CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le contexte du référendum français sur le projet de Constitution européenne en 2005, la construction européenne s’est fréquemment vue reprocher son libéralisme. La construction d’un Marché commun, puis l’achèvement d’un « grand marché intérieur » auraient creusé la tombe d’un État-providence associant les partenaires sociaux à la détermination d’un standard de vie élevé pour les salariés. L’explication tiendrait à ce que le marché comme symbole de l’ « économique » serait en avance sur un « social » à venir. C’est oublier la dimension institutionnelle de la construction d’un Marché commun, sur la base du traité de Rome, dans le contexte d’expérimentation diplomatique de l’après-guerre. Ce Marché implique dès le départ une dimension sociale, ne serait-ce qu’à travers l’organisation d’une libre circulation des travailleurs entre des espaces nationaux marqués par des systèmes de protection sociale spécifique (Bonnechère, 1995).

2Quelle est la portée de cette concomitance entre une dynamique institutionnelle – le Traité et sa mise en œuvre par une Commission –, des dynamiques économiques de restructuration et les réponses « sociales » qui s’esquissent au fil des étapes que franchit la construction européenne ? Traduit-elle une forme de compromission visant à affaiblir les résistances salariales, en imprégnant les représentants des travailleurs d’une idéologie à la fois marchande et technocratique (Gobin, 1997) ? La critique part ici du constat que le syndicalisme européen ne s’appuierait pas sur des mouvements sociaux de grande ampleur qui révéleraient, au niveau européen, un intérêt commun aux travailleurs des différents États [1]. Elle recoupe le constat d’échec d’un « eurocorporatisme » analogue aux néo-corporatismes nationaux qui, avant la crise des années 1970, auraient associé étroitement les organisations syndicales aux évolutions salariales (Streeck et Schmitter, 1991).

3En centrant notre propos sur la genèse d’un « dialogue social européen » au cours des années 1980, nous voudrions montrer que le marché ne se réduit pas, dans la construction européenne, au mécanisme abstrait d’ajustement de l’offre et de la demande que les économistes mettent au centre de leurs modèles. La réussite institutionnelle d’un « dialogue social européen » capable, au lendemain du traité de Maastricht en 1992, de soutenir un effort législatif sans précédent dans le domaine social se fonde en effet dans un premier temps sur une forme de « mobilisation collective » au sommet, permettant à J. Delors de rallier les partenaires sociaux européens à sa « cause » sur la base d’un travail préalable d’ « ajustement cognitif » engagé dès 1985. L’ « ajustement cognitif » désigne la mise en relation de « cadres » (Chazel, 1999, 199), en l’occurrence la défense de l’intérêt des travailleurs pour les syndicats et le renforcement de la capacité d’initiative de la Commission européenne, à partir de l’identification d’une réalité nouvelle, le « grand marché intérieur ».

4Pour autant, la perspective de mobilisations collectives « à la base » n’est pas écartée : elle est conditionnée à l’identification d’une situation et à l’élaboration d’institutions à partir desquelles les mobilisations collectives seront concevables comme résultats d’un engagement rationnel des travailleurs individuels. La mobilisation des travailleurs face à la décision de fermer l’usine Renault de Vilvoorde, en 1997, s’est ainsi appuyée sur l’existence et l’action d’un comité d’entreprise européen, une des premières institutions produites dans le cadre du dialogue social lancé par J. Delors (Didry, 2001). Mais, une analyse de la dynamique institutionnelle et donc des ajustements cognitifs que sous-tendent d’éventuelles mobilisations collectives implique de sortir de l’ « illusion romantique » d’un syndicalisme conçu comme l’expression téléologique d’un « mouvement social » spontanément européen, transposant à l’échelle de l’Union le mythe de la grève générale des anarcho-syndicalistes qui est au cœur de l’histoire sociale la plus classique (Julliard, 1988). Elle implique également d’appréhender l’engagement des syndicalistes européens dans le programme d’ « achèvement du marché intérieur » défendu par J. Delors, autrement que comme la dénonciation d’une « conversion » au « marché », c’est-à-dire d’une trahison des valeurs de la classe ouvrière.

5Le programme que constitue l’ « achèvement du grand marché intérieur » présuppose en premier lieu l’existence d’un « grand marché intérieur ». Le marché en ce cas ne se réduit pas à ce qu’en présente un libéralisme extrémiste focalisé sur le principe de la concurrence qui se trouve aujourd’hui au fondement de politiques ne visant qu’une maximisation de l’ « efficience ». Il se conçoit davantage comme la base d’une division du travail social (Durkheim [1930, 1893]) porteuse d’une dimension dépassant la stricte « compétitivité ». Il esquisse une « société européenne » selon le mécanisme d’intégration de « sociétés segmentaires » (en l’occurrence les sociétés nationales), pour et autant que ce mécanisme se trouve soutenu par des dynamiques institutionnelles qui, à leur tour, entretiennent une européanisation des pratiques économiques. C’est ce constat qui justifie le renforcement d’une autorité centrale européenne qui soit en mesure de poser les bases d’une harmonisation, voire d’une législation communautaire pour en parachever la cohérence. Le Dialogue social européen s’inscrit dans cette dynamique paradoxale de renforcement d’une autorité européenne centralisée, à partir de l’identification d’une réalité économique et sociale commune. Il présente les traits d’une « innovation institutionnelle » au sens de Boudon (1999, 2003), c’est-à-dire la conséquence d’une réflexion déductive partant d’une analyse de la compétitivité européenne en tant que résultat des capacités d’innovation des travailleurs. Comme procédure institutionnelle reconnue par le traité de Maastricht, il contribue à ancrer l’idée que la « bonne organisation » économique des entreprises en Europe passe par une législation sociale commune, en contribuant ainsi à légitimer l’idée européenne pour et autant que cette législation sociale trouve un écho auprès des citoyens. Toutefois, le dialogue social européen s’inscrit dans une dynamique qui, avec l’établissement d’une Union économique et monétaire, a conduit à un renforcement important de l’ensemble européen, sans que, pour l’instant, ne soit atteint le caractère irréversible qui s’attache à la réalisation complète d’un régime démocratique [2]. En effet, les rejets français et néerlandais du Traité constitutionnel en 2005 puis le rejet irlandais du traité de Lisbonne en 2008 traduisent les incertitudes qui s’attachent aujourd’hui à une construction fragilisée par l’attachement extrémiste des élites européennes à une forme d’économisme néolibéral [3].

