Terence C. Halliday, Lucien Karpik, Malcolm M. Feeley (eds). — Fighting for Political Freedom : Comparative Studies of the Legal Complex and Political Liberalism. — Oxford and Portland Oregon, Hart Publishing, « Oñati International Series in Law and Society », 2007, 508 p.
1Comme en témoignent la présente livraison de L’Année sociologique ainsi que la précédente, les sciences sociales, et particulièrement la sociologie, redécouvrent depuis quelques années l’importance de la dimension politique de l’activité juridique. Certes, ce n’est pas totalement une nouveauté, et il convient de rappeler de ce point de vue que la science politique américaine considère depuis longtemps que le droit et la justice sont des questions éminemment politiques. C’est ce retour du politique que confirment parmi d’autres Terence Halliday, Lucien Karpik et Malcolm Feeley dans l’ouvrage qu’ils dirigent, Fighting for Political Freedom, et qui constitue bien une des expressions de ce mouvement (on notera ici le fait que l’ouvrage est publié sous l’égide de l’Institut international de sociologie juridique d’Oñati en Espagne qui joue un rôle extrêmement important dans l’internationalisation des échanges au sein des communautés de recherche concernées). Dans une longue introduction, ils en avancent d’ailleurs quelques-unes des raisons : globalisation, extension des marchés, nouvelles mobilisations de la société civile, importance croissante accordée aux droits fondamentaux... Ces éléments de contexte ont, de leur point de vue, des conséquences sur l’activité juridique : augmentation du nombre de professionnels du droit et renforcement de leur statut, judiciarisation du politique, etc.
2Cet ouvrage reprend la position que Terence Halliday et Lucien Karpik avaient défendue en 1997 dans un autre livre où ils avaient déjà déploré l’oubli du politique dans les travaux sur l’activité des professionnels du droit (T. C. Halliday et L. Karpik [eds], 1997, Lawyers and the Rise of Western Political Liberalism, Oxford, Oxford University Press). Dans sa recension de cette précédente publication, Stuart Scheingold (S. A. Scheingold, 1998, « Taking Weber seriously : Lawyers, Politics, and the Liberal State », Law & Social Inquiry, vol. 24, no 4, Autumn 1999, 1061-1081) revenait, dans un dialogue avec les auteurs, sur leur référence à Alexis de Tocqueville et Max Weber pour souligner la relation extrêmement forte entre les professionnels du droit et la démocratie libérale. Il rappelait également qu’à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les études sur les professionnels du droit révélaient une occultation progressive de la dimension politique de la pratique juridique. De façon plus générale, les travaux sur les professions, marqués souvent par un fonctionnalisme étroit, étaient dans le même temps essentiellement mobilisés sur la question de la protection de l’ordre social. Ces travaux faisaient ainsi écho à ceux de la science politique américaine qui, dans une période marquée par le débat sur « la fin des idéologies », avaient pour principale préoccupation la conservation des systèmes sociaux. Fonction pour laquelle, on peut le rappeler, Talcott Parsons lui-même considérait que le droit et les professionnels du droit jouaient un rôle clé dans la mesure où ils s’attachaient à éteindre les passions suscitées par les conflits sociaux. Mais, comme le souligne Stuart Scheingold en s’appuyant sur nos deux auteurs, il s’agissait de célébrer la continuité, de consacrer tous les efforts à en justifier la nécessité et de se préoccuper du consensus qui en était la condition. Ce retrait du politique dans l’approche des professionnels du droit se perpétua sous une autre forme avec l’émergence progressive d’une tendance que Stuart Scheingold qualifie de « révisionniste » dans l’approche des professions en général et celle des professions du droit en particulier, tendance illustrée notamment par la « théorie du contrôle du marché » et la mobilisation de l’ « expertise technique » telle qu’on peut la voir s’exprimer par exemple chez des auteurs comme Larson et Abbott. Stuart Scheingold montre d’ailleurs que ce souci des attributs de la professionnalité et de ses usages n’est pas incompatible avec celui des finalités des pratiques professionnelles de telle sorte que la question de la contribution de ces analyses à la prise en considération de l’inégale distribution des pouvoirs au sein de la société et de la stratification sociale peut être posée malgré tout.
3Le présent ouvrage constitue de fait tout à la fois un élargissement et un approfondissement du premier essai écrit par Terence Halliday et Lucien Karpik dans lequel ces derniers défendaient la thèse suivant laquelle les professionnels du droit contribuaient notablement à une forme de libéralisme politique. Celui-ci pouvait être caractérisé comme l’établissement de limites au pouvoir de l’État, l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’institution et la mobilisation d’une société civile et la garantie des droits des citoyens. Mais, la démonstration portait sur l’observation de quatre pays occidentaux : l’Angleterre, la France, l’Allemagne et les États-Unis. Le travail, réalisé cette fois-ci avec l’arrivée d’un troisième coordinateur : Malcolm Feeley, professeur de droit, spécialiste des questions pénales et de justice, notamment de Judicial Policy Making, s’appuie sur une large palette de 16 cas de pays : de l’Asie au Moyen-Orient, de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud, en Europe. Il nous offre un panorama pratiquement mondial des rapports au politique qu’établissent dans l’espace géographique mais aussi dans le temps de l’histoire les professionnels du droit. La thèse d’une relation de causalité entre professionnels du droit et libéralisme politique est donc reprise et amplement développée. Elle l’est tout d’abord dans un long chapitre introductif des trois coordinateurs de l’ouvrage où est présentée la structure théorique du projet et dans une postface (postscript) fortement argumentée de Lucien Karpik. Ce dernier y synthétise les principaux résultats obtenus et y annonce les perspectives ouvertes en termes de recherche sur l’influence du système judiciaire sur les transformations de l’État, sur la construction d’une théorie de l’action politique des professionnels du droit ou encore sur les rapports entre les professionnels du droit et la globalisation.
