CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans la division du travail scientifique, l’analyse des œuvres d’art est un domaine de savoir spécialisé que se réservent les historiens et les théoriciens de l’art, de l’architecture, de la littérature, du théâtre et du cinéma, et les musicologues. Les années 1960 et 1970 furent, en Europe, celles des défis que les sciences humaines et sociales ont cherché à relever pour dépasser les frontières académiques et, espéraient-elles, fonder une approche plus scientifique des œuvres d’art. Établissant un bilan de ces tentatives dans le domaine littéraire, qui, en raison même de son médium, apparaissait le plus directement accessible aux approches pluridisciplinaires, Martin et Molino (1987) ont distingué cinq modèles. Un premier modèle se conforme à la tradition de la poétique et de la rhétorique, et fixe les règles à suivre pour se conformer aux lois d’un genre ou aux canons d’un style, et indique par quelles voies pratiques y arriver. Mais il a les limites de son caractère normatif et prescriptif. Un deuxième modèle, herméneutique, a pour principe de faire apparaître la multiplicité des sens qu’une œuvre porte en elle, et d’ordonner cette multiplicité selon l’opposition entre un sens manifeste, littéral, et des sens seconds, symboliques ou allégoriques. Mais, nous assurent Martin et Molino, l’œuvre, comme fait symbolique, ne se laisse déchiffrer par aucune analyse exhaustive, qu’elle soit descriptive ou explicative, et l’opacité de ses significations est une propriété constitutive, et non point une limite imposée à l’inexhaustibilité de son déchiffrement. Selon un troisième modèle, une œuvre, un genre ou un style littéraire sont situés dans une évolution – la transformation d’une tradition esthétique, le développement d’un canon stylistique, ou la genèse d’une œuvre. L’interprétation est ici gouvernée par une analyse historique, philologique ou génétique, qui fournit la matière d’une contextualisation sociale et culturelle de l’œuvre et permet de déchiffrer son sens originel. À l’inverse, le quatrième modèle, linguistique et structural, procède à l’autonomisation du texte par rapport à son contexte, et identifie l’organisation de l’œuvre à partir d’une analyse combinatoire. Le cinquième modèle est celui de l’explication externe : il fait correspondre la micro-organisation de l’œuvre et la macro- organisation sociale qui en détermine la production, en se fondant sur l’hypothèse d’une homologie de structure.

2Les contributions de la sociologie de l’art et de la littérature se sont distribuées entre les deuxième, troisième et cinquième approches. S’agissant de la musique savante, à laquelle je restreins mon propos, le défi herméneutique est le plus complexe. Sans surprise, c’est l’art lyrique du xixe siècle, avec la matière littéraire et dramaturgique de ses livrets et avec les dimensions politiques, sociales et économiques de sa primauté culturelle, qui a fourni le terrain le plus accessible à l’enquête socio-historique, et aussi aux propositions de renouvellement des traditions de l’analyse musicologique (Abbate, 2001 ; Pedler, 2003 ; Montemorra Marvin, Thomas, 2006 ; Johnson, Fulcher, Ertman, 2007). Quant à la musique instrumentale et orchestrale, elle paraît défier les sciences sociales, et justifier le bien-fondé de la division du travail scientifique qui réserve la juridiction professionnelle sur l’analyse des œuvres aux musicologues. Ceux-ci s’irritent des incursions aventureuses des sociologues quand il s’agit d’analyser les œuvres sans détenir les compétences techniques les plus élémentaires, mais ils se félicitent que ces mêmes sociologues étudient les carrières professionnelles, le marché du travail musical, la structure des publics, la réception critique des œuvres, et le fonctionnement et l’économie des organisations musicales (Menger, 1983).

3Que penser alors d’un programme qui, à la manière des premiers programmes d’esthétique sociologique mis au point par Charles Lalo (1914) dans l’entourage de Durkheim, ferait valoir que le but ultime de l’analyse sociologique devrait être le déchiffrement des œuvres et des contenus musicaux ? En établissant les tâches d’une sociologie de la musique à partir d’une série d’antinomies, Dahlhaus (1994 [1974]) notait que si la sociologie de la musique s’en tenait uniquement à l’étude du contexte de production des œuvres musicales et à l’histoire de leur influence, ou à l’examen des fonctions sociales de la musique et de ses institutions, ou encore aux mécanismes de la consommation, et si elle n’avait pas la prétention de déchiffrer la substance sociale des œuvres considérées dans leur particularité, elle ne serait qu’une discipline auxiliaire inoffensive. Mais les obstacles dressés contre cette prétention nous reconduisent invariablement à l’argument de la pensée scolastique, individuum est ineffabile, auquel Gombrich fait écho :

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« On ne peut jamais trouver de termes assez clairement définis pour débattre d’œuvres d’art individuelles ; on peut encore moins trouver une formulation qui fasse le tour du problème précis que la création d’une œuvre d’art déterminée proposait de résoudre ».
(Gombrich, 1983, 410)

5Et si le projet est d’enchâsser l’œuvre dans son contexte, pour aller du général (formes, genres, styles) vers l’individuel, mais avec l’ambition de contextualiser suffisamment l’œuvre et sa production pour la transformer en un fait social, en un événement du monde historique, Dahlhaus demandait jusqu’où s’étendrait le contexte dont on aurait besoin pour comprendre une œuvre, une série d’œuvres, ou un élément d’une œuvre. Soit le cas de la Symphonie Héroïque de Beethoven : que pourrait-on conclure, s’interrogeait Dahlhaus, quant à l’analyse de l’œuvre, en partant de l’examen de la vie musicale et des concerts de l’époque, ou de l’étude statistique des réactions des auditeurs, ou encore de l’analyse des documents concernant l’influence de l’œuvre ?

6Theodor Adorno demeure à ce jour le seul philosophe et sociologue dont l’œuvre ait proposé de dépasser l’opposition entre une analyse esthétique et technique des particularités de chaque œuvre et une interprétation sociologique qui déchiffrerait les œuvres musicales comme des documents et des exemples de tendances et de structures sociales générales. L’argument du défi qu’il propose peut être résumé ainsi. Il est possible de traquer le contenu social de la musique jusque dans les plus petites cellules d’une œuvre, si celle-ci est conçue comme un système de relations musicales, et si l’étude de ce système peut être rapportée au système des relations sociales en lesquelles s’incarne le monde social dont elle est issue. De fait, on peut trouver dans l’importante quantité de ses travaux sur la musique des analyses formelles détaillées dont certaines catégories et découvertes originales sont directement inspirées par la volonté de déchiffrer le « contenu social de la musique ». Mais l’œuvre d’Adorno foisonne aussi d’homologies qui, pour beaucoup d’auteurs, ne sont que des jeux de langage ou des interprétations mécanistes sans portée réelle. Que penser, par exemple, de l’argument selon lequel l’organisation formelle de la sonate du style classique établit une médiation dialectique entre l’harmonie (entendue comme l’organisation de la totalité des rapports de l’œuvre) et le travail thématique (entendu comme le traitement de la particularité), et peut être mise en relation avec la contradiction entre la force de l’intérêt général qu’impose la totalité sociale et les intérêts particuliers des individus ?

7Adorno a relevé le défi d’une sociologie de l’œuvre musicale. J’examinerai le programme de cette sociologie, et notamment ses trois principes organisateurs – l’approche adornienne est antipositiviste, déterministe et normative-critique. Je montrerai pourquoi ce programme me paraît mener à l’impasse. En revanche, les essais monographiques qu’Adorno a consacrés à Berg et à Mahler ont une originalité qui dément en partie le programme explicite de sa sociologie. J’examinerai comment, dans son étude sur Mahler, Adorno parvient à forger un style original de déchiffrement des œuvres à l’aide de catégories interprétatives souvent proches de l’analyse littéraire. Et le portrait social du compositeur est composé à partir d’une accumulation de traits biographiques qui transforme l’étude en une analyse de cas et qui induit une forme de sociologie narrative (Ragin, Becker, 1992). La perspective adoptée dans cet essai corrige ainsi ce qui reste l’un des motifs les plus constants d’étonnement d’un lecteur sociologue contemporain : la défiance radicale d’Adorno à l’égard du travail empirique d’investigation. Dans une dernière partie, j’indiquerai l’une des voies que peut suivre une sociologie non normative des œuvres musicales.