6Après être revenu sur la dynamique institutionnelle qui mène du Marché commun comme programme, au marché intérieur comme réalité, nous envisagerons la place des partenaires sociaux européens dans la cristallisation d’une procédure les associant aux initiatives législatives de la Commission. Enfin, nous examinerons la postérité de ces réalisations en regard des initiatives des acteurs eux-mêmes.

Le marché intérieur comme recomposition des intérêts économiques et sociaux

7La construction européenne ne se résume pas à la simple formalisation politique d’un espace dans lequel l’internationalisation des économies se serait produite spontanément au rythme d’une hypothétique « mondialisation » des activités productives. La construction européenne en effet, comme tout acte politique, ne se réduit pas à un problème de gouvernance ou à la question de savoir si les États ont une activité rationnelle de défense de leurs intérêts dans l’arène produite par le Traité. Au-delà de l’attrait pour un rationalisme de surface, qui permet aux modélisateurs des sciences politiques d’exercer leurs talents en s’inspirant de la théorie des jeux (Moravsik, 1993), les approches intergouvernementalistes présentent une limite majeure : le « holisme » consistant à réifier les nations en individus, tout en oubliant les individus qui en tant que citoyens, travailleurs, syndicalistes, patrons ou entreprises et, plus généralement, acteurs économiques, agissent dans le monde institutionnel que trace la législation communautaire. Toute une série de travaux monographiques permettent de mieux appréhender l’activité de ces individus dans les dynamiques institutionnelles qui se jouent à Bruxelles, tant au niveau syndical (Wagner, 2005), que plus généralement au sein des groupes de pression (Saurugger, 2004).

Du Marché commun au marché intérieur

8Le marché est fréquemment vu par les théories économiques comme un mécanisme abstrait d’ajustement de l’offre à la demande, donné de manière préalable à la vie économique [4]. On peut imaginer que ces analyses aient eu une influence importante dans la promotion du principe de la liberté de l’industrie et du commerce. Cependant, la notion d’ « activité économique » conçue comme une extension de l’ « acte de commerce » ne se conçoit que dans le cadre de dispositifs institutionnels réglant les transactions et précisant la qualité des acteurs ayant accès à la sphère des échanges (Torre-Schaub, 2002). Les activités économiques se trouvent ainsi liées à l’État, tant comme producteur de cadres légaux que comme organe de la justice et de l’exécution des engagements juridiquement valables entre particuliers. De plus, les notions de marché, d’entreprise et d’entrepreneur ont trouvé une application ancienne dans les secteurs de l’armement ou des équipements publics au cœur de l’État [5]. Pour désigner le caractère structurant de ces cadres légaux à l’égard de l’ensemble des activités économiques, Fligstein (2002) parle de l’ « architecture du marché ».

9Cette dimension institutionnelle correspond à un ancrage de l’activité économique dans des territoires sur lesquels s’applique une autorité publique. C’est à cette échelle que se définissent d’abord les intérêts des acteurs économiques avant que des traités internationaux ne définissent les conditions de transactions internationales, avec les problèmes que pose par exemple le choix des juridictions compétentes en cas de litiges. C’est également à cette échelle que s’applique d’abord un droit de la concurrence en vue d’éviter les positions dominantes sur des marchés nationaux.

10Partant de ces espaces économiques nationaux, le traité de Rome pose l’horizon d’une suppression des obstacles douaniers aux échanges et dessine ainsi ce qui est nommé alors un « Marché commun ». Le « Marché commun » se présente initialement comme un programme de mise en relation d’économies nationales qui implique, parallèlement à la levée des barrières douanières, des « politiques » destinées à faire face aux problèmes qui se posent dans certains secteurs, surproduction dans la sidérurgie, sécurité et mise au point d’une technologie dans le cas de l’atome. Il correspond à une sorte de généralisation de la CECA et d’Euratom à l’ensemble des « activités économiques ». Dans le même esprit que celui de la CECA et d’Euratom, le traité de Rome institue une Commission et une Cour de justice qui seront fusionnées avec les organes analogues créés par les deux précédents traités dès le début des années 1960.

11Mais au cours de cette période, notamment au lendemain de la « politique de la chaise vide » en 1965-1966, le régime gaulliste contribue à limiter la Commission à un rôle de consultation en réponse aux demandes des gouvernements. Pour cela, il impose la règle de l’unanimité dans les décisions communautaires prises par le Conseil des ministres, tout en engageant l’économie française dans une lutte contre les « rigidités » et dans la construction de « champions nationaux » en mesure de faire face à la concurrence communautaire à venir. Le départ du général de Gaulle en 1969 a ainsi ouvert la voie à la relance d’une construction européenne conduite par une Commission retrouvant son autorité à travers des initiatives dans le domaine de la monnaie [6] et celui de l’emploi [7] à partir de 1969-1970. Les années 1970 se révèlent ainsi relativement productives en matière de directives communautaires avec, dans le domaine social, un programme d’action sociale présenté par la Commission en 1974 et les importantes directives de 1975 [8] et de 1977 [9].

