CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Sous l’influence sans doute de la science économique, les sciences sociales d’aujourd’hui retournent à l’inspiration de Bentham : elles tentent de faire reposer le comportement humain sur la rationalité instrumentale, comme on le voit avec la vogue de la Théorie du choix rationnel (tcr) [1].

2La théorie instrumentale de la rationalité est supposée faire un pas décisif avec Herbert Simon, lequel remarque que l’information est coûteuse et crée la notion de rationalité limitée. La Théorie de la rationalité limitée (trl) permet certes de rendre compte de façon plus réaliste que la tcr des actions sociales particulières que sont les décisions relatives au choix des moyens permettant d’atteindre un objectif. Mais elle souffre du même défaut dirimant : elle ne permet pas davantage de pénétrer l’univers des préférences, des objectifs, des représentations, des valeurs ou des opinions de l’acteur social. H. Simon n’a en effet aucun doute sur le point que la rationalité soit de caractère exclusivement instrumental :

3

« Reason is fully instrumental. It cannot tell us where to go; at best it can tell us how to get there. It is a gun for hire that can be employed in the service of any goals we have, good or bad. »
(Simon, 1983, 7-8)

4Gary Becker (1996) a, lui, le mérite d’avoir compris qu’il était opportun de s’écarter de cette conception de la raison dans la mesure où il a fait une timide approche pour pénétrer l’univers des préférences en exploitant l’idée que certaines pratiques ont pour effet de renforcer la préférence du sujet pour la pratique en question. Plus je me perfectionne au piano, plus j’y porte d’intérêt. Mais Becker n’a fait qu’égratigner l’univers des faits de comportement devant lesquels la rationalité instrumentale est démunie.

5En fait, H. Simon et G. Becker se plient à une longue tradition qui s’est solidement implantée dans les sciences humaines — anglophones surtout — depuis David Hume, en philosophie non moins qu’en économie. Pour Hume, la raison est la servante des passions. Cela signifie en langage moderne que les fins s’expliquent par des causes irrationnelles, la raison ne pouvant expliquer que les moyens[2]. Bertrand Russell a présenté de façon lapidaire cette conception de la raison :

6

« Reason has a perfectly clear and precise meaning. It signifies the choice of the right means to an end that you wish to achieve. It has nothing whatever to do with the choice of ends. »
Russell (1954, viii)

7En dépit du ton impérieux de D. Hume, de B. Russell ou de H. Simon, cette conception de la raison est loin d’être dépourvue d’ambiguïté. Il est vrai que toute action est téléologique: qu’elle vise une fin et qu’elle est amenée à choisir les moyens appropriés pour atteindre cette fin. Mais ce choix des moyens repose le plus souvent sur des croyances, ces croyances s’appuyant elles-mêmes sur des théories et ces théories sur des présupposés. Or, l’affirmation de Russell n’est acceptable que si l’on peut donner un sens précis aux moyens justes (right means) qu’il évoque. Ce qui implique que les croyances fondant le choix par le sujet des moyens qu’il privilégie soient justes : qu’elles soient vraies, si elles portent sur une représentation du réel ; qu’elles soient bonnes, légitimes, justes (en un sens plus étroit du mot), si elles portent sur le devoir-être. C’est seulement dans des cas particuliers que la détermination des moyens justes ne pose pas de problème. Franchissant un pas supplémentaire, on peut se demander si les fins que le sujet se donne ne peuvent pas, elles aussi, être expliquées parce qu’elles sont fondées sur des croyances reposant sur des théories reposant elles-mêmes sur des présupposés.

8Les insuffisances de la conception instrumentaliste de la rationalité ont une conséquence redoutable : elles encouragent une vision éclectique de l’action sociale. Puisque, selon cette conception, les objectifs, les croyances et les valeurs de l’être humain échappent à la rationalité, ou bien il faut les tenir pour des données de fait, ou bien il faut admettre que les objectifs, les croyances et les valeurs de l’être humain sont l’effet de forces irrationnelles, de nature psychologique, biologique, sociale ou culturelle. Les économistes optent fréquemment pour la première solution : celle de l’agnosticisme. Les sociologues et les anthropologues optent pour la seconde solution, la première les condamnant à l’impuissance. À l’exception des passions observables évoquées par Hume dont les sciences sociales ne peuvent se contenter, les forces en question ont malheureusement la propriété d’être souvent condamnées à rester occultes, de sorte qu’elles confèrent aux sciences sociales un arrière-goût de scolastique. D’où la conviction de nombreux économistes selon laquelle leur discipline serait la seule science humaine à mériter le nom de science.

9Les insuffisances de la théorie courante de la rationalité pratiquée par les sciences sociales paraissent au total responsables de ce qu’elles manquent d’une véritable colonne vertébrale. De plus, la conception instrumentaliste de la rationalité a pour effet de priver les sciences humaines de tout espoir d’unité.
Or, comme l’ont vu les grands noms de la sociologie, on évite ces difficultés en recherchant la grammaire des sciences sociales du côté de ce que j’appellerai la rationalité ordinaire.
Dans ce qui suit, je présenterai d’abord le concept de Rationalité ordinaire (ro) et la théorie correspondante, la Théorie cognitive de la rationalité ordinaire ou, plus brièvement, la Théorie de la rationalité ordinaire (tro) [3]. Je m’efforcerai ensuite d’illustrer son efficacité par des exemples variés. Je chercherai enfin à dégager ses principaux avantages scientifiques par rapport aux conceptions de la rationalité aujourd’hui en vigueur dans les sciences sociales.

Définition

10Soit X un objectif, une valeur, une représentation, une préférence, une croyance ou une opinion. On dira que X s’explique par la rationalité ordinaire si X est aux yeux du sujet qui endosse X la conséquence d’un système de raisons {S} dont tous les éléments sont acceptables et s’il n’existe pas à portée de vue un système de raisons {S’} incontestablement préférable qui l’amènerait à endosser X’ plutôt que X. Dans ce cas, on dira que S est la cause de l’adhésion du sujet à X.