Le programme de sociologie de la musique d’Adorno

8Je me limiterai ici aux recherches de l’auteur sur la sphère de la musique savante sans examiner ses dénonciations critiques de la totalité de la sphère de la musique populaire et de la musique de jazz. Qu’il me suffise d’indiquer que c’est au plus loin des thèses grossièrement réductrices de l’École de Francfort, et sans rien leur devoir, que se sont développées les recherches sociologiques et économiques sur l’organisation des industries culturelles (pour des synthèses récentes, voir notamment Caves, 2000, et Hesmondhalgh, 2002). Et quant au jazz, il est confondant de mesurer la distance entre l’imprécation critique d’un Adorno et la fécondité de la recherche menée hors de tout point de vue normatif (voir exemple, Berliner, 1994, et Faulkner, Becker, 2009).

9Examinons d’abord comment apparaît le programme fixé par Adorno à la sociologie de la musique dans son Introduction de la sociologie de la musique. Les conférences qui constituent la matière de cette Introduction furent prononcées en 1961 et 1962 à l’université de Francfort. Elles avaient un caractère explicitement didactique, qui a beaucoup fait pour assurer la popularité de ce livre, moins énigmatique que beaucoup d’écrits du philosophe allemand. Une postface fut rédigée en 1967, qui entendait « corriger fragmentairement ce que le livre a de fragmentaire » et clarifier les objectifs assignés par Adorno à la sociologie de la musique. Qu’y trouve-t-on ? Adorno énonce d’abord un programme simplement marxiste :

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« Il s’agit d’appliquer sans violence à la sociologie de la musique la question du rapport entre forces productives et rapports de production. Les forces productives n’incluent pas seulement la production au sens musical étroit, à savoir le fait de composer, mais aussi le travail artistique vivant de ceux qui reproduisent et l’ensemble de la technique, constituée en soi de façon hétérogène : la technique compositionnelle-intramusicale, la capacité de jeu de ceux qui reproduisent et les procédés de reproduction mécanique, auxquels revient aujourd’hui une importance éminente. À l’opposé, les rapports de production sont les conditions économiques et idéologiques dans lesquelles s’inscrit chaque son, ainsi que les réactions à celui-ci ».
(Adorno, 1994b, 223)

11Les rapports de détermination réciproque qui relient la production et la consommation de la musique admettent toutes les configurations. La création de la grande musique (les « forces productives ») peut modifier le goût du public (les « rapports de production »). Réciproquement, les transformations des rapports sociaux peuvent agir positivement sur le mouvement de la création : « Richard Strauss serait inimaginable sans la montée de la grande bourgeoisie allemande et sans l’influence de celle-ci sur les institutions et le goût » (Adorno, 1994b, 225). Une autre configuration invoque l’action causale d’un équivalent du Zeitgeist, puisque la création et la consommation peuvent être déterminées ensemble par un même principe supérieur : « la pleine émancipation bourgeoise a engendré aussi bien le génie de Beethoven qu’un auditoire qui se sentait touché par lui » (Adorno, 1994b, 224).

12Mais la relation la plus typique que décèle Adorno entre les « forces » et les « rapports » de production est celle du conflit et de l’opposition. Conformément à une conception d’origine romantique, qu’ont systématisée les avant-gardes européennes à la fin du xixe siècle, l’audace esthétique, c’est-à-dire la spontanéité créatrice, est la victime des forces du marché : « les rapports de production peuvent asservir les forces productives ; c’est la règle à l’époque récente. Le marché musical a refusé tout ce qui est avancé, bloquant ainsi le progrès musical » (Adorno, 1994b, 224). La comptabilité est lourdement négative quand Adorno calcule le coût d’opportunité de la « pression sociale » :

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« Une sociologie de la musique centrée sur le conflit entre forces productives et rapports de production n’aurait pas seulement à faire avec ce qui se réalise et est consommé, mais également avec ce qui ne parvient pas à la réalisation et ce qui est anéanti. La pression sociale n’a pas laissé, et ne laisse peut-être toujours pas aujourd’hui, se déployer des talents importants. Même les plus grands furent contrariés ».
(Adorno, 1994b, 224)

14Mais comment étendre ce raisonnement à l’histoire entière de la musique ? Invariablement, Adorno manie la téléologie à rebours pour soutenir que quelque chose d’essentiel essaie de se frayer un chemin, mais est contrarié par la violence du monde : « Depuis le xvie siècle se fait sentir, en tant qu’expression du sujet souffrant, à la fois autonome et privé de liberté, un désir de dissonance qui n’a cessé d’être endigué jusqu’aux temps de Salomé, d’Elektra et du Schoenberg atonal » (Adorno, 1994b, 225).

15L’argument révèle ce que contient la notion de contradiction chez Adorno. La tonalité contrefactuelle du raisonnement adornien est patente, et correspond bien à ce que décèle Elster dans son analyse de la notion de contradiction chez Marx. Selon Elster, l’interprétation la plus robuste de la notion marxienne est celle d’un développement sous-optimal des forces de production :

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« La transformation de la correspondance [entre forces et rapports de production] en contradiction se produit lorsque les rapports de production deviennent suboptimaux pour le développement des forces, et non pas en phase de décélération de ce développement. Les rapports deviennent suboptimaux lorsqu’un autre ensemble de rapports de production développerait les forces plus rapidement ; aussi la comparaison ne porte-t-elle pas sur les mêmes rapports à une étape antérieure, mais sur un ensemble contrefactuel de rapports ».
(Elster, 1989, 352)

17L’argumentation contrefactuelle d’Adorno forme le ressort essentiel de toute son esthétique normative. Elle permet de relier une critique politique, qui pourfend le capitalisme, à une eschatologie sociale et philosophique, qui veut croire à l’avènement d’un monde de la « réconciliation » dans lequel se déploieraient les différences et l’hétérogénéité interindividuelles, et dans lequel serait abolie la machinerie sociale, économique, culturelle, langagière, conceptuelle, de la comparaison, de la hiérarchisation, de la subsomption. C’est à l’aune de cet idéal qu’est déchiffré le cours de la création musicale et que les avancées et les régressions de celles-ci sont interprétées comme autant de manifestations d’un développement sous-optimal, dans lequel toute avancée positive recèle une réserve de négativité. Voyons comment.

18Adorno a consacré des analyses d’inégale longueur à une assez grande variété de compositeurs, de Bach à Boulez, en passant par Berlioz, Chopin, Bizet, Brahms, Zemlinsky, Schreker, Weill ou Krenek, mais c’est en réalité sur un ensemble restreint de compositeurs qu’il a concentré l’essentiel de son travail d’analyse socio-musicale : Beethoven, Wagner, Mahler, Schoenberg, Berg et Stravinsky. Tous ces compositeurs sont des incarnations de la modernité musicale, aux différents stades de son évolution. L’interprétation d’Adorno consiste à montrer comment, chez chacun de ces compositeurs, coexistent des éléments de progrès, d’avancée moderniste, et des éléments de régression vers le passé. Le travail d’interprétation bascule ainsi vers une évaluation critique qui distribue les compositeurs sur ces deux versants, selon le poids que Adorno accorde aux éléments de conservatisme (importants chez Wagner et Stravinsky) et de progrès (chez Beethoven, Mahler, Berg et Schoenberg) pour construire son indice de vérité et d’authenticité de la musique de ces novateurs.

19Comment Adorno s’y prend-il ensuite pour faire de l’œuvre de ces compositeurs un objet d’analyse sociologique ? Le point de départ paraît familier à un sociologue :

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« Analyser signifie à peu près la même chose que prendre conscience que l’œuvre est un champ de forces (Kraftfeld) organisé autour d’un problème (…). La tâche de l’analyse musicale n’est pas de décrire l’œuvre […], mais, pour l’essentiel, de mettre en évidence, aussi clairement que possible, le problème de chaque œuvre particulière ».
(Adorno (1982, 181)[1]

21Tout sociologue admettra aisément que sa recherche part généralement d’un problème, et qu’il doit s’employer à décomposer celui-ci en une série de questions intermédiaires auxquelles il doit faire correspondre un ensemble d’hypothèses, avant d’élaborer un modèle explicatif. Puis il recherche et exploite des données empiriques, pour valider ou infirmer les hypothèses à l’aide de méthodologies éprouvées ou innovantes, et il vérifie ainsi le potentiel explicatif de son modèle probabiliste. Il indique enfin en quoi son modèle explique plus de choses, ou des choses demeurées inexpliquées avant lui par d’autres tentatives concernant le même problème ou un problème analogue, et il suggère ce qui peut être imaginé pour aller plus loin.