12Ce dynamisme européen se traduit dans le domaine syndical par un intérêt croissant pour les institutions communautaires qui s’étend aux deux principales organisations de l’orbite communiste : la CGT et la CGIL ouvrent un bureau commun à Bruxelles à partir de 1967. La constitution de la Confédération européenne des syndicats (CES) en 1974, au terme d’un processus d’affranchissement à l’égard de la Confédération européenne des syndicats libres (CISL) [10], ouvre la voie à l’intégration des organisations nationales représentatives dans un cadre communautaire. On voit ainsi se former au cours des années 1970 les organes en charge de la représentation des grands intérêts sociaux, avec d’une part l’UNICE [11] pour le patronat privé, le CEEP [12] pour les entreprises publiques et d’autre part la CES pour les travailleurs. Paradoxalement, le patronat apparaît divisé alors que les syndicats tendent à se regrouper sous l’égide de la CES. Cela tient au fait que les organisations patronales ont un objectif de lobby qui ne se limite pas à la défense de l’intérêt patronal, mais qui implique également de peser sur les projets de réglementation concernant les échanges, les aides publiques, l’organisation de la propriété des entreprises et les politiques sectorielles.

13Dans l’analyse de la construction européenne, c’est paradoxalement au moment où les approches néo-fonctionnalistes inspirées par Ernst B. Haas perdent du terrain (Lequesne, 1996), que la dimension sociale va leur fournir un forme de vérification empirique. La « politique de la chaise vide » au milieu des années 1960 a en effet encouragé une approche intergouvernementaliste des politiques européennes, alors que, dans le domaine social, les premiers grands sommets sur l’emploi posent les bases d’initiatives renouvelées de la part de la Commission. Au-delà des tractations entre États, la cristallisation d’une organisation syndicale communautaire telle que la CES coïncide avec le Programme d’action sociale ambitieux que publie la Commission en 1974. Cette ouverture inédite qui aboutit à l’adoption de deux directives essentielles, la directive « licenciement collectif » de 1975 et la directive « transfert d’entreprises » de 1977, traduit un élargissement du champ de l’action publique communautaire.

14L’effet de spill over avancé par Haas (1958) à propos de la CECA trouve ici une nouvelle vérification. Cet effet de spill over est au cœur d’une dynamique qui, partant d’enjeux très pragmatiques, tels que la libre circulation du charbon et de l’acier dans la CECA, conduit à saisir la construction européenne comme un projet ouvert, en mesure de mobiliser des élites à une échelle toujours plus large. Avec la cristallisation d’un nouveau groupe d’intérêts, en l’occurrence la CES, et les prémisses d’une législation sociale communautaire, les élites mobilisées dans la construction européenne ne se réduisent plus aux cercles dirigeants de l’économie et des institutions politiques et s’ouvrent aux représentants des salariés. L’extension du champ de la construction européenne s’entend ainsi à la fois à l’échelle géographique et à l’échelle des politiques couvertes par les institutions européennes, au centre desquelles la Commission tend à affirmer sa prééminence, en donnant à cette dynamique d’intégration fonctionnelle [13] l’horizon du fédéralisme. Avec le programme d’un « achèvement du marché intérieur » qu’elle se fixe en 1985, la Commission Delors implique toutefois d’aller au-delà d’un simple effet de spill over, pour envisager la cristallisation d’institutions européennes visant à organiser cet espace économique émergent.

Le tournant du marché intérieur

15La suppression des barrières douanières en Europe se trouve quasiment réalisée en 1967 (Massoulié et al., 1996). La période qui s’ouvre alors est celle d’une première « transnationalisation » des activités économiques en Europe qui se manifeste à travers la part croissante des échanges internationaux dans les PIB des États et la place essentielle des partenaires communautaires dans ces échanges. Comme le montre Salais (1999), l’Allemagne et la France sont les premiers partenaires commerciaux l’un de l’autre. On voit ainsi s’esquisser une forme de « division européenne du travail » que symbolise le projet Airbus. Dans le même temps, des rapprochements d’entreprises au niveau européen sont source de restructurations face auxquelles les salariés se trouvent particulièrement démunis et mettent en évidence le besoin d’une représentation spécifique de ceux-ci dans les entreprises transnationales. Le projet de comité d’entreprise européen que présente le Commissaire européen Henk Vredeling en 1980 est le résultat d’un long cheminement depuis les premiers Sommets des années 1970. La violence avec laquelle le patronat privé l’a repoussé montre que l’Europe, même négativement, suscite un engagement croissant de la part des organisations économiques.

16La crise que traversent les institutions européennes au début des années 1980 est d’abord une crise politique, pour laquelle on peut invoquer une forme d’indifférence, voire de méfiance avec l’arrivée au pouvoir de Mme Thatcher en Grande-Bretagne et celle de l’Union de la gauche en France qui mènent, sur des bases radicalement contradictoires, des politiques économiques focalisées sur l’espace national. La politique de l’offre promue par Mme Thatcher s’accompagne d’une rigueur budgétaire qui la conduit à envisager la présence du Royaume-Uni au sein de la Communauté économique européenne comme un coût. Elle appréhende la participation de son pays à partir d’une balance entre les versements nationaux au budget de la Communauté et les retours dont il bénéficie à travers les politiques communautaires, ce qui la conduit à immortaliser sa politique européenne sous le slogan qu’elle lance à la conférence de Dublin en 1979, « I want my money back ». En France, l’Union de la gauche conjugue nationalisations et relance de la consommation pour tenter de faire reculer le chômage de 1981 à 1983. La construction européenne est en ce cas appréhendée comme un carcan, notamment en regard du besoin de dévaluation que suscite l’accroissement des déficits extérieurs et qui se trouve encadré par le « Système monétaire européen » (Strath et Magnusson, 2001).

