1Le jazz est né live, et partout il est dans les disques. Ce clin d’œil au célèbre texte de Jean-Jacques Rousseau sur la liberté de l’homme (Rousseau, 1762) dit la réalité d’une pratique culturelle qui s’est construite largement sur une appréciation de l’instant magique et de la connivence et sur l’association entre le génie du lieu et la spontanéité créative des musiciens. Pourtant, comme d’autres formes de musique, le jazz a été majoritairement consommé sous sa forme enregistrée. On s’efforcera de rendre compte dans les remarques qui suivent d’un paradoxe qui, s’il ne concerne pas exclusivement le jazz, l’affecte plus que d’autres formes, comme le rock ou le rap, pour lesquels la dimension de musique « vive » présente infiniment moins de contraintes : en effet le rock, à travers l’électrification et le recours précoce à des salles de spectacle de grande jauge, et le rap à travers l’artificialisation de la production sonore et le caractère plutôt secondaire de la forme concert, n’ont pas vu se développer au même degré l’association entre un lieu spécifique et un son défini dans son unicité. Écouter du jazz enregistré, c’est d’emblée constater l’absence de ce qui le constitue comme tel, c’est-à-dire l’adéquation entre une séquence temporelle et une forme de coordination improvisée qui engendre un plaisir esthétique à nul autre pareil et, par définition, non reproductible. Il s’agit au sens strict d’aimer ce que jamais on n’écoutera deux fois. En s’appuyant sur des travaux personnels déjà effectués dont l’objectif était de rendre compte de la constitution de schèmes interprétatifs conditionnant l’écoute et l’appréciation du jazz, et en les confrontant avec des recherches récentes qui permettent d’approfondir et d’affiner ces constats, notamment à travers une ethnographie des postures d’écoute, on peut offrir une contribution à la sociologie des engagements esthétiques, ou encore à ce qu’Antoine Hennion nomme des attachements (Hennion, 2000). Pour commencer, il convient de décrire précisément les présupposés de l’appréciation du jazz comme musique improvisée et produite localement (1. Les sons et les lieux). Il sera alors possible de rendre compte de l’importance que le jazz a eue dans la constitution d’une ambivalence fonctionnelle concernant le rapport à l’écoute dans les sociétés contemporaines (II. La vie capturée et le rêve de l’amateur). Dans un troisième moment, en s’appuyant sur une série de travaux qui ont profondément renouvelé la sociologie de la musique depuis une quinzaine d’années, on développera une problématique de la présence réelle du jazz qui pourrait être susceptible de subir, sous certaines conditions, l’épreuve de la généralisation (III. La présence désincarnée du jazz).
I – Les sons et les lieux
2La dimension improvisée du jazz a constitué un des éléments les plus puissants de son identité, le situant dans une opposition constitutive avec les musiques sérieuses et avec les formes routinisées de la musique récréative. On évoque ici, plus que de ce qui serait « l’essence » d’une forme musicale, pour parler comme André Hodeir (Hodeir, 1956), de l’ensemble des commentaires esthétiques et politiques sur le jazz qui ont contribué à son identification par les publics européens (Fabiani, 1986) et consécutivement à sa stabilisation comme genre. L’association entre des sons et des lieux est ici centrale. La forme jazz est, au moins au début de son histoire, indissociable des contextes dans lesquelles elle se développe : les bordels de Storyville, à la Nouvelle-Orléans, et, au cours de sa remontée vers le nord-est et le centre des États-Unis, les « joints », ces lieux plutôt mal famés où l’on consommait de la musique avec de l’alcool et où l’on faisait des rencontres pas toujours licites. Le « joint » a quelque chose du mauvais lieu. S’il faut faire la part de la légende dans la constitution d’une dimension scélérate du jazz, il n’en reste pas moins que l’alliance originaire du lieu et du son crée une sorte de talon d’identification dont l’écho subsistera même lorsque le jazz sera interprété dans des salles de concert ordinaires. Le jazz n’existerait donc pas sans la vigueur de cette inscription contextuelle. Une telle caractéristique ne suffit pourtant pas à caractériser le jazz : l’association avec la prostitution, la danse, l’alcool et quelquefois la drogue n’est pas exclusive. En fait, ce qui fait le jazz dès qu’il est l’objet de discours, c’est l’émergence d’un système d’écarts par rapport au simple divertissement. Les musiciens ne sont plus simplement des « musiciens de service » destinés à vendre une prestation strictement définie. Ils sont réunis pour produire quelque chose d’inédit et de spécifique qui va au-delà de leur mission récréative, et qui peut la miner de l’intérieur. Ce trait a été souligné par les sociologues qui ont eux-mêmes été des musiciens, comme