4Les façons dont les coordinateurs du présent ouvrage développent leur raisonnement sur les rapports entre « lawyers » et libéralisme politique, la démarche qu’ils adoptent (en se livrant à une comparaison quasi planétaire) permettent ainsi de confirmer l’importance qu’ils accordent au politique. En effet, cette relation causale dont ils affirment l’existence, et dont l’investissement sur la justice comme arène politique constituerait une des expressions, apparaît fortement liée à la question de la globalisation, à ce qui serait une importance accrue accordée à et prise par la société civile, à l’incertitude concernant le statut de l’État, à la montée en puissance du néo-libéralisme, aux incertitudes du pouvoir politique et de ses fondements. La reprise dans l’introduction et dans la conclusion des cas présentés fournit autant d’occasions de mettre en valeur, sans que soient ignorées de fortes variantes, la pertinence de la thèse centrale et ses diverses déclinaisons, ce qui s’illustre notamment par un tableau (p. 33) établissant les variations de la relation suivant les pays et suivant les registres où s’exprimerait ce libéralisme politique (limites tracées au pouvoir de l’État, luttes pour les droits fondamentaux, mobilisations de la société civile). De même Lucien Karpik propose dans sa postface des « modèles d’action » susceptibles de combiner toutes les variations observées. On lui saura gré à l’issue de ce long périple de considérer tout de même que l’ « arène juridique » reste un domaine de lutte. C’est effectivement ce que donnent à voir les 16 chapitres, écrits par des auteurs reconnus internationalement dans le domaine des legal studies, qui représentent le cœur de l’ouvrage et qui révèlent toute la complexité des rapports entre le juridique et le politique quand ceux-ci sont replacés dans la singularité de leurs contextes historiques, culturels et politiques.
5Mais, c’est précisément la lecture de ces chapitres qui redonne du poids aux objections et réserves dont la démonstration précédente de Terence Halliday et Lucien Karpik avait déjà fait l’objet. En effet, ces objections et réserves nous paraissent conserver toute leur pertinence dans la mesure où, si l’on ose dire, les responsables du présent ouvrage persistent et signent, même s’ils tentent cette fois-ci de se prémunir des critiques qui leur avaient alors été adressées.
6Ainsi, malgré l’approfondissement de l’analyse dont témoignent l’introduction et la conclusion de l’ouvrage, les termes mêmes, qui sont au cœur de la thèse sur la relation causale qui lierait lawyers et political liberalism, continuent de susciter des interrogations. L’usage du terme lawyers laisse en effet supposer que les professionnels du droit, quelle que soit leur spécialisation (avocats ou juges notamment), s’inscriraient dans cette même logique de mobilisation en faveur du libéralisme politique. Certes, les coordinateurs de l’ouvrage avancent le terme de « legal complex » ( « it is not the politics of lawyers alone but the politics of a “legal complex” of legally-trained occupations, centred on lawyers and judges, that drives advances or retreats from political liberalism » ) (p. 3). Certes, ils n’excluent pas que puissent exister des conflits et des contradictions entre ces différents partenaires du legal complex, mais pas au point de renoncer à la thèse suivant laquelle, globalement, ils constituent néanmoins des « configurations » œuvrant en faveur du libéralisme politique. Si l’on s’en tient aux nombreux travaux consacrés internationalement respectivement aux juges et aux avocats, quels que soient les systèmes juridiques concernés (common law ou système romano-germanique), cette relativisation des différences de position, de statut, de rapport au pouvoir entre les professionnels du droit conduit clairement à leur sous-estimation et évite par-là même la remise en cause d’une thèse dont la tonalité est excessivement généralisante.
7A contrario, le souci que manifestent les auteurs de distinguer leurs political lawyers des cause lawyers laisse quelque peu perplexe. Il semble s’agir pour eux de distinguer effectivement des professionnels du droit inscrits traditionnellement, historiquement, dans la défense et la promotion des principes de la démocratie libérale qui, seuls, contribueraient à la légitimation des corps professionnels concernés de ceux qui sont attachés spécifiquement à la défense de causes (minorités ethniques, populations démunies, droit des femmes, etc.) et dont il est affirmé par l’un des auteurs qu’ils seraient « marginaux ». Une telle considération nous semble poser au moins deux problèmes. L’importance des travaux consacrés au niveau international au cause lawyering (voir par exemple A. Sarat et S. A. Scheingold [eds], 2005, The Worlds Cause Lawyers Make. Structure and Agency in Legal Practice, Stanford, Stanford University Press) est à la mesure de la réalité du phénomène et, loin d’être marginale, une telle production participe pleinement de ce retour au politique dans les travaux de sciences sociales sur l’activité juridique. Excluons l’idée d’une sorte de concurrence dans le marché de la connaissance en sciences sociales sur les professionnels du droit où la promotion des études de political lawyers viserait à supplanter celle des cause lawyers. Il reste qu’on peut néanmoins se demander si cette opération de relativisation d’un tel mouvement au sein des professionnels du droit ne conduit pas indirectement à occulter dans la réalité de la démonstration de réelles contradictions, rapports de force, différences de relations au pouvoir politique et au marché qui viendraient fragiliser la thèse centrale avancée. Dans la vive critique qu’il avait faite du premier ouvrage de Terence Halliday et Lucien Karpik, Richard Abel estimait déjà, en s’appuyant d’ailleurs sur les cas alors présentés, et en se référant à de nombreux travaux américains, que l’engagement des professionnels du droit en faveur du libéralisme politique faisait en fait... exception ! (R. Abel, 1998, « Lawyers for Liberalism : Axiom, Oxymoron, or Accident ? », Books on Law, Book Reviews, November, p. 9-15). À la lecture de l’ensemble des cas rapportés dans le présent ouvrage, l’objection formulée par Richard Abel apparaît toujours aussi pertinente. La volonté de transparence des auteurs sur la diversité des situations et les écarts qui apparaissent par rapport à leur thèse, et qu’ils tentent en quelque sorte de canaliser en les inscrivant dans des typologies constitue certes une avancée. Mais admettre ainsi la possibilité d’une hétérogénéité des situations ouvre la voie à une interrogation sur les limites d’un tel exercice de généralisation qui court le risque d’imposition d’une vision enchantée de l’implication des professionnels du droit dans le politique (vision enchantée, quelque peu « monolithique », « homogénéisante et réifiante » dont le reproche avait déjà pu être adressé à Lucien Karpik voir, par exemple, L. Israël, 2005, Robes noires, années sombres. Avocats et magistrats en résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard ; L. Willemez, 1999, recension de l’ouvrage de Terence Halliday et Lucien Karpik [eds], Lawyers and the Rise of Western Political Liberalism..., Politix, vol. 12, no 46, 177-180 ; L. Willemez, 1995, recension de l’ouvrage de Lucien Karpik, Les avocats. Entre l’État, le public et le marché, XIXe-XXe siècles, Politix, vol. 9, no 33, 170-172).
