Jean-Paul Callède. — La sociologie française et la pratique sportive (1875-2005). Essai sur le sport. Forme et raison de l’échange sportif dans les sociétés modernes. — Bordeaux, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2007, 607 p.
1La sociologie du sport vit un rythme particulier dans le champ des sciences sociales françaises. Objet hétéroclite, signifiant flottant difficile à saisir, le sport est à l’interface des sociologies du corps, des jeux, des organisations, des associations, du bénévolat...
2Jean-Paul Callède propose ici une analyse des publications relatives à la « pratique associative des sports (et des jeux d’exercice), des débuts du sport – des sports athlétiques – jusqu’à aujourd’hui, à l’exclusion du sport professionnel ». Jeux et sports sont explorés conjointement avec une démarche sociohistorique, dont l’auteur est un fervent défenseur en France.
3À partir d’un corpus impressionnant d’articles et d’ouvrages variés sur la question des jeux et des sports (dont quelques pépites « archéologiques », aux dires de l’auteur), il s’agit d’ « appréhender la forme et la raison de l’échange récréatif et/ou sportif dans les sociétés modernes » à partir d’angles d’attaque divers, laissant la part belle à la sociologie du sport mais également à la sociologie de la connaissance, de la culture et des associations, à l’histoire du sport et des sociabilités. L’optique théorique est ici d’appréhender le fait sportif associatif comme échange culturel en insistant sur le rôle des groupements intermédiaires au sens durkheimien et des phénomènes de don dans l’optique maussienne. L’approche peut, aux premiers abords, sembler linéaire et descriptive, mais les articulations progressives et les rappels éclairants donnent à l’ensemble une unité pertinente et érudite. La démarche choisie bat en brèche quelques préjugés, notamment le retard de la sociologie du sport française par rapport aux perspectives anglo-saxonnes et reste critique face à son fonctionnement autarcique depuis les années 1980 dans la filière STAPS (Sciences et techniques des activités physiques et sportives).
4La première partie, traitant de la structuration d’un domaine de recherches et des modélisations proposées, est une contribution majeure, jamais effectuée, sur les racines épistémologiques de la sociologie du sport française. Jean-Paul Callède parcourt l’histoire de la sociologie au crépuscule du XIXe pour en extraire la substance ludique et sportive. Les œuvres d’Herbert Spencer, de Jean Izoulet, d’Henri Marion, de Jean-Marie Guyau sont analysées. Le bouillonnement intellectuel autour des questions de solidarité sociale n’ignore pas les questions de jeu et de sport. La pensée sociologique française, dont les instigateurs ont souvent appartenu à l’Université de Bordeaux (d’Alfred Espinas et Émile Durkheim à Marcel Mauss, Gaston Richard et Guillaume L. Duprat) est longuement abordée. Les filtres praxéologiques et esthétiques y sont dominants. L’organicisme est alors omniprésent et limite l’analyse des jeux humains. Le rapport aux groupements intermédiaires et les dimensions religieuses des jeux sont extraits de l’approche durkheimienne. Cependant le préjugé scolastique de cet auteur majeur réduit l’étude du sport à sa dimension esthétique et le rattache aux sentiments égoïstes et brutaux. De la même manière, le travail de Célestin Bouglé sur les valeurs accorde peu d’importance au jeu, au contraire de l’art plus productif en matière esthétique. Par contre, les propos d’Alfred Espinas accordent du crédit aux jeux et aux sports, notamment dans une perspective éducative. Guillaume-L. Duprat, proche de René Worms, s’intéresse aux problématiques de l’éducation physique de l’époque. Son point de vue fondateur donne à la formation corporelle une légitimité éducative. La place de l’éducation physique dans le développement des sentiments moraux révèle l’esprit d’une époque. Pour autant, tout en notant l’intérêt d’un éclairage sociologique sur l’éducation physique, Duprat regrette l’omniprésence du dualisme marqué par le mépris mystique, platonicien et chrétien du corps. Ce frein, ajouté à la domination durkheimienne sur la sociologie française, limite alors les recherches sociologiques sur les jeux, l’éducation physique et les sports, laissant le champ libre à la mainmise médicale sur le corps au début du XXe siècle. Marcel Mauss, notamment au travers de son texte fondateur sur les techniques du corps (un peu rapidement analysé d’ailleurs) donne, dans l’entre-deux-guerres, les bases pour une analyse ethnographique plus approfondie des jeux corporels, notamment en termes de prestige social. Son intuition sur le don agonistique n’est pourtant pas exploitée dans les recherches anthropologiques sur les jeux et les sports. Mis à part l’essai du capitaine Escalier, lequel reprend l’idée fondamentale que les jeux seraient à l’origine de la structuration des institutions, la sociologie sportive peine cependant à faire sa place en France. L’historien hollandais Johan Huizinga, dont la traduction française est éditée en 1951, et les travaux de Roger Caillois marquent ensuite une étape décisive.
5À partir de 1958, un domaine scientifique est en cours de constitution. La position de Joffre Dumazedier est relevée par Jean-Paul Callède comme très ambiguë, puisqu’il traite du sport par le biais des loisirs en limitant sa spécificité. Les apports de Georges Magnane, de Michel Bouet et de Jean-Marie Brohm, largement marqués par le fonctionnalisme ambiant, sont plus décisifs. La fin des années 1970 donne ses lettres de noblesse à la sociologie du sport, notamment par la célèbre conférence de Pierre Bourdieu en 1978 dans l’antre du sport français : l’Institut supérieur de l’éducation physique et du sport (INSEP). À la même époque, Monique Cornaert étudie dans la revue L’Année sociologique la règle sportive dans une perspective d’idéal moral. En 1981, Christian Pociello dirige un ouvrage sur le système des sports dans une optique bourdieusienne. Jean-Paul Callède relativise l’impact de ce grand succès éditorial en soulignant à juste titre le caractère approximatif et cloisonné des analyses proposées, enfermées dans une optique trop limitée. Le regard sur les imaginaires sportifs d’Alain Ehrenberg est rapporté, les contributions de Raymond Thomas sont relevées avec justesse, notamment en matière d’ouverture internationale pour une sociologie du sport française, certes prolifique, mais trop marquée par un fonctionnement autarcique.
6La mise en place du doctorat en sciences et techniques des activités physiques et sportives aboutit à un foisonnement de recherches sociologiques sur le sport. Paradoxalement, Jean-Paul Callède cite de nombreux travaux universitaires hors de cette nouvelle section universitaire (Pierre Parlebas, Jean-Pierre Augustin, Joffre Dumazedier, Pierre Sansot). Les travaux de Pierre Parlebas font fort justement l’objet d’une focale particulière : son analyse stimulante du contrat social dans le sport est fort bien synthétisée. Jean-Paul Callède enrichit la perspective en apportant des pistes de recherche fécondes dans une optique maussienne. De même, les numéros spéciaux des Actes de la recherche en sciences sociales de 1989, les travaux des pôles nantais, strasbourgeois et bordelais sont exposés, en rappelant le rôle du CNRS peu à peu impliqué dans la sociologie du sport. Jean-Paul Callède fait également une approche critique des grandes enquêtes sur le sport de l’INSEE et de l’INSEP (1987-1988), identifiant les problèmes de définition de la pratique sportive et d’échantillonnage. À la frontière du champ sociologique, ethnologues et philosophes publient également sur le sport et les jeux, renouvelant les problématiques de l’imaginaire sportif, de la ritualisation et des significations politiques. Les nouvelles sociologies du sport ouvrent également d’autres voies sur la professionnalisation, la violence, les affaires, les identités, notamment dans le sport de haut niveau. Sociologie économique, sociologie des organisations, sociologie politique sont alors convoquées pour donner du sens aux évolutions du sport associatif saisi par le marché. La réception des travaux traduits d’auteurs étrangers comme Heinz Risse et surtout Norbert Elias est rapidement évoquée : il aurait peut-être fallu insister sur les raisons de leur faible exploitation par les sociologues français trop hexagonaux en cette fin du XXe siècle.
7La seconde partie offre aux lecteurs des focales sur deux auteurs majeurs, Pierre Bourdieu et Norbert Elias, puis sur deux thématiques chères à Jean-Paul Callède : les cultures et les sociabilités sportives. Le choix de Norbert Elias et de son élève Éric Dunning est révélateur de la démarche sociohistorique de l’auteur. Les influences d’Herbert Spencer et Johan Huizinga sont tout d’abord fort bien exposées. L’approche comparative engagée par la suite confronte la thèse de l’intériorisation des contraintes et de la violence légitimes de l’État à différentes cultures nationales : Angleterre, France, Allemagne. Le rappel des thèses d’Éric Dunning sur la violence des supporters révèle les présupposés évolutionnistes de l’auteur. Pour autant, Jean-Paul Callède ne se contente pas de s’appuyer exclusivement sur la vision éliasienne du sport et de la violence maîtrisée, il explore toute l’œuvre de Norbert Elias pour en retirer des éléments pertinents à travailler pour renouveler les regards en sociologie du sport. Le traitement sociologique des valeurs, des normes de principe et des règles dans des configurations spécifiques, ainsi que le rapport entre structures mentales et configurations sociopolitiques, proposent des pistes fécondes pour l’avenir.
8Les apports de Pierre Bourdieu, durant toute sa brillante carrière, sont ensuite présentés. Le propos ne se réduit pas seulement à une présentation exhaustive des conférences inaugurales de l’INSEP (1978, 1983), parues sous les célèbres titres : « Comment peut-on être sportif ? » et « Programme pour une sociologie du sport », et des numéros spéciaux de la revue Actes de la recherche en sciences sociales (1976, 1989, 1994). Il propose également un regard critique de l’exploitation simplificatrice de ces points de vue, celle-ci oblitérant les dimensions sociohistoriques et multipliant les sous-espaces du sport. « En gommant l’intersubjectivité et l’univers relationnel que tend de définir un sport, on risque de construire des sous-espaces sportifs dont l’objectivité, voire l’objectivisme est sans issue », rappelle Jean-Paul Callède. Les années 1990 sont également marquées par les idées de Pierre Bourdieu sur les Jeux Olympiques, différenciant le référent apparent, événementiel et sportif, du référent caché, fantasmé et illusoire, et sur l’État, l’économie et le sport. À ce niveau, Pierre Bourdieu fustige les préconstructions sociologiques sur le sport et l’utopie scientifique d’une vision partisane du sport idéalisé, alors que la réalité néo-libérale du sport-spectacle est dominante. Il défend tout de même en filigrane une vision « solidariste » et publique du sport dans la lignée des auteurs du début du siècle cités auparavant. Dès lors, comme dans d’autres secteurs des sciences sociales, le leader scientifique du départ, délimitant les frontières de nouveaux territoires à explorer, laisse place au militant, pourfendeur du néo-libéralisme. Quoi qu’il en soit, la logique de domination reste omniprésente, écartant d’autres angles d’approche essentiels à la compréhension du monde sportif associatif : le contrat, la coopération, la confiance, l’amitié...