Howard S. Becker (Becker 1963) ou Marc Perrenoud (Perrenoud 2007). Le jazz constitue toujours quelque chose comme un supplément à la situation récréative. Une partie du public peut danser, l’autre peut être ivre, mais l’essentiel se joue ailleurs : l’improvisation et les formes de la coordination entre musiciens produisent des effets spécifiques dont le caractère original est d’abord perçu par les musiciens eux-mêmes. La forme syncopée du genius loci trouve une excellente illustration dans la phrase de Sartre, assimilant le jazz aux bananes et prescrivant de le « consommer sur place ». La référence de Sartre est si souvent mal citée qu’il convient de revenir à l’écrit original : « La musique de jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place. Dieu sait qu’il y a des disques en France et puis des imitateurs mélancoliques. Mais c’est juste un prétexte pour verser quelques larmes en bonne compagnie. Certains pays ont des réjouissances nationales et d’autres n’en ont pas. Il y a des réjouissances nationales lorsque le public vous impose un silence pendant la première moitié de la manifestation et se met à hurler et à trépigner pendant la seconde moitié… Le jazz est le divertissement national des États-Unis » (Contat et Rybalka, 1970, 680-682). La consommation sur place est en ce cas liée au statut national du jazz. Plus tard, particulièrement dans ses notations sur Charlie Parker, Sartre associera la notion avec celle de création renouvelée, chaque performance constituant une occurrence originale (Nettelbeck, 2001, 173). Dans un travail antérieur, il s’était agi de rendre compte de la dynamique de ce décalage constitutif entre la puissance de la présence et la nécessité de produire l’espace d’une médiation langagière pour en rendre compte en différé (Fabiani 1986). Cependant le cadre d’interprétation proposé négligeait de poser la question de l’écoute effective du jazz. Sans doute encore trop immergé dans le souci de montrer la prééminence d’une construction textuelle comme schème d’accueil spécifique d’une musique censée figurer une altérité radicale, l’argumentaire proposé avait laissé de côté tout ce que le rapport à la musique du point de vue de l’auditeur doit à des procédures effectives d’écoute et de reconnaissance d’une matière sonore distinctive. La possibilité même du « jazz » tel que nous l’entendons est contemporaine de la constitution d’un monde de la musique enregistrée dont Sophie Maisonneuve a analysé les procédures et les effets de mise en format dans une étude qui a fait date. Elle souligne ainsi la naissance d’une expertise gramophonique : « Il s’agit d’un coajustement du sujet au dispositif et du dispositif à soi : l’oreille se forme, développe sa sensibilité en fonction des ressources particulières de la reproduction phonographique et de chaque dispositif. L’amateur attend telle émotion de tel dispositif particulier, sait tout à la fois en créer les conditions et se disposer à telle émotion en fonction de tel disque, de telle “performance”. Cette situation particulière, sans doute née avec l’écoute phonographique, ou en tout cas décuplée par elle, est exploitée par les amateurs, qui ne se lassent pas de partager cet art de la mise en disposition, de s’en délecter et de le cultiver » (Maisonneuve, 2001, 13).
3Le paradoxe de la musique de jazz tient tout entier dans ce rapport complexe entre la revendication de la présence réelle (qu’on pourrait appeler, en hommage à Sartre, le paradigme des bananes) et l’accès à l’altérité musicale par le biais du disque, sous ses formes successives. On objectera d’emblée que ce rapport entre musique vive et musique enregistrée n’est pas propre au jazz, et qu’il constitue aujourd’hui la forme dominante du rapport à la musique. Le nombre des auditeurs de musique enregistrée, quelle qu’elle soit, dépasse toujours de beaucoup le nombre de ceux qui se rendent dans des salles de concert, des boîtes de jazz, des festivals et a fortiori des lieux alternatifs, tels qu’Olivier Roueff les a décrits en des analyses percutantes (Roueff 2009). Les transformations culturelles que le développement de la musique enregistrée a introduites caractérisent peut-être plus d’autres formes de musique que le jazz, comme le montrent conjointement les grandes enquêtes sur les pratiques culturelles, notamment l’enquête nationale sur les pratiques culturelles des Français, et les analyses ethnographiques, parmi lesquelles on peut mentionner celles d’Olivier Roueff, déjà citée, et celles de Wenceslas Lizé (Lizé 2009). Cela constitue une deuxième objection : pourquoi souhaiter à tout prix préserver une spécificité du jazz alors que des approches plus globales des changements culturels semblent plus efficaces pour rendre compte de la prééminence des formats de la musique enregistrée et de leur action sur l’aperception de la musique vive ?