8Ce soupçon d’empathie avec l’objet (Richard Abel va jusqu’à parler à propos de Lucien Karpik de « position idéologique ») est d’autant plus susceptible de naître que l’autre terme du rapport de causalité, dont l’existence est affirmée : le libéralisme politique n’est pas lui-même exempt d’interrogations sur sa pertinence. Les auteurs en donnent dans leur introduction une définition approfondie. Il s’agit de protéger et de promouvoir les droits fondamentaux, d’instituer des limites au pouvoir de l’État (fragmentation du pouvoir et établissement de contre-pouvoirs dont le pouvoir judiciaire, équilibres entre le local et le national...), de favoriser les mobilisations d’une société civile autonome. En un mot, le libéralisme politique a à voir avec « les limites, la répartition et le contrôle du pouvoir dans une société » (p. 12). Mais ce souci de précision dans la définition du libéralisme politique ne semble pourtant pas en mesure de dissiper les réserves formulées auparavant par Stuart Scheingold, notamment si l’on se réfère aux différences, qui se confirment dans le présent ouvrage, dans les façons dont les professionnels du droit se positionnent en référence à ce principe du libéralisme politique. Stuart Scheingold observait dans leurs pratiques au sein des différents pays étudiés des modulations sensibles entre les conceptions qui inspirent leur action depuis la conception du libéralisme du Rechtstaat de Max Weber jusqu’à des conceptions mobilisant de façon plus délibérée les principes démocratiques. Dans ces derniers, par exemple, la question est posée de la citoyenneté sociale de la classe ouvrière ou celle de l’éventuelle incompatibilité entre l’expression absolue de la « volonté générale » et la prise en compte des aspirations de la société civile. Stuart Scheingold contestait ainsi l’unicité de la notion de libéralisme politique et des façons dont les professionnels du droit se positionnaient par rapport à elle. Il complétait cette critique par l’expression d’un grand scepticisme quant à la pertinence d’un traitement spécifique du politique dans le libéralisme. Il lui semblait nécessaire de prendre en compte l’économique. L’observation des pratiques des professionnels du droit dans les différents pays révèle effectivement leur implication forte dans l’économique (les élites concernées et leur organisation étant généralement plus engagées dans les questions du capital que dans celle de la défense du travail). Ce constat justifierait bien l’idée d’une indissociabilité de l’économique et du politique dans le développement du libéralisme.
9Ce dont témoignent également tous ces débats autour d’une ambitieuse tentative de consacrer la thèse d’une relation de causalité entre professionnels du droit et libéralisme politique à travers un travail comparatif aussi large, ce sont les risques d’une généralisation excessive qui conduit à gommer les différences ou à les considérer comme de simples épiphénomènes. Celle-ci est en effet opérée à partir de cas porteurs d’une histoire politique, de traditions, de cultures modelant la place du juridique et de ses acteurs de façon extrêmement diversifiée et dont l’étude est confiée à différents auteurs eux-mêmes inscrits dans des traditions intellectuelles hétérogènes. De ce point de vue, les efforts accomplis par les coordinateurs de l’ouvrage, notamment par Lucien Karpik dans son chapitre de conclusion, ne suffisent pas à nous convaincre de l’universalisation de la thèse qu’ils avancent. Le contraste apparaît en fait marqué entre l’aspiration à l’unicité ou à une tendance lourde à l’unicité dans l’introduction et dans la conclusion des coordinateurs et ce qui s’affirme à la lecture de ces 16 chapitres sur chacun des pays choisis comme la forte hétérogénéité des situations. Nous ne pourrons évoquer ici que quelques exemples. Dans plusieurs pays, le conservatisme des professionnels du droit ou d’importantes fractions d’entre eux, leur soumission ou leur collusion avec le pouvoir sont soulignés. Rien n’illustre mieux cette situation que ce que le contributeur sur le cas de la Turquie établit comme constat : « The legal complex in Turkey, unlike in most of the democratic countries, has not contributed significantly in the development of political liberalism. » Et pour cet auteur, pour qu’il en soit autrement, cela supposerait que « the Turkish legal complex [...] abandon its old habits, fears, alignments, and long practised ideological approaches » (p. 242-243). De même au Chili où il est établi que le legal complex est absent du processus de construction d’un ordre politique libéral même si l’auteur fait l’hypothèse que les choses sont susceptibles d’évoluer en la matière (p. 315 et s.). Richard Abel, analysant les pratiques des professionnels du droit aux États-Unis après les attentats du 11 septembre, fait le constat d’une collusion entre le pouvoir exécutif, les juges et des juristes d’administration qui laisse peu de place aux autres fractions du legal complex ( « lawyers, legal academics, professional associations, judges, and NGO » ) pour assurer la protection du libéralisme politique. L’auteur de l’analyse sur l’Espagne rapporte d’ailleurs cette remarque d’un autre observateur suivant laquelle, « the court system remained in a complete servility to the other parts of government » (p. 403). La même observation est faite pour l’Égypte puisque le legal complex y est présenté comme lié à un système politique profondément anti-libéral, ceci en relation avec la primauté accordée au développement de l’économie de marché plus inspirée par l’institution d’un « État de droit des affaires » pour reprendre l’expression d’Amartya Sen. Dans l’analyse du cas d’Israël, l’accent est mis sur les interrelations entre marché néo-libéral, circulation des capitaux et implication des professionnels du droit dans les représentations du droit portées par l’État, ce qui réduit toute possibilité de dissension du legal complex. De même, dans la contribution sur l’Amérique latine, l’exemple est avancé de la plus conservatrice association de juristes en Argentine « the Colegio de Abogados de la Ciudad de Buenos Aires, with strong ties to big firm and big business » (p. 310). Le Japon fournit également un exemple de la complexité des relations entre les professionnels du droit et le pouvoir politique, particulièrement dans un contexte où les activités juridiques sont fortement inscrites dans une tendance vers la consécration d’un néo-libéralisme économique (G. Takamura, 2007, « La justice comme porteur d’un nouvel ordre : l’exemple du Japon », in J. Commaille et M. Kaluszynski [dir.], La fonction politique de la justice, Paris, La Découverte). Plusieurs contributions mettent également l’accent sur les contradictions, rapports de force entre diverses fractions des professionnels du droit : en Amérique latine, entre private lawyers et state lawyers, ces derniers plus volontiers coopératifs avec l’État répressif. Pour ce qui concerne l’Italie, Carlo Guarnieri observe de son côté des tensions fortes entre the bench and the bar, significatives d’une grande fragmentation des professionnels du droit favorisant les abus de pouvoir du politique et du judiciaire. Face à ces constats, on comprend que Lucien Karpik dans sa postface en vienne à admettre dans une ultime tentative de synthèse que « Activist lawyers’ orientations toward basic freedom can be negative, passive or positive » (p. 484). Il resterait alors à fournir le sens de ces différences, ce à quoi il s’attache jusqu’à, nous semble-t-il... fragiliser la thèse centrale.
