CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« La Nature ne nous met sous les yeux qu’un seul accord »
Jean-Philippe Rameau

Prélude

1La tonalité est un curieux objet. Étape circonscrite dans l’histoire de la musique occidentale, loi générale gouvernant plus ou moins directement toute musique, fondement acoustique sur lequel se sont construites des grammaires particulières, code culturel arbitraire que l’Occident a un peu vite pris pour un langage universel ? La prétention même de ce système musical à fonder un langage sur des propriétés physiques du son pose problème, renvoyant directement au partage nature-culture. L’évidence avec laquelle les musiciens parlent de langage tonal masque le paradoxe de l’expression, le collage qu’elle opère entre un modèle linguistique, gouverné par l’arbitraire des signes, et un idéal rigoureusement inverse : déduire les lois de la musique de la nature des sons.

Solfège…

2Il est toujours délicat, voire contradictoire, de donner la définition d’une réalité au début d’un article qui veut précisément en montrer le caractère problématique. En m’excusant auprès des musiciens, j’en donne néanmoins une, provisoire et simplificatrice, pour « savoir de quoi l’on parle » comme on dit par antiphrase. La tonalité est un système d’organisation musical qui s’est développé en Occident à partir de la Renaissance, fondé sur les premiers harmoniques d’un son (sa quinte, sa tierce majeure, sa septième), verticalement (accords surmontant les degrés principaux d’une gamme), horizontalement (progression des phrases par enchaînement de ces « basses fondamentales », comme dit Rameau) et, surtout, « fonctionnellement », tant au niveau de chaque phrase que de l’ensemble des morceaux (discours structuré par l’enchaînement de base dominante-tonique – en do majeur, sol-si-ré-fa se « résolvant » sur do-mi-sol – qui donne un sentiment de tension et de repos permettant écarts, retards, attentes, etc.). Au-delà de l’importance partout attestée des intervalles consonants, on peut donc parler de tonalité lorsque, à la fois, les éléments de base (gammes et accords) et l’articulation d’ensemble (cadences, développement, forme) du discours musical se déduisent de l’accord parfait de référence (le « ton » dans lequel on est). Les deux pôles de cette définition cadrent le problème. La tonalité des manuels de solfège est une grammaire : le ton, c’est la gamme « dans » laquelle on écrit (do majeur, sur les touches blanches du piano), dont découlent accords, progressions et modulations. Au contraire, pour les théoriciens, c’est prendre les choses à l’envers : on ne saute pas ainsi de tons en tons, il n’y a qu’une tonalité, ce principe général dont la cohérence même permet aux créateurs de composer « avec » elle, pour jouer sur les écarts, les ambiguïtés, les attentes différées, et la pousser aux limites. Et cette structure est le résultat d’un long processus historique, supposant de nombreux arrangements, dont la force tient précisément au fait qu’il est peu à peu parvenu à organiser tous les niveaux du langage musical.

3Le paradoxe tonal prend ainsi une autre forme, amusante. En effet, sous le premier aspect, le plus naturel possible (un « ton » constitué d’une gamme et des accords principaux qui en découlent, issus des harmoniques physiques des sons), la tonalité est un système délimité, « dans » lequel on écrit et dont on « sort » quand on ne lui obéit plus : mais ainsi définie, elle n’est que la musique d’une civilisation datée et circonscrite. Sous le second aspect (la structuration générale des morceaux autour de grands pôles tonals), elle est un principe plus culturel, « avec » lequel on écrit, qu’on peut moduler, redéfinir sous des formes variées, et qu’on peut retrouver dans les musiques les plus éloignées ; mais voilà qu’ainsi définie comme code, système malléable recréé par l’arbitraire du créateur, elle devient un principe d’une généralité telle qu’elle semble pouvoir gouverner toutes les musiques, même celles qui lui sont culturellement le plus étrangères… Je voudrais montrer ici que le problème, souvent formulé autour de la question du caractère universel de la tonalité, renvoie plutôt à la place exacte donnée à la nature dans le couple nature-culture et à la façon dont l’une s’articule à l’autre : c’est en cela qu’il intéresse l’ensemble des sciences sociales, comme le disait Lévi-Strauss dans sa formule célèbre sur la musique comme « suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès » (1964, 26).

Reprise

4Pour revenir sur cette question de la tonalité en musique, je vais donc me placer sous le parrainage de Claude Lévi-Strauss, et partir de l’étrange envolée qui conclut son introduction aux Mythologiques, dans Le Cru et le Cuit (Lévi-Strauss, 1964, 22-38). Parrainage paradoxal, par rapport à l’orientation pragmatiste que je vais donner à mes analyses : le structuralisme a la réputation d’être aux antipodes de cette démarche. Parrainage un peu risqué, aussi, parce que, au fil de cette digression magistrale sur la façon comparée dont mythes, langage, peinture et musique sont capables de signifier, Lévi-Strauss glisse une condamnation sans appel des arts contemporains. Le ton est mesuré, s’il est un peu désabusé, et les circonstances atténuantes sont accordées de bonne grâce aux accusés qui, vu « la misère des temps » (p. 33), n’avaient peut-être rien de mieux à faire. Mais le jugement n’en est pas moins d’une extrême radicalité, parce qu’il ne porte pas directement sur une orientation esthétique, sur le rejet de la tradition par le modernisme, ou sur l’éloignement sociologique de cet art d’avec tout public un peu plus large que les artistes eux-mêmes – ce qui permettrait de parer la charge en renvoyant le grand anthropologue à son goût pour les classiques, ou moins poliment de le traiter de réactionnaire borné. L’accusation n’a pas manqué d’être lancée, mais elle rate en partie sa cible, car l’analyse de Lévi-Strauss, très fine, ne se place pas sur ce terrain. Si tous ces aspects de l’art moderne au xxe siècle sont évoqués, avec une plume acérée, ils ne sont nullement visés pour eux-mêmes [1]. Ils sont au contraire analysés comme des conséquences indésirables, en tout cas non prévues, d’errements dont fondamentalement, l’origine est sémiologique. Ce n’est pas d’une esthétique trop audacieuse ou d’une volonté de rupture que souffrent les productions de la musique sérielle, de la musique concrète ou, avant elles, de l’art abstrait, mais d’une faute de grammaire. Plus exactement, d’une sémiologie défectueuse. Lévi-Strauss renvoie à Saussure, Jakobson et Benveniste, unanimes : pour signifier, il faut deux niveaux, l’un fournissant à l’autre la matière de son code, l’autre se voyant ainsi ouvrir, à partir des « choix et arrangements des unités » du premier, la possibilité d’une interprétation [2].

Articulation

5Dans son texte, Lévi-Strauss développe deux arguments, complexes mais précis. Le premier est général, c’est celui qu’il emprunte explicitement à la linguistique structurale [3], sur la nécessité qu’il y ait ces deux niveaux pour articuler une signification. Le second argument est spécifique, la musique en est la clé de voûte : c’est son analyse de la peinture et de la musique comme entretenant avec leur matière « des relations inversées » (p. 30), qu’il serait « une grave illusion » (p. 27) de confondre : les couleurs qui servent à l’une de premier niveau sont données dans la nature [4] ; au contraire absents de la nature [5], où sauf exceptions comme le chant des oiseaux que Lévi-Strauss ramène au cas général, il n’y a que des bruits, les sons d’une gamme sont d’emblée des « entités culturelles », des signifiants abstraits, au sens le plus technique du terme, que la musique combine [6] : « la peinture organise intellectuellement, au moyen de la culture, une nature présente comme organisation sensible. La musique parcourt un trajet exactement inverse : car la culture lui était déjà présente, mais sous forme sensible, avant qu’au moyen de la nature elle l’organise intellectuellement [7]. » De ce fait, elle est « libre de représentations », quand la peinture reste « sous la dépendance du monde sensible et de son organisation des objets » (p. 30). Un art pictural géométrique, qui ferait en quelque sorte de la musique avec les formes, se condamnerait à être purement décoratif, et « deviendrait exsangue » (p. 28) [8]. Autrement dit, si l’on suit Lévi-Strauss, la musique est son propre langage, « tout à la fois intelligible et intraduisible » (p. 26), tandis que la peinture fait voir autrement un monde d’objets déjà là, même si ce « faire-voir » est très actif, et que, comme on pouvait s’y attendre, elle tendra de plus en plus à mettre en avant son geste (le faire-voir), au détriment de ce qu’il fait voir.