II – La vie capturée et le rêve de l’amateur
4Dès l’origine, la vraie couleur du jazz ne s’épuise pas dans sa dimension sonore. Il figure, lorsqu’il apparaît en Europe, non encore détaché d’une gangue de signification qui doit beaucoup aux formats du music-hall, la différence et l’intensité, mais aussi une forme de vitesse qui va lui permettre de s’intégrer dans la sphère des sons et des images de la modernité. Dans nos premiers travaux, nous avons peut-être trop insisté sur l’importance de l’appropriation primitiviste du jazz. Il était tentant de renvoyer l’émergence d’une forme musicale à ce que Gombrich a appelé bien plus tard « la préférence pour le primitif » (Gombrich, 2004) : les anthropologues, jusqu’à aujourd’hui, ont privilégié cette approche, en insistant sur le caractère irréductiblement exotique de la musique de jazz, de l’anthropologie en contexte colonial jusqu’à la célébration actuelle de l’inépuisable diversité des cultures (L’Homme, 2001). On fut conduit ainsi à majorer la dimension « africaine » du jazz, sans s’apercevoir que la terre africaine avait été, depuis les origines, la plus rétive à l’égard de sa réception, en minorant tout ce que le jazz devait à la réappropriation de formes de musiques populaires ou standardisées qui ressortissaient à la culture populaire américaine. Bien qu’exprimant un souci critique à l’égard de la soumission des discours sur le jazz à un modèle interprétatif qui enfermait l’originalité de ce type de musique dans une sorte de carcan anthropologique qu’on n’aurait pas volontiers appliqué à d’autres formes (dit-on par exemple à tout instant que le rock-and-roll est une musique de blancs ? Accorde-t-on toute l’importance qui convient au rhythm and blues développé autour de la firme de disques de Tamla Motown à Détroit, gérée par des Afro-Américains et expression bien plus directe que le jazz d’une esthétique communautaire pleinement assumée ?), notre travail antérieur n’objectivait pas suffisamment les conditions sociales et culturelles de l’écoute du jazz, et négligeait la dimension de la « modernité » de cette musique, associée comme le music-hall à l’électricité, à la vitesse et à la succession syncopée des gestes et des mouvements dans la ville contemporaine. Le paradoxe du jazz vivant (« live ») était déjà inscrit dans la structure même du jazz, que l’idéologie anthropologique a contribué à obscurcir : le jazz était spontanément perçu d’emblée, non pas comme une musique ethnique que d’aimables aventuriers auraient su capter, mais comme l’expression même des convulsions urbaines, comme une musique du déplacement incessant que les réseaux sociotechniques issus de l’urbanisation et la migration ont engendrée. À ce sens du (dé)placement s’est superposée dès l’origine du discours savant sur le jazz une problématique du lieu : certains endroits de la ville, généralement réputés les plus mal famés, étaient censés produire l’environnement social favorable à l’émergence d’une musique qui dirait toute la sauvagerie nouvelle de la vie urbaine et la difficulté d’y maintenir des attachements durables : le jazz vocal et le blues ont exprimé dans la première partie de leur histoire la dimension fragmentée et éclatée de la sociabilité urbaine, où les choses et les liens ne restent jamais en place. Toutes choses égales par ailleurs, on peut faire sous ce rapport une comparaison avec le rock. Stéphane Dorin remarque que l’on peut mettre en question l’identification du rock à la culture américaine si l’on considère l’inventivité et la spécificité du rock britannique. C’est seulement si l’on étudie les modalités de la circulation mondiale du rock qu’on évite l’essentialisation d’une forme musicale. L’auteur développe une approche perspectiviste, en prenant le point de vue des musiciens de Calcutta comme schème d’analyse pour rendre compte de la dynamique propre du déplacement territorial dans le développement d’une forme musicale (Dorin, 2005).