11Les croyances scientifiques fournissent une application immédiate de cette théorie. On accepte l’hypothèse de Torricelli selon laquelle le mercure monte dans un tube où le vide a été fait sous l’effet du poids de l’atmosphère. La théorie aristotélicienne alternative selon laquelle le mercure s’élèverait parce que la nature aurait horreur du vide est plus faible parce qu’elle introduit une notion anthropomorphique. De plus, si l’on transporte le baromètre en haut d’une tour ou d’une montagne, le mercure descend. Or, la théorie aristotélicienne ne peut expliquer cette variation, alors qu’elle s’explique facilement par l’hypothèse de Torricelli. La tro explique donc bien pourquoi certaines croyances scientifiques en éliminent d’autres : elle explique pourquoi, dans cet exemple, la théorie de Torricelli s’est trouvée irréversiblement préférée après un temps à la théorie aristotélicienne [4].

12La rationalité du choix entre Aristote et Torricelli retrouve en effet la définition précédente : étant donné un système d’arguments {S} expliquant un phénomène X, il est cognitivement rationnel d’accepter {S} comme une explication valide de X si toutes les composantes de {S} sont acceptables et mutuellement compatibles et si aucune explication alternative {S’} préférable à {S} n’est disponible.

13Dans sa simplicité, cet exemple comporte des conséquences qu’il importe de mentionner : 1) l’adhésion à la théorie de Torricelli y est expliquée comme rationnelle : comme ayant pour cause des raisons ; 2) l’explication de la croyance est dépourvue de boîtes noires ; elle est auto-suffisante parce qu’elle est rationnelle : on a ici une application de la formule de Hollis (1977) reprise par Coleman (1986 ; 1990) selon laquelle « l’action rationnelle a cela de remarquable qu’elle est sa propre explication » ; 3) la rationalité mise en œuvre dans ce cas n’est pas la rationalité instrumentale, sauf au sens trivial où elle me permet d’atteindre mon objectif : choisir entre deux théories. Mais, au-delà, elle me propose une procédure à la fois générale car applicable à tout choix de ce genre et universelle, car en principe acceptable par tous.
S’agissant de la tro, elle postule que cette rationalité est à l’œuvre, quelle que soit la nature de X. Dans l’exemple précédent, X représente une croyance scientifique. La tro postule que le même processus est à l’œuvre, que X soit un objectif individuel, une croyance positive ou normative individuelle ou collective. Collective, car la tro postule que les phénomènes de consensus apparaissent lorsqu’un ensemble d’individus adhère à X pour des raisons partagées.
Rien n’implique bien sûr qu’il soit possible d’associer à tout X un ensemble de propositions satisfaisant les deux conditions de la ro. Ces conditions décrivent une situation idéale. Concrètement, qu’il s’agisse de croyances scientifiques ou de croyances ordinaires, de croyances normatives, de croyances positives ou d’objectifs, il est fréquent qu’on ne soit pas en état d’affirmer s’il faut préférer {S’} à {S} ou l’inverse. Mais toute croyance X, à laquelle le sujet adhère, s’accompagne dans son esprit du sentiment qu’il ne lui paraît pas possible de souscrire à des raisons qui l’amèneraient à croire plutôt à X’ qu’à X.

Variantes du modèle

14La pensée ordinaire n’applique dans bien des cas que de manière approximative le modèle idéal qui vient d’être décrit, où un ensemble de raisons compatibles s’impose par rapport à ses concurrents. Selon l’une des intuitions les plus intéressantes de Pareto, toute croyance est associée à des raisons. Mais ces raisons peuvent être dépourvues de validité, comme dans le cas où l’on introduit le mot nature dans les deux prémisses d’un syllogisme formellement impeccable, mais dans des sens différents. Ici, l’individu se convainc sur la base de raisons incompatibles entre elles, et il ne voit pas cette incompatibilité.

15Mais je ne suis pas disposé à suivre Pareto lorsqu’il prétend que des raisons défectueuses ne peuvent être la cause réelle du fait qu’un individu adhère à une croyance. De telles raisons ne font selon lui que recouvrir la croyance du sujet d’un vernis logique, les causes réelles de sa conviction résidant dans des motivations inconscientes. Ainsi, c’est la passion pour la propriété qui donnerait naissance aux raisonnements visant à montrer que la propriété est naturelle, ces raisonnements, toujours défectueux logiquement, ne faisant que rationaliser — au sens psychanalytique — la passion en question. Quant à la cause réelle de l’adhésion du sujet à la proposition selon laquelle la propriété est une bonne chose, elle serait inaccessible à la conscience du sujet. Ce mécanisme serait aussi inconscient pour lui que les mécanismes de la digestion.

16Le cas où un raisonnement invalide n’est pas perçu comme tel existe. Mais on ne peut le généraliser comme le fait Pareto. Le renard qui trouve les raisins trop verts n’est pas dupe. La Fontaine n’écrit pas « ils sont trop verts, se dit-il, … », mais « ils sont trop verts, dit-il, … ». Le sujet de La Fontaine est de mauvaise foi, mais il n’obéit pas à des motivations inconscientes qui seraient seulement recouvertes de vernis logique. Dans l’exemple de Pareto, le sujet est convaincu de la théorie selon laquelle des comportements, des pratiques, des règles sont naturelles et d’autres non, et il ne voit pas que la théorie en question emploie en fait le mot nature dans des sens multiples.

17Bref, il n’y a aucune raison de supposer comme le fait Pareto que, dès lors qu’un raisonnement est imparfait du point de vue logique, il dissimule obligatoirement des causes affectives inconscientes. Il n’y a aucune raison de supposer que les raisons que l’acteur se donne ne soient pas les causes de sa conviction. Pour dire les choses autrement : de même que dans l’idéal la rationalité instrumentale est illimitée mais limitée dans la pratique, de même la rationalité cognitive est illimitée dans l’idéal, mais limitée dans la pratique : pour des raisons d’accès à l’information pertinente, mais aussi sous l’effet de l’incompétence cognitive ou encore de stratégies cognitives compréhensibles et défendables [5].

18Les raisons que le sujet se donne peuvent s’éloigner de la situation idéale décrite plus haut de bien d’autres façons que celle qu’évoque l’exemple de Pareto. Ainsi, on peut se convaincre que X est bon ou que X est vrai à partir de certaines raisons parce qu’on méconnaît ou qu’on ignore l’existence de raisons contradictoires avec les premières. Cela se produit en science aussi bien que dans la pensée ordinaire. Toutes les études sur les controverses scientifiques montrent que ceux qui croient à une thèse s’efforcent de minimiser les arguments de leurs opposants, voire de les empêcher de les exposer. Maintes études de psychologie sociale et de psychologie cognitive étudient les raisons pour lesquelles des sujets s’éloignent du modèle idéal.
De manière générale, il n’y a aucune raison de supposer que, dès lors qu’une croyance est fondée sur un système de raisons objectivement défectueux par certains côtés, ce système ne soit pas la cause de la croyance en question [6].