6Ce n’est que dans un deuxième temps que Lévi-Strauss accumule les traits assassins, un peu comme si après l’envoi, il lui fallait toucher. Formules brillantes et efficaces, mais qui ont scellé le sort de son texte, sur les sorts respectifs qu’il promet à la musique sérielle, à la musique concrète et à l’art abstrait [9] : ce dernier est une « parodie de combinatoire avec des unités qui n’en sont pas » (p. 29), qui « sans s’en rendre compte, [se condamne à remplir] chaque jour davantage le rôle naguère dévolu à la peinture décorative » (p. 33) ; la musique concrète, en essayant désespérément de faire parler des bruits, se rend coupable du péché inverse, infiniment moins pardonnable pour Lévi-Strauss : elle « a beau se griser de l’illusion qu’elle parle : elle ne fait que patauger à côté du sens » (p. 31) ; bruits pris pour des sons d’un côté, grammaire trop raffinée de l’autre, on voit pourquoi il est beaucoup moins sévère avec la musique sérielle, qui serait plutôt trop structuraliste que pas assez : loin du réalisme des musiciens concrets, elle sait, elle, que la musique est langage (comme il dit, elle « prend résolument le parti des sons »), mais, dans son rejet de la tradition, c’est de la nature qu’elle pense pouvoir se désarrimer, comme si on pouvait « promulguer un code », alors qu’il ne peut fonctionner que s’il est général, commun [10] ; l’une ignore qu’elle parle un langage, la seconde croit pouvoir inventer le sien… quel que soit « l’abîme d’inintelligence » (p. 32) qui sépare selon lui les deux musiques, Lévi-Strauss n’en dénonce donc pas moins aussi la dérive interstellaire de la série généralisée [11], système « qui flotte à la dérive depuis qu’il a lui-même coupé ses amarres » (p. 33).

7Deux remarques, avant de revenir sur les leçons à tirer de ce texte savoureux. D’abord, au delà du style, on voit à quel point l’argumentation est foncièrement linguistique, qui renvoie les deux musiques dos à dos : « la question se pose de savoir si, en s’attaquant l’une à la matière, l’autre à la forme, elles ne cèdent pas à l’utopie du siècle, qui est de construire un système de signes sur un seul niveau d’articulation » (p. 32). Quel grave péril, certes, pour le musicien [12], mais au fond, ce n’est pas de création contemporaine que parle Lévi-Strauss. Il nous a menés en bateau. En réalité, il n’a pas quitté les Mythologiques. Il fait un cours sur l’articulation entre nature et culture : « un langage dont on a cassé les charnières tend à se dissocier et ses pièces, naguère moyens d’articulation réciproque de la nature et de la culture, à retomber de l’un ou l’autre côté » (p. 34). Seconde remarque, aussi importante : pour Lévi-Strauss, cette dernière phrase le montre avec force, l’argument linguistique n’est donc pas un linguistic turn, il ne veut nullement dire jouer la culture contre la nature, les signes contre les choses, la langue contre la matière. Articuler n’est pas opposer, distinguer n’est pas rendre étanche. Il se sert au contraire du « mystère » musical [13], qu’il présente comme une solution quasi magique, pour se demander comment nature et culture peuvent faire « charnière », s’articuler entre elles, au double sens où chacune parle par l’autre, et où elles sont chevillées ensemble.

Cacophonies

8Le texte est de 1964, juste au moment où les compositeurs se prenaient d’une certaine affection pour la sémiologie, attendant d’elle une capacité d’analyse de la complexité de leurs langages plus ouverte, et peut-être aussi plus prestigieuse, que le secours modeste apporté par l’analyse musicale traditionnelle [14]. Il est vrai que celle-ci, même dans ses versions modernes, structurales ou génératives, était avant tout un prolongement scolaire de l’ennemi à abattre, la tonalité [15]. Les compositeurs se voyaient pris à revers par Lévi-Strauss, à travers ce qui ressemblait à un abus de pouvoir inverse du leur : voilà que la science qu’ils voulaient enrôler pour défendre leurs esthétiques modernistes se retournait contre eux, par la voix du grand anthropologue, sa pénétrante vision analytique, doublée d’un sens aigu de la formule assassine, lui servant à distribuer des mauvaises notes aux copies rendues par les musiciens, selon leur plus ou moins grande obéissance aux règles structurales du sens. Mais que faisait-il donc ? Premier paradoxe : on verrait mal un anthropologue en général, et moins que personne le père du structuralisme, celui qui a montré la logique inconsciente qui organise nos catégories de pensée [16], condamner ou louer ainsi la façon dont les Indiens Bororo parlent, prient, enterrent leurs morts ou se marient… Il y a là, par rapport à l’idée qu’il appliquerait simplement sa théorie au cas de la musique, un glissement dans sa posture, sur lequel nous reviendrons, mais qu’il est important de relever tout de suite : les acteurs dont il parle « manipulent » leur code, ils s’en servent consciemment, au moins en partie – mais de ce fait, à la différence des Bororo, l’idée qu’ils peuvent se tromper n’est pas absurde.

9Les musiciens qui ont osé réagir ont, assez naturellement, projeté les termes de leurs propres débats sur ce texte dévastateur. Combattant l’idée que la tonalité serait le seul langage possible ou qu’elle soit naturelle, ils ont rappelé que la musique avait une histoire, et défendu leur droit à inventer des langages nouveaux [17]. Relevons un deuxième paradoxe, assez plaisant, cette fois chez ses adversaires, si l’on songe que, se sentant attaqués, c’est à Lévi-Strauss qu’ils sont en train de reprocher d’avoir une vision naturaliste de la culture. Là encore, aucune ironie de ma part, je relève ce malentendu parce qu’il est au cœur des problèmes inextricables que faisait lever ce texte étonnant, les incompréhensions croisées qu’il a provoquées étant très caractéristiques de la difficulté qu’il y a à répondre à la question que posait Lévi-Strauss, et d’abord à la comprendre : comment articuler nature et culture dans le cadre des sciences sociales ? C’est la même difficulté qu’on a vu enfermer les analyses de la tonalité dans une opposition dualiste, poussant à en faire soit une conséquence de lois acoustiques, soit un code arbitraire parmi d’autres. Par la suite, du côté des musiciens contemporains, une sémiologie fort éloignée de celle que déployait Lévi-Strauss se montrant, elle, toute disposée à soutenir leurs constructions, les affaires en sont restées là. Comme le relève Deliège (1965), le débat n’a pas vraiment eu lieu [18]. Avec Molino (1975), Nattiez (1975) tente de fonder la sémiologie de la musique comme discipline, en la systématisant pour intégrer ses éléments trop dispersés, venant de Pierce et Martinet, de Chomsky, de la psychologie expérimentale, d’une esthétique de la perception, ou de travaux inspirés de la théorie littéraire, sur le style ou la mythologie, alors qu’à l’inverse, avec un équipement sémiologique léger, Lévi-Strauss insistait sur le contraste entre les arts, les mythes et le langage.

10Quant aux anthropologues, ne voyant dans ce détour qu’un bel artifice rhétorique trouvé par Lévi-Strauss pour présenter de façon originale ses longues analyses de mythes, et se jugeant incompétents dès qu’il s’agit de musique, selon une pratique hélas très répandue en sciences sociales [19], ils ont souri, et sont passés à la suite. Trop court et marginal pour asseoir une véritable analyse, le brillant couplet de quinze pages qui lançait les Mythologiques est devenu ce qu’on pouvait attendre qu’il devienne : une référence mythique qui, mobilisée dans un sens ou dans l’autre, s’est vite vue résumée à un argument, certes vif et bien troussé, mais aimablement conservateur, en faveur du caractère naturellement fondé de la tonalité, que les musiques concrètes ou sérielles n’auraient cru dépasser qu’en se condamnant elles-mêmes à l’insignifiance.