5Si l’on y regarde de près, la dimension interlope du jazz (booze and drugs, bordels de Storyville) est loin d’être propre à cette musique. Nous avons déjà eu l’occasion d’élargir le constat qu’avait fait Thomas Crow à propos des arts visuels de la fin du xixe siècle (Crow, 1998). Un des indicateurs majeurs de la modernité esthétique fut en effet la capacité de s’immiscer dans des mondes souterrains ou parallèles, dans lesquels la prostitution et les plaisirs populaires, souvent obscènes, devenaient les objets privilégiés de la recherche artistique. Depuis la seconde moitié du xixe siècle, l’un des grands principes de l’art d’avant-garde est d’avoir détourné à son profit des formes expressives marginales, clairement non artistiques, empruntées à des groupes sociaux qui n’étaient pas admis à la table de l’esthétique reconnue ou explicitement issues de formes manufacturées ou dégradées. Le geste créateur était rapproché de la quête des bas-fonds. La légende du jazz s’est constituée sans peine en respectant les schèmes principaux de cette dilection pour les marges sombres de la ville, dans la mesure où il y avait une sorte de saturation de deux stéréotypes centraux dans la construction de schèmes d’appréciation de la nouveauté culturelle au cours des premières décennies du xxe siècle : le premier, dont on sait désormais qu’il était complètement illusoire, est celui de la valorisation du primitif comme énergie pure et indomptée, comme flow impétueux et irrésistible. Le second est la traversée des couches les plus basses, voire les plus ignobles, du monde social, pour atteindre l’inédit ou l’inouï. La puissance symbolique du schème jazzistique a sans doute résidé dans le fait que les deux orientations, primitivité et déchéance urbaine pouvaient, bien que contradictoires dans les termes, fonctionner en synergie. Il n’est pas impossible que cette puissance symbolique ait tenu à cette tension entre l’urbain et le primitif, qui viendrait redoubler ce que nous avions décrit il y a un quart de siècle comme l’alliance entre le savant et le primitif. Si comme l’a remarqué avant d’autres Robert K. Merton, l’ambivalence est une des caractéristiques fortes du monde social (Merton, 1976), ce que toutes les sociologies basées sur des oppositions structurales ont eu le plus de mal à penser, alors le jazz présente peut-être une forme paradigmatique de l’objet culturel comme traversé de tensions et dont le sens est disputé par différents collectifs. Si le jazz a été porteur d’autant de tensions, c’est bien parce qu’il était d’emblée investi par des appropriations sociales de style divers et qu’il contribuait à brouiller les catégories établies de l’aperception des œuvres. C’est aussi le cas du cinéma, dont les appropriations différentielles font l’histoire du médium, et à un moindre degré, de la photographie. Les moins experts auront reconnu sans difficulté l’ensemble des arts que Bourdieu qualifiait de moyens, peut-être parce qu’il avait décidé, avant même l’épreuve de l’enquête, que ces objets mystérieux, mi-figue, mi-raisin, pouvaient être élucidés par une homologie structurale entre leurs contenus, leurs exécutants et leur public : le terreau par excellence de la petite bourgeoisie. Comment ne pas voir que l’harmonie préétablie par la théorie entre des positions et des biens résistait mal à l’investigation empirique, pour autant qu’elle fût respectueuse de ses objets et de leurs formes effectives d’appropriation (Fabiani, 2008) ? Ce que l’on appelait jazz dans les premières décennies de l’existence du mot, ce n’était jamais simplement une forme musicale. Au contraire, comme le suggère Jacques Cheyronnaud, à propos de la musique dans une acception plus large, nous devons prendre comme objets des associations plus complexes (Cheyronnaud, 2009) : le jazz est l’effet de la composition d’associations inédites entre des musiciens pauvres noirs américains, des intellectuels européens d’avant-garde (Jean Cocteau, les surréalistes, puis les premiers existentialistes), et des entrepreneurs de spectacle d’un type nouveau, les tenanciers de « joints ». L’association paradoxale du haut et du bas ne signifie pas qu’on puisse arriver à une moyenne qui conduirait vers l’art moyen. À ce titre, le jazz est beaucoup moins un art du milieu qu’un art de la tension entre deux extrêmes. On pourrait souligner que ces arts étaient moins moyens que dynamiques parce qu’ils ne pouvaient pas se fonder sur des pactes de réception établis : les artistes comme leur public devaient inventer sans cesse des formats de réception et des systèmes d’interprétation, d’où le didactisme d’une partie de ses discours d’accompagnement destinés à stabiliser des formes de relation et de comportement.