22Mais l’approche adornienne de l’analyse musicale n’obéit pas à ce schéma. Adorno était un adversaire résolu de l’épistémologie poppérienne. Comme le rappelle Zuidevaart (1991, 2007), il n’emprunte ni la voie de l’analyse herméneutique (l’étude du sens et de la portée culturelle et sociale de l’œuvre, irréductibles à ses fonctions politique ou économique) ni celle de l’analyse empirique des relations causales qui font des caractéristiques particulières d’une œuvre le produit de facteurs sociaux déterminants. En réalité, l’œuvre, pour être constituée en problème et pour être justiciable d’une approche autre que celle « des méthodes réductrices de la pratique traditionnelle de l’analyse » (Adorno, 1982b, 181), doit être caractérisée conformément aux principes d’une théorie esthétique normative qui prétend déterminer le contenu de vérité de l’art :

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« L’idée de contenu de vérité est le noyau autour duquel gravitent tous les cercles concentriques de l’esthétique. Pour accéder à ce centre, il faut suspendre temporairement les théories standard sur la nature de la vérité (qu’elle soit définie comme correspondance de la chose et du concept, comme cohérence ou comme succès pragmatique), et permettre à la vérité artistique d’être dialectique, et non propositionnelle. Selon Adorno, chaque œuvre d’art a sa propre teneur en signification (Gehalt) en raison d’une dialectique interne entre son contenu (Inhalt) et sa forme (Form). C’est l’examen de cette teneur en signification qui appelle des jugements critiques sur sa qualité de vérité ou de fausseté. Pour rendre justice à l’œuvre d’art et à sa teneur signifiante, de tels jugements critiques doivent saisir la dynamique interne complexe de l’œuvre et la dynamique de la totalité historique dont cette œuvre fait partie. (…) Le contenu de vérité est la manière dont une œuvre d’art défie simultanément la façon dont les choses sont, et dont elle suggère comment les choses pourraient être améliorées, mais elle laisse l’état des choses inchangé en pratique : “L’art manifeste la vérité en tant que ce qui apparaît sans illusion” ».
(Zuidevaart, 2007)

24La position théorique d’Adorno conduit à justifier l’inutilité de toute vérification empirique précise des relations d’homologie ou de causalité qui sont postulées, puisque le rapport que l’œuvre entretient avec la société n’a rien d’un rapport de détermination causale directe. C’est ce qu’exprime le principe du maximum d’autonomie et de distance, comme condition du maximum de vérité, à travers la référence à la monadologie leibnizienne :

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« Le rapport des œuvres d’art avec la société peut être comparé à la monade leibnizienne. Sans fenêtres, donc sans qu’elles soient conscientes de la société, en tout cas sans que cette conscience les accompagne constamment et nécessairement, les œuvres, et notamment la musique éloignée de tout concept, représentent la société ».
(Adorno, 1994b, 215)

26Ainsi est déjouée l’identification directe du contenu de l’art à un quelconque contenu social :

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« Plutôt que de rechercher l’expression musicale des points de vue de classe, on aura essentiellement avantage, en ce qui concerne les rapports de la musique avec les classes, à envisager que, dans toute musique, à vrai dire moins dans la langue qu’elle parle que dans sa constitution structurelle interne, apparaît la société antagoniste dans sa totalité ».
(Adorno, 1994b, 73-74)

28Voilà pourquoi l’œuvre est tout entière définie comme un système de relations sous tension. Tout élément individuel n’y existe que par sa double vocation de partie intégrable à une totalité (donc empreinte de ses relations au tout) et de fragment doté d’une identité particulière (donc résistant à l’intégration). À ce champ de forces internes à l’œuvre correspondent homologiquement les antagonismes et les tensions du monde social. L’argument de l’homologie structurale est fondé sur le principe weberien de la différenciation et de l’autonomisation des sphères d’activité et sur le principe leibnizien de l’« entr’expression » des réalités des divers ordres (esthétique, social, économique, politique). Les lois d’évolution de la composition musicale ne sont que l’expression, dans l’ordre esthétique, de la dynamique des tensions et des conflits sociaux dans l’histoire du capitalisme et des transformations de la société bourgeoise. Et si l’œuvre est réduite à une structure de relations homologue de l’organisation sociale d’où elle émerge, l’analyse technique des propriétés de l’œuvre est assurée de démontrer que tout ce qu’elle met au jour est ipso facto d’essence sociale. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’indifférence à l’égard de la recherche empirique n’est en rien tenue par Adorno pour une limite ou pour la marque d’une entreprise qui n’en serait qu’à ses débuts.

29La seconde raison de cette indifférence tient à la conception de part en part critique et normative du déchiffrement des œuvres. Le socle de la position normative est que l’œuvre n’est pas une réalité empirique comme les autres : l’autonomie de l’œuvre est, dans l’argument adornien, ce qui oppose la création artistique à la commensurabilité de toute chose selon les principes économiques de l’échange marchand. Protestant, par son existence même, contre la réduction de toute réalité à une quantité d’utilité, l’art désigne un au-delà possible pour la société :

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« Toutes les œuvres d’art, même les plus affirmatives, sont a priori polémiques. L’idée d’une œuvre d’art conservatrice contient quelque chose d’absurde. En se séparant de manière emphatique du monde empirique, de leur autre, les œuvres d’art témoignent que ce monde lui-même doit devenir autre chose, schémas non-conscients de sa transformation ».
(Adorno, 1974, 235)

31La valeur critique de l’œuvre d’art ne garantit pas pour autant son « authenticité », sa « teneur en vérité » (Warheitsgehalt). Celle-ci se mesure au degré auquel les tensions internes à l’œuvre demeurent non résolues, alors même que l’œuvre offre l’apparence trompeuse d’une conciliation des forces antagonistes en se présentant comme une totalité achevée et autonome. Selon Adorno, une autre organisation du matériau musical, que laissent entrevoir ces tensions non résolues, libérerait la particularité de tout élément individuel (détail, thème, motif) de l’emprise du travail d’intégration qui entend tout soumettre à l’unité organique de l’œuvre. Par homologie, ces tensions dévoilent la violence arbitraire de l’organisation actuelle du monde et laissent entrevoir ce que serait une autre organisation sociale.

32Le contenu de vérité des œuvres est ainsi mesuré à l’aune de l’évolution du langage musical et d’une sociologie critique des transformations de la société, qui sont toutes deux des constructions eschatologiques, gouvernées par la référence à un idéal – un au-delà utopique, un « espoir », une « image de liberté ». Cette théorie esthétique est d’essence critique et normative, même si l’idéal auquel elle se réfère ne peut pas être précisément désigné. Adorno soutient en effet, notamment dans sa Dialectique négative, que les catégories mêmes dans lesquelles est conduite son analyse critique sont elles-mêmes empreintes des tensions et des contradictions de l’organisation présente de la société. L’argument vaut a fortiori pour la désignation de l’idéal désirable : si elles étaient complètement disponibles, les catégories qui serviraient à définir cet idéal esthétique et social porteraient encore l’empreinte de l’état actuel du monde et de ses outillages conceptuels. L’aporie n’a pas d’autre issue que le recours à un vocabulaire de l’indétermination, comme le montre la désignation du futur désirable de la musique sous le nom de « musique informelle » [2].

L’invention d’un procédé interprétatif : Mahler déchiffré par Adorno

33Dans son Introduction à la sociologie de la musique, Adorno adresse des critiques symétriques aux deux approches positives : celle d’une sociologie et d’une musicologie empiriques de la musique, qui explorent la carrière et la biographie des compositeurs et le contexte de production de leurs œuvres, sans jamais atteindre l’analyse des œuvres, et celle de l’analyse musicale traditionnelle, qui est tout occupée à explorer dans le plus grand détail la facture des œuvres, mais n’atteint jamais l’essence sociale de la musique. Sa solution pour déchiffrer les « caractères sociaux spécifiques de la musique » passe par l’élaboration de « physionomies musicales ». Il cite en exemple son Mahler et suggère au passage comment une telle tentative permettrait aussi de caractériser la musique de Beethoven par son caractère réfractaire, irrespectueux des bonnes manières et des conventions [3]. La particularité du procédé interprétatif d’Adorno est double. D’une part, la matière empirique des références biographiques est limitée à une série de notations qui esquissent une « physionomie » psychologique et sociale du créateur. D’autre part, le travail interprétatif principal passe par l’analyse technique des œuvres, de leur langage et de leur architecture formelle. Adorno disposait, pour ce faire, d’une expertise suffisante, et du reste sans équivalent dans tout ce qui s’est pratiqué et se pratique encore comme sociologie de la musique. Cette expertise soutient toute son entreprise de déchiffrement des « caractères sociaux spécifiques » de la musique dans ses monographies, et confère une originalité crédible aux catégories analytiques qu’il invente.