Énoncés factuels et principes

19Les propositions appartenant à un ensemble {S} fondant un objectif, une valeur ou une croyance X relèvent normalement de plusieurs catégories. Certaines de ces propositions sont de caractère factuel, d’autres sont des principes. Or, les propositions factuelles peuvent être confrontées au monde réel, en théorie du moins. En revanche, les principes ne peuvent par essence être démontrés. Ils tendent à être confirmés s’ils sont introduits avec succès dans un certain nombre d’ensembles tels que {S} : si, en d’autres termes, ils inspirent des théories explicatives convaincantes d’un ensemble non négligeable de phénomènes. Ils tendent à être remplacés par des principes plus solides s’ils donnent naissance à des ensembles {S} qui sont couramment dominés par des ensembles {S’} utilisant plutôt d’autres principes.

20L’histoire des sciences offre des illustrations immédiates de ce point. Les phénomènes d’évolution sont expliqués de manière plus satisfaisante par le schéma de la sélection naturelle que par le schéma du dessein intelligent. Il est plus facile de croire que les papillons de Manchester sont devenus gris parce que la pollution a fait que les papillons gris étaient moins exposés que les blancs aux prédateurs et se reproduisaient par conséquent plus facilement que d’attribuer cette évolution à une volonté supérieure. La sélection naturelle et le dessein intelligent sont des principes. Étant des principes, ils ne sont pas démontrables.

21« Keine Wissenschaft ist voraussetzungslos » (« Il n’y a pas de science sans principes »), affirme justement Max Weber. Certains de ces principes sont très généraux, comme celui qui veut qu’on préfère les explications des phénomènes naturels par des causes matérielles plutôt que finales, un principe qui n’est devenu évident qu’avec la modernité. D’autres principes sont plus spécifiques, comme le principe selon lequel les phénomènes d’évolution doivent s’expliquer par le schéma néo-darwinien mutation-sélection.

Le contexte

22La rationalité cognitive peut être ou non dépendante du contexte dans lequel sont immergés des acteurs sociaux, en donnant au mot contexte le sens le plus large possible. Ainsi, les sociétés modernes sont imprégnées de pensée scientifique. Ce n’est pas le cas des sociétés traditionnelles qu’étudièrent les anthropologues du xixe siècle. Une croyance est qualifiée de scientifique si elle est indépendante du contexte : si elle peut être considérée comme en principe valide par tout être humain. D’autres croyances ont pour causes des raisons que les individus appartenant à un contexte considèrent comme valides, mais qui ne le sont pas pour des individus appartenant à d’autres contextes [7].

Croyances collectives

23Une croyance tend à s’imposer collectivement sur le long terme si elle se rapproche de la situation idéale précédemment définie, qu’elle soit ou non dépendante du contexte. Cela a été bien vu par Durkheim (1979 [1912], 624). Il arrive souvent, explique-t-il, que dans un premier temps nous croyions à une idée parce qu’elle est collective, mais dans un second temps, elle ne demeure collective que si nous avons des raisons de la juger vraie : « nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance ».

Quatre cas idéaux

24Les remarques précédentes permettent de définir quatre cas idéaux. Une croyance peut être fondée sur des raisons fortes et indépendantes du contexte. L’objectif des sciences est de proposer des croyances de ce type. La théorie de Torricelli selon laquelle le mercure s’élève dans un tube où le vide a été fait sous l’effet du poids de l’atmosphère appartient à cette catégorie, comme toutes les croyances scientifiques qui se sont irréversiblement imposées. Une croyance peut aussi être fondée sur les raisons indépendantes du contexte, mais faibles. L’idée que la propriété est naturelle peut être relevée dans des contextes divers. Une croyance peut encore être fondée sur des raisons perçues comme fortes, mais dans certains contextes exclusivement. Les croyances en l’efficacité des rituels de pluie sont fondées selon Durkheim sur des raisons qui sont perçues comme valides dans certains contextes. Les croyances peuvent enfin être fondées sur des raisons faibles qui ne sont acceptées que dans certains contextes. Ainsi, selon Tocqueville, les fonctionnaires français ont tendance à penser que seul l’État est habilité à assumer certaines fonctions, car, selon eux, il serait désintéressé, alors que les entreprises privées ne rechercheraient que leur profit propre.

tableau im1
Système de raisons Fort Faible Non contextuel Le mercure du baromètre s’élève sous l’effet du poids de l’atmosphère La propriété est naturelle Contextuel Les danses de pluie facilitent la chute des pluies Croyance selon laquelle seul l’État est désintéressé

Une thèse centrale

25Ma thèse principale dans cet article est donc que la ro au sens défini plus haut peut être appliquée à tout X, que X soit un objectif, une croyance positive ou normative, une valeur ou un moyen.

26Dans ce qui suit, je tenterai de suggérer par des exemples empruntés à des sujets divers que la tro, une fois clarifiée, est le meilleur candidat pour constituer la colonne vertébrale ou la meilleure grammaire des sciences sociales.

Les représentations comme produits de la ro

27Je commencerai par envisager le cas où le X de ma définition est une croyance représentationnelle et généralement une croyance s’exprimant par une proposition de type X est vrai.

28Je ne reviens pas sur les croyances scientifiques. Je ne me suis appesanti sur elles jusqu’ici que parce qu’elles font apparaître avec une clarté particulière les mécanismes de formation des croyances. Personne ne doute qu’il faille préférer l’explication proposée par Torricelli du phénomène qui devait donner naissance au baromètre à l’explication aristotélicienne.

Le prétendu abîme entre la pensée scientifique et la pensée ordinaire

29Pourquoi n’acceptons-nous pas facilement l’idée que ce mécanisme est aussi à l’œuvre dans le cas des croyances représentationnelles qui apparaissent dans le contexte de la connaissance ordinaire, dans le contexte de la vie de tous les jours ? Pour deux raisons, je crois. D’abord parce que, sur toutes sortes de sujets, les croyances représentationnelles varient d’un contexte à l’autre, alors que les croyances représentationnelles présentant un caractère scientifique visent en principe à être indépendantes de tout contexte. En second lieu, parce que le positivisme a implanté l’idée d’une profonde discontinuité entre les croyances scientifiques et les croyances préscientifiques ou non scientifiques.