10Finalement, cet ouvrage, par son ambition intellectuelle, par l’ampleur du regard qu’il nous offre nous paraît constituer un exceptionnel témoignage, à bien des égards exemplaire, des grandes orientations actuelles des travaux de sciences sociales sur le juridique, de ce qui les détermine et des risques auxquels leurs auteurs s’exposent. Nous sommes dans un domaine, le juridique, où la position d’objectivation qui doit être celle du chercheur de sciences sociales risque constamment d’être influencée par ce qui constitue la vocation du juriste : aller au-delà de ce qui est pour considérer ce qui paraît souhaitable. Le risque est d’autant plus grand quand cet objet, si porteur d’enjeux, y compris symboliques, est mis en relation avec le politique. Si cet établissement de la relation au politique s’impose, l’affirmation de sa réalité n’est pas à l’abri du positionnement de type axiologique de celui qui l’avance. Si la réalité de l’internationalisation des processus justifie la comparaison, la tentation, pour les mêmes raisons, devient grande de consacrer une évolution ou une tendance en sous-estimant les variations ou la persistance de spécificités irréductibles les unes aux autres. Le juridique est, comme beaucoup d’autres objets de sciences sociales, imprégné de la culture, des traditions, d’une histoire politique et de l’État de telle sorte que sa vocation à l’universalisation risque d’être interprétée comme une volonté d’uniformisation, par conséquent, de mystifier et d’occulter ce qui continue de relever d’une logique de la Nation. Au-delà des perspectives qu’il annonce et la riche discussion qu’il permet, le présent ouvrage est, dans le contexte actuel, un salutaire rappel à la vigilance pour toute démarche de recherche de sciences sociales sur le droit et la justice en même temps qu’un exemple particulièrement stimulant des perspectives désormais ouvertes en la matière.
11En nous offrant ce détour sur les variations des positions des sciences sociales concernant la dimension politique de la pratique des professionnels du droit, ceci en inscrivant cette histoire des savoirs de sciences sociales sur les professionnels du droit dans celle sur les professionnels en général et en les rapportant au contexte historique concerné, les auteurs auxquels il faut adjoindre Stuart Scheingold par les commentaires qu’il a livrés du premier ouvrage édité par Terence Halliday et Lucien Karpik, nous suggèrent une question essentielle qui vaut aussi pour cette sociologie politique du droit à laquelle a été consacrée une partie de ce numéro de L’Année sociologique et le précédent : quelles sont les raisons qui expliquent ce retour du politique dans les analyses de sciences sociales sur les professionnels du droit, plus largement sur celles qui portent sur l’activité juridique en général ? La réponse dépasse visiblement le cadre d’un simple compte rendu de lecture.
12JACQUES COMMAILLE [1]
Institut des sciences sociales du politique
Pôle Cachan, École normale supérieure
cccommail@ isp. ens-cachan. fr
David S. Clark (ed.). — Encyclopedia of Law and Society. American and Global Perspectives. — Thousand Oaks, Sage, 2007, 3 vol. 1 600 p.
13Effectuer la recension d’une encyclopédie a tout d’une gageure mais peut-être plus encore quand il s’agit de l’Encyclopedia of Law & Society récemment publiée chez Sage. Trois volumes, 1 600 pages, 667 entrées, 519 contributeurs, un comité scientifique de 62 membres issus de 20 pays et, si l’on considère cette encyclopédie sous l’angle de sa matérialité, presque six kilos de papier !
14Mais l’ampleur et la densité de ce travail collectif ne sont bien heureusement pas les seuls signes distinctifs, non plus que le seul intérêt, de cette encyclopédie. Cet ouvrage livre un riche panorama du champ « droit et société », sur un plan intellectuel, mais aussi pratique, dans la filiation directe du mouvement américain Law & Society. La Law & Society Association a été créée dans les années 1960 par des sociologues qui s’intéressaient à la place du droit dans la société, l’économie et le politique. Des juristes mais aussi des politistes, des psychologues, des criminologues... venus des États-Unis ainsi que d’autres régions du monde les ont ensuite rejoints dans cette entreprise. La LSA abrite aujourd’hui une très grande diversité d’identités disciplinaires, nationales et scientifiques, réunies autour de cette question des rapports entre droit et société – entendus de façon très large.
15Bien qu’édité aux États-Unis, écrit en langue anglaise et dirigé par un professeur américain, ce travail repose sur une collaboration véritablement internationale, laissant la place pour des contributeurs, des références et des problématiques venues d’Europe et du Japon essentiellement. Le parti pris est également sans conteste interdisciplinaire, réunissant différentes approches de sciences sociales sur le droit.
16Chacune des entrées fait l’objet d’une notice synthétique qui présente les auteurs (135 fiches biobibliographiques d’Aristote à Hans Zeisel en passant par Norberto Bobbio, Fernand Braudel, Karl Llewellyn, Mancur Olson, Bronislaw Malinowski, Evgeny Pashukanis...), les théories et courants de recherche (« Pragmatism », « Ethnomethodology », « Critical Legal Theory », « Law and Economic Development »...), les méthodes (« Analysis of Variance », « Interviews », « Thick Description »...), les problématiques, concepts et controverses (« The Gap Problem », c’est-à-dire l’approche du droit en termes d’effectivité, « Public Opinion and Legal Consciousness », « Judicial Activism », « Legal Transplants », « Cause Lawyering », « Risk Society »...) ou encore les phénomènes sociaux ( « Truth Commissions », « Serial Killers », « Torture », « Pornography » ) et questions juridiques classiques (« Civil Courts Procedures », « Environmental Law », « Intellectual Property », « Evidence and Proof »...).