Dissonances

11Or, ce n’est pas du tout ce que dit Lévi-Strauss. Si on y regarde de près, au contraire sa conception de la tonalité est même un point commun entre lui et les compositeurs modernes. En la matière, il partage presque mot à mot leurs analyses. C’est le troisième paradoxe : alors qu’en effet, à le lire, c’est bien la question de la tonalité qui devrait être au cœur du débat qu’il lance, au point que ses adversaires font comme s’il l’avait abordée et lui répondent en lui prêtant un discours qu’ils déduisent plus qu’ils ne le lisent dans ses propos, c’est le sujet sur lequel Lévi-Strauss en dit le moins. Loin d’insister sur une supériorité du langage tonal tirée du fait que celui-ci serait le seul fondé en nature, il ne fait de ce système d’écriture, tout comme les défenseurs des langages musicaux contemporains, qu’un code arbitraire parmi d’autres possibles, dont il reconnaît d’autant plus volontiers le caractère historique qu’il trouve, lui aussi, que le langage tonal est épuisé, incapable de se renouveler [20].

12Il est donc inexact de résumer sa posture à une défense des musiques tonales elles-mêmes [21]. Quand Lévi-Strauss utilise le mot « naturel » pour évoquer le langage musical, il le fait comme lorsqu’on parle d’une langue naturelle, et non pour renvoyer à l’harmonie tonale. C’est le fait que la musique fonctionne comme un langage qui pour lui, de culturelle au départ, la rend naturelle à l’arrivée, ce n’est pas que tel langage précis s’appuie plus sur la résonance physique des corps sonores. Lévi-Strauss ne se bat pas contre la tonalité, il l’ignore. Elle n’est qu’un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus large, la structure sémiologique du langage musical, extraction et combinaison culturelles de sons purs, n’existant pas à l’état naturel : non pas des bruits, mais des notes et des accords, c’est-à-dire des sons discrets, sélectifs, rares, littéralement abstraits de la nature, dont seule la combinaison permet de recomposer un monde autonome, distinct du monde naturel et capable de l’exprimer. Lévi-Strauss retrouve la question qui a agité le petit monde des arts au xviiie siècle, juste avant que la tonalité ne s’impose pour trois siècles, à la fois dans les pratiques d’écriture et dans les manuels d’analyse. Pourquoi la musique nous émeut-elle ? D’où tient-elle son pouvoir ? Ce pouvoir est-il en nous, la musique n’étant que le reflet, le miroir, le support des sentiments que nous lui faisons véhiculer – ou réside-t-il en elle, dans les sons, dans la Nature ? Est-elle un langage humain, un code dont les sons ne sont que le support matériel (Rousseau), ou une réalité naturelle, dont les principes renvoient aux mathématiques, à la physique, à l’acoustique (Rameau) ? Et c’est de Rousseau que Lévi-Strauss emboîte le pas, non de Rameau, dont il ne voit pas une seconde l’apport original. Sa conception est un rousseauisme aménagé techniquement : Rousseau, tenant d’un sémiologisme culturel intégral [22], se déclare radicalement indifférent à la matérialité sur laquelle s’écrit la musique (« un orateur se sert d’encre pour tracer ses écrits, est-ce à dire que l’encre soit une liqueur fort éloquente ? », dit-il, lui qui sait si bien tremper sa plume, ibid., 224) ; Lévi-Strauss, lui, donne une place précise à la nature, que non seulement il n’exclut pas, mais dont le rôle indispensable est souligné : il faut du matériau pour articuler le code. Mais le paradoxe est bien là : Lévi-Strauss ne prend guère au sérieux la « nature », au sens acoustique, celle de Rameau, dans son couple nature-culture ; par nature, il entend ce réservoir infini où puiser le matériau avec quoi élaborer nos codes culturels, et, nolens volens, c’est ce que fait toute musique, des modes antiques ou exotiques aux musiques prétendument atonales [23]. Alors que la tonalité, de Rameau à la série qui veut l’enterrer, serait le sujet idéal pour développer sur un cas réel la composition nécessaire entre nature et culture qu’il appelait de ses vœux (leur articulation, au sens le plus fort du mot, sans la rabattre sur l’un de ses termes ni s’en débarrasser en les juxtaposant sans qu’on comprenne leur emboîtement), c’est justement ce que rate Lévi-Strauss. Sourd à ce qu’apporte Rameau, il se contente de renvoyer dos à dos « l’objectivisme de Rameau et le conventionnalisme des modernes », convaincu que la linguistique structurale « surmonte [leur] fausse antinomie » (p. 29) – ce qui ne l’empêchera pas d’être constamment accusé de « ramisme » par ceux que son texte a choqués !

Développement

13Vu l’importance du point, il faut lui donner un coup de sonde. Dans un seul passage, Lévi-Strauss semble bien entrer dans le rôle qu’on lui a donné, en parlant de « la pensée musicale contemporaine [qui] rejette l’hypothèse d’un fondement naturel justifiant objectivement le système des rapports stipulés entre les notes de la gamme » (p. 29). L’expression même de « fondement naturel » est si ramiste qu’elle a facilité l’équivoque. Pour Rameau, elle signifie que l’harmonie est à la base de la musique, soumise aux lois acoustiques de la résonance des corps sonores qu’elle ne fait qu’« exploiter » (sans qu’il précise le statut de cette exploitation, on le verra). Mais la suite révèle le peu de différence que fait Lévi-Strauss entre le mécanisme général du structuralisme, la « découpe qu’opère chaque type de gamme dans le continu sonore », qui fait « [apparaître] des rapports hiérarchiques entre les sons », « structure hiérarchisée de la gamme [dans laquelle] la musique trouve son premier niveau d’articulation » (p. 30-31), définition valable pour tout système musical, des modes ethniques à la série généralisée, et la prétention ramiste, tout autre, de découvrir que « la Nature ne nous met sous les yeux qu’un seul accord », c’est-à-dire que ces rapports hiérarchiques ne ressortent pas du libre arbitre de chaque système particulier, mais sont leur fondement commun à tous, qu’ils exploitent avec plus ou moins de bonheur. Lévi-Strauss dit explicitement l’inverse : « ces rapports ne sont pas dictés par la nature », étant donné l’infinie diversité des propriétés physiques dans laquelle « chaque système prélève pour constituer ses traits pertinents […], disponibles en nombre probablement illimité » (p. 30). On ne saurait être plus anti-ramiste. Tout le combat de Rameau est d’arracher les lois de la musique aux codes, règles et conventions arbitraires, seulement défendus par « la tradition ou l’autorité », comme il dit, pour les rapporter à la résonance des corps sonores. Avec Rameau, Lévi-Strauss ne polémique pas : il n’accorde aucun crédit à sa prétention, il ne la voit même pas, tant est pour lui évidente la nature linguistique des échelles sonores. Comme les artistes contemporains, il cantonne la nature à un rôle de réservoir infini de différences hétérogènes et continues, dans lequel la culture vient prélever les éléments homogènes et discrets avec lesquels construire, selon un code arbitraire, son second niveau d’articulation. Contrairement à son affirmation, Lévi-Strauss ne met pas d’accord les deux adversaires d’antan, Rameau et Rousseau ; il modernise seulement, en explicitant le rapport à la nature d’un système culturel construit à partir d’elle (aussi au sens où il se départit d’elle), l’explication linguistique du sens de la musique que Rousseau avait formulée, contre Rameau, avec une rare clarté : « l’empire que la musique a sur nos âmes n’est point l’ouvrage des sons » (ibid., p. 223).

14On voit peut-être mieux le curieux effet du texte de Lévi-Strauss : il ressemble au silence qui suit un orateur prestigieux dont, après qu’il a parlé devant une salle partagée, on ne sait quel camp il a choisi ! qui croyait trouver en lui un ardent défenseur de l’harmonie tonale, renvoyant à leurs spéculations gratuites les compositeurs contemporains, entend un avocat de la nécessité du code arbitraire, pour qui tous les systèmes se valent du moment qu’ils respectent la distinction entre premier et second niveau d’articulation ; quant aux vaillants contempteurs de la tonalité, qui soutiennent que ce système si étroitement déduit des résonances de la corde n’est qu’un langage occidental moderne, dont le seul pouvoir est d’être celui des dominants, ils trouvent un allié là où ils s’apprêtaient à pourfendre un ennemi, tandis qu’ils sont frappés à revers d’un coup fatal qu’ils n’attendaient pas : ils croyaient que Lévi-Strauss leur reprochait d’abandonner les lois naturelles de la tonalité, il n’en a cure, il leur enjoint au contraire de respecter les lois de la culture. Plus d’arbitraire, messieurs, et non pas moins ! Oubliez vos calculs, vous ne pouvez parler sans code. Si vous inventez les mots de votre langue en parlant, vous parlez tout seuls.