34C’est dans l’essai sur Mahler [4] qu’Adorno a développé le plus complètement son procédé d’interprétation, sans énoncer au demeurant les principes d’une méthode généralisable. C’est aussi l’essai qui a été le plus admiré et qui a le plus fait pour assurer à l’œuvre d’Adorno consacrée à la musique une postérité féconde dans la musicologie contemporaine (Williamson, 1991). Je vais montrer que le style interprétatif qu’il y adopte se dégage sur certains points des impasses de son programme de déchiffrement homologique de l’essence sociale de la musique.

35Adorno indique, dès l’ouverture du livre, qu’il s’agit pour lui de récuser l’opposition entre une analyse herméneutique du contenu de signification imputable à la musique (le « message ») et une analyse technique de la facture des œuvres. Comment déchiffrer la signification des œuvres musicales qui sont des matières et des formes purement sonores ? Deux solutions sont écartées : celle qui dérive la signification d’une étude du style conçu comme un ensemble d’écarts par rapport à des conventions dominantes d’écriture, et celle qui fait de la musique le vecteur de transmission d’un contenu intentionnel explicite, d’ordre littéraire, philosophique ou politique, comme dans le cas des musiques à programme ou des œuvres lyriques. La solution inventée par Adorno consiste à comparer le travail compositionnel de Mahler au travail du romancier en littérature, comme l’indique le chapitre 4 de l’essai, précisément intitulé « Roman ».

36Mahler est d’abord identifié lui-même à un héros d’épopée. Le compositeur, obsédé, comme tant de compositeurs symphonistes de son siècle, par le poids de l’héritage beethovenien, apparaît comme un anti-Beethoven, dans sa personnalité comme dans ses inventions créatrices. Mahler, selon Adorno, rejette la « puissance logique inattaquable » du système classique de composition qui concentre dès les premières mesures le matériau génétique de toute l’œuvre et qui procède par intégration souveraine des parties, à travers le travail motivique-thématique d’unification organique de l’ensemble du matériau. Mais, en opérant ainsi, Mahler ne fait qu’exploiter une voie ouverte par Beethoven lui-même. Dans la maturité de sa deuxième période et, plus encore, dans la dernière partie de sa carrière, Beethoven avait déjà lui-même renoncé progressivement à l’héroïsme et au systématisme, pour faire droit à une autre conception du temps musical et à un autre style de travail thématique, qu’exploite le jeune Mahler (Adorno, 1976, 99-102).

37Ensuite, le motif décisif de l’innovation mahlérienne est la réincorporation de ce que la musique savante avait progressivement rejeté ou marginalisé dans des genres mineurs – mélodies et airs de chansons populaires, musiques militaires, formules toutes faites, kitsch, et tout ce qu’Adorno nomme les éléments plébéiens, vulgaires, inférieurs, ces rebuts méprisés par la « grande musique ». Mahler reprend le « combat de la musique noble et de la musique populaire », non pas pour sacrifier son art savant à un quelconque populisme musical (la musique populaire n’était du reste plus qu’« un simulacre d’elle-même »), mais pour renouveler l’une des musiques par l’appel aux ressources de l’autre : « injecter l’intensité de la musique symphonique » dans la musique populaire, et faire réapparaître dans la grande musique, qui s’en tenait alors « à son propre fonds, sans rien emprunter à une réalité ou à un langage hétéronomes », cet élément plébéien, étranger, qu’elle a absorbé et relégué au rang de folklore. En réactivant ce fonds plébéien qui hante la « grande musique », Mahler trouve « dans la musique bourgeoise elle-même le germe d’une révolte contre la musique bourgeoise » (Adorno, 1976, 61).

38Cette figure du retournement dialectique de la musique sur elle-même évoque typiquement la combinaison de déterminisme et d’écart imprévu à laquelle recourent habituellement les philosophes et les sociologues pour penser l’émergence de la nouveauté dans une explication de type holiste, comme je vais le montrer plus loin. Mahler est celui qui accomplit le mouvement de l’art savant, parce qu’il est un compositeur de grande musique, et que son métier de chef d’orchestre lui procure une familiarité sans équivalent avec le répertoire de celle-ci, mais il est aussi celui qui utilise la musique populaire comme un ferment de renouvellement, en étant ainsi fidèle à une des composantes de l’évolution historique de l’art savant. Mais il innove dans la sollicitation de ce fonds populaire, en se démarquant des solutions adoptées par les compositeurs des écoles nationales russe, tchèque, etc., qui finissaient par transformer les ressources de la musique savante en simples procédés de remplissage pour exploiter et, en réalité, trahir le fonds populaire.

39L’innovation réside dans le refus de domestiquer le matériau populaire, et dans la volonté de juxtaposer des matériaux hétérogènes. Mahler recourt de façon provocante aux sonorités criardes, aux « percées » (une des catégories principales de l’analyse adornienne) et aux cassures du discours musical. Le résultat, selon Adorno, est une entreprise de démontage du langage traditionnel de la musique savante, qui réduisait l’Autre au Même dans son « système non- contradictoire ». La musique de Mahler refuse ainsi de sacrifier à la machinerie de la totalité intégratrice l’individualité du détail qui confère au discours musical sa plasticité. Mahler compose par séquences, par caractérisations détaillées, par variantes, par écarts, par juxtapositions, par « suspensions », par introduction d’éléments thématiques imprévus, par « percées », et procède à des étirements temporels qui confèrent sa pleine valeur positive à la durée (Adorno, 1976, 35, 79-82, 188-189).

40Ces procédés sont assimilés à ceux du roman. Les thèmes évoluent à la manière de personnages de roman : leur devenir n’est pas prédéterminé comme dans la machinerie « purement déductive » du style classique, ils « obéissent à des impulsions, deviennent autres tout en restant les mêmes, rétrécissent, s’élargissent, vieillissent même » (Adorno, 1976, 112). Le style d’analyse musicale pratiqué par Adorno est progressivement modelé tout entier sur une analyse littéraire. Tout un réseau de métaphores et de comparaisons sert à désigner les particularités du travail formel et des innovations sonores, pour faire communiquer entre eux les plans de l’analyse technique et de l’exposition des mécanismes de la narration musicale-romanesque. Le maniement du langage musical est, par le jeu des nombreux rapprochements avec des caractéristiques biographiques [5], étudié comme celui d’une langue que parle le créateur. La banalité du langage courant, des formules toutes faites, des mélodies populaires, est employée dans la musique de Mahler à la manière d’une parole « au style indirect », et équivaut à des « emprunts pourvus de guillemets invisibles » (Adorno, 1976, 50-52). Grâce à ceux-ci, Mahler marque sa distance ironique et sa lucidité critique (celle d’une conscience divisée, blessée) à l’égard de la hiérarchie sociale des cultures et des genres, mais sans renoncer à exercer un art hautement savant. L’analyse formelle d’Adorno invente des catégories proches d’une herméneutique littéraire (« caractères », « gestes », « ton », « épisodes ») pour transcrire les propriétés expressives et épiques des symphonies. Les comparaisons avec la création romanesque (Flaubert, Proust, Dostoievsky, Kafka, Balzac) permettent de qualifier la dramaturgie mahlerienne : c’est la coincidentia oppositorum, l’entrelacs d’élévation et d’effondrement, de banalité et de sublime, d’animalité et d’humanité, de consolation et de désespoir, de naïveté et de burlesque, de monumentalité et de monologue intérieur, de naïveté enfantine et de réflexivité critique.

41Adorno produit-il ainsi une sociologie de la création mahlérienne conforme aux principes analytiques qu’énoncera ultérieurement, et fort didactiquement, son Introduction à la sociologie de la musique ? L’indifférence à l’égard de la contextualisation du travail créateur est conforme à son refus de l’analyse causale positive. En revanche, le vocabulaire de la dialectique historique et celui des homologies structurales sont rendus à peu près inopérants par la place qu’occupe ici l’analyse immanente de contenu. En réalité, le style monographique de l’essai et les moyens interprétatifs mis en œuvre produisent un résultat inattendu, et beaucoup plus convaincant. Sans faire une étude détaillée de la personnalité de Mahler, Adorno en sait et en dit assez long sur le compositeur pour lui donner toute l’épaisseur d’un sujet, et le doter de sa capacité d’action, de sa réflexivité, de sa volonté d’expérimentation, en même temps que de toutes les complexités psychologiques liées à son histoire personnelle. Mieux, l’analyse de la carrière créatrice de Mahler que propose Adorno montre comment le compositeur apprend, se transforme, passe des fulgurances de la spontanéité créatrice à la maturité d’un art pétri d’expérience professionnelle et de défis esthétiques changeants. Cette insistance mise à souligner l’évolution du travail créateur était déjà présente dans les analyses consacrées à Beethoven, et reviendra dans l’étude sur Berg. Ces compositeurs ont, à la différence de Wagner, Schoenberg et Stravinsky, une trajectoire créatrice d’émancipation, selon Adorno.