17Cette crise, liée à une perte d’intérêt politique, voire à une hostilité à l’égard des institutions communautaires est contrebalancée par l’intérêt croissant que suscite la construction européenne pour les acteurs économiques, comme en témoigne la croissance continue des échanges intra-européens. C’est dans ce contexte de morosité politique qu’intervient, en février 1979, l’arrêt Cassis de Dijon rendu par la Cour de justice des Communautés européennes. Partant d’une question liée à la libre circulation de la fameuse liqueur française [14], la CJCE pose le principe d’une reconnaissance mutuelle des produits admis sur au moins un marché national, en dehors des situations où les produits présenteraient des risques en matière de santé et de sécurité. Lorsqu’existent de tels risques, les États se voient habilités à interdire la commercialisation de tels produits [15].

18Le projet de « grand marché intérieur » part de la nécessité d’une action réglementaire dans le domaine de l’hygiène et de la sécurité des produits et émerge des réflexions d’un commissaire européen à la concurrence, Karl Heinz Narjes. Son « Single Market Project » vise à surmonter les « obstacles techniques » à la circulation des produits. Ce projet initialement très technique est repris par Jacques Delors, comme base d’une relance de la construction européenne présentée dans un Livre blanc L’achèvement du marché intérieur. Par son titre même, ce Livre blanc prend pour acquis l’existence d’un « marché intérieur », c’est-à-dire d’un espace économique déjà relativement unifié, pour envisager un travail réglementaire important pour faciliter encore les transactions transnationales. C’est ce constat qui justifie ensuite une réforme des institutions communautaires pour permettre à la Commission de faire face à un chantier de grande ampleur dans le cadre de ce que l’on a nommé la « New Harmonization » (Fligstein et Mara-Drita, 1996).

19L’achèvement du marché intérieur ne consiste donc pas simplement en un programme de libéralisation s’appliquant à un espace économique préalablement donné. Il implique d’identifier les contours de cet espace et de parfaire son unification, ce qui justifie le renforcement de la Commission face aux gouvernements à travers un nouveau traité, l’Acte unique, adopté en 1986. Les circonstances dans lesquelles a été engagée la révision des traités conduisant à l’adoption de l’Acte unique montrent l’importance de la thématique du « marché intérieur ». En effet, le Sommet de Milan en juin 1985 est précédé par une réunion des ministres des Affaires étrangères qui arrive à la conclusion qu’ « il ne peut y avoir de marché intérieur sans modification du traité ». Au cours de ce Sommet, la convocation d’une conférence intergouvernementale n’est obtenue qu’au terme d’un vote organisé par le chef du gouvernement italien, Bettino Craxi, pour surmonter l’opposition de certains pays (Delors, 2004, 214-215). L’Acte unique pose le principe du vote à la majorité qualifiée pour un certain nombre de domaines, en lieu et place de la règle de l’unanimité imposée par de Gaulle en 1966. Il ouvre également des marges d’initiative nouvelles à la Commission dans des domaines tels que la recherche ou le « dialogue social ».

20Comme le soulignent Fligstein et Mara-Drita (1996), la question des échanges apparaît comme le fil conducteur du traité de Rome à l’Acte unique, avec le souci de produire une réglementation approfondie destinée à rendre possible une « européanisation » des transactions. Pour appréhender la spécificité de la dynamique lancée par la Commission Delors, ils suggèrent de concevoir le marché intérieur comme un « cadre organisationnel » nouveau qui va bouleverser la manière dont les acteurs appréhendent leur situation. L’identification progressive de ce cadre organisationnel commun par les acteurs les conduit à sortir de débats et d’affrontements calés sur des questions de politiques macroéconomiques nationales. Cette identification d’un cadre organisationnel, c’est-à-dire d’une situation d’action nouvelle, les conduit à la redéfinition d’intérêts initialement établis dans un cadre national. Elle transforme le jeu des acteurs, en obligeant les organisations syndicale et patronale à sortir d’une pratique de lobby visant à peser au niveau européen pour mieux influencer les politiques nationales. Les acteurs se trouvent alors engagés sur la voie d’une démarche de propositions visant à organiser les institutions de cet espace économique émergent.

21Le renforcement de la Commission résultant de l’Acte unique lui permet alors d’aller au-delà de la seule réglementation des échanges, pour aborder d’autres domaines d’action dans lesquelles son autorité va s’affirmer. Ainsi c’est paradoxalement sur le terrain du contrôle de la concurrence que s’affirme cette autorité, avec l’adoption du règlement de 1989 conférant à la Commission un pouvoir de contrôle sur les concentrations. Ce règlement institue des procédures permettant à la Direction générale de la concurrence et du marché intérieur au sein de la Commission, de contrôler l’impact des opérations de concentration sur les positions de marché pour les entreprises. Avec ce règlement, la Commission devient ainsi un interlocuteur de premier ordre des entreprises face aux menaces de position dominante que celles-ci peuvent craindre dans le rapprochement de certains de leurs concurrents ou face aux distorsions de concurrence pouvant résulter d’éventuelles aides d’État. Cette situation conduit à voir dans la Commission un acteur pesant directement à tous les niveaux de l’activité économique. Elle conduit à s’interroger sur les « conceptions du contrôle » [16] permettant de constater l’existence ou non d’une « position dominante ». Ces questions se trouvent débattues devant la Commission elle-même et dans les recours que suscitent ses décisions devant le tribunal de première instance des Communautés européennes [17].