III – La présence désincarnée du jazz
6Dans sa belle analyse du blues à Chicago, David Grazian a mis au jour l’ensemble des stéréotypes qui informent notre perception de l’authenticité des objets culturels comme condition du plaisir esthétique qu’ils peuvent susciter (Grazian, 2003a). Il s’agit d’une forme d’objectivation du paradigme sartrien des bananes. La recherche de l’authenticité anime le touriste comme le consommateur culturel : cette quête se fonde sur le présupposé selon lequel le monde culturel devrait avoir une forme précise. L’impératif d’authenticité exige l’assignation de l’œuvre à un lieu et est contemporain d’une norme expressive, sous la forme d’une double contrainte. Le « real stuff » (la vraie chose) doit dans cette perspective être au plus loin de son statut de marchandise, ce qu’il est effectivement, et ce, avant même la période récente. Les images de l’authenticité sont de véritables fictions et elles associent des stéréotypes et des préjugés qui se trouvent sans cesse reconfigurés par l’action des acteurs, des commentateurs et des spectateurs. Nous avons montré à propos de la Corse comment on pouvait parler de « servitudes de l’authenticité ». Il ne s’agit pas seulement d’erreurs ou de préjugés véhiculés par un pouvoir quelconque. Ainsi les remarques de Prosper Mérimée considérant la culture en Corse comme pure nature ont été reprises par différents protagonistes jusqu’à la période la plus contemporaine, y compris par les militants de la cause nationaliste (Fabiani, 2001). La Corse comme nature peut être à la fois un des supports du discours colonial, un des éléments centraux de l’industrie touristique et une des bases de la réappropriation culturelle autochtone. Ce que Richard Peterson appelle heureusement la fabrication de l’authenticité est ici une coproduction (Peterson, 1997). Grazian fait remarquer que le stéréotype du blues chicagais superpose une image du « joint » (un lieu assez délabré dans un quartier mal famé), de la bière à bon marché bue sans modération et du musicien noir, si possible illettré et quand on a vraiment de la chance, aveugle. Comme le dit l’un des gérants de club au sociologue : « Bon, est-ce que l’orchestre qui joue ce soir est un orchestre noir ou un orchestre blanc ? Les touristes ne veulent écouter que des orchestres noirs, parce qu’ils veulent voir un orchestre authentique de blues de Chicago, et ils pensent qu’un orchestre noir est plus réel, plus authentique. Quand ils viennent à Chicago, ils veulent voir le “Disneyland du blues”. Vous savez, c’est comme les gens qui veulent des voitures allemandes, des chefs français, eh bien ils veulent aussi des bluesmen noirs. C’est un label de marque » (Grazian, 2003b, n.p.).