9À ce stade, Jean-Paul Callède engage une réflexion thématique sur les sociabilités et sur les cultures sportives. Ces chapitres sont l’occasion de faire état de l’ensemble des travaux de l’auteur sur ces questions, proposant au passage de multiples orientations très séduisantes de recherche. Après un état de l’art sur le thème des sociabilités, est abordée la réalité des clubs sportifs et de leur environnement (les modes d’intégration et d’organisation de ces groupements intermédiaires), en reproduisant l’argumentation d’un article majeur de l’auteur publié dans la revue Ethnologie française en 1985. Jean-Paul Callède limite le rôle des nouvelles technologies de l’information dans la transmission des idées et des savoirs, médiée nécessairement, comme le défend Régis Debray, par une institution. Le cas des sportifs de rue laisse pourtant apparaître un renouvellement des modes de transmission de techniques et de valeurs pérennes par le biais des technologies audiovisuelles et Internet. Il ne faudrait pas sous-estimer les transformations en la matière au vu de la mobilisation quotidienne de ce nouveau « continent virtuel ». Par ailleurs, Jean-Paul Callède engage une réflexion originale sur les amitiés et autres affinités dans le monde sportif : la complexité des liens sportifs, faits de proximité affective et de concurrence sportive, est sondée avec justesse en mobilisant intelligemment la psychologie sociale. La notion de confiance est explicitée et peut être une nouvelle voie d’analyse du contrat social en situation sportive, associative ou informelle. Elle semble également au cœur du bénévolat, que l’auteur associe pertinemment à la dialectique entre désintéressement « subjectif » et intérêt « objectif ». Ces liens sociaux expriment les contradictions sociales, alliant perspectives utilitaires et « anti-économiques ». Le paradigme du don, peu utilisé en sociologie du sport, est ici incontournable : quelles significations attribuer au fait de donner, rendre et recevoir en contexte sportif ? À ce niveau, comme le rappelle Jean-Paul Callède, « c’est l’approche individualiste qui permet d’appréhender correctement les formes d’engagement, de coopération et de solidarité qui se développent dans le cadre des sociabilités associatives ».
10Une démarche similaire est envisagée pour appréhender les cultures sportives. Cinq perspectives sont différenciées dans la littérature scientifique : les enquêtes nationales quantitatives ; les analyses sociohistoriques ; les études qualitatives du « vécu » sportif ; les cultures sportives scolaires ; les optiques comparatives internationales. Après avoir décortiqué quelques travaux réalisés sous ces différents angles d’attaque, Jean-Paul Callède précise qu’au-delà du singulier partisan, « les cultures sportives (au pluriel) attestent de différentes façons de cultiver le sport à travers telle ou telle spécialité et compte tenu d’un environnement précis ». Néanmoins, les pôles particulariste et universaliste sont indissociables au sein de recherches sur les rapports de sens comme sur les rapports de force. La synthèse proposée sous forme de « schéma factoriel », dont l’axe des abscisses intègre expression identitaire et conception distractive et l’axe des ordonnées relie les logiques d’affiliation et d’accomplissement, est remarquable : les cinq modèles proposés balayent les différentes formes de pratiques sportives organisées. Dès lors, reste-t-il à décrire précisément, pour mieux expliciter les valeurs, normes et règles de conduite de ces micro-cultures sportives, à la fois dans les associations sportives, mais également dans toutes les pratiques informelles ou auto-organisées. Il convient également d’explorer les modes différenciés de transmission et de socialisation au sein de ces groupements intermédiaires, notamment dans le quotidien des interactions sociales. « Comment et dans quelle mesure les cultures sportives sont pour tout individu, garçon ou fille, homme ou femme, une façon de se cultiver par le sport, au contact d’autrui ? »
11L’intention de Jean-Paul Callède est ambitieuse au vu du nombre de points de réflexion abordés. Lier la sociologie du sport aux théories sociologiques françaises exige une érudition certaine. L’auteur apporte à ce niveau une contribution décisive en identifiant les filiations théoriques des acteurs de la sociologie du sport. Les modélisations proposées en conclusion sont convaincantes. Cette dimension est incontestablement une qualité majeure de l’ouvrage. En outre, la prise de position initiale de l’auteur d’élargir l’étude du sport aux notions voisines de jeux, d’éducation physique, de culture et autres pratiques récréatives enrichit considérablement la perspective. Cette vision élargie jette les bases d’une réelle sociologie à partir de l’analyse de la pratique sportive, laissant la porte ouverte à une étude du contrat social, de la modernité, du marché par le filtre du sport. Certes, à certains moments, le propos peut apparaître comme un empilement un peu rébarbatif de références et de thématiques. À ce titre, il prend des allures d’excellent manuel pour des étudiants de bon niveau. Cependant, l’auteur prend soin d’apporter systématiquement des commentaires judicieux et rappelle régulièrement le cap pris au départ : examiner les travaux traitant de la forme et de la raison de l’échange sportif. Le défi initial est brillamment relevé en variant les focales d’analyse sur un objet difficile : périodisations historiques, approches critiques d’auteurs, études thématiques sont autant de voies différentes, mais complémentaires, afin d’atteindre un même objectif. Les niveaux de lecture restent donc multiples : jeunes étudiants et chercheurs plus aguerris pourront y trouver leur compte. Cet ouvrage offrira ainsi aux sociologues, historiens et autres anthropologues, une mine d’informations et de propositions, propices à ouvrir de nouveaux horizons de recherche en sciences sociales du sport, des jeux ou de la culture.
12Gilles VIEILLE MARCHISET
Laboratoire de sociologie et d’anthropologie
Université de Franche-Comté
gilles. vvvieille-marchiset@ univ-fcomte. fr
Philippe Corcuff. — Les nouvelles sociologies. 2e éd. refondue. — Paris, Armand Colin, 2007, 127 p.
13La première version de l’ouvrage, dont Philippe Corcuff présente ici la critique et la refonte complète, paraissait en 1995. Contrairement à ce que pourrait en suggérer le titre, P. Corcuff n’y présentait pas l’ensemble des théories ou pratiques sociologiques dont l’émergence était récente, mais proposait une vue synthétique des sociologies qui « tentent par divers moyens de sortir d’antinomies classiques (comme matériel/idéel, objectif/subjectif, collectif/individuel ou macro/micro) [...]. C’est cette galaxie d’efforts et surtout leurs univers conceptuels de références, [qu’il a nommés] nouvelles sociologies » (1995, 6-7).
14Pour P. C., un certain nombre de paired concepts hérité de la philosophie conduit le regard du sociologue à choisir entre deux perspectives quasiment incompatibles pour l’analyse du social. Une première définition classique de la nature du social tend à accorder le primat au tout, la société elle-même, réduisant ainsi l’objet d’étude de la sociologie à l’ensemble des phénomènes sociaux durables qui s’imposent aux individus ; une seconde ontologie du social tend à le réduire aux activités, motivations et fins individuelles. Ces deux positions ouvrent deux voies distinctes : l’une recherche des lois « objectives » en négligeant la participation des individus à la constitution des phénomènes sociaux, tandis que l’autre se propose de recenser et d’analyser les motifs rationnels qui régissent ou orientent les conduites individuelles. P. C. illustre ces deux pôles de l’analyse sociologique par les sociologies de Durkheim et de l’individualisme méthodologique, dont les positions, jugées extrêmes, rendent délicates toute tentative de modélisation de l’ancrage du macro dans le micro ou des phénomènes objectifs dans les subjectivités individuelles. Ces difficultés dues à cette structuration duelle des théories sociologiques ont ouvert un champ de problématiques, particulièrement actif depuis les années 1970, qui vise à décrire les modes d’articulation de ces deux niveaux de manifestation de la vie des phénomènes sociaux.
15Lors de la première édition, P. C. présentait les sociologies du constructivisme social – pour lesquelles « les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels » (1995, 17) – comme celles qui « ont pris à bras le corps le problème de la sortie des antinomies traditionnelles en sciences sociales » (1995, 115). Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu, la théorie de la structuration d’Anthony Giddens, les « constructivismes phénoménologiques » d’Alfred Schütz, Peter Berger et Thomas Luckmann, l’ethnométhodologie de Harold Garfinkel, les études de la catégorisation sociale ou de la construction des groupes ou classes d’Edward P. Thompson, Luc Boltanski, Mary Douglas, Alain Desrosières et Laurent Thévenot, la théorie des « cadres de l’expérience » d’Erving Goffman et la « sociologie de l’expérience » de François Dubet seraient autant de paradigmes constructivistes, conçus pour expliciter les relations réciproques qu’entretiennent les interactions individuelles et les structures sociales.
16Aujourd’hui, Philippe Corcuff revient sur cette première position : « Si l’on considère que l’opposition entre le collectif et l’individuel est structurante dans les débats sociologiques, le constructivisme social ne se présente pas tout à fait comme un traitement de ce problème. Il ne se situe pas exactement sur le même plan que les deux principales réponses méthodologiques à la question : le holisme et l’individualisme. Par rapport à cette polarité, c’est le relationnalisme méthodologique qui apparaît comme un troisième programme, et non le constructivisme social » (2007, 112). Si les dialectiques constructivistes permettent de concevoir, à la suite d’Alfred Schütz, de Peter Berger ou Thomas Luckmann, la façon dont les perceptions subjectives participent à « construire » ou à « projeter » la réalité sociale, elles ne proposent pas une nouvelle ontologie du social susceptible d’ouvrir des pistes autres que celles offertes par le holisme ou l’individualisme méthodologique : il s’agit ici toujours de réduire l’univers social à ses éléments premiers, les individus. Ces voies ont pour avantage certain de réduire les individus non pas à leurs motivations rationnelles mais à leur conscience, ouvrant un espace de pure liberté au cœur du social, mais elles ne permettent aucunement de dépasser l’opposition objectif/subjectif ou individuel/collectif. Pour parvenir à s’affranchir définitivement des antinomies classiques de la sociologie, il faudrait disposer d’une ontologie du social qui ne tende à réduire les phénomènes sociaux ni au tout ni aux individus. Philippe Corcuff estime trouver une telle piste dans ce qu’il décide de nommer le « relationnalisme méthodologique ». Ce « programme », P. C. le définit comme l’ensemble des sociologies qui constituent « les relations sociales en entités premières, caractérisant alors les individus et les institutions collectives comme des entités secondes, des cristallisations spécifiques de relations sociales » (p. 112). Dans ce cadre, « le schéma constructiviste ne serait qu’un des langages à disposition du programme relationnaliste » (p. 112).
17Cette révision du point de vue de P. Corcuff justifie et ordonne la refonte complète de sa première version des « nouvelles sociologies ». Cependant, la structure de l’ouvrage n’a pas eu à évoluer car elle s’adapte mieux encore à ce nouveau fond.
18Quatre chapitres répartissent les différentes théories sociologiques qui composent le relationnalisme méthodologique. Si le dénominateur commun à ces sociologies est le primat accordé aux relations sociales, on peut concevoir quatre approches distinctes : partir des structures sociales pour étudier la façon dont elles contraignent les interactions individuelles (chap. 1) ; interroger les interactions individuelles pour exprimer par le « langage constructiviste » le mode d’émergence des structures sociales (chap. 2) ; approfondir les enquêtes des modes de constitution et d’évolution des groupes ou classes sociales, que leur nature place par définition à la jointure de la microsociologie et de la macrosociologie (chap. 3) ; redéfinir les notions d’ « individu » et de « rationalité » pour mieux rendre compte des deux dimensions constitutives de la vie individuelle, la coexistence d’un pôle social et d’une subjectivité irréductible en tout individu (chap. 4).