42Pour parvenir à assimiler l’élaboration de la substance musicale au travail d’un écrivain façonnant ses thèmes musicaux, ses formes monumentales et ses mélanges audacieux de « banalité et de sublime », selon des techniques proches de celles du récit romanesque, Adorno devait entretenir une évidente relation d’empathie avec Mahler, comme ce sera aussi le cas avec Berg, le sujet de sa dernière monographie. Sans doute identifait-il les ressorts mêmes de son propre travail interprétatif avec ce qui constitue la force de dévoilement et d’innovation de l’art des deux compositeurs, comme le note judicieusement Jean-Louis Leleu dans la présentation de sa traduction du Mahler et dans sa préface à la traduction de l’essai sur Alban Berg[6]. L’empathie était d’autant plus vive qu’au moment de la rédaction des monographies, l’œuvre de ces deux compositeurs était loin de connaître la popularité qu’elle a acquise à partir de la fin des années 1960, pour Mahler, et à la fin de la décennie suivante pour Berg. Indéfinissable, l’utopie adornienne d’un monde libéré et réconcilié s’incarnait sans doute idéalement dans la personnalité et dans l’art de ces deux compositeurs.

Les arguments d’une sociologie déterministe de l’innovation esthétique

43Quelle conception de l’innovation esthétique émerge de cette analyse monographique ? L’espace de référence dans lequel est décelée la qualité novatrice de l’œuvre de Mahler est délimité, à une extrémité, par l’étude de la différence radicale avec le modèle beethovenien de composition systématique et déductive, et, à l’autre extrémité, par la comparaison établie avec l’œuvre de Strauss et, secondairement, avec celle de Bruckner. L’argument adornien peut se comprendre ainsi. Mahler, notamment à la différence de Strauss, se soucie de la logique immanente de la musique. Il est donc fidèle à Beethoven tout en dépassant le modèle beethovenien, puisque Beethoven lui-même faisait affleurer dans son œuvre de quoi se défaire d’une conception déductive du travail compositionnel. Il est un innovateur qui accomplit « objectivement » la nécessité historique de la musique [7]. Richard Strauss, lui, demeure prisonnier de l’« hédonisme vitaliste et grand-bourgeois » qui lui fait préférer le calcul de l’effet et les satisfactions subjectives immédiates réservées au simple talent et à sa naïveté (Adorno, 1976, 196-197). Mais que faut-il à la nécessité historique qui gouverne l’évolution de la musique pour faire son chemin ? Pourquoi Mahler réussit-il à innover, c’est-à-dire à accomplir la nécessité, là où Strauss ou Bruckner échouent ? Il faut ici rappeler sur quels arguments repose une théorie de l’innovation dans une sociologie déterministe et holiste.

Discordances biographiques et aptitude à repousser les limites

44Dans la qualification des œuvres d’un créateur novateur, deux caractérisations coexistent généralement (Menger, 2009). D’un côté, ses œuvres les plus réussies ont un caractère d’inévitabilité, au sens où elles n’auraient pas être réalisées ni achevées autrement. Elles sont le produit nécessaire des lois causales qui gouvernent la production de toute chose. De l’autre côté, la facture de ces œuvres était imprévisible : leur originalité est une propriété émergente, elle ne peut en aucun cas être extrapolée à partir d’un passé qu’il suffirait d’avoir bien exploré pour prédire ce qui va advenir. Et si cette originalité est la signature d’une innovation esthétique majeure, elle doit receler une signification et une portée qui lui procurent une « valeur de vérité », selon l’argument habituel de l’herméneutique sociologique, et qui lui permettront de durer, et non d’être emportée dans le flot des productions qui sont aussi vite périmées que se modifie le contexte de leur production et de leur réception. Ici se loge le paradoxe de l’analyse déterministe de l’innovation, auquel les théories d’auteurs tels qu’Adorno ou Bourdieu ont été confrontées, et qu’ils résolvent de façon similaire.

45Le créateur doit être en mesure d’analyser sa situation dans le monde social et celle de son art. Cette capacité s’explique par la conjugaison de deux facteurs, selon ma lecture de ces auteurs. Le premier a trait à la trajectoire biographique de l’individu créateur. Pour surplomber et objectiver avec justesse le monde social dont il est pourtant un membre, et pour produire une vérité du monde social plutôt que livrer un point de vue particulier, l’artiste doit être servi par une identité sociale discordante, qui le dégage de l’influence attendue de son milieu d’origine et de son groupe social d’appartenance. C’est l’argument de Bourdieu, dans son étude sur Flaubert :

46

« Les grandes révolutions artistiques ne sont le fait ni des dominants […] ni des dominés, […] elles incombent à ces êtres bâtards et inclassables dont les dispositions aristocratiques associées souvent à une origine sociale privilégiée et à la possession d’un grand capital symbolique […] soutiennent une profonde impatience des limites, sociales mais aussi esthétiques, et une intolérance hautaine de toutes les compromissions avec le siècle ».
(Bourdieu, 1992, 163)

47Les traits de personnalité de Mahler auxquels fait référence Adorno ont les mêmes caractéristiques. Son pouvoir d’invention dérive de sa perpétuelle insatisfaction à l’égard des limites que lui désigne l’état présent de son art et de son monde. Et cette insatisfaction elle-même est reliée à deux traits de sa biographie. D’une part, demeure vivace en lui un « fond d’enfance », qui constitue sa névrose :

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« Un fond d’enfance qu’il avait conservé, pour son bonheur et pour son malheur, dans son existence d’adulte l’a empêché de souscrire à ce qui définit le contrat social officiel de toute musique : l’obligation de se résigner, de se fixer des limites – ce qu’on appelle “être adulte”. Le naturel de Mahler était celui d’un fauve, mais d’un fauve visant non pas la résurrection de la barbarie que prépare, par son oppression, la civilisation elle-même, mais une humanité dégagée de l’ordre établi et de ses renoncements, que l’œuvre d’art, par sa simple existence, ne fait d’ordinaire que répéter ».
(Adorno, 1982a, 102)

49L’impatience à l’égard des limites suppose, d’autre part, une disposition à l’écart, à la distance, et aux solutions imprévues qui combinent ou entrechoquent ce qui d’ordinaire s’exclut. Cette disposition, Adorno en voit l’origine dans l’identité de « Juif allemand de Bohême », de « Juif étranger » de Mahler. Sa trajectoire sociale le maintient de ce fait à distance de la société bourgeoise et aristocratique viennoise. Sa carrière professionnelle est certes une réussite exceptionnelle, puisque le « petit-fils de la marchande ambulante » occupe, pendant une dizaine d’années, le poste le plus envié de la vie musicale viennoise, la direction de l’Opéra. Mais il est vrai que la loi de l’Empire austro-hongrois l’a obligé à se convertir au catholicisme pour l’obtenir. Et il est vrai aussi que ses succès de compositeur ont d’abord été acquis hors de Vienne, principalement en Allemagne. Au cœur de la capitale européenne de la grande musique, et au centre de sa vie musicale, Mahler est donc bien, pour Adorno, un « étranger parlant la musique couramment, mais avec un certain accent ». Il écrit une musique qui entrechoque le savant et le populaire dans de monumentales formes épiques, et une musique qui se range toute entière, selon Adorno, du côté des « victimes », et « prend le parti de ceux qui se trouvaient mis en marge de la société, et qui sombrent : avec le pauvre “Tambpurg’sell”, la sentinelle perdue, le soldat qui, même mort, doit continuer de battre le tambour » (Adorno, 1982a, 110). Le déchiffrement du cas Mahler devient celui d’une épopée anti-héroïque, car les « romans mahlériens n’ont pas de héros et n’ont aucun culte pour eux » (Adorno, 1976, 186).

L’invention par le travail

50Le second facteur qui agit sur la capacité de réflexivité et d’autoanalyse du créateur est le travail sur la forme. Celui-ci permet des ruptures « qui ne sont pas voulues comme telles et qui s’opèrent au niveau le plus profond de la “poétique insciente”, c’est-à-dire du travail d’écriture et du travail de l’inconscient social que favorise le travail sur la forme » (Bourdieu, 1992, 151). L’argument est une solution quelque peu énigmatique au paradoxe mis en évidence par Elster (1986) : vouloir ce qui ne peut pas être voulu, et ici vouloir réussir en rompant avec les conventions et les habitudes existantes. L’essai sur Mahler contient une qualification directe de l’argument du travail : l’artiste apprend à maîtriser son art et à innover en expérimentant, en incorporant ce que lui procurent ses expériences de travail et ses échanges avec autrui, et en procédant à des choix sous contrainte. Adorno invoque en effet à plusieurs reprises un facteur qui n’a rien d’une disposition ancrée dans les traits de l’identité personnelle de Mahler : celui des compétences et de la capacité d’apprentissage liées à son activité de chef d’orchestre. L’argument est beaucoup plus simple que ce que le vocabulaire dialectique d’Adorno énonce, dans la plupart des écrits sur la musique, à travers des formules énigmatiques et paradoxales, pour désigner cette activité d’exploration des possibles qui fait la matière du travail créateur [8].