L’ « européanisation » comme dynamique économique sous-jacente à la « globalisation »

22La dynamique économique que suppose le constat d’un marché intérieur ne s’est pas trouvée remise en cause par ce que l’on nomme aujourd’hui la « globalisation ». Au contraire, la globalisation résulte pour une grande part de l’approfondissement des échanges intra-européens qui s’est traduit, au niveau de l’OMC, par une intensification des échanges internationaux. Dans l’ensemble des échanges mondiaux, l’Union européenne représente environ 42,5 % des exportations et 43,5 % des importations en 2007 [18]. La contribution importante de l’Union européenne à la globalisation tient donc à l’importance que prend le commerce intra-européen dans les échanges internationaux des pays de l’Union. Fligstein et Mérand (2005, 161) soulignent ainsi que « en moyenne, les échanges commerciaux entre pays européens représentent près de 40 % de leur PIB et 70 % du total de leurs exportations sont à destination des autres pays membres ». Cela doit conduire à porter un autre regard sur ce que l’on nomme « globalisation ». Certes, le poids de la Chine et d’un certain nombre de pays asiatiques dans les échanges internationaux fait un bond au cours des deux dernières décennies. Cela ne change cependant que marginalement la situation d’économies européennes centrées sur l’Europe comme « marché intérieur », dans lequel il faut compter également le potentiel que constituent les anciens pays communistes particulièrement affectés par la période de transition ayant précédé leur entrée dans l’Union. Ce que l’on appelle « globalisation » correspond ainsi pour une grande part à une dynamique d’ « européanisation ». Pour Fligstein et Mérand (2005), ce succès de la construction européenne dans le domaine des échanges commerciaux se traduit aujourd’hui par un développement nouveau des cadres légaux dans le domaine des transferts de propriété, avec une accélération des transferts d’entreprise et l’adoption en 2001 d’un règlement fixant le statut de « société européenne » pour permettre à des groupes transnationaux d’alléger la gestion de leurs implantations nationales. Le constat de cette dynamique institutionnelle et économique qui accompagne la construction européenne conduit à nuancer le diagnostic d’une Europe ouverte aux échanges mondiaux. Les avancées institutionnelles des années 1990 apparaissent comme le support d’un développement de l’intégration économique en Europe.

23La continuité de cette dynamique économico-institutionnelle représente un élément important pour justifier la pertinence d’un retour historique sur la construction européenne, en mettant au jour les effets durables de périodes plus intenses que d’autres en matière d’innovations institutionnelles, au-delà même des effets de mode que suscite la rhétorique des instances communautaires. Les bases posées au cours de la présidence Delors ne se trouvent pas brutalement remises en cause par le passage à une gouvernance qui aurait abandonné la perspective de légiférer dans les domaines exclusifs d’intervention de l’Union, pour s’en tenir à une généralisation de la « Méthode ouverte de coordination » (MOC). La « MOC » désigne en effet l’émergence d’un rôle nouveau des institutions européennes, comme espace de comparaison et de mise en concurrence de politiques nationales, à l’aune de ce qui est considéré, par les responsables européens, comme de bonnes pratiques (Goetschy, 2004). Cette méthode de coordination se situe dans l’ordre de la consultation et de la pratique du conseil aux États membres. Elle ne touche ni aux procédures de décision, ni aux institutions juridiques existantes que l’on retrouve dans ce que l’on nomme l’ « acquis communautaire » (Robert, 2000). Le développement de la MOC ne doit pas occulter non plus le maintien de la « méthode communautaire » dans les domaines de compétence relevant exclusivement de l’Union ni la responsabilité de la Commission européenne dans ces domaines. L’abstention de cette dernière ou encore des initiatives telles que la fameuse proposition de directive « Bolkestein » en matière de services [19] traduisent moins une défaillance des institutions européennes qu’une orientation politique ultralibérale. Cependant, une telle orientation ne se maintient que pour et autant que les électeurs élisent des gouvernements et des parlementaires européens qui entérinent une telle orientation [20].

24La dynamique de renforcement des institutions communautaires que réussit à obtenir Jacques Delors, en partant de l’ « objectif 1992 » et du programme d’ « achèvement du marché intérieur », se traduit également par d’importants résultats dans le domaine de la législation du travail. Les avancées législatives des années 1990 et 2000, avec par exemple la directive sur le comité d’entreprise européen de 1994 ou la directive de 2002 sur l’information et la consultation dans les entreprises de plus de 50 salariés, sont cependant le résultat d’un travail de réflexion spécifique. Cette réflexion législative s’appuie sur l’intégration des partenaires sociaux au programme global d’achèvement du marché intérieur, que Jacques Delors engage dès son arrivée à la tête de la Commission en janvier 1985.

Le dialogue social européen comme ancrage communautaire d’une activité législative

25L’identification d’un « marché intérieur » par la Commission Delors traduit la reconnaissance d’une réalité économique nouvelle que découvrent progressivement les acteurs économiques et politiques. Elle implique un travail d’ajustement cognitif qui conduit les acteurs à redéfinir leurs situations d’action, mais aussi à envisager différemment leur identité et leurs objectifs. Avant d’en arriver à d’importantes avancées dans le domaine législatif, le dialogue social européen s’inscrit dans cette démarche et correspond d’abord à l’analyse commune d’une réalité émergente. Le « dialogue social » qui se fait jour à partir de 1985 ne se cantonne donc pas simplement à des échanges verbaux portant sur des questions ayant trait au seul domaine des politiques sociales. Il s’agit d’une initiative de grande ampleur, préparée de longue date par J. Delors, en vue d’associer les représentants des partenaires sociaux européens aux projets de la Commission. La consolidation et l’approfondissement de la réalité commune que constitue le marché intérieur apparaissent alors comme le préalable à l’engagement de débats sur les problèmes à résoudre et les réformes à élaborer pour y arriver.

Le marché intérieur comme « cadre organisationnel » de Val Duchesse

26La construction européenne s’est accompagnée d’échanges entre organisations patronales, syndicats de salariés, Commission et gouvernements dès l’entrée en vigueur du traité de Rome dans les années 1960. Ces échanges se sont intensifiés au début des années 1970, à partir notamment du premier Sommet sur l’emploi de 1970 qui s’est poursuivi par une série de « réunions tripartites » accueillant ministres de l’emploi, représentants patronaux et syndicaux des organisations nationales majeures ainsi que des organisations communautaires. En 1984, l’initiative du ministre français du Travail, Pierre Bérégovoy, dans le cadre de la présidence française du Conseil, relance ponctuellement la dynamique de ces réunions tripartites des années 1970. Pierre Bérégovoy est en effet à l’origine de deux réunions sur les politiques de l’emploi, mais le processus tourne court du fait de l’absence du ministre à la seconde réunion, ce dernier ayant été retenu par un match de football en France.