19Le contenu des trois premiers chapitres n’a quasiment pas été revu. Le premier présente les contributions de N. Elias, P. Bourdieu, C. Grignon, J.-C. Passeron et A. Giddens à la modélisation de l’ancrage des structures sociales dans les interactions individuelles, ainsi qu’à l’analyse des contraintes qu’exercent les premières sur les secondes. Le second chapitre détaille trois éclairages sur la nature de la participation des interactions individuelles à l’émergence ou à la vie de phénomènes sociaux : les constructivismes d’inspiration phénoménologique d’A. Schütz, P. Berger et T. Luckmann ; les vues ethnométhodologiques d’Harold Garfinkel et d’A. Cicourel ; la sociologie des sciences et des techniques de Michel Callon et Bruno Latour. Le troisième chapitre retrace les études de la catégorisation sociale et de la formation des groupes de E. P. Thompson, L. Boltanski, P. Bourdieu et de nombreuses approches sociohistoriques situées dans la lignée des études de G. Noirel sur la construction et la dé-construction de la classe ouvrière.
20Seul le quatrième chapitre a été profondément révisé et augmenté. P. C. introduit désormais cette partie par la présentation des derniers travaux philosophiques français sur la nature de l’individu. À la suite de Louis Dumont qui distingue l’agent empirique, l’homme même, du sujet normatif des institutions, de nombreuses tentatives d’explicitations de la double nature individuelle de l’homme socialisé ont vu le jour. Si l’on considère que l’unicité individuelle apparaît nécessairement dans le cours d’innombrables relations sociales sans jamais être totalement réductible à celles-ci, une juste modélisation de cette nature duelle de l’individu permettrait d’avancer vers la résolution des problèmes soulevés par les rapports du micro au macro, de la vie des subjectivités à l’émergence des phénomènes sociaux. Ici s’ouvrent deux voies de réflexions. La première se propose d’explorer la nature de l’individualité, prise dans ses parties les plus irréductibles, tandis que la seconde interroge les relations sociales elles-mêmes pour en décrire les formes et les dynamiques.
21Le premier pôle d’interrogations est introduit par les approches de P. Bourdieu et F. Dubet. Paul Ricœur distinguait deux formes d’identité, la mêmeté relative à la question « que suis-je ? » et l’ipséité rattachée au « qui suis-je ? », problématiques dont P. C. retrouve le traitement sociologique respectivement dans les théories de l’habitus bourdieusien et du quant à soi de F. Dubet. D’autres recherches insistent sur l’aspect multidimensionnel des individualités, décrivant comme Bernard Lahire un « homme pluriel » ou la « personnalité à tiroirs » de Laurent Thévenot. Une autre série d’études apporte un éclairage sur la nature de l’individualité en retraçant deux histoires : celle du mouvement d’individuation caractéristique des sociétés modernes, vue au travers des œuvres de Louis Dumont et Robert Castel ; celle de la représentation du « moi » et de ses conceptions philosophiques occidentales, par les travaux de Norbert Elias et Charles Taylor. Ce thème s’achève par la synthèse des lectures de l’individualisme contemporain, qu’elles soient critiques (R. Sennet, C. Lasch, A. Ehrenberg, A. Honneth, P. Corcuff, U. Beck, J.-C. Kaufmann), qu’elles cherchent au contraire à réévaluer les aspects positifs du mouvement d’individuation (A. Giddens, F. de Singly).
22Le second pôle, relatif à l’analyse des formes et dynamiques des relations sociales, est traité bien plus superficiellement. P. Corcuff se contente de l’évoquer en présentant très brièvement le thème de l’étude des normes sociales, ne citant que quelques éléments de la pensée de Michel Foucault et de Mathieu Potte-Bonneville.
23En postface à cette seconde édition, P. C. pose un regard critique sur l’évolution des pratiques sociologiques, avouant avoir perdu, depuis 1995, une bonne part de son optimisme. Ses regrets portent essentiellement sur une certaine forme de retenue et de routinisation, qui caractérisent selon lui nombre de travaux sociologiques récents. P. C. accuse en particulier un « conformisme relatif » ambiant d’imposer le choix de certains objets de recherches, de types de problématiques ou de maniement des références théoriques, dont les manifestations les plus extrêmes sont la « crainte de l’originalité » des thèses et travaux et « la faiblesse du dialogue avec la philosophie » (p. 117). Atmosphère qui pèserait lourdement sur « le déploiement de l’imagination sociologique » (p. 122).
24En conclusion, P. Corcuff se prend à rêver d’un sociologue qui, « en tant qu’artisan intellectuel, prendrait certes appui sur un patrimoine professionnel, mais [qui] serait aussi doté d’un esprit d’ouverture : questionnements philosophiques, goût pour l’histoire et l’ethnologie des sociétés non occidentales, curiosité à l’égard des débats [...] » (p. 122).
25Aussi, l’ouvrage conjugue une synthèse de nombreux courants sociologiques et l’explicitation de la structuration de la sociologie autour de trois axes théoriques majeurs, selon que l’on tende à réduire le social au tout, à l’individu ou aux « relations sociales », et ce, jusqu’à proposer une thèse d’histoire de la sociologie en rattachant quantité d’innovations théoriques au « relationnalisme méthodologique ». Abandonnant, au profit de ce dernier « programme », l’hypothèse que la « galaxie constructiviste » forme la seule véritable alternative au holisme et à l’individualisme méthodologiques, cette refonte des « nouvelles sociologies » lui apporte davantage de cohérence. Cependant, puisque Philippe Corcuff propose ici une présentation des sociologies qui visent à mieux rendre compte de l’ancrage du macro dans le micro ou des « structures sociales » dans les subjectivités individuelles, et que l’auteur insiste pour cela sur le thème du « relationnalisme » ou de l’ « interactionnisme », on pourra regretter qu’il n’y soit présenté ni la sociologie des formes de socialisation de Georg Simmel, ni la sociologie-historique de Stephen Kalberg ou les derniers ouvrages de Jean Baechler, dont l’objet principal et quasi exclusif est de décrire l’ancrage des formes et structures des phénomènes sociaux dans la nature des activités individuelles. On peut également regretter que les réflexions sur les formes et dynamiques des « relations sociales » soient si pauvres (l’auteur ne cite que Michel Foucault et Mathieu Potte-Bonneville), que P. C. n’ait pas étendu sa présentation de la thématique des « normes sociales » aux récents travaux de Raymond Boudon, Riccardo Viale et Pierre Demeulenaere. Cette seconde version des « nouvelles sociologies » n’en demeure pas moins précieuse, en ce qu’elle livre un éclairage synthétique, mais fin et nuancé, sur nombre de courants théoriques.
26Evan MIRZAYANTZ
Université de Paris-Sorbonne
eeevanmirzayantz@ hotmail. com
Dominique Terré. — Les questions morales du droit. — Paris, PUF, coll. « Éthique et philosophie morale », 2007, 362 p.
27Suivant une opinion assez largement reçue dans les sciences sociales, le droit exprime l’état d’une société. Cette opinion est sans aucun doute assez vague pour qu’il soit difficile de la contester. Mais si, comme le recommandait le philosophe Ronald Dworkin, on prend véritablement le droit au sérieux, on risque de découvrir une activité beaucoup plus puissante, voire inquiétante, du droit par rapport aux sociétés dont il est censé être l’expression. C’est précisément à cette découverte que nous convie le livre intriguant et profond de Dominique Terré qui, dans un même mouvement, nous fait parcourir une large partie de la littérature de philosophie et de sociologie politique contemporaine, et réfléchir sur quelques-unes des questions sociales et morales centrales des sociétés libérales du XXIe siècle. Contrairement à ceux qui auraient tendance à chercher l’éthos d’une société dans un inconscient collectif hypothétique, l’auteur de ce livre circonscrit, avec son étude des tendances du droit contemporain, un lieu précis où quelques composants fondamentaux et ambigus de cet éthos peuvent se donner libre cours. Et le bilan qu’elle en tire, celui d’une puissance morale souveraine et souterraine qui accompagne l’évolution normative de la société, mais qui pourrait aussi, le cas échéant, prendre le pas sur l’autonomie individuelle et la délibération politique, mérite qu’on s’y arrête.
28Les « prolégomènes » de l’ouvrage marquent tout de suite l’enjeu de la discussion en proposant un parcours détaillé de l’extension contemporaine du domaine du droit, la justice étant désormais sollicitée de toutes parts : conflits familiaux, responsabilité médicale, travail, urbanisme, libertés publiques... L’inflation des textes et la multiplication des appels au droit s’inscrivent dans le cadre d’une inquiétude latente par rapport à de supposés « vides juridiques » et d’une extraordinaire prolifération des « droits à... » : l’éducation, la santé, le logement, la vie privée, l’image, l’honneur, l’environnement, l’information, le revenu minimum, le procès équitable, le nom, la dignité... L’hypothèse d’une mutation du droit qu’on est tenté de poser pour expliquer cette situation s’appuie en particulier sur les changements induits par la globalisation qui requièrent une protection accrue des individus face à la pression des groupes sociaux de toutes natures. Une sorte de moralisation du droit se substituerait au déclin des pouvoirs politiques traditionnels, se traduisant en particulier par un processus général de contractualisation et de procéduralisation qui permet de passer la norme au crible de l’efficacité et de négocier ses formes multiples. On serait ainsi entré dans l’ère de ce que Mireille Delmas-Marty appelle un droit « mou », supposé plus efficace, « doux », supposé plus légitime, « flou », supposé plus prévisible. Mais en fait, comme le note D. Terré, cette évolution « rhizomatique » de la régulation ne s’oppose pas vraiment à l’espace pyramidal de la régulation, mais cohabite plutôt avec elle, faisant surtout apparaître de nouvelles catégories juridiques, comme par exemple celle de « centres d’intérêt » normatifs, qui permet d’accueillir des êtres aussi divers que la famille, le groupe de sociétés, l’entreprise, l’animal, l’embryon, la nature, le navire ou le mort, en tant que lieu d’imputation d’un ordre juridique partiel constitué de règles de droit et d’obligations. Les discussions sur le biodroit et la personne biojuridique, avec notamment les questions sur le statut de l’embryon, l’euthanasie, le commerce de la santé ou les biotechnologies, sont typiques de cette évolution.
29Ces prolégomènes fixent un cadre dans lequel l’analyse proprement dite peut alors se déployer autour de trois thèmes qui constituent chacun l’une des grandes parties de l’ouvrage : les droits de l’homme, qui sont « à la base du formidable désir de droit qui caractérise notre société », la juridicisation du politique dont témoigne la constitutionnalisation du droit ainsi que le pouvoir croissant des juges et, enfin, la procéduralisation du droit, définie comme l’attitude qui consiste, « en l’absence de toute certitude sur les valeurs ou les essences, à préférer dégager des normes tirant leur autorité des procédures et des accords à travers lesquels elles ont émergé ».