« N’importe qui relève chez lui les marques d’une musique de chef d’orchestre, les échos de déjà-entendu au sein de la nouveauté. Mais il est moins facile de voir ce que l’instance du chef d’orchestre apporte au niveau même de l’écriture. C’est à elle qu’incombe l’objectivation brisée, inauthentique, aux dépens d’une unité spontanée de la musique et du sujet qui s’exprime en elle. La prétendue spontanéité du flux bien mince des représentations primaires du compositeur est corrigée par la connaissance qu’a le chef d’orchestre de toutes les possibilités parmi lesquelles il peut choisir. Cette connaissance imprègne techniquement le procès de composition sous la forme de cette réflexion qu’on attribue sottement à l’intellectualité mahlérienne. Le chef d’orchestre compositeur n’a pas dans l’oreille que la sonorité de l’orchestre, mais aussi le travail avec l’orchestre, le “comment” du jeu des instruments – y compris leurs efforts, leurs faiblesses, leurs outrances et leurs insuffisances, dont son intention s’empare. Les situations limites ou exceptionnelles de l’orchestre, que les ratés des instrumentistes donnent au chef l’occasion d’étudier, élargissent son langage, de la même manière que l’expérience vivante de l’orchestre, en corrigeant toute représentation statique de la sonorité, aide la musique à venir spontanément, à ne pas interrompre son cours. Le travail avec l’orchestre, qui est si paralysant, si positif dans la vie musicale courante, libère chez Mahler l’imagination du compositeur. (…)
Chaque fois que Mahler, contre la pente naturelle de la musique, introduit en elle le particulier sous la forme de caractères, on peut estimer qu’il transporte dans la composition la manière de procéder du chef d’orchestre. Celle-ci fait perdre à ses morceaux leur littéralité, l’apparence qu’ils ont d’être par nature comme ils sont ».
(Adorno, 1976, 51-52 ; voir aussi 171-179)
L’analyse ne cherche plus ici à caractériser les gestes compositionnels de Mahler comme autant d’expressions de sa personnalité, ni à définir son audace de créateur par l’inclination à vouloir l’impossible. Elle indique tout simplement que le créateur invente des solutions dans un univers de travail, au contact d’autres musiciens, et à travers l’observation concrète des possibilités que lui offrent ses interactions avec ceux-ci. Brusquement, la diversité des niveaux de performance des musiciens de l’orchestre, la variabilité des situations de jeu musical, le cours incertain des séances de travail à l’orchestre deviennent une matière créatrice. Les choses se déroulent souvent autrement que ce que la simple connaissance des techniques de jeu permet d’anticiper. Les multiples innovations dans le travail sur les sonorités et dans l’orchestration s’écartent des conventions dominantes parce que Mahler chef sait susciter les bizarreries, inventer les combinaisons paradoxales, exploiter les registres inhabituels des instruments. Cette analyse est l’un des rares cas où Adorno met en évidence et en situation la mobilisation de ressources pour l’invention créatrice, à partir de l’observation de l’acte de travail du musicien.

L’œuvre musicale et sa double identité de bien final et de bien intermédiaire

51À quoi peut s’attacher une sociologie de l’œuvre musicale qui n’endosse pas les trois caractéristiques principales – critique-normative, antipositiviste et déterministe – de la sociologie de l’œuvre musicale pratiquée habituellement par Adorno, et dont j’ai voulu montrer que l’essai sur Mahler contourne sur certains points les apories ? La voie que j’évoquerai prend pour objet la catégorie même d’œuvre et ses configurations changeantes, plutôt que l’analyse de telle ou telle œuvre particulière.

52Les travaux philosophiques, socio-historiques et musicologiques d’auteurs comme Dahlhaus (1980), Goehr (1992) et Meyer (1989) ont montré comment des changements cumulatifs avaient provoqué, autour de 1800, une transformation radicale de la conception même de l’œuvre musicale, de son identité, de son appropriabilité, de son originalité, de son interprétabilité et de sa complétude. Goehr a notamment montré comment une situation nouvelle a été provoquée par la reconfiguration des pratiques de création, d’interprétation, de diffusion éditoriale et de consommation de la musique savante, tout particulièrement avec l’accumulation des innovations introduites par et autour de l’œuvre de Beethoven. La notion moderne d’œuvre émerge de la transformation des conventions qui organisent le travail des différents acteurs du monde de l’art musical.

53Jusqu’à la fin du xviiie siècle, il était courant pour les compositeurs de considérer leurs œuvres comme un réservoir disponible d’idées et de matériaux dans lequel puiser pour composer, en pratiquant l’auto-emprunt, en recombinant des idées fécondes. Il était courant aussi pour un compositeur d’élargir son réservoir des idées et des matériaux de création en opérant des prélèvements dans la production des autres compositeurs, en copiant ouvertement les solutions inventives d’autrui, en adaptant et en réécrivant certaines œuvres antérieures, pour les faire connaître dans des contextes nouveaux, et pour des instruments et des combinaisons instrumentales nouveaux. Il était non moins fréquent pour un compositeur d’ajuster l’œuvre au contexte de son interprétation en écrivant des versions alternatives en fonction des caractéristiques des interprètes, et pour un interprète, ou pour le directeur d’opéra ou le responsable d’une société de concerts, de faire procéder à des changements jugés par lui profitables pour augmenter les chances de succès de l’œuvre, notamment si c’était une œuvre déjà ancienne qui s’était maintenue au répertoire lyrique et qu’il fallait moderniser pour la mettre au goût du jour (voir par exemple Rosow, 1980, 1987).

54La situation d’instabilité et d’incomplétude des œuvres, dans un tel régime de création et d’interprétation, était notamment due à des contraintes élevées de production, dans le cadre des relations de subordination des créateurs à leurs employeurs des cours, des villes et des églises. Les solutions flexibles d’emprunt, de recombinaison, de plagiat et d’ajustement souple à des contextes changeants de diffusion relèvent assez typiquement ce que la sociologie des organisations nommerait un modèle de production par spécialisation flexible (Piore, Sabel, 1989), qui caractérise la production et la capacité d’innovation par la densité des échanges au sein d’une communauté de production et d’échange d’idées et de pratiques, et par des procédés d’adaptation et d’innovation par recombinaison plutôt que selon une différenciation très poussée des produits et des producteurs.

55La conception moderne de l’œuvre musicale émerge quand l’activité de création musicale se dote des attributs d’une activité experte, savante, défonctionnalisée, et exploitée sur un marché concurrentiel. La consolidation de l’identité matérielle de l’œuvre est requise par le développement de l’édition musicale, et la compétition par l’originalité est imposée par le développement d’un marché de la création qui se substitue aux relations de subordination à des patrons (mécènes et employeurs, selon le double sens du mot anglais). Le développement du marché musical distribue les activités respectives de création, d’interprétation, d’édition et d’exploitation par dérivation (arrangements, adaptations à partir des originaux, réductions) en autant de fonctions spécialisées qui se constituent en aires distinctes de professionnalisation.

56Le concept d’œuvre que l’analyse de Goehr met en avant est ce qu’elle appelle un concept « épais », qui charrie beaucoup d’éléments différents. L’importance et l’utilité de la notion tiennent à sa valeur régulatrice : après avoir émergé, la notion d’œuvre permet de comprendre et de mettre en relation toutes les différences qui séparent un avant et un après de sa cristallisation, et force à relire le passé autrement.