17Plus originales, des notices présentent les principaux lieux et institutions qui contribuent directement au développement de la sociologie du droit, ce qui permet de repérer de possibles ressources (en termes de formation, de documentation, de financement, de manifestations régulières comme les congrès...) extrêmement utiles de la réalisation à la valorisation d’une recherche. C’est le cas par exemple de l’International Institute for the Sociology of Law d’Oñati (lequel possède un fonds bibliographique considérable), de l’American Bar Foundation (elle-même alimentée par l’Association du Barreau américain, elle est un des plus importants lieux de financement de la recherche portant sur les questions de droit et société aux États-Unis) ou encore de l’ISA Research Committee on Sociology of Law (le comité de sociologie du droit de l’Association internationale de sociologie)... Un petit regret toutefois sur ce point : aucune notice ne concerne directement les revues spécialisées qui pourtant sont des lieux centraux de l’animation du débat intellectuel (The Law and Society Review, Droit et société, Law and Policy, Policing and Society...). Seules quelques-unes sont évoquées, lorsqu’elles sont l’émanation d’une association – c’est le cas par exemple de la Law and Society Review, créée en 1966 par la Law and Society Association, de Law and Human Behavior, la publication officielle de l’American Psychology - Law Society ou du British Journal of Criminology qui entretient des liens de proximité avec la British Society of Criminology.
18Les notices sont dans l’ensemble assez rapides et permettent d’embrasser en quelques pages (parfois une seule) les principales informations et idées qui structurent un thème. C’est toute la force de la formule encyclopédique : fournir des clefs qui permettent d’entrer efficacement dans un sujet, un concept en identifiant tout de suite les auteurs et travaux centraux, les points de débat... En cela, cette encyclopédie prolonge et enrichit l’entreprise pionnière qu’avait représentée la publication, il y a vingt ans, du Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit (A. J. Arnaud [dir.], édition originale 1988, réédité, Paris, LGDJ, 1993) – auquel une notice est d’ailleurs consacrée. L’Encyclopedia of Law and Society est de plus parfaitement complémentaire avec d’autres outils existants. C’est le cas avec les Law & Society Reader (R. L. Abel [ed.], New York University Press, 1995 ou L. M. Friedman, S. Mac Aulay and J. Stookey [eds], W. W. Norton & Company, 1996) lesquels proposent des compilations de textes classiques en sociologie du droit (comme le fameux « Why the “Haves” come out ahead : Speculations on the limits of legal change » de Marc Galanter dans le Reader dirigé par Abel). C’est également le cas avec The Blackwell Companion to Law and Society (A. Sarat [ed.], Oxford, Blackwell Publishing, 2004), lequel offre un état des savoirs portant sur le champ « droit et société », sous la forme d’articles plus longs, plus denses et plus problématisés que dans une encyclopédie. Ces différents outils, largement utilisés dans l’enseignement de la sociologie du droit aux États-Unis, s’avèrent très commodes pour se familiariser avec la littérature internationale.
19Il faut ajouter que l’orientation interdisciplinaire qui marque le courant Law & Society se retrouve dans l’encyclopédie. C’est un ouvrage qui à lui seul balise le champ des rapports entre sciences sociales et droit. En effet, contrairement à ce qu’une lecture étroite de son titre pourrait laisser penser, il ne s’agit pas d’une approche strictement disciplinaire (la sociologie du droit) ou au croisement entre deux disciplines (le droit et la sociologie). Le parti pris est en effet pluridisciplinaire et fait la place à des savoirs diversifiés. Chacune des entrées relève de l’un des onze thèmes présentés en ouverture de l’encyclopédie et huit de ces thèmes font références à des approches disciplinaires : démographie, sociologie, anthropologie, économie, science politique, psychologie, criminologie et droit ( « Legal Subjects » ). Et même les sujets juridiques sont toujours abordés à travers une pluralité de regards. Ainsi la rubrique consacrée à la procédure civile se décline-t-elle en trois notices : l’approche par la doctrine juridique, l’approche par l’économie et l’approche par la sociologie.
20Des approches micro ( « Conversation Analysis », « Ethnomethodology » ) et macro ( « Factor Analysis », « Questionnaires and Surveys », « Structural Fonctionalism » ) sont représentées, mais témoignent cependant d’un non-croisement des savoirs. Prenons un exemple : les notices qui rendent compte des très nombreux travaux qui se sont intéressés aux jurys (les Juror Studies : « Juries » ; « Psychology of Juries ») n’évoquent pas du tout les travaux ethnométhodologiques qui ont porté sur le même objet (par exemple l’analyse des jurys réalisée par Garfinkel), lesquels sont pourtant cités dans la rubrique consacrée à l’ethnométhodologie. On perçoit là la nécessité de ne pas se satisfaire d’une entrée thématique concernant un objet, mais bien de multiplier les entrées pour couvrir l’étendue des connaissances disponibles sur cet objet. Bien que pluridisciplinaire et s’efforçant d’opérer des décloisonnements, l’encyclopédie ne livre pas toujours d’emblée l’information approfondie qu’on aimerait trouver sur une question donnée. Sa construction reflète assez logiquement les structurations, connexions et segmentations qui traversent les champs de la connaissance sur le droit.
21Nous en avons nous-même fait l’expérience en consultant les rubriques relatives à certains thèmes comme la judiciarisation. Outre les notices « Judicial Politicization » et « Processes of Judicial Globalization », au moins cinq ou six notices complémentaires se sont avérées pertinentes : des entrées sur les rapports entre science politique et droit ( « Law and Political Science » ), sur les rapports entre droit et politique ( « Government Lawyers », « Judicial Independance », « Politics of Constitutional Law » ), sur le processus de fabrique du droit ( « Legislatures and Law Making », « Lawmaking by Courts » ) ou sur le fonctionnement des organes juridictionnels ( « Judicial Activism » ) nous ont apporté des points de vue et des ressources bibliographiques complémentaires. Au fil de ces notices, le processus de judiciarisation a pris différents visages :
22— celui d’une notion permettant de désigner des phénomènes en cours tels que la multiplication des instances judiciaires internationales, la globalisation de la culture juridique, la circulation des références, arguments et normes juridiques entre les niveaux national et supranational, notamment entre les États européens et les juridictions européennes (p. 657) ;
23— celui d’une notion qui fait référence de façon plus générale encore à la pénétration des normes juridiques de discours et de langage dans la sphère politique (p. 1140) ;
24— celui d’une notion que l’on fait jouer comme variable explicative d’autres phénomènes. Par exemple, selon Carlo Guarnieri, le niveau de politisation des juges, c’est-à-dire les rapports qu’ils entretiennent à la politique, sont non seulement corrélés au statut du droit et de la culture juridique du pays considéré mais aussi au niveau plus ou moins élevé de judiciarisation. Les États-Unis, où la culture juridique est très présente et où le niveau de judiciarisation est élevé, ont des juges particulièrement politisés – notamment dans leur mode de désignation (cf. notice « Judicial Politicization », p. 855).