27L’initiative de J. Delors en janvier 1985 prend au regard de ces précédents un relief particulier. En effet, la réunion de janvier au Prieuré de Val Duchesse dans la banlieue de Bruxelles, est le résultat de contacts pris par les services de la Commission dès juin 1984 [21]. Cette réunion se tient dans le premier mois du mandat de J. Delors et elle vise à associer les partenaires sociaux européens à la politique qu’entend mettre en œuvre le nouveau président de la Commission. Plusieurs réunions au sommet suivront en vue de clarifier les objectifs des entretiens menés par les partenaires sociaux et de relancer un processus qui s’essouffle faute de débouché législatif ou contractuel clair pour les propositions qui sortent de ces échanges. Ces réunions au sommet traduisent un intérêt de la Commission pour le dialogue social européen qui se manifeste par la participation d’un nombre important de commissaires européens venus présenter leurs politiques et écouter les réactions des partenaires sociaux.

28Dans le cadre de réunions marquées par la solennité que leur confère la participation de nombreux commissaires, le concept de « marché intérieur » devient un levier pour sortir des tensions que traversent alors les relations entre les partenaires sociaux européens. En effet, à la lumière des débats qui s’y tiennent, un contraste se fait dans les usages du terme « marché » entre les réunions de 1985 organisées par la Commission Delors et les réunions de 1984 organisées par P. Bérégovoy comme ministre du Travail dans le cadre de la présidence française. Les réunions de 1984 se situent sur le terrain du « marché du travail », pris comme la base de politiques de l’emploi. Elles conduisent certes à une ouverture sur la question, relativement consensuelle, des « nouvelles technologies », avec notamment des discussions sur l’organisation du travail et la formation des travailleurs face à la menace japonaise. Ces réunions demeurent prises cependant dans le débat récurrent sur le temps de travail qui a cristallisé l’opposition entre la CES et l’UNICE à partir de la crise des années 1970. En effet, la durée de travail est apparue dès la fondation de la CES, qui coïncide à peu de chose près avec la forte montée du chômage qui succède au choc pétrolier, comme un levier visant à peser immédiatement sur le niveau du chômage en se situant dans la perspective générale d’une politique de relance. La revendication d’une durée hebdomadaire ramenée à 35 heures devient un des thèmes dominants des actions de la CES, inaugurant alors les premières « euromanifestations » bruxelloises. Cette orientation de la CES en faveur de la réduction du temps de travail et d’une politique de relance se heurte frontalement à l’enthousiasme de l’UNICE pour la politique de l’offre de Mme Thatcher (Didry et Mias, 2005).

29Les réunions au sommet de 1985, par l’accent mis sur la notion de marché, marquent une rupture avec la spécialisation des partenaires sociaux sur les dimensions sociales. Ainsi, le marché est envisagé d’abord, au cours de l’année 1985, à partir du problème que pose l’organisation de services et de marchés publics sur une base nationale. Le débat porte sur une ouverture des marchés publics nationaux à des compétiteurs européens. Le thème du marché est donc lié à la libéralisation de réglementations nationales. Il se trouve fortement associé aux interventions de représentants du Centre européen des entreprises à participation publique tel son président M. Boiteux, par ailleurs PDG de l’EDF. Ce registre se retrouve également dans les propos d’un syndicaliste tel que B. Trentin, le secrétaire général de la CGIL, pour avancer les bases d’une négociation sur les garanties à apporter aux travailleurs face à une telle libéralisation.

30Au-delà des marchés publics, c’est l’expression de « marché intérieur » qui va s’avérer essentielle dans la dynamique du dialogue social européen tout comme elle l’a été pour de nombreuses autres institutions communautaires. Trente ans après le traité de Rome et son objectif programmatique de « Marché commun », c’est un espace économique – le « Marché intérieur » – qui tend à se dessiner aux yeux des acteurs politiques européens. Le constat de cette réalité économique émergente est pris comme une bonne raison pour renforcer le pouvoir de proposition de la Commission [22]. La première réunion de Val Duchesse, en janvier 1985, apparaît comme une véritable consultation préalable des partenaires sociaux européens. En procédant ainsi, le nouveau président de la Commission confère aux partenaires sociaux une importance comparable à celle d’un organe parlementaire. Au cours des réunions suivantes, notamment en novembre 2005, la notion de marché intérieur permet de rapprocher les points de vue des partenaires sociaux sur le constat d’une réalité économique, en sortant de la logique d’affrontement sur des politiques nationales, avec d’un côté la politique de la demande défendue par la CES et de l’autre la politique de l’offre promue par l’UNICE. Ce constat de l’existence d’un « marché intérieur » ne se réduit pas au souci de faire face à la menace que constitue la concurrence des États-Unis et du Japon à l’égard des entreprises européennes. Il traduit l’existence d’une cohérence économique et sociale au niveau communautaire qui dépasse les espaces nationaux.