57La stylisation historique qui fonde cette approche a été discutée. Stroehm (2000) soutient que là où Goehr voit une rupture faisant émerger la notion moderne d’œuvre à la fin du xviiie siècle, la recherche historiographique discerne une chronologie plus complexe et plus chaotique, en remontant dans le temps. Et il importe tout autant de prolonger l’enquête historique dans l’autre direction, à l’aval historique du moment clé identifié, pour vérifier la nature graduelle des transformations au cours du xixe siècle. Dans son enquête sur la diffusion de la musique savante aux xviiie et xixe siècles, et sur l’évolution des concerts publics, Weber (2008) montre ainsi que la programmation des concerts qui était fondée sur le mélange des genres (vocaux, instrumentaux, orchestraux), des formats d’œuvres (depuis l’air de concert, la fantaisie instrumentale sur un air lyrique jusqu’à la symphonie, en passant par les pots-pourris, les ouvertures et les mouvements d’œuvres joués pour eux-mêmes) et des types de musique (musique savante, musique légère, musique de divertissement) a cédé progressivement du terrain face à une organisation différenciée du marché des concerts. Toute une dynamique de hiérarchisation des genres, de célébration de la grandeur de l’art musical savant, de consolidation de l’autorité reconnue à l’intégrité de l’œuvre, notamment à la faveur de l’incorporation croissante d’œuvres canoniques de grands compositeurs disparus, a façonné la vie musicale européenne. Elle a suscité la multiplication des organisations et des effectifs professionnels, contribué à la structuration des goûts et des distinctions de goût, et accru la compétition par l’originalité, dans la création comme dans l’interprétation. Mais cette dynamique fut sujette à d’importantes variations locales : les transformations qu’elle provoqua ne peuvent être observées et mesurées par Weber qu’à l’échelle de plusieurs décennies.

58La musique pure a constitué le véritable laboratoire d’invention de cette conception de l’œuvre authentique, fixée, et close sur elle-même (Dahlhaus, 1980). La création musicale devenait un art élevé en se libérant de ses significations et de ses usages extra-musicaux (politiques, religieux, festifs, simplement divertissants), afin d’acquérir la puissance expressive et spirituelle d’une construction évaluée à l’aune de sa cohérence formelle. C’est à cette condition que les œuvres étaient alors en mesure de se détacher de leur contexte de production et de réception immédiates pour faire carrière et, pour les plus admirées d’entre elles, de composer un répertoire durable d’œuvres de référence. La musique instrumentale a réalisé cet idéal plus directement que la musique vocale, parce qu’elle avait plus de chances de transcender immédiatement les particularités de son contexte de production et de signification [9].

59Le processus de consolidation de l’identité de l’œuvre suivit un autre cours dans le cas de l’art lyrique (Menger, 2010). Plus qu’aucun autre genre musical, l’opéra connaît un processus public de socialisation (Grier, 1996). La partition une fois composée, les maisons d’opéra, leurs directeurs, les chefs d’orchestre, les directeurs de la production, les chanteurs disent tous leur mot sur la forme finale de l’œuvre à exécuter. Lorsque l’œuvre fait carrière, elle doit être adaptée au contexte changeant de sa représentation.

60Les modifications qui sont apportées à l’œuvre sont d’autant plus fréquentes que sa structure est modulaire, rendant le travail d’ajustement cironstanciel plus aisé, et que le compositeur et son éditeur ne sont pas en mesure de contrôler son processus d’exploitation pour imposer des limites à sa plasticité. Ultérieurement, l’éditeur, mais souvent aussi le chef, le dramaturge, ou le producteur du spectacle sont conduits à recenser, à classer et à trier les matériaux issus des adaptations et transformations possibles de l’œuvre pour établir la variété des états résultants, et examiner quelles raisons ont motivé les décisions d’adaptation ainsi mises en évidence, et quelle solution il convient de retenir pour une nouvelle production. L’argument de la socialisation de l’œuvre par ses actes d’interprétation interdit donc de considérer le manuscrit de la partition composée initialement, avant toute production sur scène, comme l’unique document source, comme l’origine authentique et intangible à laquelle il conviendrait de revenir pour purger l’œuvre de toutes ses scories interprétatives et de toute la variabilité de ses accomplissements interprétatifs (Parker, 2006).

61Mais l’enquête socio-historique montre aussi comment la situation particulière de l’œuvre lyrique et son instabilité constitutive ont varié dans le temps. Les facteurs de la variabilité sont notamment organisationnels, comme le montrent les travaux sur l’évolution du système de production lyrique. Ainsi, Gossett (2006) montre comment, dans la première moitié du xixe siècle, en Italie, la demande d’œuvres nouvelles émanait d’une multiplicité de petits théâtres, où l’organisation des saisons était entre les mains d’impresarios qui agissaient comme des assembleurs de facteurs de production (compositeurs, librettistes, chanteurs, musiciens, choristes, décorateurs, costumiers). L’activité des compositeurs et leur collaboration avec les librettistes étaient fortement contraintes par le rythme de production et de mise en répétition des œuvres. La préparation de la représentation commençait fréquemment avant que la composition de l’œuvre ait été achevée. L’orchestration n’était souvent fixée qu’au cours des répétitions. Les ajustements en temps réel, au fil du travail préparatoire dans le théâtre et au contact des interprètes, étaient motivés par le contexte de la représentation : les compositeurs ajustaient la partition aux aptitudes des chanteurs et pouvaient préparer des versions alternatives le cas échéant. Mais ils effectuaient aussi d’ultimes modifications pour des motifs artistiques, et révisaient et polissaient leurs partitions durant les répétitions. Ce processus de travail maintenait l’œuvre en état d’instabilité, avant sa mise au point finale pour la première représentation, puis favorisait les activités de révision après la création de l’œuvre, et multipliait les différents ajustements de l’œuvre qui étaient mis au point au gré des cycles successifs de représentation.

62Les comportements évoluèrent quand le système d’exploitation des œuvres se modifia. Dans leurs relations avec les compositeurs, certains théâtres faisaient valoir leur souci de l’intégrité de l’œuvre, et enclenchèrent ainsi le mouvement de reconnaissance progressive du droit patrimonial et moral des compositeurs. Le développement d’entreprises éditoriales comme celles de Ricordi et de Lucca s’établit sur un double principe : développer un nouveau mode d’exploitation des œuvres et consolider les droits artistiques et monétaires reconnus aux compositeurs sur leurs créations. Pour que les intérêts du compositeur fussent mieux défendus, l’amont et l’aval de la production de l’œuvre devaient être nettement séparés, et la convention qui définissait l’intégrité de l’œuvre devint simultanément l’outil de son exploitation à grande échelle, et le levier de la redistribution des pouvoirs sur le travail créateur, non pas simplement au bénéfice du compositeur (et de son librettiste), mais à celui du couple que formaient le compositeur et son éditeur (Roccatagliati, 2004 ; Gossett, 2006).

Conclusion

63Dans la conception habituelle du travail scientifique, à laquelle Adorno n’aurait pas souscrit, il est logique de supposer que pour qu’un problème puisse être traité, il doit pouvoir être décomposé en une série de questions auxquelles la recherche sera en mesure d’apporter des réponses falsifiables. Si nous cherchons à appliquer cette consigne élémentaire du travail scientifique à l’analyse sociologique des œuvres musicales, sommes-nous en mesure de nous rapprocher ou, au contraire, devons-nous nous résoudre à nous éloigner de ce qui est le foyer de notre interrogation, l’œuvre même ?

64J’ai montré que si l’investigation veut porter sur le déchiffrement des « caractéristiques sociales spécifiques » de l’œuvre, elle est vouée à une impasse, en raison de sa position normative, comme on le voit chez Adorno. L’analyse sociologique peut aussi se tourner vers ce qui est le terrain familier de l’approche positive de la création, l’examen des ressources et des contraintes du travail de l’artiste, et l’étude de la multiplicité des interactions et des transactions dans le réseau desquelles se construit l’œuvre. Aura-t-elle basculé alors dans ce qui est qualifié d’approche banalement externe des œuvres en sociologie ? L’objection est imprécise, car l’œuvre n’est pas hors de portée, dès lors qu’elle peut être analysée comme le résultat d’un processus, et être caractérisée par rapport à un ensemble de réalisations possibles. C’est sous cette spécification que l’analyse sociologique examinera si les chances d’obtenir tel ou tel résultat varient significativement en fonction de facteurs qui sont tenus pour causalement agissants, et, qu’elle étudiera, par exemple, les configurations des relations entre ceux qui prennent part à la production et à la diffusion de l’œuvre.

65J’ai montré par ailleurs comment Adorno lui-même pouvait se dégager de son argumentation normative en recherchant ce que l’innovation esthétique doit à l’agencement changeant des relations de travail, qui constituent des ressources et des contraintes pour l’invention créatrice. C’est ce que suggèrent ses observations sur les innovations de Mahler dans l’orchestration de ses symphonies, et sur ce que ces innovations doivent à son activité de chef d’orchestre.