Dominante

15Inversement, ce serait endosser la candeur du néophyte Rameau, séduit par l’acoustique venue si à-propos conforter sa théorie, que de négliger les choix qui restent nécessaires pour passer du constat de l’existence d’un accord constitué des harmoniques successifs d’une basse, à la formulation d’un système d’écriture (comment un langage peut-il « exploiter » une loi acoustique ?). C’est d’ailleurs ce qui, d’un rien, empêchera Rameau d’être considéré par la postérité comme le père de la tonalité : très astucieux, le système qu’il invente pour justifier toutes les dissonances de la même façon rend en effet compte de la plupart des mouvements obligés du contrepoint, que les théoriciens avaient recueillis avant lui et qu’ils se contentaient d’énumérer de façon aveugle, sans voir leur logique propre. Mais tout se passe comme si Rameau s’était fait rattraper par cette sélection inévitable qu’il refusait d’admettre. Ce qu’il fait est bien un choix, malgré lui : sa théorie harmonique repose sur l’opposition entre l’accord parfait, consonant, et tous les accords de septième, indistinctement considérés comme dissonants. Choix arbitraire, donc [24], par rapport à sa propre prétention de n’obéir qu’à la nature.

16Pas de chance, diront ex post les analystes : s’il avait fait passer le couteau de sa « découpe » un cran plus loin, pour l’insérer non pas entre les accords parfaits et toutes les dissonances, mais entre une dissonance particulière, « naturelle » (la septième de dominante), et les autres (les septièmes qu’on appellera « d’espèces ») qui, elles, ne fonctionnent que par analogie avec la précédente et doivent être « préparées », il formulait le modèle de base de la tonalité. Mais on est ici en pleine histoire-fiction – comme si « la tonalité », cachée dans la nature, attendait Rameau pour qu’il exprime sa loi universelle, et que, tel Moïse, il se serait arrêté juste avant de la découvrir [25]. À propos du tempérament, ou de l’assimilation du IVe degré à une septième du Ve, nécessaire pour constituer la septième de dominante, j’ai montré l’anachronisme de cette posture (Hennion, 1987), qui ne voit le travail théorique que comme enregistrement neutre d’une réalité indépendante, quand il contribue fortement, à côté de nombreuses autres opérations, à produire cette réalité nouvelle, peu à peu rationalisée au point d’être considérée comme un langage unique, la tonalité, « dans » lequel diverses musiques peuvent s’écrire. Je ne donne cet argument que pour montrer que Rameau, le plus ardent défenseur du caractère naturel de la musique, a dû lui aussi fabriquer comme il a pu une charnière pour articuler sa « basse fondamentale » et faire fonctionner la musique comme langage. Et quand je parle de « la tonalité », je me réfère à l’installation de fait d’un système général, qui a pu être admis comme étant commun à toutes les écritures particulières sur des siècles en Occident, pour souligner que la théorie de Rameau, très proche du système tonal, s’en distingue pourtant par un trait décisif – que Dahlhaus appelle joliment « l’émancipation de la septième de dominante » (1993). Il n’est besoin pour cela ni d’avaliser le caractère naturel du système tonal, ni de protester qu’on sait bien que tout système est arbitraire. C’est même l’enjeu de ce texte, que de refuser ce dualisme, de sortir du partage binaire naturel-arbitraire, pour se demander comment penser autrement l’intégration d’éléments naturels dans un système culturel – ce que j’ai appelé la question de la tonalité. Moins sa définition, donc, que, pour reprendre le mot de Lévi-Strauss, le défi qu’elle pose aux sciences sociales.

Cadence

17La tonalité, un code comme un autre, ou non ? sa force ne tient-elle qu’au fait qu’elle est la voix de l’Occident impérial, portée par l’écrit, le commerce et les canons, ou à ce qu’elle intègre la nature quand les autres ne le feraient pas ? Même si on renonce à la déduction totale dont rêvait Rameau (pour qui la musique obéirait à un principe unique, sans codage ni sélection), cet appui sur une loi acoustique pour construire gammes, accords et enchaînements change tout : sur ces fondements, la machine à rationaliser occidentale a en effet construit mille cathédrales, qui ne se ressemblent même pas… Si Rameau l’autodidacte est naïf, le savant Lévi-Strauss ou le grand Rousseau ne sont pas moins aveugles que lui, dans le sens inverse : leur trop grande culture leur fait négliger la différence capitale qu’a entraînée le fait d’asseoir les règles de l’écriture sur les propriétés harmoniques d’une basse, et non sur un caractère quelconque du son, anecdotique, qui n’ait besoin que d’être reconnu pour permettre à un langage de fonctionner (sur le modèle des phonèmes et de l’opposition purement « relative et négative » du a et du i, dont la langue ne retient que le fait qu’ils sont distincts, ou même du contraste entre le rouge et le bleu, à partir de quoi reconnaître des formes). Entendre un accord majeur, puis un autre dont la basse est à distance de quinte de celle du précédent, cela suppose bien des « sélections », qu’oublie Rameau. Mais cela ne revient pas à entendre un a après un i (éventuellement décorés par la beauté d’une voix). Le son obtenu compte, et pas seulement comme décoration : dans la succession elle-même. Comment rendre compte de cette différence capitale, même si elle n’est pas absolue ? Qu’importe que les harmoniques réels d’une corde ne coïncident pas exactement avec les harmoniques idéaux de la série de ses divisions, ou qu’il y ait des contradictions insolubles dans le système tonal dès qu’on sort de l’enchaînement dominante-tonique et qu’on se penche, par exemple, sur la cadence IV-V-I ou sur le mode mineur. Pour le coup, penser que le système ne serait « naturel » que s’il reflétait totalement les propriétés acoustiques des corps réels, ce serait tomber dans le physicalisme que dénonce Lévi-Strauss. Les éléments prélevés dans le continuum naturel sont obligatoirement simplifiés, discrétisés, transformés en « notes » qui peuvent se charger de leur valeur « oppositive » (valoir parce qu’elles ne sont pas la note d’à-côté), certes. Mais ce que développe jusqu’à son terme la tonalité, c’est l’inverse, la valeur positive des enchaînements, d’autant plus forts qu’ils reposent sur une relation non arbitraire entre les éléments du code. Si la différence a/i est d’autant plus apte à être perçue qu’elle est débarrassée de son contenu positif, le rapport do-sol est d’autant plus apte à être perçu qu’il souligne et amplifie ses propriétés physiques. Le code s’extrait de la nature, mais en sémiologie, extraire veut dire exploiter un support neutre. Il s’agit ici, à l’inverse, d’une extraction au sens géologique du terme, qui conserve et valorise la matière extraite, et bâtisse l’édifice sonore sur ses propriétés, maintenues et « exploitées ».

18Pour redire le point de façon technique, les constituants du premier niveau de l’articulation n’ont de sens que grâce à des propriétés physiques qui sont celles-là mêmes qu’articule le code de second niveau. Loin d’être « oblitéré », le premier code est amplifié, rendu plus présent par le second. Lévi-Strauss reconnaît volontiers que dans l’art, à la différence du langage, il y a un jeu entre les deux niveaux, un retour des propriétés naturelles des éléments du code dans la signification (il prend l’exemple de la poésie, et de son attachement aux sons, aux allitérations, à la matérialité des mots, par rapport à leur seul sens), et il y voit la source de la sensualité esthétique. Mais justement, dans le cas de la tonalité, il ne s’agit aucunement d’un « retour ». L’enchaînement dominante-tonique sur lequel tous les modèles tonals sont élaborés n’est pas une réesthétisation d’éléments du premier niveau par le second, il est au contraire le socle, le fondement, pour employer le mot qui vient sous la plume de tous les théoriciens, de systèmes variés. Que fait-on de cette irruption de la nature dans le code, dès son principe ? Ou encore, dit autrement, peut-on garder de la leçon de Rameau quelque chose qui en effet « surmonte la fausse antinomie » Rameau-Rousseau, et non qui la dilue au profit du second ? S’en tenir au juste milieu, un peu de nature et un peu de culture, n’est guère satisfaisant non plus : telles qu’elles sont formulées, prises dans l’étau nature-culture, lois universelles de l’acoustique versus arbitraire nécessaire du code, ces deux explications sont incompatibles. Les coller bout à bout est une paix achetée à vil prix. La nature ne parle pas seule, il faut l’articuler, c’est la leçon de Lévi-Strauss. Mais elle ne vaut pleinement que si on entend bien articulation au sens de charnière, comme il l’a dit lui-même avant de rabattre sa propre expression sur sa seule dimension langagière, et de lui refermer ainsi la bouche, juste après l’avoir entrouverte.