31Les premiers échanges sur le marché intérieur vont se prolonger, à partir de 1986, dans le cadre de groupes de travail visant à identifier les problèmes que pose cette reconfiguration économique et les solutions qui pourraient y être apportées. L’activité de ces groupes de travail est relancée par des réunions au sommet en 1987 et 1989 qui auront pour objet l’organisation et la portée du dialogue social lancé depuis 1985. 1989 est une date charnière dans ce processus, dans la mesure où elle correspond au début du deuxième mandat de J. Delors. Le problème qui se pose alors est celui du devenir des premiers produits du dialogue social, en l’occurrence les avis communs produits par des groupes de travail dans les années précédentes. Les syndicalistes de la CES attendent ainsi que ces avis communs deviennent les bases d’initiatives législatives de la Commission, pour arriver à la constitution d’un droit communautaire du travail substantiel. Ce registre correspond au moment de la véritable émergence des normes, en tant que question et finalité de l’action publique européenne engagée sous l’égide de la Commission.

32L’analyse des propos tenus au cours des réunions au sommet entre partenaires sociaux et Commission permet donc de circonscrire un processus allant, à partir de 1985, d’un aménagement conjoint des cadres cognitifs (en passant des marchés nationaux de l’emploi au marché intérieur) à la perspective d’une intervention législative, en 1989, sur la base des « avis communs » auxquels sont arrivés les partenaires sociaux dans les années précédentes. Elle permet de rendre compte de l’évolution cognitive conduisant les représentants syndicaux et patronaux à prendre en considération l’existence d’un espace économique européen et à revoir en conséquence les formes de leur action. Cette évolution cognitive se rapproche de l’évolution qu’ont connue les syndicats européens à la fin du XIXe siècle, en sortant de l’évidence de la machine créatrice de chômage et de pratiques inspirées du luddisme, pour envisager la dynamique de sociétés de marché et dégager les voies vers un accroissement du bien-être des travailleurs (Boudon, 2003, 90). Dans le cas du dialogue social européen, le constat d’une entité économique européenne permet de mettre entre parenthèses la contradiction entre un attachement syndical à une politique keynésienne et l’attachement de l’UNICE à une politique de l’offre fondée sur l’exemple britannique, qui a paralysé l’action publique communautaire dans le domaine social à la fin des années 1970. La CES et l’UNICE se trouvent engagées dans un changement de leurs pratiques, avec le passage d’une pratique de lobby visant à influencer les lignes directrices européennes pour les politiques économiques nationales à une pratique de propositions législatives (que la règle européenne adoptée en fin de course repose ou non sur un accord collectif). Ce faisant, les partenaires sociaux posent les bases d’une redéfinition de leurs intérêts et de leurs éventuelles contradictions. La reconnaissance de liens entre l’introduction de nouvelles technologies, la formation, l’information et la consultation et la motivation des travailleurs, donc la qualité de leur travail et les résultats de l’entreprise rencontre ainsi une forte résistance au sein de l’UNICE.

L’avis commun « formation, motivation, information et consultation »

33Après une période de piétinement de plusieurs mois, la deuxième réunion au sommet de novembre 1985 aboutit à l’organisation de « groupes de travail » sur des thèmes relativement généraux. Dans un premier temps, deux groupes de travail sont créés et vont fonctionner jusqu’en 1989, avant que de nouveaux groupes et de nouvelles initiatives ne prennent le relais. Le premier, « Nouvelles technologies et dialogue social », est consacré à l’introduction des nouvelles technologies dans les entreprises et se trouve pour cela fréquemment qualifié par les acteurs de « groupe microéconomique ». Le second, « Macroéconomie », porte sur la coordination des politiques économiques. De ces deux groupes, le plus important est sans conteste le premier. Cela tient à l’activité du second, consistant à entériner les rapports de la Commission sur l’activité économique et le marché du travail. Cela se manifeste dans la composition du premier avec dans les premières réunions, les principaux représentants du syndicalisme européen, c’est-à-dire à la fois la direction de la CES, mais également des syndicalistes de premier plan comme Bruno Trentin.

34Bruno Trentin par sa trajectoire incarne bien la portée politique des entretiens de Val Duchesse et de ce qui s’en est suivi. En effet, ce fils de réfugié antifasciste, né en France en 1926, a fait de brillantes études notamment à Harvard. À ce titre, il a une ouverture internationale, avec en particulier une pratique de l’anglais, qui lui permet de prendre part sans difficulté à des réunions européennes. Il a été secrétaire général de la Fédération italienne des ouvriers de la métallurgie (FIOM) de 1968 à 1977. Mais il est également une des figures de proue du Parti communiste italien, comme député et figure de ce que l’on a nommé l’ « eurocommunisme ». En 1985, il est un des dirigeants de la CGIL dont il devient le secrétaire général en 1988. À partir de 1994 et jusqu’à sa retraite politique en 2005, il est député européen, avant sa disparition tragique en 2007. Sa participation aux réunions au sommet ainsi qu’aux réunions d’un des groupes de travail qui en résultent, traduit un investissement fort dans le syndicalisme européen. Comme il le souligne dans l’entretien que nous avons eu avec lui en 2003, il vise également à l’époque à sortir la CES de son incapacité statutaire à conférer un mandat de négociation à ses représentants. Il est un des acteurs de sa transformation, poussant la confédération à sortir d’une organisation regroupant des confédérations nationales, pour se lancer sur la voie d’une intégration de fédérations de branche qui se réalisera en 1991.

35Le groupe « Nouvelles technologies et dialogue social », par sa dénomination, fait écho à l’engouement que suscite alors la question des nouvelles technologies. Cela conduit à appréhender l’Europe comme ensemble économique présentant une forme de « retard » par rapport aux ensembles américain et japonais. Mais au.delà de l’effet de mode, la question d’un rattrapage du retard permet de justifier des initiatives publiques à la fois nationales et communautaires en faveur de la modernisation des entreprises européennes et de plaider pour la nécessité d’un effort dans la recherche afin de conquérir les bases d’un avantage à venir. Au sein de ces débats, revient ainsi de manière récurrente une interrogation sur l’ « introduction des nouvelles technologies » dans l’entreprise à laquelle se trouvent immédiatement liées la formation, la motivation et surtout l’information et la consultation des travailleurs. En d’autres termes, l’introduction des nouvelles technologies n’est pas conçue comme une pure adaptation des entreprises européennes à un modèle s’imposant de l’extérieur. Certes, le modèle japonais revient de manière fréquente. Cependant, les travailleurs sont envisagés comme des agents actifs pour la réussite de ces mutations technologiques. La question devient une occasion de revenir sur la reconnaissance du principe de l’information et de la consultation des travailleurs, qui se trouve au fondement de la démocratie économique promue depuis les années 1970 par les syndicats européens. Elle permet d’aborder la question de la représentation des travailleurs, y compris au niveau communautaire, dans un contexte où l’action patronale se trouve contrainte par un défi technique et la nécessité de s’appuyer sur les capacités des travailleurs.