30L’origine la plus évidente de l’explosion moderne du droit réside dans les droits de l’homme qui font de l’individu l’unité indivisible ou la particule élémentaire de toute société humaine. Contrepoids du mouvement de procéduralisation, les droits de l’homme sont comme un métadroit, une sorte de « droit du droit » qui désigne dans l’individu, le sujet ou la personne, l’homme sensible, et pas seulement rationnel, méritant d’être protégé contre tous les empiétements et tous les abus. Sur l’arrière-plan des Déclarations américaines et françaises du XVIIIe siècle, les Déclarations postérieures à la Seconde Guerre mondiale et au choc moral qu’a constitué la découverte de la Shoah, établissent des droits inauguraux qui, quoi qu’il en soit de leur statut ontologique, de leurs ambiguïtés et des discussions auxquelles ils peuvent donner lieu, semblent être à eux-mêmes leur propre transcendance. Dominique Terré montre de façon très convaincante comment les droits de l’homme sont devenus une sorte d’anthropologie morale de sens commun qui fait de la compassion et de la solidarité humaine un principe de base et qui soutient, à partir de là, les évolutions de l’argumentation juridique, l’exemple le plus frappant étant celui du Conseil constitutionnel français qui, en 1971, s’appuie directement et pour la première fois sur les Déclarations de droits pour rendre un avis particulier. La référence aux droits de l’homme alimente ainsi les nouvelles techniques du droit par l’application des droits fondamentaux à des contextes spécifiques. Le rôle du principe de dignité, qu’on applique à toutes sortes de contextes, est à cet égard caractéristique. Ce principe, défini par D. Terré comme la liberté de tout un chacun de faire les choix qui sont les siens, fonde une argumentation juridique qui permet à toute personne d’agir en justice et justifie, dans certains cas, certaines limitations de la liberté. Mais ce même principe qui sert de rempart légitime contre l’oppression de toute personne par son prochain, dévoile aussi les dérives possibles d’un droit moralisateur qui prétendrait, par exemple, obliger un sujet à se respecter lui-même – un cas d’école étant celui d’un arrêt du Conseil d’État en 1995 reconnaissant la légalité d’un arrêté municipal interdisant le spectacle importé d’Australie de « lancer de nains », contre l’avis des principaux intéressés.
31À cette première dérive possible du droit contemporain qui entendrait, au nom de ses propres principes, moraliser contre leur volonté les modes de vie des individus, s’ajoute une tendance déjà beaucoup plus affirmée à ce qui apparaît comme une sorte de colonisation de la politique par le droit. La juridiciarisation du politique, second volet du parcours de cet ouvrage, se traduit essentiellement par la constitutionnalisation du droit et par un glissement progressif vers un gouvernement des juges. Selon D. Terré, la légitimité repose en principe sur la constitution et le débat, mais tandis que traditionnellement le droit est censé découler de la démocratie, il semble aujourd’hui que ce soit l’inverse qui se produise. Le premier symptôme de cette évolution est la constitutionnalisation qui déporte le droit de la politique à l’éthique, dès lors que les instances de contrôle du type Conseil constitutionnel s’appuient directement sur les droits de l’homme pour réguler la définition de la loi. Ce trait qui caractérise déjà le système américain s’est étendu au système français lorsque le Conseil constitutionnel, au lieu de veiller, comme on l’attendait, à la séparation de la loi et des règlements, s’est arrogé de façon inattendue le droit de contrôler la conformité des lois aux Déclarations de droits, à l’occasion d’un arrêt de 1971 sur la liberté d’association. Cette situation a conduit certains auteurs à se demander si l’on n’assistait pas à une substitution de l’arbitraire du Conseil constitutionnel à celui du Parlement et si le contrôle de constitutionnalité ne deviendrait pas au fond un obstacle à la démocratie. Ce « gouvernement des docteurs » mériterait alors d’être lui-même régulé, en faisant par exemple élire le Conseil constitutionnel au suffrage universel indirect avec majorité qualifiée. À cette ambiguïté de la justice constitutionnelle s’ajoute la montée en puissance dans toutes sortes d’affaires d’un juge devenu « pontife » ou, suivant les termes de R. Dworkin, une sorte d’Hercule. D’origine américaine, l’expression « gouvernement des juges » cherche, dans ses différentes acceptions – pouvoir autonome, excès de pouvoir ou pouvoir subjectif –, à saisir ce pouvoir grandissant du juge, dont les juridictions européennes en particulier constituent un cas typique. C’est ainsi que la Cour européenne non seulement interprète mais aussi détermine de son propre chef la norme qu’elle est chargée de sanctionner. Dans un registre un peu différent, le rôle du droit international et de la Cour pénale internationale fait craindre à certains l’émergence d’un ordre moral mondial et d’une « tyrannie cléricale », ce à quoi on peut néanmoins répondre que nous n’avons rien d’autre que cette imparfaite création humaine pour tenter d’empêcher ou de punir le crime. Plus généralement, il apparaît selon D. Terré que les relations entre droit et démocratie sont circulaires et que si « la démocratie relativisée, voire marginalisée », semble devenir une conséquence du droit, c’est uniquement parce que la démocratie « ne saurait s’affirmer sans déjà respecter les règles de droit ». Et l’auteur continue : « Elle (la démocratie) est entièrement tributaire du droit, elle produit du droit, elle est subordonnée au droit, sans lequel elle ne saurait être démocratie, mais mascarade démocratique » (p. 185). On peut craindre néanmoins, en l’absence de consensus sur un certain nombre de questions morales sensibles, que l’autorité non seulement juridique, mais aussi morale, d’un juge particulier, soit un obstacle à l’expression ou à la reconnaissance d’intérêts ou de positions qu’une analyse ou une représentation différente aurait fait paraître légitimes.
32Dans sa troisième partie, l’auteur se demande si la procéduralisation du droit ne serait pas finalement une voie de passage entre le substantialisme et le formalisme, incapables l’un et l’autre de rendre compte de la pratique actuelle du droit. La procéduralisation permettrait d’entrevoir un dépassement de la guerre des dieux, puisqu’elle est essentiellement liée au pluralisme et que la procéduralité va au-delà de l’idée de contrat, en se posant elle-même comme principe de mise en accord ou de règlement des litiges. Passant en revue de façon très claire les sources philosophiques et sociologiques de ce mouvement, au travers notamment des théories contemporaines de l’argumentation (Perelman), de la communication (Habermas), de l’autorégulation systémique (Luhmann) ou de la justice (Rawls), l’auteur nous montre comment la procédure est progressivement apparue comme un moyen de faire des choix face à un avenir incertain. Par exemple, dans le déroulement procédural conçu par Luhmann, « le droit n’est plus un combat, même un combat d’arguments, mais un ordre abstraitement réglé », et la procédure instaure une contrainte à la liberté et à la présentation personnelle qui assure un système d’oscillation entre la personnalité et l’impersonnalité. Chez Rawls, l’idée de justice procédurale pure (sans critère indépendant mais avec une procédure), se distingue de la justice parfaite (un critère et une procédure) et de la justice imparfaite (un critère mais pas de procédure). Ce à quoi on peut objecter, comme l’a fait Ricœur, qu’un sens moral est toujours présupposé par la justification purement procédurale – ce qui revient à dire qu’on aurait toujours, en deçà de la procédure, un critère formel, voire substantiel, interdisant de léser un sujet ou, ce qui revient au même, de lui infliger une souffrance indue. D’autres auteurs, comme par exemple Michelman, soulignent également le fait que la procéduralisation des décisions politiques n’échappe pas au substantiel. Quoi qu’il en soit, on a quelques raisons d’être inquiet sur les effets moraux de la désubstantialisation procédurale, dans un contexte d’économie néolibérale et de concurrences économiques et juridiques rationnellement gérées par des puissances sociales disposant d’importants moyens d’intervention. L’analyse que propose D. Terré d’exemples particuliers de droit procédural, tels que l’appel à des autorités administratives indépendantes ou à des arbitres nommés par des parties, ne fait pas disparaître ces inquiétudes, mais met en valeur néanmoins la dimension pragmatique de cette tendance, qu’on pourrait utilement confronter à de nouvelles expressions démocratiques, comme par exemple celle des différentes parties prenantes dans les débats sur l’environnement ou sur l’éthique industrielle et commerciale.
33Les conclusions de l’ouvrage portent sur la sacralisation du droit dans un contexte de déclin relatif de l’autorité de la loi et du prestige de l’État. Le panjuridisme ambiant paraît lié à des questions d’efficacité pratique et à une « poussée éthique », qui se traduit entre autres par une multiplication de chartes et de codes de bonne conduite. Cette conjonction explique à la fois que les foyers du droit se multiplient, que le droit se réclame davantage de la négociation que de l’imposition, ou encore que la légitimité constitutionnelle l’emporte sur la légitimité représentative. Pour autant, « le droit postmoderne ne se substitue pas au droit moderne, mais résulte de la superposition d’éléments nouveaux et anciens », et surtout, nous dit Dominique Terré, le juge reste le maître du dispositif. Or, c’est peut-être là que réside la principale cause d’inquiétude, car on préférerait sans doute que le dernier mot reste aux intérêts et aux positions légitimes que le droit d’une société démocratique est requis de défendre et de promouvoir. Si on accorde à l’auteur de ce livre que l’exercice du droit est une (sinon la) condition essentielle de la démocratie, on ne peut éviter de s’interroger sur le type de droit qui a le plus de chance de représenter la diversité des intérêts sociaux, y compris ceux des parties les plus vulnérables et les plus démunies en matière d’accès à la justice. Les droits de l’homme, et en particulier le principe de dignité qui figurait en première place de la charte des droits fondamentaux du projet de Constitution européenne, sont censés donner cette assurance, mais ils sont flous et ambigus sur beaucoup de points. Les « droits à... » et les luttes pour la reconnaissance tentent eux aussi de combler cette lacune, mais leur inflation n’inspire pas forcément confiance. C’est probablement dans la constitutionnalisation de la politique, au centre de cet ouvrage, que réside le véritable enjeu, puisque c’est là que peuvent être instaurés les verrous et les protections susceptibles de contraindre les politiques aussi bien que les juges. D’une certaine façon, l’ouvrage de Dominique Terré nous oblige à faire preuve d’imagination pour tenter de concevoir le type de constitutionnalisation de la politique et de la justice qui pourrait les rendre moins machinales et plus démocratiques, c’est-à-dire moins aristocratiques et plus ouvertes aux intérêts minoritaires, faibles, parias ou futurs. Le droit, à n’en pas douter, peut faire beaucoup, mais il ne peut pas tout. En dehors de lui, les politiques mais aussi les théoriciens de la politique ont un rôle à jouer.
34Patrick PHARO
CERSES-CNRS Paris-Descartes
patrick. pppharo@ univ-paris5. fr
Marc Barbut. — La mesure des inégalités. Ambiguïtés et paradoxes. — Genève/Paris, Droz, 2007, 222 p.
35Marc Barbut nous livre une collection de ses articles les plus significatifs qui doit être lue comme « un cours sur les éléments, que je considère comme principaux, de la modélisation mathématique et de l’analyse statistique des inégalités économiques et sociales ». Par-delà le domaine d’application spécifique, le sociologue y trouve un véritable traité érudit et synthétique de statistique descriptive univariée rédigé dans un style clair et pédagogique. Marc Barbut donne en un seul ouvrage une contribution significative à l’histoire des mathématiques et de la statistique, à l’histoire de la pensée socioéconomique et à la méthodologie des sciences humaines et sociales.