Polyphonies

19La tonalité semble être le pendant musical de l’invention de la perspective en peinture. Mais autant celle-ci a été longuement documentée et théorisée, en particulier dans ses liens avec la démarche scientifique, dont elle était à la fois un produit et un moyen, autant la tonalité n’a massivement entraîné que deux types de recherches, toutes deux très « naturalistes », les unes analytiques, pour mieux définir ses règles d’écriture par rapport aux fondements acoustiques dont elle se réclame (harmoniques et résonances, accords parfaits et septième de dominante, dissonances, enchaînements de degrés, détermination de polarités et de fonctions, théorisation de son rôle au niveau de la forme et de la structure générale des œuvres, etc.), les autres historiques, pour en retracer la lente émergence, remontant selon les auteurs au Moyen Âge ou au xviie siècle [26]. J’avais essayé de montrer à propos de Rameau que la faiblesse de ces approches était l’absence de l’idée d’une performativité de la théorie (Hennion, 2008), alors que sous diverses formulations, cet argument est au cœur de la leçon tirée par les historiens de la perspective [27]. Argument difficile, qui n’est pas sans faire écho à la façon dont Lévi-Strauss oppose les deux arts et leur rapport à la représentation. En peinture, au-delà du continuum prévisible des postures allant des plus naturalistes aux plus constructivistes – de l’idée de la perspective comme rationalité appliquée, à celle du regard performatif d’un temps qui refait le monde –, le débat faisait surgir un problème plus subtil, celui d’un rapport à la science ambivalent : d’un côté, si la peinture décrit le monde, la science devient avec la perspective un moyen de la peinture, mais de l’autre, la peinture devient ainsi elle-même un moyen de la science, et plus généralement le médium d’un regard objectif posé sur le monde – au point que le mot « objectif » a finalement désigné sa réalisation matérielle dans une caméra, lorsque la perspective s’est faite optique. L’appui sur la nature qu’offre la découverte des résonances, ou plutôt le fait de réaliser que les gammes et accords déjà usités renvoient à des propriétés des corps sonores, n’a pas eu la même ambivalence : en musique, la science est restée un moyen, un fondement, servant à mieux la définir elle-même ; avec la perspective, la question n’était pas d’assurer à la peinture existante un fondement rationnel, mais de les faire toutes deux réaliser la possibilité d’une vision objective du monde. Il est vrai qu’au-delà d’une certaine ignorance technique, on peut peut-être entrevoir dans le peu d’importance accordé par Lévi-Strauss à l’harmonie tonale une conception très weberienne, l’intuition que l’invention de la tonalité, c’est-à-dire une articulation de la nature et de la culture promue en système, débordait largement cet usage étroit, fonctionnel, du recours à la science pour isoler un objet sonore doté de proportions à exploiter, ce qui ne recouvre qu’une petite partie de ce qui s’est joué dans l’aventure [28].

20Nous voilà donc avec Lévi-Strauss doté d’une méthode pour penser la relation entre éléments venus de la nature et élaboration culturelle, mais dépourvue de toute compréhension spécifique de l’apport harmonique réalisé, précisément sur cette articulation, par la tonalité. Et de l’autre, encombré d’une opposition dualiste, se réclamant en partie d’un Lévi-Strauss mal compris, entre des approches culturelles incapables de penser la tonalité parce qu’elles ont peur de se laisser contaminer par le naturalisme, et des approches naturelles tout aussi impuissantes à rendre compte d’un système qu’elles croient un décalque de quelque chose qui serait là, tel quel, dans la nature. La difficulté est donc moins de soupeser les apports concurrents de Rameau et Rousseau, que de renverser l’interrogation, et de comprendre ce qu’il faut changer à nos formulations dualistes pour penser le rapport nature-culture comme une articulation, dans les pas de Lévi-Strauss (il en montre la nécessité, à la fois contre le naturalisme de Rameau et contre l’émancipation des contemporains, qu’ils se croient esclaves des sons comme les « concrets » ou maîtres des codes comme les « sériels »), mais en le prenant au mot, en quelque sorte, pour aller là où il ne va pas (il ne voit pas la différence entre la tonalité et n’importe quel système de codage des sons, parce qu’il en reste à l’idée sémiologiste d’une nature que la culture transforme en langage [29]). Peut-on en vouloir au père du structuralisme de ne pas dire que la culture fait parler la nature – ce qui est très différent ? Dans sa conception très dualiste, ce serait pour lui revenir à Rameau. Pour Lévi-Strauss, il y a la nature d’un côté, inerte, le langage de l’autre, qui l’anime pour l’utiliser à ses propres fins. Il n’était pas prêt à accepter l’idée que la musique n’est qu’à moitié langage, et à moitié mise en forme des choses elles-mêmes, non pas comme signes mais comme propriétés qui se déploient. Chez Lévi-Strauss, les choses ne parlent pas. Mais est-il si absurde de penser que cet interdit dogmatique l’a empêché de formuler jusqu’au bout une version différente du structuralisme, opératoire, pragmatique, celle qu’il a toujours opposée au structuralisme généralisé de ses suiveurs… C’est bien ce qu’il fait ici, en utilisant la musique sérielle comme repoussoir : « si, dans l’esprit du public, une confusion fréquente se produit entre structuralisme, idéalisme et formalisme, il suffit que le structuralisme trouve sur son chemin un idéalisme et un formalisme véritables [la pensée sérielle], pour que sa propre inspiration, déterministe et réaliste, se manifeste au grand jour » (p. 35) [30] ! Il fallait sans doute encore la leçon de la sociologie des sciences, et son travail sur l’expérimentation, les laboratoires et les porte-parole, pour oser donner un sens positif à cette idée que les choses parlent, si un dispositif les fait parler [31]. C’est la piste que ce retour paradoxal à Lévi-Strauss me permet d’ouvrir maintenant, et pour cela, je ne suis même pas obligé de le laisser au bord du chemin.

Interprétations

21Décidément, le texte valait qu’on y retourne. Non pour l’appliquer ou le défendre : plutôt comme prolongement irrévérencieux. C’est grâce à la vision très puissante qu’il donne, mais aussi par ses faiblesses, ses manques, qu’il appelle à prendre plus au sérieux la question de la tonalité : comment penser l’articulation entre les propriétés physiques du son et le langage musical ? Cet absent du texte lui-même en est presque un refoulé, comme l’ont montré les malentendus qu’il a accumulés – un plaisir somme toute assez musical. Je dis refoulé parce que, un peu selon le symptôme du thermomètre cassé, c’est désormais le fait même de poser la question de la nature qui condamne d’avance le sociologue ou l’anthropologue au ridicule, et non la façon dont il la traite ; qu’il soit interactionniste, culturaliste, critique, tenant du « linguistic turn », pragmatique ou constructiviste, un ennemi commun, le positivisme. Et une peur commune : celle de prêter le flanc à l’accusation de naturalisme [32]. Mais si penser la nature à travers la culture, c’est certes reconnaître une distance avec elle, ce n’est pas la cantonner hors du champ des sciences sociales. Ce n’est en tout cas nullement la visée de Lévi-Strauss. Il y a confusion entre articuler culture et nature et refuser de s’interroger sur la place de celle-ci [33]. C’est-à-dire précisément la question que la musique sert à Lévi-Strauss à exprimer.