7Évidemment, le touriste que décrit le patron de club paraît benêt, mais il s’agit d’un schème beaucoup plus général : la recherche de la « vraie chose » est le moteur le plus puissant de la distinction culturelle sous toutes ses formes. Cette assertion n’a-t-elle pas été controuvée par la marée postmoderniste, qui a privilégié le pastiche, le collage et le sampling au détriment de l’originaire et du pur ? L’idéologie du métissage et de la fusion n’est-elle pas la doxa dominante de notre temps ? La réponse semble évidente, surtout si l’on considère l’emprise croissante des technologies sur la production du son, qu’il s’agisse de la salle de spectacle « vivant » ou du monde de la musique enregistrée. Comme on le sait, c’est le niveau de qualité de l’enregistrement qui constitue aujourd’hui la norme technique aussi bien que la matrice des schèmes de réception de la musique live. L’histoire de la scène musicale, à l’exception sans doute de certaines formes de musique dite sérieuse a été fortement liée aux développements successifs des technologies de production artefactuels du son. Dans le cas du théâtre, on constate l’usage de plus en plus en fréquent de l’amplification : c’est particulièrement le cas des scènes de plein air du festival d’Avignon, où l’on aurait pu croire, au vu de l’attachement inaugural de Jean Vilar à la chasse aux artifices, que le traitement de la voix humaine échapperait à la technique du son. Le recours partiel à l’électricité dans le jazz a transformé significativement les définitions initiales d’une musique électrique, encore que l’absence d’amplification ait pu jouer, et à un certain degré joue encore, le rôle d’une ligne de partage entre jazz pur et jazz de compromis. On sent bien pour autant que le son « unplugged » a perdu progressivement sa fonction d’indicateur d’un rapport pur au jazz. Les transformations de l’industrie du spectacle ont d’ailleurs contribué à étendre le périmètre de la « soirée de jazz », particulièrement avec le développement des grands festivals de jazz (Newport et Montreux viennent immédiatement à l’esprit comme producteurs de formes) : le rapport de proximité qui s’inscrit dans l’espace claustral et enfumé du « joint » est qui est censé régler les formes de coordination entre musiciens aussi bien que susciter un espace de connivence entre les performers et les spectateurs est annulé par l’emprise de la forme festival ou par le recours aux grandes salles de concert qui imposent un nouveau régime d’écoute. Il va de soi que ce transfert peut conserver un certain nombre de traits stylisés de l’écoute en « joint » : attitude des musiciens (plaisanteries, exhibition de connivence, hexis corporelle se référant au passé « sulfureux » du jazz, etc.), mais aussi des spectateurs, qui rejouent les formes de stylisation propres à la boîte de jazz, qui visent à produire un cercle d’initiés. On doit, dans le domaine français, une analyse de ces interactions coordonnées autour d’une forme musicale, à Olivier Roueff : étudiant un lieu de jazz marseillais au milieu des années 1990, il a établi de véritables règles d’échange, dans un monde qui apparaît comme le lieu de commémoration d’une légende de la musique vive. La plupart des formes musicales connaissent la dimension d’une production coordonnée de l’instant pur, qui n’est jamais prévisible parce qu’il est le produit de relations contingentes et d’interactions aléatoires (Roueff, 2007). Le flamenco a développé une des théories les plus sophistiquées de la survenance d’un moment exceptionnel, nommé duende, qu’on peut considérer comme un supplément, jamais inscrit dans l’acte lui-même mais arrivant par surcroît dans le contexte particulier de son effectuation. Ici, l’hypothèse d’une réplication ou d’une captation du duende par l’enregistrement est par construction impossible. Si l’on allait au bout de cette logique, on se trouverait dans la situation de Platon dévalorisant l’écriture au profit de la parole vive.
8La dernière comparaison avec le statut dévalorisé de l’écriture dans la théorie platonicienne pourrait conduire à un point de vue essentialiste sur la musique vive. Il faut préciser que le primat du « live » ne caractérise pas toutes les formes de musique. L’analyse que fait Anthony Pecqueux d’un concert de rap à Toulon montre bien que la dimension de la présence n’est pas centrale dans ce type de musique : les formes de l’attention sont plutôt relâchées, les performers ne sont pas nécessairement au centre des interactions et la dimension pure de l’événement singulier n’est pas perceptible (Pecqueux, 2007). On pourrait dire, prolongeant l’auteur, que la survenance n’est pas au programme. Dans ce cas, l’écoute de musique enregistrée, souvent solitaire, est première par rapport à la forme concert, qui ne vient que la confirmer ou l’ancrer dans une localité : mais la scène n’est pas véritablement le lieu de son effectuation. On peut rapprocher cette attitude, qui renvoie d’ailleurs à des formes d’écoute antérieures à la constitution d’une sphère auditive publique dans la deuxième moitié du xviiie siècle, pour reprendre en les étendant les catégories forgées par Jürgen Habermas (Habermas, 1988). L’écoute recueillie a disparu ici : l’audience est comme feuilletée en diverses couches dont on peut décrire les formes différentielles d’engagement. Le plus intéressant est sans doute le fait que l’attention focalisée n’est plus qu’une modalité parmi d’autres de l’écoute. Le processus de légitimation du jazz a été indissociable, on le sait, d’une forme de retrait progressif de l’engagement corporel du spectateur au profit d’une centration sur le son produit par les musiciens. Au début des années 1930, la célèbre chanson de Fats Waller, The joint is jumping (la boîte caracole ou déménage) qui traduit l’ambiance festive de la boîte où la musique n’est plus qu’un des éléments d’une allégresse générale, ne saurait rendre compte du recueillement qui préside à l’écoute contemporaine de cette forme musicale. Le jazz continue de vivre dans la légende de la boîte, mais il a silencieusement répudié tous les éléments qui continuent de faire partie de son talon d’identification : la fête, la syncope, et quelquefois même la transe.