30Contre cette idée reçue, on doit rappeler que l’hypothèse d’une discontinuité entre la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique est relativement tardive, datant justement du positivisme. Par contraste, la plupart des philosophes classiques d’Aristote à Descartes, Leibniz et Kant acceptent l’idée que la connaissance ordinaire est gouvernée par le bon sens. Cette idée est loin d’être absente de la philosophie moderne des sciences. Einstein (1936) a affirmé que « science is nothing more than a refinement of our everyday thinking » (« la science n’est rien qu’un raffinement de notre pensée de tous les jours »). La plupart des savants souscrivent à cette idée (Haack, 2003). Mais c’est plutôt l’hypothèse de la discontinuité que retiennent les sciences sociales sous l’effet de la vogue des explications irrationnelles du comportement humain qui y règne [8].

31De nos jours, l’idée d’une discontinuité radicale entre connaissance ordinaire et connaissance scientifique a encore été renforcée par les résultats de la psychologie cognitive. Nombre de ses expériences montrent que l’intuition tend à donner des réponses fausses à des questions d’ordre statistique ou mathématique. Les répondants voient souvent des corrélations statistiques là où il n’y en a pas, sous-estimant ou surestimant par exemple gravement des probabilités. La difficulté est qu’il est impossible de tirer de ces expériences des conclusions générales. Sur bien des questions l’intuition mathématique et statistique est fiable, comme on peut aisément le constater. Mais ces questions ne sont guère introduites dans les expériences de la psychologie cognitive. Car les psychologues cognitifs préfèrent les questions qui constituent des pièges pour les répondants (Boudon, 2007 ; 2008). C’est donc à tort qu’ils croient pouvoir tirer de leurs expériences la conclusion que la pensée ordinaire devrait, par essence, être tenue pour magique, selon l’expression de Shweder (1977).

Quelques exemples

32Quelques exemples suggèrent que ces objections à l’encontre de l’idée de la continuité entre connaissance ordinaire et connaissance scientifique peuvent être écartées au sens où la connaissance ordinaire est, tout comme la connaissance scientifique, inspirée par la ro.

Les croyances religieuses comme produits de la ro

33Parmi les croyances représentationnelles, les croyances religieuses sont spontanément caractérisées comme irrationnelles, comme relevant de la foi, c’est-à-dire comme inexplicables. C’est le point de vue des croyants et des acteurs religieux eux-mêmes. Mais les grands sociologues des religions ont montré qu’il pouvait y avoir une sociologie des religions se distinguant entièrement de la théologie dans la mesure où elle se donne pour objectif d’expliquer les croyances religieuses en partant de l’hypothèse que les croyants ont des raisons valides à leurs yeux de les adopter, étant donné le contexte qui est le leur. C’est le point de vue de Renan. Le succès qu’a connu sa Vie de Jésus s’explique parce qu’il aborde les croyances religieuses à partir de ce programme, que Weber et Durkheim ont repris.

La croyance aux miracles

34Pourquoi, se demandent Durkheim et Renan avant lui, croit-on si facilement à l’existence des miracles depuis les temps bibliques jusqu’au xviiie siècle ? Pourquoi n’y croit-on plus en général ? Pourquoi l’idée n’est-elle pas malgré tout complètement évacuée ? La réponse est la suivante : tant que la notion de loi de la nature ne s’est pas installée, il n’y a pas lieu d’opposer des phénomènes qui résulteraient de lois à des phénomènes n’en résultant pas. Dès lors que les sciences s’institutionnalisent les unes après les autres, la distinction entre phénomènes naturels explicables dérivant de lois et phénomènes inexplicables s’impose. Mais les sciences n’expliquent pas tout. Le principe tout est explicable naturellement est, comme tout principe, indémontrable. D’autre part, la philosophie des sciences modernes préfère la notion de mécanisme — cf. les mécanismes néo-darwiniens par exemple — à celle de loi. Or, les mécanismes responsables de bien des phénomènes complexes restent inconnus. On ne connaît toujours pas les mécanismes qui ont donné naissance à la vie ou à la naissance de l’œil. C’est pourquoi, l’argument de Rousseau selon lequel on ne saurait davantage expliquer les phénomènes naturels complexes par le hasard qu’espérer obtenir L’Iliade en combinant des lettres au hasard garde une certaine force dans beaucoup d’esprits.

Les paysans contre le monothéisme

35Pourquoi, se demande Max Weber, les officiers de l’armée romaine et les fonctionnaires sont-ils attirés par les cultes monothéistes importés du Moyen Orient comme le culte de Mithra, alors que les paysans y sont résolument hostiles et restent fidèles à la religion polythéiste traditionnelle ? Leur hostilité au christianisme était si remarquable que le mot paganus — qui signifie à l’origine paysan — a été utilisé par les chrétiens pour désigner les adversaires du christianisme, les païens.

36Arrêtons-nous sur le cas des paysans. Weber explique que les paysans eurent des difficultés à accepter le monothéisme parce que l’imprévisibilité caractéristique des phénomènes naturels qui représente une dimension essentielle de leurs activités de tous les jours leur paraissait incompatible avec l’idée que l’ordre des choses puisse être soumis à une volonté unique : une notion impliquant dans leur esprit un minimum de cohérence et de prévisibilité.

37En un mot, les paysans fondent leurs croyances représentationnelles sur un système de raisons qui leur apparaissent fortes. Les raisons des militaires et des fonctionnaires sont différentes les unes des autres. Mais la contextualité des croyances ordinaires n’interdit pas qu’elles soient le produit de la ro.

38Je pourrais sur ce chapitre évoquer l’interprétation proposée par Durkheim des rituels magiques : elle part aussi du principe que les croyances à l’efficacité des rituels magiques sont des produits de la ro ; elles s’expliquent par des raisons de même nature que celles qui expliquent les croyances scientifiques (Boudon, 2007 ; Sanchez, 2007 ; 2009). Pour Durkheim, les croyances magiques sont des conjectures que le primitif forge à partir du savoir qu’il considère légitime, exactement comme nous adhérons nous-mêmes, à partir du savoir qui est le nôtre, à maintes relations causales dont les unes sont fondées, mais dont les autres sont tout aussi fragiles ou illusoires que celles des primitifs. Ces croyances s’expliquent, comme celles des primitifs, par le fait qu’elles font sens pour nous, en d’autres termes, que nous avons des raisons d’y adhérer.