36Dans Inequality Reexamined (1992), Amartya Sen faisait remarquer que l’analyse des inégalités sociales est complexe car le concept même d’inégalité présente un contenu à la fois descriptif et normatif. C’est le point de départ de Marc Barbut. Selon lui, la nature politique du phénomène inégalitaire amplifie le risque d’erreurs auquel s’expose le chercheur qui veut décrire et comparer les inégalités dans le temps et dans l’espace. La thèse défendue par l’auteur est que les mathématiques aident à contrer ces effets pernicieux des « jugements de valeur ». Bien qu’elles-mêmes puissent parfois conduire à des résultats contradictoires, les mathématiques aideraient à clarifier la nature des ambiguïtés et des paradoxes consubstantiels à l’analyse empirique des inégalités sociales.
37Marc Barbut porte sur celle-ci un double regard : celui de la statistique non paramétrique et celui de la statistique paramétrique. Bien que l’auteur lui-même, parfois au sein d’un même chapitre, combine les deux, ces deux points de vue structurent l’ouvrage en deux parties, chacune composée de cinq chapitres.
38La première débute par un chapitre où Marc Barbut présente l’un de ses outils privilégiés pour l’analyse des inégalités : les fonctions et les courbes de concentration de Lorenz et Gini. Dans ce premier chapitre, l’auteur détaille les modalités de construction de ces courbes à l’aide d’un exemple : l’évolution de la distribution des taux de scolarisation dans les différentes catégories socioprofessionnelles françaises entre le début des années 1960 et la moitié des années 1970. Il montre que l’inégalité au sens de Gini a baissé sur cet intervalle temporel. Le lecteur averti reconnaît ici celle qui fut la première intervention de Marc Barbut dans la controverse sur la mesure des inégalités qui suivit L’Inégalité des chances et occupa les pages de la Revue française de sociologie entre 1984 et 1985.
39Dans le second chapitre, la pratique cède la place à la théorie. À l’aide d’outils classiques des mathématiques discrètes, tels que le calcul combinatoire, les treillis et les simplexes, Marc Barbut expose l’axiomatique sous-jacente aux fonctions de concentration. Leur structure mathématique profonde y est ainsi dévoilée : une courbe de concentration donnée n’est que la représentation graphique d’un point spécifique d’un simplexe donné. Le principe redistributif qu’elles impliquent est aussi mis au jour : l’on réduit l’inégalité dès lors que l’on transfère une unité de bien d’un partage supérieur à un partage inférieur. Ce principe, insiste Marc Barbut, bien qu’il soit selon lui le seul susceptible de donner un contenu précis à la notion d’inégalité, ne fait de celle-ci qu’une relation ordinale partielle. L’auteur reconnaît enfin dans les travaux du début du XXe siècle de Pigou, la genèse historique de cette axiomatique.
40C’est aux paradoxes pouvant frapper les fonctions de concentration que Marc Barbut consacre le troisième et le quatrième chapitre. Il y pose une même question : quelles sont les conditions sous lesquelles une fonction de concentration et son « adjointe » restituent des variations de l’inégalité de sens discordant ? L’analyse du cas où les pourcentages en colonne du tableau croisé parent augmentent tous d’une même constante (chap. 3) et celui d’une croissance logistique de ce pourcentage (chap. 4) permet à l’auteur d’établir que cela se vérifie pour toute variation de ces pourcentages qui soit une fonction symétrique par rapport à ces mêmes pourcentages. Le paradoxe étant levé, Marc Barbut montre enfin que si l’on voulait éliminer ce comportement des fonctions de concentration l’on tomberait sur des mesures réellement contradictoires qui obligeraient, par exemple, à considérer comme identiques ou non comparables deux situations qui sont pourtant clairement ordonnées. Ainsi, le lecteur averti lit derrière ces deux chapitres une longue réponse à l’objection que Jean-Claude Combessie (« Paradoxes des fonctions de concentration », RFS, 1985, 26 [4]) adressa à Marc Barbut dans le contexte de la controverse « française » sur la comparaison des inégalités évoquée plus haut. Selon J.-C. Combessie la possibilité même du paradoxe – qui n’en est pas un, en réalité – suffirait à disqualifier les courbes de concentration en tant qu’outil de quantification de l’inégalité.
41Bien que de nature différente, il est encore question de « fonctions de concentration » dans le cinquième chapitre. Marc Barbut y aborde le problème difficile de la quantification de la dispersion d’une variable (continue) à travers une fonction qui ne dépende que de cette variable et qui soit toujours définie. Les « fonctions de concentration » conçues par Paul Lévy représentent l’une des solutions à ce problème. L’auteur les étudie ici pour deux familles de distributions : celles « en cloche » et celles, moins bien connues, « en U ».
42Ce cinquième chapitre assure ainsi la transition entre la première et la seconde partie de l’ouvrage. La définition « fonctionnelle » de la dispersion proposée par Paul Lévy conduit en effet à penser l’analyse de l’inégalité d’une distribution empirique en termes de fonctions pouvant décrire cette distribution : quand le comportement théorique de la fonction retenue est connu, ses paramètres fourniront un étalon clair pour juger de l’intensité et du signe de l’inégalité de la distribution empirique.
43Dans le sixième chapitre, Marc Barbut considère l’expression fonctionnelle la plus simple : la « moyenne conditionnelle » (m[x] = βx + h), une fonction (linéaire) qui exprime l’inégalité d’une distribution comme la variation de la valeur moyenne des valeurs supérieures ou égales à une valeur x donnée (le lecteur apprendra au chapitre suivant que M. Fréchet proposa le premier ce type de fonction pour représenter l’inégalité). L’étudiant pour des valeurs différentes de β, Marc Barbut démontre qu’elle peut assumer la forme de distributions théoriques connues ordonnables selon la fréquence qu’elles accordent aux grandes valeurs de x : la distribution de Pareto, la distribution exponentielle et des distributions que l’auteur qualifie d’ « anti » ou « contra-parétiennes » (distributions en fonction de puissance positive pour lesquelles les grandes valeurs sont impossibles). Après la théorie, vient une très belle application. Marc Barbut ajuste la « moyenne conditionnelle », d’une part, à l’évolution dans le temps de la taille des agglomérations françaises depuis le XVIIIe siècle, et d’autre part, à l’évolution dans le temps de la plus grande d’entre elles (Paris). La distribution de Pareto peut être retenue dans le premier cas (la série de paramètres issue de ces distributions montre par ailleurs que l’inégalité est croissante, bien que de plus en plus faiblement) tandis qu’une distribution « anti-parétienne » s’impose dans le second cas (ce qui conduira in fine l’auteur à tester l’hypothèse d’une croissance logistique de la taille de Paris depuis le XVIIIe siècle).
44La genèse historique et la nature mathématique des distributions de Pareto sont détaillées dans le septième chapitre. Marc Barbut y soutient que la distribution que Pareto découvre et généralise en étudiant la distribution des revenus fiscaux dans la deuxième moitié du XIXe siècle en Grande-Bretagne et en Prusse constitue une avancée de premier ordre dans l’histoire des mathématiques car elle indique l’existence de phénomènes qui ne peuvent pas être correctement décrits par des distributions qui n’accordent qu’une faible probabilité aux valeurs s’éloignant beaucoup des valeurs moyennes. Selon l’auteur, l’ « homme extrême » de Pareto fournit ainsi une critique bien plus radicale de l’ « homme moyen » de Quetelet que celles de Cournot et de Bertrand (auxquelles on pourrait ajouter celles de Durkheim et de Halbwachs – voir M. Borlandi, « Expliquer les régularités sociales : Durkheim critique et continuateur de Quetelet », dans B. Valade, Durkheim. L’institution de la sociologie, Paris, PUF, 2008).
45C’est par ailleurs une raison mathématique profonde qui oblige à reconnaître une importance égale aux distributions de Laplace-Gauss et de Pareto, affirme Marc Barbut. Ces deux familles de distributions sont en effet liées à une même propriété mathématique fondamentale (vérifiée exactement pour les premières, et approximativement pour les secondes) : elles sont stables par rapport à l’addition de variables aléatoires indépendantes. Le huitième chapitre reconstruit le cheminement historique de la démonstration de l’existence de cette propriété, démonstration que l’on doit à Paul Lévy. C’est pourquoi Marc Barbut propose, à la suite de Mandelbrot, de parler de « lois Pareto-Lévy » afin de rendre hommage tant à celui qui les trouva empiriquement qu’à celui qui en fit la théorisation mathématique.
46D’un abord difficile pour le lecteur non initié à l’analyse mathématique, le neuvième chapitre généralise et complète l’étude de l’expression fonctionnelle de l’inégalité d’une distribution (parétienne) en termes de « moyenne conditionnelle » (m[x] = βx + h). Marc Barbut y démontre tout d’abord que m[x] peut être tant une « moyenne arithmétique simple » qu’une moyenne harmonique, géométrique ou quadratique. Il démontre ensuite que, dans les cas où il n’existe pas de moyenne, l’on peut y substituer la médiane. Il démontre enfin que, quand on peut le définir, un « écart conditionnel moyen » peut aussi être exprimé sous forme de fonction linéaire.
47Un dernier déplacement sur le terrain de l’histoire des mathématiques conclut l’ouvrage. Dans le dixième chapitre, Marc Barbut se penche sur l’interprétation erronée que Pareto donna du signe de la variation temporelle de l’inégalité des revenus à partir du paramètre principal de sa distribution. Il y restitue la réaction de Sorel aux résultats publiés par Pareto. Anticipant la logique des travaux de Lorenz et de Gini qui lui donneront raison, Sorel montre que, selon la forme de la loi de Pareto, l’inégalité d’une distribution empirique diminue quand la valeur du paramètre principal de cette loi augmente. Pareto avait soutenu exactement le contraire : puisque la valeur estimée de ce paramètre baissait d’une période à l’autre, l’inégalité des revenus était selon lui en train de se réduire. C’est là, selon Marc Barbut, un cas historique exemplaire de la place que les « jugements de valeur » (l’ « idéologie », écrit l’auteur) jouent dans l’analyse des inégalités. Pareto, brillant économiste mathématicien, ingénieur de formation, découvre une loi qui marquera l’histoire de la statistique. Il l’interprète pourtant en sens opposé à ce qu’il devrait être. C’est que, soutient Marc Barbut, le signe des variations du paramètre estimé par Pareto rentrait en consonance avec ses vues politiques : en économiste libéral, il jugeait que les inégalités devaient baisser.
48Marc Barbut nous livre donc un ouvrage foisonnant, stimulant et complexe dont ce bref compte rendu ne rend justice que partiellement. Trop nombreux sont d’ailleurs les commentaires que ce travail appelle pour qu’ils puissent être tous sérieusement discutés ici. Qu’il me soit permis alors de me borner à une remarque et à une question.