9Jacques Cheyronnaud remarque à bon droit que « ce que nous plaçons sous le vocable et dans la catégorie génétique de musique est le produit de nos propres aménagements et engagements. Produit de dispositifs, d’activités multiples et multiformes qui se procurent mutuellement appui pour réaliser, faire advenir les choses : un “joyeux fouillis” d’énonciations, de personnages, de lieux, de moments, de bâtiments, d’équipements, d’appareils ou de machines, de matériaux, de papier, de controverses… » (Cheyronnaud, 2009). Ce que nous continuons d’appeler « jazz » existera tant que ces associations entre des objets, des discours et des configurations existeront sous une forme de coordination musicale. C’est parce que le jazz, tel que nous l’entendons aujourd’hui et tel qu’on ne l’entendait certainement pas au sortir de la première Guerre mondiale, est le produit d’un empilement de controverses et de la circulation de définitions hétérogènes qu’il continue de nous « dire » quelque chose. Il n’existe pas de musique sans un espace de commentaires ni sans un dispositif de jugement qui se prononce sur une « essence » au sens qu’André Hodeir, un de ceux qui ont le plus puissamment et savamment organisé et stabilisé notre relation au jazz, donnait à ce terme (Hodeir, 1956). Il est évident, que le jazz, comme le reste, n’a pas d’essence qu’on pourrait synthétiser par une opération chimique. Le jazz n’existe que par le débat qui le porte dans une incertitude sur sa nature qui n’a cessé de l’accompagner et qui a construit un espace de discussion polémique : est-ce que ce que fait mon voisin est vraiment du jazz ? Ne serait-ce pas de la « variétoche » ou de la musique de temple ? Pierre Boulez ne le nomme-t-il pas « musique de brasserie » ? Ou bien y avait-il trop de bruit dans la brasserie pour qu’on y puisse entendre distinctement Boulez et la citation est-elle apocryphe ? Le jazz n’est pas une catégorie, et encore moins un genre, il est une véritable enquête sur les catégories.
10L’espace de cette enquête contient simultanément la référence inaugurale à la captation de l’instant pur, celui que jamais l’on entendra deux fois, référence assortie d’une assertion sur le primat de la présence réelle et le recours à l’écoute, le plus souvent solitaire, de l’enregistrement de ces hauts faits. On peut sortir d’une problématique de la contradiction entre musique vive et musique en boîte. La référence à des concerts historiques est un grand stimulateur de l’écoute de musique enregistrée : elle en propose une cohérence, elle stabilise la trame d’un récit de la grandeur et de l’héroïsme. Pour ceux qui ne se déplacent pas, il y a l’espace du témoignage : j’y étais, nous disent les survivants. Souvent d’ailleurs, comme Fabrice à Waterloo, sans savoir que l’histoire se faisait, juste là au Village Vanguard entre John Coltrane, Eric Dolphy, Mc Coy Tyner et d’autres, un soir, après une journée de travail, à Manhattan. Les jeunes gauchistes, en vacances dans les Alpes-Maritimes après mai 1968, ignoraient que les concerts de Saint-Paul-de-Vence où ils pouvaient écouter successivement Albert Ayler et Sun Ra entreraient dans la légende du jazz : ils n’étaient peut-être même pas assurés que ce fût vraiment du jazz. L’appareillage du commentaire et de la célébration leur fit peut-être comprendre après-coup qu’ils avaient été les témoins d’un grand moment. L’embarras que manifesta l’historien Paul Veyne, jeune provincial, lorsqu’il assista pour la première fois à une séance du concert Colonne (Veyne 1997), exprime mieux que de longues analyses la nécessité d’un appareillage langagier qui permette de situer la performance musicale dans un espace d’évaluation et de signification : il se demandait pourquoi tant d’énergie sociale pouvait donner lieu à des effets aussi faibles sur les spectateurs. Le moment musical pur que la légende du jazz produit comme référence originaire est l’assise des significations que l’on prête à la musique enregistrée. Toute