Les valeurs comme produits de la ro

39L’idée selon laquelle les croyances normatives et généralement axiologiques ou appréciatives seraient rationnelles rencontre souvent une résistance forte due à une interprétation erronée du théorème de Hume selon lequel aucune conclusion de caractère prescriptif ou normatif ne saurait être tirée d’un ensemble de propositions factuelles. Le paralogisme naturaliste qu’évoque Gilbert Moore (1954 [1903]) exprime la même idée en d’autres termes. Mais l’on doit observer qu’une conclusion prescriptive ou normative peut être tirée d’un ensemble de propositions toutes factuelles sauf une, cette dernière étant de caractère normatif ou axiologique. En fait, la véritable formulation du théorème de Hume est la suivante : on ne peut tirer de conclusion normative de propositions qui seraient toutes à l’indicatif. Ainsi, le gouffre entre les croyances prescriptives et descriptives n’est pas aussi large qu’on le prétend couramment. L’assertion de Weber selon laquelle la rationalité axiologique et la rationalité instrumentale sont couramment combinées dans l’action sociale, bien qu’elles soient distinctes l’une de l’autre, devient alors transparente. Comme les croyances descriptives, les croyances prescriptives peuvent être fondées dans l’esprit des individus sur des raisons cognitives.

La rationalité axiologique

40Ces considérations invitent à interpréter la rationalité axiologique comme une déclinaison normative de la rationalité cognitive. On peut donner de cette dernière notion la définition suivante : soit un système d’arguments {S} expliquant le phénomène P. La rationalité cognitive reconnaît {S} comme une explication valide de P si toutes les composantes de {S} sont acceptables et compatibles et si aucune alternative {S}’ disponible ne lui est préférable. Quant à la rationalité axiologique, elle peut se définir comme suit : soit un système d’arguments {Q} contenant au moins une proposition normative ou appréciative et concluant à la norme N, toutes les composantes de {Q} étant acceptables et compatibles, la rationalité axiologique veut qu’on accepte N si aucun système d’arguments {Q}’ préférable à {Q} et conduisant à préférer N’ à N n’est disponible.
La rationalité cognitive est en d’autres termes celle qui nous fait préférer telle théorie à telle autre, comme l’explication moderne à l’explication aristotélicienne du baromètre. C’est parce qu’il y a de raisons irrécusables de préférer la première qu’elle s’est imposée. De même, nous préférons une conclusion normative à une autre parce que nous avons des raisons de le faire. À quoi il faut ajouter que nous ne percevons une raison comme valide que si nous avons l’impression qu’elle a vocation à être partagée. Comme les croyances représentationnelles, les croyances axiologiques peuvent être indécidables, car il est bien souvent impossible à la rationalité axiologique de trancher entre {Q} et {Q’}. Dans ce cas, les mécanismes de l’adhésion ne sont pas nécessairement pour autant irrationnels : l’adhésion est dans bien des cas l’effet d’une sélection arbitraire des raisons de préférer {Q} à {Q’} ou l’inverse. Cette sélection est l’effet de mécanismes cognitifs bien explorés par la psychologie cognitive.

Sentiments d’équité

41L’intuition contenue dans la notion wébérienne de rationalité axiologique a habité bien des esprits antérieurs à Weber, comme celui d’Adam Smith. Un chapitre essentiel de sa Richesses des nations suggère que c’est sur la base de raisons fortes qu’on considère la hiérarchie des rémunérations attachées à un ensemble de professions comme juste ou injuste (Boudon, 2008).

42Beaucoup d’autres exemples peuvent être évoqués pour suggérer que la ro fonde les sentiments d’équité. La recherche empirique confirme (Mitchell et al., 1993 ; Frohlich et Oppenheimer, 1992) que, lorsqu’on demande à un échantillon de répondants si des distributions de revenus sont justes ou non, ils développent des systèmes de raisons tenant compte du contexte particulier créé par la façon dont la question est posée. Si on leur précise que les inégalités de revenus reflétées par la distribution des revenus reflètent une société ou les inégalités sont faiblement méritocratiques, ils sont rawlsiens : ils considèrent une distribution comme juste si l’écart-type est faible et souhaitent sa diminution. Si on leur précise que les inégalités sont largement fonctionnelles, c’est-à-dire qu’elles reflètent surtout des différences de compétence, de mérite ou de compétence, ils ne sont pas rawlsiens : ils négligent l’écart-type des distributions et ne s’intéressent qu’à la moyenne des revenus, qu’ils souhaitent aussi élevée que possible.

43Généralement, le public distingue en effet entre plusieurs sortes d’inégalités et n’applique l’équation inégalité = injustice qu’à certaines catégories d’inégalités. C’est qu’il y a derrière les sentiments de justice ou d’injustice suscités par telle ou telle forme d’inégalités des raisons ayant de bonnes chances d’être approuvées par le spectateur impartial d’Adam Smith [9].

44Ainsi : 1) Les inégalités fonctionnelles ne sont pas perçues comme injustes : le public admet fort bien en effet que les rémunérations soient indexées sur le mérite, les compétences ou l’importance des services rendus. 2) Ne sont pas non plus perçues comme injustes les inégalités qui résultent du libre choix des individus. Les rémunérations des vedettes du sport ou du spectacle sont considérées comme excessives, mais non comme injustes, par la raison qu’elles résultent de l’agrégation de demandes individuelles de la part de leur public. 3) En principe, il faut que, à contribution identique, la rétribution soit identique. Mais on ne considère pas comme injuste que deux personnes exécutant les mêmes tâches soient rémunérées différemment selon qu’elles appartiennent à une entreprise florissante ou non, à une région économiquement dynamique ou non. 4) On ne considère pas comme injustes des différences de rémunération concernant des activités incommensurables. Ainsi, on voit bien qu’il est difficile de déterminer si le spécialiste en climatologie doit être plus ou moins rémunéré que le directeur d’un supermarché. 5) On ne considère pas comme injustes des inégalités dont on ne connaît pas l’origine, dont on ne peut en particulier déterminer si elles sont fonctionnelles ou non. 6) On considère en revanche comme injustes toutes les inégalités perçues comme des privilèges. Ainsi, les parachutes dorés que certains chefs d’entreprise se font octroyer par un conseil à la composition duquel ils ont éventuellement mis la main sont particulièrement mal perçus.
Les résultats obtenus par Forsé et Parodi (2007) confirment largement ces conclusions. « L’Enquête européenne sur les valeurs, effectuée en 1999, écrivent-ils, fait clairement apparaître les priorités des Européens en matière de justice distributive. La première d’entre elles est sans conteste la garantie des besoins de base pour tous ; ensuite, mais seulement en deuxième position, la reconnaissance des mérites de chacun ; et enfin, en dernier lieu, l’élimination des grandes inégalités de revenus. Qui plus est, le consensus sur cette hiérarchie n’est pas sensible aux clivages nationaux, démographiques, sociaux, économiques, idéologiques ou politiques. Si ces différents clivages influencent incontestablement les opinions en matière de justice distributive, ils ne suffisent pas, à de rares exceptions près, à bouleverser cet ordre des priorités ». Ainsi, les sentiments de justice transcendent les frontières. Ils impliquent la reconnaissance d’un plancher des besoins. Ils prennent en compte la fonctionnalité des inégalités et distinguent par-là clairement entre égalité et équité. Enfin, ils ne traitent l’écart-type des revenus comme à prendre en compte que lorsqu’il donne franchement l’impression d’être excessif.