25Il ne s’agit toutefois pas, ici, d’un reproche adressé à l’Encyclopédie ou à ses contributeurs : ils ne font que révéler de façon très condensée et particulièrement nette l’hétérogénéité des définitions, des contenus et des usages d’une notion qui est effectivement très plastique, malléable, voire relativement molle (cf. dans ce même numéro, l’article de J. Commaille et L. Dumoulin) et surtout l’impossibilité logique et pratique de parvenir à opérer la synthèse au sein de cette diversité.
26En somme si le contenu scientifique de l’encyclopédie est forcément disparate, variable en fonction des contributeurs et des notices, si les rubriques reproduisent naturellement une certaine structuration des savoirs, la richesse et l’ampleur de l’entreprise garantissent que le lecteur – néophyte ou confirmé en sociologie du droit – trouve en cette encyclopédie un outil extrêmement utile. Son seul vrai désavantage est d’être aussi terriblement coûteuse (autour de 300 E) et par conséquent peu accessible en dehors des collectifs de recherche et bibliothèques.
27Mais il demeure indispensable dès lors qu’il est confronté à des questions de normes, de conflit, d’institutions, de catégories et d’acteurs juridiques ou judiciaires.
28Laurence DUMOULIN
CNRS-ISP, pôle de Cachan
Laurence. DDDumoulin@ isp. ens-cachan. fr
Stuart Scheingold. — The Politics of Rights. Lawyers, Public Policy, and Political Change. — Ann Harbor, The University of Michigan Press, 2004 (pour la seconde édition), 280 p.
29Dans un numéro consacré à la sociologie politique du droit, il peut être utile de revenir sur un ouvrage certes ancien, mais décisif. Peu connu en France, The Politics of Rights fut publié initialement en 1974 et réédité en 2004, avec une préface de Malcom Feeley qui en souligne l’importance, car il s’agit d’un livre tout à la fois fondateur par le choix clair d’une perspective de sociologie politique, et éclairant par son ancrage empirique et historique.
30Stuart Scheingold s’intéresse tout particulièrement dans cet ouvrage à ce qu’il appelle les « deux vies du droit » aux États-Unis, soit à la fois l’existence concrète et institutionnelle du droit, et sa dimension symbolique, « dans l’esprit des Américains ». Cette seconde dimension est selon lui souvent reconnue mais peu étudiée : il est vrai que de Tocqueville aux remarques plus contemporaines, souvent influencées par diverses productions médiatiques, sur la place du droit et du procès dans la « culture » américaine, le thème est récurrent. Néanmoins, si la place du droit dans la culture populaire est un sujet de recherche émergent, notamment dans les travaux récents d’Austin Sarat, initiateurs avec S. Scheingold des travaux sur le cause lawyering dans les années 1990, peu de travaux ont cherché à étudier la manière dont les conceptions du droit ont des conséquences sur les modalités d’application de ce droit, portant ainsi attention comme le suggère Scheingold aux interactions entre valeurs et comportements, concernant plus particulièrement la question du droit et de sa portée politique. Outre tout l’intérêt de cette problématique, le livre de Scheingold doit aussi être lu comme un témoignage historique : postérieur aux grandes luttes pour les droits civiques, il est contemporain de l’affaire du Watergate, et s’inscrit dans une conjoncture historique américaine qu’il n’est évidemment pas inutile de prendre en compte pour comprendre le livre. En ce sens, l’ouvrage constitue un double apport, essai d’analyse théorique de la portée politique du droit, mais aussi reflet d’une période spécifique de l’histoire américaine.
31En règle générale, comme le souligne Scheingold, les analyses du droit tendent soit à le présenter comme bénéfique et nécessaire, renforçant par là sa légitimité et son influence, soit à l’inverse à assimiler purement et simplement droit et répression. Face à ces deux représentations simplistes, le livre cherche plus modestement à s’intéresser à l’influence des juristes et des stratégies judiciaires sur le politique ou plus précisément sur les politiques publiques, en se démarquant d’approches centrées sur le commentaire de jurisprudence, ou à l’inverse purement théoriques. À rebours de l’approche juridique conventionnelle, Scheingold s’inscrit de plain-pied dans une démarche de sociologie politique, tout en se démarquant des travaux qui lui sont contemporains qui, à partir de l’histoire de la lutte pour les droits civiques et contre la déségrégation, ont un cadre d’analyse très proche de celui des acteurs étudiés. Or ces derniers, du fait de leur récente expérience des luttes, s’inscrivent dans une approche mythique des droits (myth of rights) qui se centre sur la reconnaissance de droits par les tribunaux via la contestation judiciaire comme facteur de progrès social. Ce mythe des droits doit être considéré comme relevant de la dimension symbolique soulignée par Murray Edelman, et être étudié en tant que tel selon Scheingold, mais ne peut selon lui être le fondement de la recherche. Il préconise ainsi une approche relativement sceptique à l’égard du pouvoir du droit, en considérant d’une part la loi comme une mise en forme articulée d’objectifs de politique publique et d’autre part le droit comme une ressource dont la valeur reste à estimer, dans la main de ceux qui souhaitent influer sur la politique publique. Un droit est dans ce cadre quelque chose dont la valeur est incertaine, et les tribunaux ne sont qu’une arène à prendre en compte, la décision judiciaire pouvant créer du conflit politique ou au contraire le résoudre.