22L’évolution ultérieure des sciences sociales accentue encore le côté dérangeant, voire iconoclaste, de la posture de Lévi-Strauss, et c’est le quatrième paradoxe, dans la mesure où cette évolution est en grande partie due à son influence : le structuralisme est sûrement l’un des courants qui a le plus contribué à détacher les sciences sociales d’une conception physicaliste, non seulement en insistant sur l’écran culturel à travers lequel nous percevons le monde, mais peut-être plus profondément encore en décalant la conception même du travail scientifique, dans ce domaine : passer d’un univers physique à un univers grammatical ; non pas isoler des facteurs, trouver des causes, expliquer des phénomènes, mais mettre à jour la cohérence invisible d’un système de représentation. L’efficacité spectaculaire d’une méthode qui permettait enfin, selon ses propres dires, de réduire l’accumulation interminable des faits à quoi aboutissait l’empirisme positiviste de l’anthropologie, ouvrait aussi une brèche durable entre nature et culture, sciences dures et sciences humaines, physique et langage. Il y avait là, en outre, une convergence logique très forte entre le structuralisme et sa rivale de l’époque, la phénoménologie, contre leurs ennemis communs, le réalisme et le positivisme : étouffant ces conceptions mécaniques du sens humain, une pince se refermait, avec un tranchant objectif, celui du système des signes, et un tranchant subjectif, celui de l’expérience vécue, tous deux convergeant sur l’idée que le monde social est d’abord un monde de la compréhension, pour prendre un vocabulaire weberien, où les catégories de pensée font la réalité, et qu’on ne peut penser qu’à partir de celles-ci [34]. Acquis considérable, qui fondait une deuxième fois les sciences sociales. C’est donc bien en marchant dans les pas de Lévi-Strauss que ses enfants l’accusent, lui, d’en donner encore trop à la nature. Mais entre lui-même et le structuralisme une fois devenu la doxa des sciences sociales, il s’est produit un curieux glissement, comme si l’efficacité d’une méthode avait avalé le problème qu’elle posait : en vain ne prononceras le mot nature.

Continuo

23C’est ici qu’un petit détour anachronique par les Science and Technology Studies éclaire les choses. Une originalité irréductible des sts est d’avoir, à partir d’une observation empirique du travail scientifique et technique, permis aux sciences sociales de sortir de cette impasse sociologiste, en redonnant la main aux objets naturels, dans l’analyse, et non à côté d’elle, à travers des notions comme celles d’expérience, de traduction, de médiation et d’épreuve ; rien n’est moins dualiste que cette posture qui n’avalise pas la coupure entre choses naturelles et concepts culturels, et c’est sans doute pourquoi l’intérêt réciproque entre ce courant et le structuralisme a été inexistant ; c’est peut-être pour la même raison (disons, le postulat que la nature est inarticulée, et donc que l’articulation est entièrement du côté de la culture), que Lévi-Strauss lui-même a très peu parlé de sciences. Que dire des atomes, sont-ils des signes arbitraires ou des réalités physiques ? Son approche même invitait à comprendre le corps à corps des physiciens avec la nature non comme un travail [35], mais comme un codage. Dans le cas présent, sur la question de la tonalité, le même effet joue : Lévi-Strauss est trop linguiste pour être sensible à « l’accord unique » que la Nature nous met sous les yeux. Si Rameau croit les lois de la nature directement transposables en règles d’écriture, Lévi-Strauss ignore cette capacité des choses à « répondre » de façon structurée, à « s’écrire », comme dit aussi joliment James – que se passe-t-il si la nature n’est pas le réservoir de microdifférences continues, infinies mais indistinctes dans lequel l’anthropologue voit la culture découper les segments discrets avec quoi produire du sens, mais qu’elle répond elle-même en présentant des structures ?

24Comme je l’ai suggéré, les critiques que Lévi-Strauss adresse à la série généralisée visent peut-être par la bande, comme au billard, la conception globale et ontologique du structuralisme, le « tout est langage » qui coupe les amarres avec la nature pour ouvrir la voie au constructivisme social ou au linguistic turn. On peut lire dans le « -isme » de structuralisme la visée d’un système très global, qui contient le monde. Penchant français, combinant la critique et la science : la vérité de nos actes est dans le cadre caché de la structure, le réel n’est que défilé des apparences. Mais pourquoi ne pas jouer Lévi-Strauss contre ses dévots ? On peut aussi ne prendre ce petit schéma que comme un outil de méthode, au contraire minimal, même si ses effets sont énormes, et surtout qui ne « contient » rien, qui laisse le monde massif, continu et imprévisible, hétérogène et impensable, se dérouler en face de lui, le plus souvent indifférent et insaisissable. Dans le premier cas, la matière n’est plus rien que prétexte, c’est la vision pascalienne (ou plus tard bourdivine) de la structure ; il est vain de chercher une positivité du social, ou bien de caractériser les traits d’une culture populaire : les objets sont arbitraires, seul compte le jeu de différenciation qu’ils permettent. Dans le second cas, celui du structuralisme comme grille minimaliste plaquée sur le réel, la matière reste là au contraire, nous cernant de partout, mobile et envahissante, tissu et enveloppe de tout ce qui nous arrive, et nous n’avons que le petit codeur pour la penser et en faire quelque chose. C’est la vision que Lévi-Strauss n’a cessé de défendre, quand on lui demandait ce qu’était le structuralisme. Un schéma de pensée s’appuyant sur l’infinité continue des différences réelles pour former une représentation abstraite, qui, retournée sur la réalité dont elle provient, permet de l’organiser et d’agir sur elle. Entraînés vers une prise de distance de plus en plus radicale vis-à-vis de toute reconnaissance que quelque chose puisse être « naturel », les enfants du structuralisme peuvent dériver, comme le vaisseau spatial de Boulez, vers des espaces libérés de toute nature ou des grammaires affranchies de toute référence. Mais ils peuvent aussi, au contraire, insister sur le fait que l’articulation nature- culture, ou la « construction sociale de la réalité », n’est pas rupture, mais lien fort. C’est le souci de Lévi-Strauss, que tout ce détour par la musique trahit avec flamme [36] – c’est aussi le souci d’une sociologie pragmatiste (et non fadement pragmatique) : que traductions, médiations et attachements fassent surgir plus de liens avec la nature, et non pas moins[37].

Échappée

25Moi non plus, je n’ai pas parlé de tonalité : je l’ai fait parler à ma place pour exprimer le programme d’une sociologie pragmatiste, donnant un rôle actif aux objets dont elle parle. J’ai fait parler autrement Lévi-Strauss grâce au pragmatisme, et au passage, non sans plaisir, j’ai aussi fait parler le pragmatisme dans la bouche de Lévi-Strauss. En échange, le pragmatisme gagnera à intégrer, comme une opération décisive, sa façon de décrire la mise en langage des choses. Alors, loin d’être un « retour » à un partage plus civil, entre une nature inerte laissée aux physiciens et un social actif, réflexif et langagier laissé aux sociologues, la leçon du structuralisme restera tirée. Quitte à faire de Lévi-Strauss un pragmatiste qui s’ignorait, et à faire relire Lévi-Strauss par des sociologues qui voient en lui le comble de l’idéalisme, il suffit de poursuivre sa leçon jusque dans la nature : celle-ci n’est pas inerte, elle est ouverte, elle parle, elle répond, elle intervient et « agit » (au sens de l’agency), à travers mille dispositifs gradués, passant de la matière aux corps, aux sensations, aux émotions ou aux idées. Langue d’avant la langue, les sons, loin d’être un matériau brut, déploient déjà leurs structures… Le monde continue de s’écrire, disait James : structuralisme localisé, passant par des épreuves et des dispositifs, entre des mondes pluriels et articulés entre eux ? La « nature », évacuée par une conception dualiste et globalisante du structuralisme, retrouve une place dans le monde, mais ce monde n’est plus le même : il n’y a pas un fond naturel unitaire sur lequel se découpent des variations culturelles, il y a un « plurivers » (James, 2007), un ensemble changeant de couches, de strates, de tissus ; des formes diverses, qui se cristallisent ; des opérations, des épreuves, toujours localisées, toujours à refaire, faisant surgir des configurations plus ou moins stables, à partir desquelles se composent et se décomposent à nouveau d’autres espaces…

26Ma foi, n’est-ce pas là une assez bonne image de « la » tonalité ?