49La remarque concerne l’intérêt du livre de Marc Barbut pour l’exégèse de « Pareto-sociologue ». D’autres, historiens éminents de la pensée sociologique, ont insisté sur la circularité qui doit être établie entre l’économie et la sociologie de Pareto pour comprendre la science sociale qu’il voulait construire (voir B. Valade, Pareto, la naissance d’une autre sociologie, Paris, PUF, 1990). Au sein de cette circularité, les détails mathématiques du « Pareto-économiste » que Marc Barbut reconstruit avec minutie aident à mieux comprendre en particulier l’origine et le sens des allusions systématiques à la quantification et à la formalisation qui abondent dans le Traité. Le travail de Marc Barbut invite ainsi à ne pas oublier que si le projet de Pareto était celui d’une « sociologie générale » (voir G. Busino, « Lire Pareto aujourd’hui ? », dans A. Bouvier, Pareto aujourd’hui, Paris, PUF, 1999), c’était aussi celui d’une « sociologie formalisée ». N’est-ce pas là le trait distinctif d’une véritable « autre sociologie » qui peine toujours à voir le jour ?
50La question renvoie, en revanche, à la place du livre de Marc Barbut au sein des débats contemporains en sociologie quantitative de la stratification sociale. L’auteur définit l’inégalité comme une relation d’ordre partiel entre « partages » ; pour la décrire, c’est une approche fonctionnelle qu’il faut suivre. Quelle est la généralité de cette conception et de cette méthode ? De façon plus explicite : n’y a-t-il pas une place aussi pour une démarche tout aussi rigoureuse (mieux, pour respecter l’esprit de l’ouvrage de Marc Barbut, tout aussi ambiguë !) ayant son origine dans les travaux du statisticien anglais G. U. Yule, et ses développements dans ceux de D. Cox, L. Goodman, S. Fienberg ou A. Agresti ?
51Il m’importe moins ici d’avancer ma propre réponse à cette question que de signaler mon regret de ne pas connaître celle de Marc Barbut. Comme je l’ai rappelé au début de cette courte note, l’auteur considère son livre comme un cours sur les éléments « principaux » dans l’analyse mathématique des inégalités sociales : faut-il en déduire qu’il répondrait par la négative à l’interrogation que je viens de soulever ? C’est avec cette inquiétude que j’ai refermé ce bel ouvrage.
52Gianluca MANZO
GEMAS (CNRS - Université de Paris IV - Sorbonne)
ggglmanzo@ yahoo. fr
Beate Collet et Claudine Philippe (dir.) avec la participation de Gabrielle Varro. — Mixités. Variations autour d’une notion transversale. — Paris, L’Harmattan, 2008, 288 p.
53Ce livre, qui fait suite à une journée d’études organisée en octobre 2003 sur les mixités, est composé de 13 contributions qui croisent à la fois des dimensions de la mixité (genre, culture, classes sociales) et des grands domaines au sein desquels cette notion est mobilisée. Il vise à faire de la mixité une notion transversale, à « construire la notion au-delà de ses divers emplois dans des champs séparés » (p. 12), projet déjà initié par C. Baudoux et C. Zaidman (1992) à propos de la mixité sexuée comparée dans l’éducation, au travail et dans la vie politique, ou par G. Varro (2003) pour la mixité culturelle dans les familles et à l’école. Le livre Mixités entend transformer une notion souvent descriptive en un concept analytique ne se résumant pas à la coprésence des sexes, des catégories sociales ou ethniques.
54Les trois parties sont assez inégales sur le fond. La première partie, intitulée Ruser avec la notion, se compose de cinq textes, dont les auteurs analysent une dimension (plutôt sexuée, sociale ou culturelle) de la mixité jusqu’à en croiser deux ou trois, faisant la preuve si nécessaire de la complexité du concept. Les domaines ne sont pas tous explorés selon les dimensions évoquées : le couple fait l’objet de l’analyse la plus poussée dans ses trois dimensions, l’entreprise n’est analysée qu’à partir de la dimension sexuée. La deuxième partie intitulée Proposer un autre regard porte bien son nom : les cinq contributions comparent le concept de mixité à d’autres notions (égalité, hétérogamie, race, ethnicité...) et portent sur lui un regard critique. Cette partie, au risque parfois de nous faire perdre le fil de la mixité, permet de sortir d’une perspective trop consensuelle. La troisième partie, courte mais dense, intitulée Consolider la transversalité de la notion, permet, avec deux contributions et la postface de Claude Dubar, de revenir au cœur de la discussion en définissant précisément la mixité, en croisant à la fois l’intersectionnalité des champs et la transversalité des dimensions.
55Nous allons à présent présenter plus en détail certaines contributions, en prenant parfois quelque liberté avec l’ordre initial des textes. Plusieurs textes de la première partie privilégient la dimension sexuée de la mixité à l’école, dans les entreprises ou dans les professions.
56Claude Zaidman, à qui l’ouvrage est dédié et dans lequel elle publie son dernier texte, montre que la mixité sexuelle à l’école, définie comme la coprésence en proportion variée des sexes, est loin d’être le fruit d’une évolution « normale », qu’elle est l’enjeu d’une lutte constante entre les adversaires et partisans de la séparation des sexes. Elle propose une analyse de la mixité selon deux figures : le mélange et la séparation. L’alternance du placement des filles et des garçons dans la classe (alors que la séparation est la norme dans la cour de récréation) démontre que la mixité sexuelle peut être utilisée comme outil pédagogique par des enseignants qui déclarent pourtant, ni voir ni faire de différences entre les filles, souvent « auxiliaires de pédagogie » et les garçons. Ils vivent « ensemble mais séparés », ménageant des moments de « ségrégation périodique », dans leurs jeux, voire dans l’espace public. La mixité sexuelle ne va pas de soi, elle continue d’être source de luttes, voire de violence.
57La mixité sociale ne va pas non plus de soi à l’école comme le montre la contribution de Denis Laforgue, qui analyse les processus concrets de limitation de la « mixité sociale à l’école ». D. Laforgue explique le décalage entre la mise en œuvre du principe de mixité sociale et les conditions effectives de scolarisation des élèves, marquées par la ségrégation. Il distingue trois processus : la résistance des familles, souvent les mieux dotées (choix du privé, choix d’options, choix de domicile) ; la primauté des impératifs gestionnaires et de la production d’une élite scolaire ; la conception et la mise en œuvre d’une politique unilatérale de redéfinition des secteurs scolaires. Cette politique passe davantage par la responsabilisation des familles que par une véritable politique active.
58La question de la mixité sexuelle est abordée, à travers l’étude de trois entreprises genevoises, par Laura Cardia-Vonèche, Viviane Gonik et Benoît Bastard dans leur texte intitulé « L’impossible mixité dans l’entreprise ». Les auteurs constatent eux aussi que la coprésence entre hommes et femmes ne suffit pas à produire de la mixité et que l’inégalité des positions perdure dans des entreprises de plus en plus mixtes. La ségrégation peut être spatiale et/ou hiérarchique. Même avec les mêmes formations et diplômes, chacun travaille à des activités différentes (dans l’entreprise alimentaire, fabrication du côté masculin, emballage côté féminin). Des assignations évoluent mais ces changements s’effectuent toujours au nom de supposées capacités naturelles respectives des sexes : le montage, métier féminin quand il s’agissait de manier colle et ciseaux, est devenu un métier masculin avec l’informatisation ; le métier d’accessoiriste, anciennement masculin du fait du port de charges, est devenu féminin dès lors qu’on souligne les qualités esthétiques requises. La mixité modifie les rapports entre les sexes, elle est loin de produire de l’égalité.
59Claudine Philippe nous propose aussi une contribution sur le travail, intitulée « l’ambiguïté des mixités, à propos des professions sanitaires et sociales » dans laquelle elle propose de considérer le vécu de la mixité sexuée selon l’expérience des minoritaires, ici celle des hommes exerçant la profession de conseiller conjugal, un métier féminisé à 90 %. La présence des hommes est plutôt recherchée, surtout pour les interventions dans les collèges et lycées. Les hommes s’engagent plus fréquemment que leurs consœurs dans des parcours de promotion sociale. Cette expérience d’ « atypie douce » est fort différente de celle des femmes arrivant dans les collectifs masculins qui sont souvent forcées de se fondre dans les règles et modes de fonctionnement masculins.
60Yvonne Guichard-Claudic dans un texte intitulé « L’hétérogamie, un observatoire de la mixité ? » poursuit l’idée de C. Philippe d’étudier les cas particuliers, notamment les situations rares et trop peu étudiées d’hypogamie féminine. C’est pourtant le cas de 40 % des femmes exerçant des professions libérales ou cadres supérieures vivant dans un couple à deux apporteurs de revenus. Elle note la faible réversibilité des places : l’investissement professionnel des femmes ne se traduit pas par un investissement proportionnel des hommes dans la vie familiale. Les femmes considèrent que la difficulté n’est pas pour elle d’être hypogames mais que leur conjoint s’en satisfasse. Ce texte montre l’intérêt de croiser plusieurs dimensions, sexuelle et sociale, dont l’évolution peut varier diversement, du fait de l’intériorisation différenciée des obligations associées à la maternité.
61Cette analyse de la pluralité des niveaux d’analyse de la mixité se retrouve aussi dans l’article « Mixité et parentalité » de Gérard Neyrand qui s’intéresse d’abord à la mixité comme dualité sexuée des parents : il montre comment l’évolution sociale récente a permis de bousculer les représentations anciennes du côté féminin et masculin afin de privilégier la notion de parentalité. Cette notion de mixité est particulièrement fertile car elle met en évidence la complexification des rapports de la parentalité à la conjugalité : c’est un nouvel espace de mixité familiale, surtout depuis l’essor des séparations et recompositions familiales, le développement des procréations médicalement assistées ou les adoptions. La mixité se situe à trois niveaux différents : au niveau de la différence sexuelle (tant au niveau de la parentalité que de la conjugalité), de la différence culturelle (plutôt au niveau de la conjugalité) et au niveau éducatif (du côté de la parentalité).
62La pluralité des niveaux d’analyse est également posée dans le texte de Beate Collet et d’Emmanuelle Santelli, intitulé « La mixité au-delà des différences culturelles », à propos des couples formés par un Français descendant d’immigrés maghrébins et par un(e) conjoint(e) ayant grandi ou ayant immigré en France. La mixité est clairement définie comme à la fois culturelle et sociale. Là où on pense percevoir de la mixité culturelle, il pourrait s’agir finalement de proximité sociale. Les auteurs présentent trois modalités du choix conjugal : le libre choix conforme à la norme, la forme dominante, quand les conjoints se sont choisis librement, tout en respectant les attentes normatives des familles (couples homogames d’un point de vue culturel et social) ; l’union arrangée qui s’effectue par l’intermédiaire d’une tierce personne, dans une visée endogame ; le libre choix individualisé, quand deux individus, en rupture avec les normes familiales, revendiquent une conception partagée des aspirations (couples souvent homogames). Considérer l’origine culturelle ne suffit pas pour comprendre les logiques matrimoniales des descendants d’immigrés. Les mixités relèvent autant des références culturelles que des parcours sociaux, elles ne peuvent pas être déterminées d’emblée, seule l’enquête permet d’analyser les divers processus à l’œuvre.