32Le thème du « mythe des droits », traité en ouverture, renvoie à une caractéristique de la civilisation américaine, et en particulier au rôle de la Bill of Rights comme élément majeur de la légitimité politique, et comme source de valeurs au fondement de l’idéologie politique américaine. De ce fait, dès le départ, droit et politique sont liés par la Constitution, dont découle l’idée selon laquelle la politique est et doit être conduite en accord avec les droits et obligations qui y sont définis. Le fondement principal de ce mythe des droits, que Scheingold assimile à une idéologie au sens donné à ce terme par Clifford Geertz, est la contestation judiciaire, principal moyen de restaurer cet accord, le pouvoir exécutif étant considéré relativement avec un certain scepticisme. De fait, dans la continuité de traits déjà identifiés par Tocqueville, le modèle politique individualiste, plutôt anti-étatique, associé à la valorisation de la propriété privée, coïncide avec la croyance dans une égalité devant la loi et de la garantie de la protection contre l’intrusion de l’État garantie par la Bill of Rights. Dans la société américaine, ce sont les juges qui ont pour fonction d’assurer la protection sur laquelle repose le mythe des droits, ce dernier incitant à croire que leurs décisions en découlent logiquement, sans tenir compte des formes extérieures de pouvoir et d’influence qui peuvent s’exercer sur eux. Cette politique qualifiée de « constitutionnelle », fondée sur la raison plutôt que sur le pouvoir, n’est pas une pure illusion, comme le souligne Scheingold en se référant à l’affaire du Watergate qui vient d’avoir lieu lorsqu’il écrit. Mais il est également lucide sur le fait que le mythe des droits contribue à une certaine inertie du système politique, et tend à confirmer les droits établis de longue date. Ainsi, tout en reconnaissant l’efficacité de l’usage du droit à l’encontre du Président lui-même dans ce scandale, il contraste la condamnation de ces « crimes » et l’absence de procédure relative à d’autres crimes commis au même moment, lors de la guerre du Vietnam. Les principes fondateurs du mythe des droits sont enfin rattachés à une réflexion sur la culture juridique des Américains, notamment en ouvrant la voie vers des enquêtes portant sur l’inégale diffusion de ces valeurs dans la société (en particulier vers les minorités), les résultats parcellaires disponibles semblant indiquer que le mythe des droits est loin de transcender les différences sociales et raciales.
33Si le mythe des droits participe ainsi de l’univers des représentations politiques, il doit être pensé en relation avec les usages du droit qu’il rend possible : « La politique des droits (politics of rights) est le terme qui décrit la forme d’activité politique rendue possible par la présence de droits dans la société américaine [...] Le mythe des droits produit des idéaux politiques. Ces idéaux sont reflétés dans des règles formelles qui structurent les institutions américaines. Enfin, les idéaux et les règles influencent le comportement des autorités publiques comme des simples citoyens. La politique des droits, en bref, vise à comprendre l’interface entre idéologie et action dans la politique américaine » (p. 83-84). Sans illusion sur le poids réel du mythe des droits, notamment à travers son insistance sur le poids des relations de pouvoir, Scheingold tente ainsi de dégager une perspective de recherche audacieuse, nourrie à la fois du réalisme juridique (legal realism) et de l’analyse critique du droit, qui vise à comprendre pourquoi de nombreux acteurs sociaux utilisent la lutte judiciaire, pour changer les choses sur le plan de l’environnement, des droits sociaux, des droits des prisonniers, etc., alors même que les (faibles) résultats effectifs produits par ce mode d’action devraient conduire ces acteurs à plus de scepticisme. Comment comprendre l’optimisme persistant à l’égard des pouvoirs réformateurs de la lutte par le droit, malgré toutes ses difficultés ? Voici une question qui reste d’actualité trente-cinq ans plus tard, dans le contexte maintes fois réaffirmé d’une juridicisation croissante des enjeux politiques (cf. le numéro précédent de L’Année sociologique (2009, vol. 59, no 1) l’article de Jacques Commaille et Laurence Dumoulin).
34Si la contestation judiciaire (litigation) apparaît être une ressource importante dans le domaine des droits sociaux, notamment parce que les plus démunis sont constamment soumis aux décisions rendues par différentes administrations, le niveau des politiques publiques de manière générale est à prendre en compte, le recours au tribunal étant un moyen de faire advenir en réalité des droits accordés par la loi mais qui n’ont pas été concrétisés. Néanmoins, une des limites de la contestation judiciaire, même dans un contexte où la class action (action en nom collectif) existe déjà, est la fragmentation et l’individualisation des décisions, qui contribuent à l’ambiguïté récurrente relative à leur périmètre d’application. Lorsque des nouvelles procédures sont engagées pour étendre ses limites, assouplir les conditions d’application, etc., elles sont épuisantes et coûteuses pour les acteurs qui contestent, et n’ont jamais la continuité et la systématicité d’une politique publique. Les droits ont toujours, malgré leur prétention à l’universalité, un caractère conditionnel lié aux modalités de leur mise en œuvre. Ainsi, selon Scheingold, les droits sont d’autant plus efficacement mis en œuvre que ceux qui sont responsables de leur application possèdent deux caractéristiques : être peu nombreux et être des acteurs publics, comme le montre la comparaison entre les lois sur le droit de vote des noirs, et celles bien moins efficacement mises en œuvre relatives à la non-discrimination dans l’accès aux logements privés. Les tribunaux apparaissent ainsi comme des leviers utiles pour faire appliquer des lois, mais surtout lorsque des acteurs publics sont responsables et que des droits fondamentaux sont en jeu. À l’inverse, plus le problème est encastré dans la société, moins le recours judiciaire semble efficace, si ce n’est pour faire apparaître un problème dans l’espace public.
35Cette sensibilisation du public par l’intermédiaire de l’affirmation de droits constitue un autre versant de la politique des droits : au-delà des réels problèmes de mise en œuvre (implementation), une expression en termes de droits permet en effet de canaliser des revendications, et d’activer des revendications citoyennes sous la forme de groupes organisés autour d’objectifs communs. C’est l’idée d’entitlement, qui désigne ce à quoi on a droit, qui constitue l’élément central de cette réflexion, permettant d’insister sur la manière dont une déclaration en termes de droits tend à politiciser des besoins ou des demandes, en changeant la manière dont des personnes perçoivent leurs insatisfactions. Cette reformulation est d’autant plus légitime qu’elle s’appuie justement sur le mythe des droits qui peut dès lors constituer un socle pour la mobilisation, y compris des plus démunis. Dans ce cadre, les juristes peuvent jouer un rôle pour mettre leur compétence au service de cette transformation de mécontentements individuels en demandes politiques, par exemple dans le cadre de relations entre des avocats et leurs clients. Le contentieux lui-même est un processus d’activation dans la mesure où le verdict, qu’il soit ou non favorable, illustre bien la transformation d’un conflit privé en problème public, et peut ainsi entraîner chez d’autres personnes confrontées au même problème des évolutions relatives à la représentation de soi. Des décisions comme le célèbre « Brown vs Board of Education » (1954) qui reconnaît les inégalités de traitement liées à la race dans le système scolaire, ont pu faire apparaître certains critères d’appartenance collective comme pertinents d’un point de vue juridique et politique, comme le fait d’être noir (ou femme, ou prisonnier selon les affaires), contribuant à la constitution de groupes dotés d’un sentiment commun d’appartenance et relativement cohésifs. Le mouvement des droits civiques aux États-Unis a ainsi bénéficié de la reconnaissance officielle créée par des décisions judiciaires favorables. Mais ces décisions ont pu créer des réactions tout aussi fortes, incitant à ne pas négliger la dimension réactive et combative de la politique des droits : le droit ne peut pas, nous rappelle Scheingold, transcender les conflits inhérents au système politique dans lequel il est encastré.