Notes

  • [1]
    Devant la vanité selon lui inéluctable des efforts de ces créateurs, Lévi-Strauss a plutôt la tendresse du vieux sage pour les folies de la jeunesse, et montre une certaine compas--sion pour l’aveuglement nécessaire des combats humains – mais c’était une indulgence peu recevable par les artistes en question.
  • [2]
    Saussure (1972 [1916]), Jakobson (1963), Benveniste (1966). Lévi-Strauss s’appuie en particulier sur ce dernier pour expliquer la nécessité que le premier plan soit suffisamment stable et partagé pour servir de base à l’articulation du second, tout en reconnaissant qu’en musique, le second code n’oblitère pas entièrement le premier, à la différence du langage articulé : on ne parle que si on ne fait plus attention aux phonèmes en tant que tels, d’où le « “caractère arbitraire” reconnu aux signes linguistiques » (p. 28).
  • [3]
    Donin et Keck (2006, 113) rappellent l’aveu de la « révélation » que la théorisation des phonèmes comme « entités oppositives, relatives et négatives » (Saussure, op. cit., 164) et celle de la double articulation ont été pour Lévi-Strauss, découvrant Jakobson en 1941 en revenant par New York de sa collecte de mythes au Brésil.
  • [4]
    « L’une trouve dans la nature sa matière [Lévi-Strauss renvoie à leurs noms], c’est seulement par abstraction que les couleurs peuvent être décollées de ces substrats naturels et traitées comme les termes d’un système séparé » (p. 28).
  • [5]
    « Les sons musicaux n’existeraient pas pour l’homme, s’il ne les avait inventés » (p. 30).
  • [6]
    « Dans cette structure hiérarchisée de la gamme, la musique trouve son premier niveau d’articulation » (p. 30-1), « créé par la culture » comme il dit auparavant.
  • [7]
    La phrase semble taillée sur mesure pour Rameau : pour installer la musique dans un monde fait non plus de « conventions et d’habitudes », mais de vibrations et de résonances, ce dernier a d’abord postulé et désiré, plus que démontré, l’appui de la composition sur les lois de la Nature. Il n’est devenu que rétrospectivement l’adepte enthousiaste de la science acoustique : il avait d’abord élaboré sa théorie depuis la seule logique de l’écriture musicale, pour rationaliser le fatras des règles du contrepoint et de l’harmonie et les faire toutes descendre d’un principe unique. Principe qu’il trouve avec la basse fondamentale et ses successions, avant que l’acoustique ne lui confirme que les rapports qu’il a déduits de proportions chiffrées sont ceux que les corps sonores émettent dans la réalité (Hennion, 1987).
  • [8]
    À propos de son impossible détachement d’avec le monde sensible, Lévi-Strauss parle d’un « asservissement congénital » de la peinture (p. 28).
  • [9]
    Il s’amuse du « frappant parallélisme » de ces deux qualificatifs (p. 31), ces courants ayant selon lui fort bien désigné leurs deux erreurs inverses.
  • [10]
    Lévi-Strauss dit plus précisément qu’il peut fonctionner sans être connu précisément parce qu’il s’appuie sur des rapports réels, mais inconscients ; ce « socle » n’est donc « pas mobile, sauf dans d’étroites limites » (p. 32).
  • [11]
    Il se moque gentiment de Boulez en prenant au pied de la lettre la référence de ce dernier à un « univers en expansion » ; l’image l’inspire : « Bateau sans voilure que son capitaine, lassé qu’il serve de ponton, aurait lancé en haute mer, dans l’intime persuasion qu’en soumettant la vie du bord aux règles d’un minutieux protocole, il détournera l’équipage de la nostalgie d’un port d’attache et du soin d’une destination… » (p. 33).
  • [12]
    Lévi-Strauss dessine sa condition moderne, un peu déprimante : il peut être anecdotique, ou radicalement insignifiant, ou, encore, n’être ressenti qu’à travers tout ce qu’il croyait avoir aboli – que la syntaxe la plus sophistiquée ne soit perçue que comme grisaille indifférenciée ou, humiliation suprême, appréciée comme des couleurs, par la « saveur des timbres » ; ou qu’une alchimie complexe de sons ne soit plus, comme dans les lieder, qu’un pauvre « renfort expressif du langage articulé »… (p. 34).
  • [13]
    À propos du curieux attrait qu’exerce la musique, indistinctement « sensible et intelligible », « esthétique et logique » (p. 22).
  • [14]
    On trouvera dans Donin et Keck (op. cit.) une revue méthodique de l’usage fait du structuralisme linguistique par les musiciens d’avant-garde en France, dans ces mêmes années (usage essentiellement compositionnel, visant à organiser de grands ensembles de paramètres, structures voulant donc dire pour eux architectures complexes, un sens en effet très éloigné des idées de Lévi-Strauss), et dans l’autre sens, une explicitation très claire des différences que recouvre l’emploi du mot structuralisme. Les auteurs concluent en renvoyant de façon un peu cruelle les affirmations de Lévi-Strauss en matière de musique à ses attachements d’enfance, ce qui revient à l’accuser d’avoir cru universel le langage musical qui lui était familier. C’est aussi l’objection que lui avait retournée Umberto Eco, lui le faisant à partir d’une position culturaliste et relativiste explicite (1971, 39), qui serait plus recevable si elle prenait la peine de répondre à l’argumentation de Lévi-Strauss, qu’on ne peut réduire à ses goûts pour Wagner et Debussy.
  • [15]
    Par exemple celle de Schenker (1993 [1935]).
  • [16]
    Parlant des « structures mentales communes » indispensables au premier niveau d’articulation, il relève qu’elles « ne peuvent être dites générales qu’à la condition qu’on leur reconnaisse un fondement objectif en deçà de la conscience et de la pensée » (p. 35).
  • [17]
    En particulier Henri Pousseur, avec un certain courage, qui commence son livre (1970, p. 9-28) par un « Avant-propos (contenant une réponse à Claude Lévy-Strauss) (sic) » – il est vrai qu’il « sauve » la musique sérielle en disant qu’elle ne fait pas ce qu’elle dit. Des compositeurs comme Jean-Yves Bosseur, André Boucourechliev ou François-Bernard Mâche, lui pour faire de Lévi-Strauss un allié, ont pris position dans des revues, notamment plusieurs numéros célèbres de la revue Musique en jeu de D. Jameux consacrés à la sémiologie musicale, autour de J.-J. Nattiez et J. Molino (1971, 1973, 1975, 1978).
  • [18]
    Musique en jeu consacre à Lévi-Strauss un numéro en 1973, contenant un entretien avec lui, et un article où Nattiez expose leurs divergences. D’autres comme Mâche (1969) et Ruwet (1972) l’ont à l’inverse enrôlé pour soutenir leur propre opposition au sérialisme, et développer une sémiotique musicale plus conforme à ses idées. Nattiez est revenu sur Lévi-Strauss dans un livre récent (2008). Il propose une présentation passionnante de son usage de la musique, et des difficultés que cet usage soulève. Tout en lui rendant hommage, il lui renvoie sa copie corrigée. Mais Lévi-Strauss ne parlait pas en élève, l’intérêt de son propos vient au contraire de son regard éloigné qui, au prix de quelques bévues, lui fit poser sans prendre de gants ces questions qui fâchent, que les disciplines savent si bien faire disparaître sous leur vocabulaire spécialisé. Cantonnant Lévi-Strauss à un point de vue de récepteur, par opposition à celui du producteur, Nattiez « réduit » lui aussi la thèse de l’anthropologue à la généralisation abusive des goûts de son milieu. Il agrandit ainsi, en le présentant comme une théorie, le fossé rassurant qu’au contraire Lévi-Strauss tentait de combler, entre les structures musicales et leur capacité à avoir du sens. Nattiez rabaisse celle-ci à l’exigence datée de Lévi-Strauss que la musique l’émeuve. Or, loin de rationaliser ainsi son point de vue d’amateur, celui-ci s’interrogeait au contraire de façon très ouverte, et sans penser trouver une réponse, sur la question exactement inverse, celle d’une structure très générale de la signification, liant à leur insu les participants d’une expérience commune (cf. citations de la note précédente et de la note 10) : comment se fait-il que, sans mots, une musique dise quelque chose ? Il est des réponses qui consistent surtout à enterrer les questions.
  • [19]
    Voir sur ce sujet Campos, Donin et Keck (2006), et tout le numéro qu’ils ont coordonné.
  • [20]
    À propos des siècles passés, Lévi-Strauss parle de rivages « dont se raréfiaient les moissons » (p. 33).
  • [21]
    Non plus qu’à une « condamnation des musiques atonales » (Donin, Keck, op. cit., 117) – Lévi-Strauss suggérerait sans doute plutôt que ces dernières sont tonales malgré elles, v. no 22.
  • [22]
    Il le défend avec une grande clarté, de façon extrêmement novatrice par rapport aux traités de son temps : « Tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons, dans la mélodie, n’agissent pas seulement comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments » (Rousseau, 1979, 231).
  • [23]
    Lévi-Strauss laisse constamment voir combien il fait peu de différence entre les musiques tonales et les autres : « Tout système modal ou tonal (et même polytonal ou atonal) s’appuie sur des propriétés physiologiques et physiques » (p. 30, c’est moi qui souligne).
  • [24]
    Au sens où il contredit ses propres exigences. Il ne s’agit pas de le lui reprocher, ni de mesurer sur une échelle linéaire la dose d’arbitraire des divers systèmes, mais de montrer la nécessité de cette part d’arbitraire, dont les articulations différentes « composent » des langages qui mobilisent inégalement les phénomènes acoustiques.
  • [25]
    Mais c’est exactement la façon dont la plupart des musicologues ont raconté l’histoire, v. par exemple Chailley (1965). Je n’entre pas ici dans des débats qui ont eu lieu de façon beaucoup plus approfondie en histoire des sciences et en sts, j’y reviendrai plus loin.
  • [26]
    Parmi les classiques de ce débat, citons Machabey (1955), favorable à la thèse d’une tonalité déjà présente au Moyen Âge à travers le privilège accordé à certains enchaînements dans la musique populaire, et au contraire Dahlhaus (1993) qui défend une définition harmonique restrictive de la tonalité, exigeant l’usage des fonctions harmoniques, ce qui n’est repérable qu’à partir du xviie.
  • [27]
    Panofsky (1975 [1927]), Edgerton (1975), Damisch (1987).
  • [28]
    Dans son fameux essai sur les fondements rationnels et sociaux de la musique, Max Weber dresse une liste à la Prévert, fort suggestive, des multiples opérations matérielles et sociales que suppose la tonalité : fixation des échelles, perce des instruments, tempérament, stabilisation des effectifs, professionnalisation des interprètes, diffusion de formes et de genres… (Weber, 1998), v. une analyse de ce texte in Hennion (2007a, 137-8).
  • [29]
    La curieuse dissymétrie de traitement qu’il réserve aux erreurs symétriques de la musique concrète et de la musique sérielle, la première étant stupide, la seconde seulement « trop » codée, tient toute à ce sémiologisme. Si les sons concrets sont eux-mêmes structurés, travailler sur eux est peut-être une façon de ne faire qu’une « moitié » de musique, comme il dit, mais pas moins légitime que de ne travailler que sur des codages abstraits.
  • [30]
    Ses explications sur le structuralisme comme méthode de comparaison, permettant de décrire deux visages quand la liste de leurs détails serait infinie, ou sa célèbre analyse de l’« efficacité symbolique » des manipulations d’un chamane, sont aussi très proches du pragmatisme (Lévi-Strauss, 1958).
  • [31]
    Les sts (Science and Technology Studies) retrouvent elles-mêmes les accents du premier courant philosophique explicitement antidualiste, le pragmatisme de James, qui a cette extraordinaire expression : « [Les choses] se connaissent l’une l’autre » (2005, 171). Si l’on peut articuler des sons, c’est que déjà ils s’articulent… que n’a-t-il écrit un traité de la tonalité !
  • [32]
    L’archétype de cette situation, dans ses apports comme dans ses limites, est celle des recherches sur la sexualité ou le genre.
  • [33]
    Cachée sous des habits neufs, c’est sans doute une régression, un retour à Durkheim. L’interdit posé par le fondateur de la sociologie continue d’agir : tu ne réuniras pas ce que Durkheim a séparé, la nature et le social (Hennion 2007a, 144).
  • [34]
    Et cela, que, ensuite, on vise à en dévoiler la logique sous-jacente, de Lévi-Strauss à Bourdieu, ou que, de l’ethnométhodologie au pragmatisme, on assume plus radicalement l’impossibilité de toute extériorité.
  • [35]
    Qu’est d’autre l’invention du laboratoire au xviie siècle ? cf. Latour et Woolgar (2006 [1988]), Shapin et Schaffer (1993), Licoppe (1996).
  • [36]
    On est en droit de supposer qu’il rejetterait avec la même horreur le structuralisme généralisé et le relativisme constructiviste, comme des vaisseaux perdus dans l’espace.
  • [37]
    Pour préciser sa position, la sociologie pragmatiste est désormais obligée de considérer le constructivisme comme un adversaire. Si, au début, lorsqu’il s’est agi de montrer que la nature ne parlait pas toute seule mais uniquement à travers les dispositifs et les épreuves qui la faisaient parler, les deux démarches ont pu être confondues, rien n’est plus opposé qu’elles, sur le fond. L’un conforte un dualisme d’autant plus intransigeant qu’il ne laisse plus de place à son deuxième terme, la nature, entièrement assimilée par la culture. L’autre la fait parler, non comme une masse inerte sur laquelle sculpter nos langages, mais comme tissu sans coutures, entrelacs de liens et de couches de réalité, qui passent les unes dans les autres (Callon et al., 2001 ; Latour, 2005 ; Hennion 2007b).
Français