66Mon argument était donc qu’il faut procéder à une déflation de l’ambition interprétative réclamée par une sociologie avant tout normative, afin de rehausser la portée de l’analyse socio-historique du travail créateur, et de mettre en évidence la variabilité inhérente à l’agencement des relations de collaboration et de compétition entre les diverses catégories de professionnels, dans un art de performance comme l’est la musique. La sociologie de l’œuvre n’est plus dissociable alors de l’examen de la variabilité de ses réalisations. L’art lyrique offre ici un terrain d’analyse fécond. Car la nature intrinsèquement collaborative et multidisciplinaire de la représentation lyrique impose des jeux de négociation et des conventions beaucoup plus instables que dans le cas de la musique symphonique et instrumentale. La clôture progressive du répertoire lyrique sur un ensemble restreint d’œuvres consacrées a déplacé la concurrence par l’originalité vers la contribution des interprètes, des metteurs en scène, des musicologues, des dramaturges et des équipes de production scénique, qui sont parvenus à imposer leur autorité de recréateurs ou de co-créateurs, en parvenant à faire reconnaître la valeur ajoutée de leurs interventions et à accroître continûment la demande qu’elles suscitent. Si le cas de l’art lyrique offre plus de relief, l’interprétation des œuvres instrumentales et orchestrales a connu une évolution similaire. Progressivement, le travail des interprètes et des chefs d’orchestre a été lié à la production de connaissances musicologiques destinées à étayer la compétition par l’originalité dans cette situation paradoxale de re-création, où l’interprète, qui paraît subordonné à l’œuvre et à son auteur, doit motiver l’insubordination de sa contribution créative pour faire carrière [10].

67Une argumentation normative-critique à la Adorno est prompte à dénoncer une dérive consumériste dans l’admiration fétichiste pour les chefs-d’œuvre rassurants du passé, et célèbre comme un sacrifice nécessaire l’isolement social que l’innovation créatrice dérangeante paie au prix fort pour se soustraire à la tyrannie de la demande et à ses pesanteurs conservatrices. Une approche sociologique non normative redéfinit l’œuvre qui franchit le temps comme un bien intermédiaire durable : des connaissances érudites, des choix interprétatifs nouveaux, et l’insertion dans des réseaux changeants de références et d’usages entretiennent durablement le pouvoir qu’a l’œuvre de plaire, de signifier et d’intriguer. La variété de ses significations ne peut émerger que de la variabilité des décisions qui réalisent ce travail constant de transformation.

Notes

  • [1]
    L’article cité est issu d’une conférence publique donnée par Adorno en 1969. Il n’en existe pas de texte manuscrit identifié. Paddison, qui a transcrit et mis au point le contenu de la bande enregistrée de la conférence pour la traduire (je traduis donc d’après sa traduction anglaise), justifie la publication de ce texte en signalant que, nulle part dans son œuvre pourtant très abondante, Adorno n’a détaillé aussi précisément ses vues sur le travail et les buts de l’analyse musicale. Voir aussi Paddison, 1993.
  • [2]
    La catégorie de « musique informelle » est typiquement un oxymore qui sert à désigner ce qui ne peut pas advenir autrement que sous les traits d’un idéal régulateur : « La musique informelle ressemble un peu à la paix perpétuelle de Kant, que ce dernier pensait comme une possibilité réelle, concrète, qui pouvait être réalisée, mais en tant qu’Idée » (Adorno, 1982a, 340).
  • [3]
    L’analyse des innovations et des audaces beethoveniennes a occupé Adorno tout au long de sa carrière, mais sans aboutir à la rédaction complète d’un essai monographique. Le Beethoven (Adorno, 1994a) est un ouvrage inachevé, formé d’une collection de textes, de matériaux fragmentaires et de notes.
  • [4]
    À l’essai, je rattacherai le discours prononcé à Vienne pour le centenaire de la naissance de Mahler et repris dans Quasi Una Fantasia (Adorno, 1982a).
  • [5]
    Dans un article critique consacré au déchiffrement sociologique de la musique de Wagner par Adorno, Carl Dahlhaus remarque que ce qui demeure le plus stimulant dans l’analyse d’Adorno tient précisément à son interprétation de certains faits biographiques, loin des présupposés sociologiques déclarés de l’essai sur Wagner (Dahlhaus,1970, 147).
  • [6]
    Le traducteur de l’essai sur Mahler, Jean-Louis Leleu, note, dans sa présentation : « Mahler apparaît comme celui qui sut réaliser musicalement l’entreprise critique dans laquelle Adorno voyait la seule voie praticable aujourd’hui pour la philosophie » (Adorno, 1976, 10). Et, dans sa préface à sa traduction de la monographie sur Berg (Adorno, 1989, 13-14), Leleu souligne la très grande proximité de ton et d’argumentation entre les deux monographies, et ce que cette proximité doit à la quasi-identification du philosophe avec ces deux compositeurs. S’agissant de « l’humanisme réel », du mélange de tendresse et de pessimisme ou de la force critique de la musique des deux compositeurs, qui tire sa modernité d’une certaine fidélité au passé, Leleu écrit que « ces valeurs (…) ne sont autres, en fait, que celles autour desquelles se construit sa propre philosophie, et il est permis de penser que si la théorie s’applique aussi parfaitement à son objet – lui est en quelque sorte “consubstantielle” – c’est qu’elle s’est elle-même forgée à son contact intime. »
  • [7]
    Ce qui, selon ce schéma interprétatif d’Adorno, fait de Mahler un grand compositeur, c’est que « sa capacité d’objectiver ce qui est le plus radicalement subjectif n’a trouvé d’équivalent chez aucun de ceux qui l’ont suivi. Ce qui l’a amené à être ce compositeur aventureux, cependant, n’est pas non plus une disposition personnelle purement contingente. Mahler a tenu compte, de façon réaliste, du déclin irrésistible auquel étaient vouées des formes qui font comme si, par leur simple accomplissement, elles fondaient un sens dont l’existence sociale réelle reste dépourvue. Il a su lire la tendance objective d’une telle décadence et lui a obéi. De là sa force » (Adorno, 1976, 101).
  • [8]
    En voici quelques exemples : « Si toutes les grandes créations de l’art ont en elles-mêmes quelque chose de paradoxal, le paradoxe de l’œuvre de Mahler est que la grande forme symphonique lui ait précisément réussi à un moment où elle était déjà historiquement impossible » (Adorno, 1982a, 103) ; « Si aucun compositeur, depuis Beethoven, ne mérite comme lui le qualificatif de “métaphysique”, c’est au sens où il a érigé en métaphysique sa propre impossibilité, s’attaquant ainsi, littéralement, à l’impossible » (Adorno, 1982a, 106) ; « La technique mahlérienne est centrée sur le principe d’une composition qui est tout à fait logique, nécessaire, indifférente à l’effet produit, et qui en même temps dépasse la logique » (Adorno, 1982a, 107) ; « La blessure personnelle [de Mahler], ce qu’on nomme en psychologie le “caractère névrotique”, était en même temps une blessure historique, dans la mesure où son œuvre voulait réaliser avec des moyens esthétiques ce qui, esthétiquement, était déjà impossible » (Adorno, 1976, 43). Une lecture guidée par le principe de non-contradiction de la philosophie analytique la plus élémentaire jugerait ces formules dépourvues d’un sens réellement identifiable.
  • [9]
    C’est l’argument du poète Ludwig Tieck : « dans la musique instrumentale, l’art est indépendant et libre ; l’art y devient fantaisie ludique et sans but, et pourtant l’art atteint l’ultime » (cité par Goehr 1992, 154).
  • [10]
    Voir François, 2005, pour l’analyse sociologique du cas paradigmatique de la musique baroque.
Français

Résumé

Quelle contribution la sociologie peut-elle offrir à l’analyse des œuvres musicales ? J’examine d’abord le projet d’Adorno de déchiffrer la substance sociale des œuvres. Dans son programme systématique, sa sociologie est déterministe, normative et anti-empirique, et apparaît impraticable. Ses apports originaux viennent de ses monographies, et notamment de l’essai sur Mahler. La sociologie de l’œuvre proposée ici est celle de la variabilité de l’organisation du travail créateur. Et l’œuvre n’acquiert les caractères d’un bien durable qu’en étant conçue comme un bien intermédiaire indéfiniment transformé.

Mots-clés

  • Adorno
  • déterminisme
  • innovation
  • Mahler
  • musique
  • normativité
  • œuvre
  • sociologie
  • travail

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Pierre-Michel Menger
Pierre-Michel Menger est directeur de recherche au cnrs et directeur d’études à l’ehess (Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron). Parmi ses ouvrages récents figurent Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain (Paris, Gallimard/Seuil, Collection Hautes Études, 2009) et Essais de sociologie de la musique (Presses de l’université de Montréal, à paraître en 2011).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2010
https://doi.org/10.3917/anso.102.0331
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