36La politique des droits renvoie ainsi à leur mobilisation davantage qu’à leur réalisation. Dans cette perspective, les juristes ont un rôle à jouer en tant que professionnels, en tant que « stratèges des droits », qui peuvent aider à modifier le statu quo par l’usage de la lutte judiciaire, comme le montre Scheingold dans la troisième partie de l’ouvrage. Celle-ci se démarque des précédentes par une tonalité plus engagée et plus normative, rejoignant d’autres travaux importants contemporains dans leurs conclusions en forme de recherche de solutions pour favoriser les usages du droit progressistes ou en faveur des pauvres (M. Galanter, « Why the “Haves” Come out Ahead : Speculations on the limits of legal Change », Law and Society Review, 1974, vol. 9, n. 1, 95-160). Préfigurant une partie des développements ultérieurs des recherches sur le cause lawyering (A. Sarat, S. A. Scheingold, Something to believe in, Stanford University Press, 2005), Scheingold aborde déjà les tensions éventuelles entre les intérêts individuels d’un client et la défense de la cause qu’il peut incarner, ou encore les éléments propres à la culture professionnelle qui peuvent limiter, notamment par légalisme, la capacité à user stratégiquement du droit. En identifiant un nouveau modèle de l’avocat militant, l’auteur renvoie aux évolutions récentes de cette figure. Elle est nourrie d’une tradition préexistante, notamment dans le cas américain : les avocats de l’ACLU (American Civil Liberties Union) et du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), qui ont su pour les premiers, au moment de la guerre du Vietnam, se réorienter pragmatiquement vers de nouveaux terrains, et notamment la question de la désobéissance. Plus récemment, relativement à l’époque où il écrit, des avocats « radicaux » sont apparus sur des luttes spécifiques (noirs, prisonniers, militants antiguerre), dans des mouvements qui sans croire dans la capacité du droit à changer quelque chose ont néanmoins joué du tribunal pour forger une conscience publique, notamment en mettant l’accent sur la défense des droits de l’accusé et bénéficiant ainsi d’un appui sur le mythe des droits. Enfin, un troisième type d’avocat, moins théoricien et plus pragmatique, est dépeint par Scheingold comme étant l’ « activiste innovant » porté au développement de tactiques novatrices, à l’organisation de mouvements, et peu concerné par les enjeux professionnels traditionnels. Ralph Nader, qui depuis les années 1960 s’illustre dans la défense des consommateurs, correspond selon l’auteur à ce modèle. Ainsi, c’est un barreau militant, en mouvement, qui apparaît à travers ces trois figures, dont Scheingold n’ignore pas les limites, tout comme il n’idéalise pas le développement à la même époque de programmes publics d’aide juridique qui ont aussi selon lui pour objet d’empêcher les contestations de s’organiser autrement, et notamment dans la rue.
37Les principales réserves que l’ouvrage peut susciter tiennent sans doute à la période dans lequel il s’inscrit : en lui procurant une source d’inspiration, elle conduit aussi l’auteur à se situer normativement relativement aux combats de son temps, centrant l’analyse sur la portée réformiste des usages politiques du droit, et contribuant ainsi à restreindre a priori la diversité de ses engagements possibles. Pour autant, tout en s’inscrivant dans une conjoncture historique particulière dont il est le reflet autant que l’analyste, The Politics of Rights est un livre majeur, tant du point de vue de son influence sur des travaux antérieurs, comme ceux de Michael McCann (Rights at work, Chicago, University of Chicago Press, 1994) que de la manière dont il permet d’analyser, sans angélisme et avec un certain pragmatisme, la portée des usages du droit à des fins politiques. En montrant comment les mobilisations, et la constitution de leurs répertoires, sont nourries par des cultures politiques spécifiques qu’elles contribuent, dans le même temps, à reconfigurer, Scheingold invite à ouvrir des chantiers qui, trente-cinq ans plus tard, n’ont toujours pas été défrichés, particulièrement en France. Il s’agit notamment de l’analyse de la culture juridique, souvent postulée (comme étant liée à la common law ou à la civil law en fonction des aires culturelles), parfois étudiée selon des modalités plutôt quantitatives (Podgorecki, Kourilsky), mais rarement analysée dans son articulation à des mobilisations concrètes. La culture juridique pourrait pourtant être appréhendée utilement à l’aide de méthodes ethnographiques inspirées notamment de l’analyse de la culture prônée par Clifford Geertz, en s’intéressant aux mobilisations du droit par des profanes et des professionnels. En outre, la typologie des avocats militants que Scheingold propose pourrait elle aussi constituer une manière originale d’interroger l’histoire des mobilisations politiques du droit en France ou dans d’autres pays occidentaux depuis les années 1960, où des évolutions comparables peuvent être mises en évidence, y compris sans doute sous l’influence du « modèle » américain. Enfin, de manière générale, l’articulation proposée entre droits et droit, du domaine de la culture à l’arène judiciaire en passant par l’analyse des politiques publiques, ouvre des perspectives renouvelées en sociologie du droit, en proposant un programme de recherche qui dépasse l’alternative trop souvent réaffirmée entre analyses internaliste et externaliste du droit.
38Liora ISRAëL,
Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales,
Centre Maurice-Halbwachs
liora. iiisrael@ ehess. fr
Notes
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[1]
Je remercie chaleureusement Liora Israël pour m’avoir signalé quelques-unes des recensions sur lesquelles j’ai pu m’appuyer pour rédiger ce compte rendu, lequel fait d’ailleurs écho au sien dans la présente livraison de L’Année sociologique.