Résumé

L’auteur propose de relire la fameuse digression de Lévi-Strauss sur la musique qui ouvre les Mythologiques. L’intérêt de ce retour n’est pas de critiquer ou défendre ce texte provocant, mais de profiter de ses analyses, des critiques qu’il a essuyées, des incompréhensions qu’il a provoquées, et même de ses manques, pour poser à nouveaux frais la question de la tonalité, et se demander quelles remises en cause implique une telle entreprise : penser l’articulation entre les propriétés physiques du son et le langage musical. Lévi-Strauss lui-même ne cherchait pas à appliquer son modèle à la musique. L’articulation nature-culture que cet art réalise, réussite pour lui très mystérieuse, lui servait au contraire à pousser ses conceptions à leurs limites. En mettant en évidence une série de paradoxes, l’auteur revient notamment sur l’héritage du structuralisme, et en détache la position de Lévi-Strauss, qu’il éclaire depuis les apports des Science & Technology Studies (sts) et de la sociologie pragmatiste.

Mots-clés

  • culture
  • Lévi-Strauss
  • musique
  • nature
  • pragmatisme
  • structuralisme
  • tonalité

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Antoine Hennion
Antoine Hennion, professeur à mines-ParisTech, directeur de recherches au Centre de sociologie de l’innovation, qu’il a dirigé de 1994 à 2002, a mené des travaux en sociologie de la musique et de la culture, sur la publicité et le design, les services et les usagers, et sur les amateurs et le goût. Il travaille actuellement sur les attachements, ces choses qui nous tiennent, en comparant des terrains divers (sport, vin, musique, alcool, handicap…), ainsi que dans le séminaire qu’il organise sur le thème, et l’animation d’un groupe de recherche sur les « humanités altérées » : comment penser les fragilités de l’humain ?
Auteur de La Passion musicale (1993, réédité en 2007), La Grandeur de Bach (avec J.-M. Fauquet, 2000), Figures de l’amateur (avec S. Maisonneuve et É. Gomart, 2000). Articles récents : « Those Things That Hold Us Together », Cultural Sociology 1/1, 2007 : 97-114, « Réflexivités. L’activité de l’amateur », Réseaux 153, 2009/1 : 55-78, « Vivre avec Alzheimer, vivre avec un “Alzheimer” » (avec F. Guichet), Gérontologie et Société 128/129, 2009/1 :117-128, « Music Lovers. Taste as Performance », in Consumption, A. Warde éd., London, Sage, 2010.
associé au cnrs (umr 7185)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2010
https://doi.org/10.3917/anso.102.0361
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