), (Adorno, 1994 [1962] et 2010 [1938-1941]), et leurs prolongements respectifs (Despoix, Donin, 2008), (Petiau, 2004) et (Willener, 1997, 1998 et 2008). Cet intérêt a permis également des mises en correspondance entre analyse du monde musical et autres mondes artistiques au sein d’ouvrages collectifs (Mauger, 2006), capables de retenir l’attention de sociologues non spécialistes du champ et suscitant par là même un avenir prometteur d’échanges et de rencontres scientifiques au sein et au-delà de la discipline sociologique.