l’érudition du jazz, comme l’attention portée au « personnel » des enregistrements, aux dates de concert et aux anecdotes relatives à la vie des musiciens, qui ont paru à Pierre Bourdieu, qui les parcourait d’un pas un peu hâtif pour les besoins de sa cause, la projection même de l’autodidaxie constitutive du petit-bourgeois, doivent être plutôt comprises comme des dispositifs, au sens que Jacques Cheyronnaud attribue à cette notion : ces montages évaluatifs permettent à l’amateur de jazz, quelle que soit son appartenance de classe, d’attribuer une localisation au jazz, qu’il s’agisse de l’épaisseur d’une chronologie ou de l’assignation à un lieu de production. On mesure la dimension en partie fictive que peut avoir la problématique du surgissement de l’instant pur lorsqu’on prend connaissance d’un programme hebdomadaire récent du Birdland, club de jazz de Manhattan : « Birdland 315 West 44th Street (entre la. 8e et la 9e rue) 212-581-3080. Heures des spectacles : 21 h et 23 h (avec des séances supplémentaires à 17 h30 ajoutées les lundis, mardis et vendredis). Le prix d’entrée varie entre 20 et 35 dollars. Il y a un minimum de boisson ou de nourriture de 10 dollars. Au bar, le tarif d’entrée comprend une boisson. Le dimanche est réservé au big band afro-cubain de Arturo O’Farrill’s. Les lundis sont réservés au Toshiko Akiyoshi Jazz Orchestra avec Lew Tabackin pour les dernières reprises, et maintenant chaque lundi de 17h30 à 19h30. La revue des Jazz Messengers d’Art Blakey se produit le lundi soir. Les mardis appartiennent au Famous Duke Ellington Orchestra placé sous la direction de Paul Mercer Ellington avec des séances avancées de 17h30 à 19h30 présentant le Louis Armstrong Centennial Band de David Ostwald. Du mercredi au samedi, attendez-vous à ce qui se fait de mieux chez les artistes locaux aussi bien que chez les invités internationaux. Un dernier détail : chaque vendredi de 17h30 à 19h30, c’est le All American Big Band de Lew Anderson. Tous les spectateurs bénéficieront d’une excellente visibilité de la scène. » Le club présente un programme quelque peu routinisé pour aficionados nostalgiques ou pour touristes qui y viennent lestés du souvenir de grandes soirées, qu’ils ont d’ailleurs souvent connues par le disque.
11Les dispositifs de construction du jazz sont ambivalents, au sens que Merton donnait à ce terme, et que la sociologie plus récente, attachée à tort à pourfendre tous les éléments de la sociologie dite dominante, a inutilement discrédité au profit de considérations beaucoup plus vagues sur la pluralité : ils produisent des rangements, des catégories, des inclusions et des exclusions (un « standard » est soit du jazz, soit de la variété, il peut être sacralisé ou banni), ils dessinent des frontières, souvent ténues pour la seule oreille, entre de la bonne et de la mauvaise musique. Ils créent donc des balises suffisamment puissantes pour organiser un espace perceptif, avec ses attentes, ses hiérarchies et ses refus. Ces dispositifs sont calés sur une « théorie » (entendue ici comme un corps de principes) qui fait de l’écoute de musique vive « en situation » une norme puissante. Mais la théorie est suffisamment souple pour inclure les droits de l’absent : la vie sociale du jazz a pu ainsi s’organiser autour de la critique, de l’échange de disques et sur la recherche de raretés discographiques, particulièrement lorsque les frontières nationales segmentaient les différents marchés. Le jazz a été sans doute l’un des mondes sociaux au sein duquel le disque a été le plus fétichisé, non pas comme un substitut imparfait à la singularité du concert, mais comme un univers autonome. La disponibilité relativement faible du concert vif, particulièrement dans la forme du joint ou de la boîte, n’a pas dévalorisé l’écoute de musique enregistrée : elle l’a au contraire fondée et garantie dans la durée. Ainsi l’ambivalence du jazz finit-elle par être inscrite dans la définition même de cet objet indécis.