Le consensus et l’évolution comme produits de la ro

45La ro permet aussi de comprendre pourquoi certaines institutions, certaines mesures et certains états de choses donnent naissance à un consensus, souvent après de longues discussions, voire de longs combats.

46Par exemple : les sociétés démocratiques ont longtemps débattu dans le passé de la pertinence de l’impôt sur le revenu. On en a contesté le principe. Lorsqu’on l’a accepté, on l’a voulu d’abord proportionnel. Aujourd’hui, un consensus très général s’est établi sur l’idée que l’impôt sur le revenu est une bonne chose, et qu’il doit être modérément progressif [10]. Si un consensus a fini par s’établir sur ce point, c’est qu’il est possible de discerner derrière cette conviction collective un système de raisons solides qu’approuverait le spectateur impartial.

47On peut schématiser ce système de raisons de la manière suivante. Les sociétés modernes sont grossièrement composées, comme Tocqueville l’avait déjà relevé, de trois classes sociales. Celles-ci entretiennent entre elles des relations à la fois de coopération et de concurrence. Ces classes sont les suivantes : 1) les riches, qui disposent d’un surplus significatif éventuellement convertible, notamment en pouvoir politique ou social ; 2) la classe moyenne, qui ne dispose que d’un surplus limité, insuffisant pour être converti en pouvoir politique ou social ; 3) les pauvres.

48La cohésion sociale, la paix sociale, le principe de la dignité de tous impliquent que les pauvres soient subventionnés. Par qui ? Au premier chef par la classe moyenne, en raison de son importance numérique. Mais la classe moyenne n’accepterait pas d’assumer sa part, si les riches ne consentaient pas à participer de leur côté à la solidarité à un niveau plus élevé, en raison de principes élémentaires de justice. Il résulte de ces raisons que l’impôt doit être progressif. D’un autre côté, il faut que l’impôt ne soit que modérément progressif. Sinon, un autre principe fondamental, le principe de l’efficacité, serait violé. La classe riche aurait en effet la possibilité, au cas où l’impôt lui paraîtrait trop lourd, d’expatrier ses avoirs : un effet négatif du point de vue de la collectivité.

49On peut donc à bon droit estimer que le consensus qu’on observe ici s’est bien formé sur la base d’une série d’arguments convaincants ayant vocation à être partagés. Une fois suffisamment informé, le citoyen quelconque, quelle que soit la classe à laquelle il appartient lui-même, devrait accepter l’idée d’un impôt sur le revenu modérément progressif. La force du raisonnement comporte une promesse de consensus et d’irréversibilité. Sans doute certains citoyens s’opposent-ils à ce consensus, sous l’effet de leurs intérêts, de leurs préjugés ou de leurs passions. Et l’on sait que certains économistes recommandent de revenir à un impôt proportionnel. Mais c’est qu’ils raisonnent de façon irréaliste, au sens où ils ignorent la dimension axiologique de la question et s’en tiennent à des considérations de caractère instrumental. En tout cas, cette analyse explique le consensus qui s’est progressivement formé dans les démocraties sur le principe d’un impôt sur le revenu modérément progressif.

50Cette analyse explique bien d’autres données fournies par l’observation sociologique, par exemple que les différences s’agissant du poids et de la progressivité de l’impôt sur le revenu entre les sociétés scandinaves et les sociétés de l’Europe continentale tendent à se réduire sous l’effet du principe d’efficacité.
L’histoire de l’installation de l’impôt progressif sur le revenu suggère que les processus de long terme sont généralement l’effet d’un processus de rationalisation : des idées nouvelles apparaissent sur le marché et sont sélectionnées à travers des processus collectifs pilotés par la ro. C’est ainsi qu’on peut expliquer les évolutions de long terme, celles par exemple que relève Durkheim (1960 [1893]). C’est ainsi qu’on peut expliquer la lente diffusion de l’abolition de la peine de mort. On notera en passant que ces processus assurent à la sociologie une certaine capacité de prédiction.

Les objectifs personnels comme produits de la ro

51On a souvent avantage à analyser les objectifs personnels dans le cadre de la ro. Ainsi, dans mon Inégalité des chances (Boudon, 2006 [1973]), j’ai introduit l’idée que les étudiants tendent à fixer le niveau social ou le type d’activité professionnelle qu’ils visent en prenant pour point de référence le type de statut atteint par les personnes avec lesquelles ils sont en relation. Ensuite, ils tentent d’estimer la probabilité pour eux d’atteindre le niveau d’instruction leur donnant de sérieuses chances d’atteindre ce type de statut. Ce système de raisons, une fois formalisé, permet de reproduire de manière satisfaisante un certain nombre de données statistiques agrégées. On peut montrer que ce mécanisme contribue bien davantage à expliquer l’inégalité des chances scolaires notamment que les valeurs caractérisant les différentes catégories sociales ou que les acquis cognitifs transmis par la famille à l’enfant [11]. Si on parvenait à l’éliminer, on réduirait l’inégalité des chances de manière très sensible. En revanche, on la réduirait faiblement en essayant de compenser les différences d’aptitude à l’école résultant de différences dans les apprentissages cognitifs au sein de la famille. Dans cet exemple, la rationalité dépend du contexte. De nombreuses études ont été inspirées par cette approche des objectifs personnels en termes de ro[12].