63La notion de mixité ethnico-culturelle est discutée dans la contribution de Jean-Paul Payet, intitulée « La mixité, une politique de la pluralité ». J..P. Payet propose « une critique de la notion de mixité, en tant qu’elle est définie de manière déconflictualisée » (p. 193). Sa critique repose sur trois impensés de la notion : l’impensé de la pureté des cultures « avant la mixité » (avec le risque de durcissement de la définition des groupes et des cultures), celui de la disparition du conflit « après la mixité », le risque étant de confondre le caractère analytique et le caractère normatif de la notion, enfin l’écueil de considérer comme allant de soi que la mixité conduit au pluralisme, au sens d’une reconnaissance égalitaire des différences. L’école d’aujourd’hui, même ségrégée, est selon lui plus mixte socialement et ethniquement que l’école d’avant les années 1960. Il conclut que le concept d’ethnicité, peu mobilisé en France, lui paraît plus analytique que celui de mixité qui lui paraît consensuel et plus flou : s’agit-il de mixer des individus ou des groupes ? S’agit-il de pluraliser ou d’indifférencier ?
64Gabrielle Varro, dans son texte « Mettre la mixité à la place de l’origine » répond à cette dernière interrogation en estimant que la mixité représente une reconnaissance de la diversité, non sa disparition. À partir d’une situation extrême dont elle a été témoin entre 2000 et 2005 à Sarajevo, elle évoque le risque pour la France d’une « ethnicisation à rebours » des rapports sociaux du fait de la non-reconnaissance d’identités particulières qu’implique l’égalité de traitement. Le concept de mixité permet selon elle « de contribuer à la reconnaissance de la pluralité des appartenances [...] sans tomber dans la glorification des “origines”, essentialistes ou exclusives, c’est-à-dire sans ethnicisation » (p. 212). Elle montre, à propos des couples mixtes que le terme n’est pas encore stabilisé, qu’il dépend du contexte spatial et temporel. La recherche sociologique a progressivement affiné la question de la mixité conjugale, non plus réduite à des différences objectives entre conjoints mais étendue aux différences anthropologiques et subjectives de l’expérience individuelle.
65Le dernier texte que nous présenterons, celui de Beate Collet et de Claudine Philippe intitulé « Parcours réflexif et tentative conceptuelle », considère que la mixité doit se concevoir dans sa transversalité puisque aucune des dimensions sexuées, culturelles ou sociales n’existe indépendamment des autres. L’article étudie différents travaux et débats dans cinq domaines (la mixité sexuée au travail ; la parité en politique ; la mixité sociale dans l’espace résidentiel ; la mixité garçons-filles à l’école et la mixité socioculturelle dans le couple) afin d’en tirer des éléments transversaux. D’abord, la mixité est souvent érigée en idéal républicain avec sa dimension normative et il s’agit de transformer cet idéal en une notion axiologiquement neutre. Ensuite, les travaux se situent dans des champs spécifiques ce qui interroge sur l’existence d’un champ définitionnel propre à la mixité par rapport à l’égalité, l’ethnicité ou le métissage. Contrairement à l’égalité, la mixité n’invisibilise pas socialement les différences et permet de dépasser le raisonnement en termes de complémentarité des sexes. Pour l’ethnicité, elle « est plutôt pensée comme une critique de l’universalisme et ne pose pas un cadre transversal au-delà des différences » (p. 241) alors que la mixité a l’universalisme comme horizon de référence. Enfin le métissage, malgré une origine latine commune (mixtus), relève davantage du registre biologique, s’intéresse plutôt au résultat qu’au processus et « est une composition dont les composantes gardent leur intégrité » (Laplantine et Nouss, 1997). La mixité, selon les auteurs, « tiendra ensemble ce qui jusqu’ici a été pensé de manière séparée » (p. 243). Le texte se termine par l’évocation d’un véritable programme de recherche : étudier les formes concrètes, les conséquences et l’incidence spécifique de la coprésence d’hommes et de femmes, d’étrangers et de nationaux, de personnes d’origine culturelle, de religion, de génération ou de classe différente, par rapport à un cadre politique qui prône l’indifférenciation. Cette contribution, qui éclaire bien les enjeux et les débats évoqués dans les contributions, aurait gagné à être placée en texte introductif.
66En définitive la lecture de Mixités est stimulante, apportant un éclairage original sur une notion largement utilisée et trop peu théorisée. Une critique qui peut lui être adressée est consubstantielle de la structure même des ouvrages collectifs : c’est à la fois la pertinence variable des contributions à cette perspective et la faiblesse des interactions entre les textes. Certaines contributions n’ont qu’un lien ténu à la mixité tandis que d’autres la décortiquent ou l’analysent concrètement. Les apports de l’ouvrage sont nombreux : le livre propose une définition précise et transversale de la mixité ; il met en perspective cette notion avec d’autres comme coprésence, égalité, métissage ou ethnicité ; il présente une bibliographie très complète sur cette notion ; il a le mérite de poser des questions essentielles sur les problèmes que rencontre aujourd’hui notre société face à la diversité, aux inégalités, au déni de reconnaissance des particularismes dans le contexte particulier français. Le lecteur s’agace parfois de cette volonté excessive qui conduit les initiatrices de l’ouvrage à vouloir imposer ce concept sur la scène sociologique. Mais après la lecture de l’ouvrage, la mixité est devenue un concept complexe qui, malgré un lourd passé, porte résolument l’idée d’une remise en cause des attributions héritées, tant sexuées, sociales que culturelles, qu’il s’agirait d’étudier empiriquement dans les processus sociaux. Il reste à concrétiser ce programme.
67Corinne ROSTAING
Modys (Mondes et dynamiques des sociétés, UMR 5264)
Université Lumière - Lyon 2
Faculté d’anthropologie et de sociologie
corinne. rrrostaing@ univ-lyon2. fr
Gérard Mauger, José Luis Moreno Pestaña, Marta Roca i Escoda (dir.). — Normes, déviances, insertions. — Genève, Seismo, 2008, 216 p.
68La volonté des organisateurs du colloque qui s’est déroulé le 18 décembre 2006 à l’Université de Cádiz, en Espagne, dans le cadre du programme ESSE ( « pour un Espace des sciences sociales européen » ), programme qui encourage une circulation internationale des idées scientifiques, était de mettre en perspective et en discussion divers travaux sociologiques empiriques sur la « déviance ». Si l’ouvrage qui en est issu comporte une introduction qui autorise ses auteurs à présenter l’ordonnancement du livre et en faire émerger une structure cohérente, l’absence de conclusion ne leur permet pas de synthétiser les enseignements centraux des dix contributions qui en constituent le cœur. L’objet général de l’ouvrage est d’étudier la manière dont se cristallisent des normes sociales et dont se tracent, sur des scènes sociales diverses, les frontières entre le « normal » et le « déviant ». Pour ce faire, les contributions prennent essentiellement deux directions. La première direction est d’observer les processus de mise en forme (politique, juridique, scientifique, etc.) des normes sociales et des déviances auxquelles leur transgression donne lieu. Deux types de mises en forme sont étudiés dans cet ouvrage. D’une part, la mise en forme qui s’opère selon une partition du tolérable et de l’intolérable, et il s’agit alors d’une mise en forme politique des normes sociales (c’est l’objet du chapitre I de l’ouvrage). D’autre part, celle qui s’opère selon une partition du vrai et du faux, et il s’agit alors d’une mise en forme scientifique des normes sociales (c’est l’objet du chapitre II de l’ouvrage). La deuxième direction est d’observer les processus d’intériorisation des normes sociales, en analysant les effets de divers dispositifs d’insertion appréhendés comme des dispositifs de « normalisation » (c’est l’objet du chapitre III de l’ouvrage).
69L’une des méthodes utilisées pour traiter de la mise en forme des normes sociales vise à rendre compte des controverses sur le caractère déviant, ou non, d’un comportement ou d’une pratique singuliers. Il s’agit, en listant les acteurs engagés dans la controverse, en relevant les argumentaires déployés, en identifiant les stratégies rhétoriques et les répertoires d’action utilisés, de repérer diverses formes de « mise en problème » ou, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, de « problématisation ». Quatre contributions, dans l’ouvrage, relèvent en partie de ce type de démarche. Gérard Mauger revient ainsi sur les réactions qu’ont suscitées, dans l’espace public, les « émeutes de novembre 2005 ». Il montre que la controverse a essentiellement porté sur le caractère politique, ou non, de ces « émeutes ». Aux entreprises de disqualification politique qui rejetaient, au nom d’arguments juridiques, moraux, voire raciaux, les pratiques émeutières hors de la normalité politique, les émeutes n’étant alors que le fait de « voyous » ou de « délinquants », répondaient des entreprises de requalification politique qui s’efforçaient de « requalifier l’événement, les pratiques des émeutiers et leur “cause” ( “révolte du précariat”, “révolte des ghettos” ou “révolte des minorités visibles” ) » (p. 22). Marta Roca i Escoda, pour sa part, analyse la manière dont, en Suisse, les débats publics qui ont suivi la découverte du virus du Sida, dans les années 1980, ont permis une requalification politique de l’homosexualité. En rendant visible les phénomènes de stigmatisation et de ségrégation que subissent les malades du Sida, ces débats ont « conduit les personnes engagées dans la lutte contre le Sida à reproblématiser la question de la marginalisation et des discriminations à l’encontre des minorités appréhendées comme déviantes dans un passé proche » (p. 52). Sur une scène plus localisée du débat public, Emmanuel Soutrenon ne fait pas non plus autre chose que de rendre compte d’une « mise en problème » singulière quand il analyse les débats parlementaires qui ont eu lieu, à la fin des années 1980, sur une éventuelle dépénalisation des actes de vagabondage et de mendicité. Il analyse le soubassement éthico-moral des qualifications politiques de ce type spécifique de déviance, qualifications qui reposent sur des argumentaires en définitive plus complexes que l’apparente opposition entre les tenants du « répressif » et les adeptes du « social ». Si l’on quitte le terrain des codages politiques (chap. I) pour rejoindre celui des codages scientifiques (chap. II) de la déviance, la même démarche est adoptée par Francisco Vasquez Garcia dans son étude sur la réception et la diffusion du concept d’homosexualité en Espagne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. En analysant un corpus de références savantes entre 1850 et 1936, il revient sur les analyses classiques de Michel Foucault qui montrait l’émergence, dans le dernier tiers du XIXe siècle, d’une figure psychiatrique de l’homosexuel, appelée à se substituer à la figure théologico-morale du sodomite. Vasquez Garcia montre que c’est en réalité une « coexistence de catégories profondément ambiguës » (p. 116) qui a eu cours à cette période. L’argument est à la fois épistémique, puisque c’est la « cohabitation instable » entre anciennes et nouvelles taxinomies qui est affirmée, et réaliste, puisqu’il s’agit de « rendre intelligible le fait qu’un même agent social (un psychiatre par exemple) peut proférer des discours très différents selon l’auditoire de référence (revue spécialisée, brochure de vulgarisation, leçon professorale, conférence pour un public profane, intervention médiatique) tout en combinant de façon variable le langage issu d’une matrice théologico-morale et le langage technique de la psychiatrie spécialisée » (p. 118).