Une théorie générale

52La tro a plusieurs avantages : elle évite le solipsisme de l’homo sociologicus tel que le voit la tcr ; elle évite les difficultés d’une théorie procédurale comme celle de Habermas, la validité d’une procédure ne pouvant garantir celle de la conclusion à laquelle elle aboutit ; elle évite l’évocation de variables dispositionnelles conjecturales, tautologiques ou ad hoc ; elle résout les impasses de la tcr, comme le fait qu’il n’existe pas de solution au dilemme du prisonnier dans le cadre de la tcr. Mais l’avantage principal de la tro est qu’elle représente une théorie véritablement générale de la rationalité et par suite de l’action sociale.

53En même temps, la tro conserve l’avantage essentiel de l’explication rationnelle qui explique en grande part le succès de la tcr, à savoir que « l’action rationnelle a cela de remarquable qu’elle est sa propre explication » (Hollis, 1977). En d’autres termes, les explications sociologiques qui font d’un phénomène social l’effet d’actions rationnelles ont l’avantage d’atteindre aux causes ultimes de ce phénomène : de produire des explications dépourvues de boîtes noires. Les données sociales, politiques, démographiques, économiques ou biographiques caractérisant le contexte de l’action ont alors le statut de paramètres de l’action, et non de déterminants. On évite ainsi le sinistre préjugé (Horton) du conditionnement social qui obère l’ensemble des sciences sociales. Mais la tro a un avantage par rapport à la tcr, à savoir qu’elle propose d’expliquer rationnellement non seulement les moyens choisis par les acteurs sociaux, mais leurs croyances, leurs valeurs et leurs objectifs.

54L’objection la plus sérieuse que l’on peut opposer à la tro est peut-être qu’elle céderait à l’intellectualisme et ignorerait le rôle de la passion, de la violence et généralement de l’irrationnel dans les relations sociales. On se contentera de l’écarter en citant une remarque profonde de Voltaire dans ses notes sur les camisards :

55

« Ceux qui sacrifient leur sang et leur vie ne sacrifient pas de même ce qu’ils appellent leur raison. Il est plus facile de mener cent mille hommes au combat que de soumettre l’esprit d’un persuadé. »
Voltaire, 1957[1763]
Les conflits les plus violents, y compris les conflits avec soi-même, sont en effet des conflits portant sur les valeurs et les idées.

Notes

  • [1]
    Cet article se veut une présentation synthétique d’idées que j’ai présentées de manière dispersée dans des textes antérieurs.
  • [2]
    Pour Hume, les causes irrationnelles auxquelles on est en droit d’imputer un comportement doivent être observables. L’ambition, la haine, l’amour et l’ensemble des passions sont des causes irrationnelles dont l’existence est indirectement observable à partir de traits distinctifs du comportement. Jamais il ne lui serait venu à l’idée d’expliquer le comportement humain par les causes occultes qu’évoquent spontanément bien des sociologues et des anthropologues lorsqu’ils imputent tel comportement à des effets méca-niques de la socialisation, les psychologues lorsqu’ils font appel à des effets conjecturaux de l’inconscient, les sociobiologistes lorsqu’ils font appel à des effets tout aussi conjecturaux de l’évolution.
  • [3]
    Dans des textes antérieurs, j’ai utilisé le qualificatif « général » plutôt que « ordinaire ». Les deux insistent sur une caractéristique essentielle de la théorie : le premier sur une propriété logique, le second sur la continuité entre la pensée ordinaire et la pensée méthodique. Le qualificatif qui aurait ma préférence dans l’absolu serait « judicatoire ». Il est utilisé par Montaigne pour désigner les systèmes de raisons qui fondent une croyance. Max Scheler recourt à l’équivalent allemand urteilsartig pour qualifier la théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, laquelle fait reposer les sentiments moraux sur des systèmes de raisons. Malheureusement, judicatoire, judicatory ou urteilsartig sont des mots peu évocateurs aujourd’hui.
  • [4]
    La théorie de Torricelli-Pascal, que j’évoque ici en raison de son caractère canonique, s’est irréversiblement imposée sous l’effet de la rationalité ordinaire. Mais l’historique de cette installation est passablement complexe. Berthelot (2008) le rappelle et suggère justement à ce propos que le descriptivisme qui s’est installé dans la réflexion des sciences sociales contemporaines sur l’histoire des sciences les conduit à un relativisme inacceptable. Sous prétexte de s’en tenir aux faits, elles ignorent le jeu de la rationalité.
  • [5]
    Comme l’a indiqué H. Simon, le sujet qui se pose une question s’arrête souvent à la première réponse qui se présente à lui si elle lui paraît satisfaisante. C’est le cas du sujet quelconque, du décideur, mais aussi du savant. Bronner (2007a) montre que la résistance à l’endroit du darwinisme découle peut-être avant tout de l’attractivité des explications finalistes des phénomènes d’évolution. Cela permet de comprendre non seulement que Lamarck précède Darwin, mais pourquoi le second ne s’est imposé qu’avec difficulté. Voir pour une vue d’ensemble de ces mécanismes cognitifs Bronner (2007b).
  • [6]
    Je ne sais dans quelle mesure Pareto a été influencé par la psychanalyse. On peut seulement supputer qu’il avait davantage de raisons d’y adhérer à son époque que nous n’en avons à la nôtre. Elle donnait à l’époque l’impression de représenter une percée scientifique. Aujourd’hui, l’accumulation des études critiques a largement discrédité cette impression.
  • [7]
    Pour des raisons de clarté, j’ai abandonné l’expression que j’ai utilisée dans des textes antérieurs de rationalité subjective. Il est préférable de réserver cette notion aux cas où la conviction résulte de ce que l’argumentation est liée à des idiosyncrasies personnelles.
  • [8]
    G. Bachelard a soutenu au contraire que la pensée scientifique se définit par ce qu’elle tourne le dos à la pensée ordinaire (la rupture épistémologique) et — les deux choses étant sans doute liées — il a été séduit par les théories irrationnelles du comportement humain. On sait l’influence qu’il a exercée en France sur les sciences humaines.
  • [9]
    Comme le sujet rawlsien placé sous un voile d’ignorance, il est supposé juger en faisant abstraction de ses intérêts et de ses passions.
  • [10]
    Je m’appuie ici sur Ringen (2007).
  • [11]
    Müller-Benedict (2007) montre que cette conclusion de L’Inégalité des chances est confirmée dans le cas de l’Allemagne contemporaine par les données de l’enquête Pisa : elle identifie bien les mesures effectivement les plus efficaces pour réduire l’inégalité des chances scolaires.
  • [12]
    Voir Manzo (2005).
Français

Résumé

La conception de la rationalité courante dans les sciences sociales contemporaines est de caractère instrumental, y compris dans les formes ouvertes que lui ont données des théoriciens importants comme H. Simon ou G. Becker. Elle postule que les individus choisissent rationnellement les moyens qu’ils utilisent pour atteindre leurs objectifs ; leurs croyances et leurs objectifs leur étant imposés par des forces conjecturales. Devons-nous considérer les croyances normatives et positives des acteurs comme vouées à être laissées sans explication ou à être expliquées par des forces conjecturales ? On évite ces difficultés en substituant la Théorie de la rationalité ordinaire (tro) à la conception instrumentaliste de la rationalité. On propose ici une définition formelle de la tro, on montre qu’elle peut être efficacement appliquée aux croyances représentationnelles et axiologiques, on présente un échantillon de ses applications, on esquisse un catalogue de ses avantages logiques par rapport à la Théorie du choix rationnel (tcr) et à la Théorie de la rationalité limitée (trl), en fait des cas particuliers de la tro.

Mots-clés

  • croyances
  • normes
  • rationalité
  • rationalité axiologique
  • rationalité instrumentale
  • valeurs
  • variables dispositionnelles

Références bibliographiques

  • En ligneBecker G., 1996, Accounting for Tastes, Cambridge, Harvard University Press.
  • Berthelot J.-M., 2008, L’Emprise du vrai : connaissance scientifique et modernité, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Boudon R., 2006 [1973], L’Inégalité des chances, Paris, Hachette.
  • Boudon R., 2007, Essais sur la Théorie Générale de la Rationalité, Paris, Presses Universitaires de France.
  • En ligneBoudon R., 2008, Le relativisme, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? ».
  • En ligneBronner G., 2007a, « La résistance au darwinisme : croyance et raisonnements », Revue française de sociologie, 48-3, 587-607.
  • En ligneBronner G., 2007b, L’empire de l’erreur — Éléments de sociologie cognitive, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Coleman J., 1986, Individual Interests and Collective Action: Selected Essays, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Coleman J., 1990, Foundations of Social Theory, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press.
  • Durkheim E., 1979 [1912], Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France.
  • Durkheim E., 1960 [1893], De la division du travail social, Paris, Presses Universitaires de France.
  • En ligneEinstein A., 1936, « Physics and reality », The Journal of the Franklin Institute, vol. 221, n° 3, reproduit in S. Bargmann, ed., Ideas and opinions of Albert Einstein, New York, Crown.
  • En ligneForsé M., Parodi M., 2007, « Perception des inégalités économiques et sentiments de justice sociale », Revue de l’ofce, 102, 484-539.
  • En ligneFrohlich N., Oppenheimer J.A., 1992, Choosing Justice, an Experimental Approach to Ethical Theory, Oxford, University of California Press.
  • Haack S., 2003, Defending Science within Reason. Between Scientism and Cynicism, Amherst, ny, Prometheus Books.
  • En ligneHollis M., 1977, Models of Man: Philosophical Thoughts on Social Action, Cambridge, Cambridge University Press.
  • Manzo G., 2005, Analyse comparée de la stratification éducative en France et en Italie, Thèse de doctorat, Université de Paris-Sorbonne ; Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2009.
  • En ligneMitchell G., Tetlock P.E., Mellers B.A., Ordonez L.D., 1993, « Judgements of Social Justice: Compromise between Equality and Efficiency », Journal of Personality and Social Psychology, 65, 4, 629-639.
  • Moore G.E., 1954 [1903], Principia ethica. Cambridge, Cambridge University Press.
  • En ligneMüller-Benedict V., 2007, « Wodurch kann die Soziale Ungleichheit des Schulerfolgs am stärksten verringert werden », Kölner Zeitschrift für Soziologie, 59, 4, 615-639.
  • Ringen S., 2007a, What Democracy is for. On freedom and moral government, Oxford and Princeton University Press.
  • Ringen S., 2007b, The Liberal Vision, Oxford, Bardwell.
  • Russell B., 1954, Human Society in Ethics and Politics, Londres, Allen and Unwin.
  • En ligneSanchez P., 2007, La rationalité des croyances magiques, Paris/Genève, Droz.
  • En ligneSanchez P., 2009, Les croyances collectives, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? ».
  • En ligneShweder R.A., 1977, « Likeliness and Likelihood in Everyday Thought: Magical Thinking in Judgments about Personality », Current Anthropology, 18, 4, 637-659.
  • Simon H., 1983, Reason in Human Affairs, Stanford, Stanford University Press.
  • Smith A., 1976 [1793], An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, 7e éd. Londres, Strahan and Cadell, Ch. X, 151-209.
  • Voltaire, 1957 [1763], « Du protestantisme et de la guerre des Cévennes », Œuvres historiques, Gallimard, La Pléiade, 1275-1280.
  • Weber M., 1920-1921, Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Tübingen, Mohr.
  • Weber M., 1995 [1919], Wissenschaft als Beruf, Stuttgart, Reklam.
Raymond Boudon
Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne. Il a été élu à l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques), la British Academy, l’Academia Europaea, l’American Academy of Arts and Sciences, la Société royale du Canada. Il a été pensionnaire du Center for Advanced Studies de Stanford. Il a publié : L’inégalité des chances, Paris, Hachette, Pluriel, 2006 (1973) ; La logique du social, Paris, Hachette, Pluriel, 2009 (1979) ; Le Juste et le Vrai, Paris, Hachette, Pluriel, 2009 (1995) ; Le sens des valeurs, Paris, puf, 1999 ; Déclin de la morale ? Déclin des valeurs ? Paris, puf, 2005 ; Tocqueville aujourdhui, Paris, Odile Jacob, 2006 ; Le relativisme, Paris, puf, 2008 ; La rationalité, Paris, puf, 2009.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/06/2010
https://doi.org/10.3917/anso.101.0019
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...