70Cependant, cette démarche qui vise à rendre compte des débats (moraux, politiques, scientifiques) qui participent d’une « mise en problème » d’objets empiriques divers, n’en oublie pas les acteurs sur lesquels porte la controverse. Ils peuvent notamment se constituer en sujet collectif et avoir leur mot à dire. Cela apparaît dans l’article de Marta Roca i Escoda, à propos du « mouvement homosexuel », qui a travaillé ses revendications à partir de la reproblématisation de l’expérience homosexuelle qui a suivi, en Suisse, la découverte du virus du Sida. Comme le souligne Gérard Mauger à propos des controverses autour des émeutes de novembre 2005, il importe donc « de s’interroger sur les incidences de ces représentations sur le fait social étudié » (p. 15). Ainsi, il explique que les « entreprises de politisation peuvent s’ancrer dans une condition sociale partagée par les émeutiers, susceptible de fonder “une cause” » (p. 36). Pour étudier les conditions de possibilité de cet « ancrage », ou de cette intériorisation, l’auteur revient sur la réalisation d’études sociologiques, notamment par Marwad Mohammed, « auprès des émeutiers » (p. 31). Alors, les sociologues constatent deux choses. D’une part, que « l’investissement délinquant ou l’appartenance au monde des bandes n’excluent pas l’indignation à l’égard du racisme et des violences policières » (p. 32). D’autre part, que la dotation en capital culturel est la variable discriminante pour la construction d’une justification politique des pratiques émeutières, par les émeutiers eux-mêmes. Les normes sont donc l’objet, en même temps qu’elles en sont le produit, d’usages et d’interprétations diverses par les acteurs qui sont censés s’en écarter. Francisco Vasquez Garcia montre ainsi que les discours des homosexuels eux-mêmes, au début du XXe siècle, « restaient habituellement méfiants par rapport aux intentions pathologisantes de la médecine, et avaient recours à l’humour et à l’ironie » (p. 121). Il propose alors de « remplacer l’image simple et unidirectionnelle de la subordination et de l’intériorisation par le cadre complexe de la lutte et du bricolage créatif » (p. 121). D’où l’usage d’une deuxième méthode, utilisée dans deux contributions, pour analyser la mise en forme des normes sociales : le compte rendu des interactions entre des « entrepreneurs de morale » et les individus étiquetés comme déviants. La sociologie des carrières déviantes inspirée, parmi d’autres, par l’École de Chicago, est alors particulièrement mobilisée. Samuel Lézé analyse le codage psychanalytique de ce qu’il nomme, à la suite de Peggy Thoits, une « déviance émotionnelle » (p. 72). Il revient sur les « phases saillantes de la carrière morale » (p. 76) d’individus confrontés à des « troubles personnels », pour comprendre ce qui pousse certains individus à accepter les interprétations qu’offre le psychanalyste de leurs problèmes personnels, dans le cadre d’une conversation qui se transforme alors en « consultation ». « La parole efficace [relevant] avant tout d’une personne autorisée » (p. 81), c’est dans la reconnaissance de l’autorité morale du psychanalyste que l’auteur cherche les fondements de cette acceptation. Il montre que c’est non seulement la reconnaissance d’un ascendant du psychanalyste comme « expert », mais également « l’autorité charismatique » du psychanalyste qui créent, pour les patients, une confiance dans la « singularité » de « leur » psychanalyste : c’est par ses propriétés physiques et par la pertinence momentanée de ses actes de parole, autrement dit son éloquence, que le psychanalyste fait corps avec la psychanalyse et crée les conditions de possibilité d’une intériorisation des frontières de la « déviance émotionnelle ». Stanislas Morel, quant à lui, analyse les conditions de possibilité d’une interprétation psychologique des difficultés scolaires de certains enfants dont le comportement est appréhendé comme une « déviance scolaire ». Il montre qu’une part essentielle du travail des psychologues scolaires est de convaincre les acteurs, notamment les parents de l’enfant en difficulté, de la nécessité d’une prise en charge psychologique de l’enfant concerné. L’auteur analyse les conditions de possibilité de cette mise en forme psychologique de la « déviance scolaire ». Tout d’abord pour les parents, qui subordonnent leur accord à une aide médico-psychologique « à la condition que les activités thérapeutiques servent directement à l’amélioration des résultats scolaires de leur(s) enfant(s) » (p. 88). Mais également pour les psychanalystes travaillant dans les centres destinés à accueillir ces enfants en difficulté (les Centres médico-psycho-pédagogiques, CMPP), qui opèrent, au contraire, une mise à distance des problèmes scolaires, pour faire émerger une sorte de pureté psychique extraterritoriale. Est donc ici retracé le rôle des différents acteurs qui, des enseignants aux psychanalystes de CMPP, en passant par les psychologues scolaires et les parents, participent à la construction négociée d’une « carrière déviante » dans le cadre scolaire.
71Dans la continuité de ces études qui abordent la mise en forme des normes par le biais des « carrières déviantes », les quatre dernières contributions s’intéressent, en intégrant des éléments de la sociologie bourdieusienne, aux conditions sociales d’une « sortie » de la carrière déviante, en analysant, sur des terrains divers, des dispositifs d’insertion qui sont appréhendés comme des dispositifs de « normalisation ». À travers le sens que les acteurs donnent aux normes sociales, c’est une part essentielle de leur construction qui est abordée. Isabelle Coutant décrit le travail de conversion « d’habitus déviants en habitus conformes » (p. 128), à partir d’un dispositif d’insertion de jeunes délinquants dans le monde professionnel de l’animation. Insistant sur le « sens de l’honneur » de la « culture de rue », elle montre que l’adhésion à la proposition de conversion, que proposent les éducateurs aux délinquants, suppose qu’elle offre à ces derniers du « capital symbolique ». Les éducateurs, favorisant les normes d’acculturation, sont alors les médiateurs entre le « monde de la rue » et le « monde de l’animation ». Ils doivent proposer un « récit de soi » plus acceptable pour les délinquants, qui renforcent leur croyance dans la conversion et la rupture avec leur passé déviant. Si, par conséquent, c’est l’autorité morale des éducateurs qui est mise à l’épreuve, Isabelle Coutant montre que cette croyance dépend aussi « des chances objectives d’insertion, c’est-à-dire dans un premier temps des ressources scolaires, familiales et sociales mobilisables, puis, dans un second temps, des perspectives sur le marché du travail » (p. 142). Murielle Darmon, quant à elle, présente l’analyse sociologique de groupes commerciaux d’amaigrissement (les Weight Watchers, WW), qui proposent un régime spécifique consistant en « un contrôle des calories et des lipides ingérés qui se fait par l’intermédiaire de la gestion d’un total journalier de “points” » (p. 153). Elle montre que c’est un « travail sur les dispositions » qui y est opéré. Mettant en parallèle cette étude avec ses anciennes enquêtes sur les « carrières anorexiques », elle rend compte de la production, dans ces WW, d’une sorte de « sens pratique anorexique », comme opération de mise à distance des usages populaires (ou définis comme « vulgaires ») du corps. Plus généralement, ces WW sont une « industrie de conversion des habitus populaires » : les contours de la « bonne ménagère de classe moyenne », qui propose un « bon repas » le soir à son mari, y sont en effet tracés et actualisés. C’est sur un tout autre terrain, celui de la prison et de l’expérience carcérale des usagers de drogues incarcérés, que Fabrice Fernandez revient sur cette thématique des conditions sociales d’une intériorisation des normes sociales. Se proposant de relativiser la notion d’ « expérience totale » de Goffman, il tente de mettre en rapport l’adhésion des prisonniers aux normes, formelles ou non, de l’institution carcérale, avec la densité et la permanence des liens sociaux que ces prisonniers conservent à l’extérieur. C’est ce que l’auteur nomme un « double travail d’ajustement » que lesdits prisonniers doivent accomplir, non seulement avec le monde de la prison, mais également avec le monde extérieur (conserver ou non des liens extérieurs). Réalisant une typologie des formes de double ajustement, en croisant « les types de participation ou de refus à la logique du monde pénitentiaire avec les logiques de maintien ou de rupture avec les liens extra-carcéraux » (p. 173), il montre que ces doubles ajustements « sont déterminés par d’autres facteurs que le simple délit : la durée de la peine, le capital économique, culturel, social, relationnel, le degré de dépendance à la drogue, l’expérience du monde carcéral et l’articulation avec le monde extérieur, les liens sociaux et familiaux maintenus ou non à l’extérieur » (p. 174). Enfin, José Luis Moreno Pestaña revient sur les différents types de gestion des troubles alimentaires selon l’origine sociale des « déviants » et de leur famille. En étudiant la « succession de phases au terme desquelles une personne devient un patient affecté d’un trouble alimentaire » (p. 191), il montre que le poids de l’origine sociale intervient à différentes étapes de la « carrière » de la personne en question : la gestion profane du trouble et sa mise en forme médicale ; le choix d’un lieu de soin et/ou de thérapie, car certaines filières privées sont chères et difficiles d’accès ; et enfin, l’alternative entre « sortir » du trouble ou le réinterpréter positivement. L’auteur montre alors que la « sortie » du trouble implique de renoncer aux pratiques d’autocontrôle corporel, qui fonctionnent pourtant comme un « laissez-passer social » sur nombre de marchés corporels où la minceur est un capital valorisé : la jeunesse, le milieu familial, le marché des emplois fondés sur un contact avec le public, et enfin les relations de couple. Cette « sortie » est la voie privilégiée par les personnes peu dotées en capitaux, économiques et culturels. Au contraire, dans les classes aisées où l’autocontrôle corporel est une condition de réussite sociale (tant d’un point de vue matériel que symbolique), est préféré un travail de réinterprétation positive du trouble qui doit se négocier avec les différents professionnels qui, du psychiatre au nutritionniste, en passant par le psychologue, l’homéopathe et l’endocrinologue, forment un marché des définitions des troubles alimentaires. Or l’accès à une offre thérapeutique suffisamment diverse pour permettre ce travail de réinterprétation négociée du trouble est lui-même dépendant de la dotation en capitaux culturel et économique. Son objet, conclut l’auteur, tend alors à le faire dévier d’une sociologie de la maladie mentale à une « sociologie de la vie quotidienne de fractions des classes moyennes dominantes et des personnes qui, avec une bonne volonté corporelle, aspirent à l’idéal d’excellence [corporelle] ». Une telle sociologie montrerait, selon lui, « les coûts, parfois terribles, qu’entraîne une telle expérience de la domination – ou l’aspiration à l’exercer » (p. 213).
72Au total, c’est l’unité dans la diversité qui prime dans cet ouvrage. Diversité théorique, puisque de l’approche généalogique de Michel Foucault à la sociologie des carrières déviantes inspirée, parmi d’autres, par l’École de Chicago, en passant par les outils de la sociologie de Pierre Bourdieu, c’est nombre d’auteurs, que la sociologie n’a pas l’habitude de mobiliser ensemble, qui sont réunis dans cet ouvrage. Diversité empirique, puisque les dix contributions nous entraînent sur des objets divers, de la sociologie des classes populaires à la sociologie de la santé mentale, en passant par la sociologie de la prison et la sociologie de l’action publique, cela dans des pays divers, en France, en Suisse et en Espagne. Mais unité épistémique, car cet ouvrage – fidèle aux prescriptions durkheimiennes selon lesquelles le crime (Durkheim n’utilise pas alors la notion de « déviance ») est un indicateur de la conscience collective et des systèmes normatifs propres à un groupe donné – offre une réflexion intégrée sur la construction des normes sociales, appréhendées, de leur mise en forme spécifique aux conditions de leur intériorisation, comme des manières de faire, de penser et d’agir.
73Nicolas SALLEE
Allocataire de recherche à l’IDHE, Paris X - Nanterre
nicolas. sssallee@ gmail. com