36Les activités de ce groupe aboutissent au bout d’un an (de mars 1986 à mars 1987) à des « avis communs ». La notion d’ « avis commun » se cristallise dans ce cadre, après un premier avis commun du groupe macroéconomique, comme un acte ambivalent, sorte d’ « accord collectif » à mi-chemin entre le constat, l’analyse et la recommandation. Le premier « avis commun » du groupe macroéconomique entérine une stratégie non keynésienne de croissance, en admettant un « lien existant entre la modération des coûts salariaux comme facteur d’amélioration de la rentabilité et l’accroissement de l’emploi » [23]. Les débats du groupe « Nouvelles technologies » en vue d’arriver à un avis « concernant la formation et la motivation, l’information et la consultation » se présente fin 1986 comme une sorte de contrepartie à la concession syndicale majeure que représente l’acceptation de la modération salariale. Restaurer l’avantage compétitif de l’Europe par rapport au Japon et aux États-Unis implique en effet une véritable appropriation des nouvelles technologies par les travailleurs. Les partenaires sociaux conviennent alors pour cela, de la nécessité d’une procédure d’information-consultation de leurs représentants, renouant ici de manière implicite, avec les débats des années 1970 sur la « démocratisation de l’économie » et ceux qu’avaient suscité le projet Vredeling sur l’institution de comités d’entreprise européens dans les multinationales.

37Compte tenu du caractère très sensible de la question d’une information – consultation des représentants des salariés, l’adoption de cet avis commun a été difficile, révélant les lignes qui séparent les partenaires sociaux. Certes, cet avis commun est obtenu au terme d’une période relativement brève, mais au prix d’une implication forte de la Commission. Le groupe de travail est en effet animé par J. Degimbe, le directeur général de la DG Emploi et affaires sociales et C. Savoini le directeur de l’unité « dialogue social » au sein de cette DG. Le commissaire européen à l’Emploi et aux Affaires sociales, Manuel Marin, suit son activité avec attention. Il agite ainsi la « menace d’une directive » lors de la troisième réunion du groupe, qui se tient le 17 octobre 1986, pour faire plier l’UNICE qui refuse toute discussion sur l’information et la consultation.

38Cette vigoureuse opposition de l’UNICE est révélatrice du tournant que constitue le processus qui s’engage alors au sein de l’organisation patronale. Philippe Meyer arrive au sein de l’UNICE à cette époque, pour prendre en charge la politique sociale. Responsable des ressources humaines au sein d’une multinationale pétrolière, il est envoyé à Bruxelles par son supérieur qui l’alerte sur l’urgence de la situation. Il souligne ainsi « lorsque Vredeling a soumis son projet de directive [en 1980], les choses ont changé. Le patronat, les grandes entreprises ont vraiment pris les choses au sérieux. Je crois qu’il s’agit d’un moment décisif dans l’histoire du modèle social européen. Je crois que nous n’avons vu jusqu’à présent qu’une petite partie de l’impact que cela pourrait avoir » (Comité économique et social européen, 2005, 17-18). Mais il ajoute que son employeur (une compagnie pétrolière) l’a envoyé à Bruxelles en 1986 pour faire face à la situation bien plus préoccupante que représente la conjonction entre la présence de F. Mitterrand au pouvoir en France, celle des socialistes en Espagne, l’arrivée de J. Delors à la tête de la Commission et celle de M. Marin à la tête de la Direction générale de l’emploi et des affaires sociales. Face à une telle situation, il a pour mission de contribuer à la rénovation de l’UNICE avec son secrétaire général, Zygmunt Tyszkiewicz. Simultanément, les comptes rendus syndicaux sur les réunions du groupe font état, au vu des positions de Tyszkiewicz, de tensions entre le secrétaire général et la commission sociale de l’UNICE dirigée par P. Meyer. Le renforcement de l’UNICE qui s’engage à l’époque semble alors dicté par le souci de contrer des initiatives qui créeraient un engagement pour l’organisation patronale. Mais au terme d’une série de réunions entre les fonctionnaires de la Commission et les secrétariats de la CES et de l’UNICE, les acteurs dégagent progressivement une position commune. Il faut une réunion marathon de deux jours (les 5 et 6 mars 1987) pour vaincre les dernières préventions de l’UNICE et arriver à l’adoption de cet avis commun par les partenaires sociaux européens.

39Cet avis commun est une étape importante dans l’activité des groupes de travail. Il correspond à un premier pas dans le sens de recommandations législatives au niveau communautaire, alors que l’avis commun du groupe macroéconomique ne portait que sur le domaine vague d’une coordination des politiques économiques nationales. Le devenir des groupes de travail et plus globalement du processus engagé en 1985 apparaît problématique en 1989, au début du deuxième mandat de Jacques Delors. Les représentants de la CES attendent que le président prenne les avis communs comme base d’initiatives législatives, alors que l’UNICE ne souhaite s’en tenir qu’à des lignes directrices (guidelines), c’est-à-dire des recommandations pour les entreprises. Entre les deux, le CEEP tente de trouver la voie de compromis qui permettent de maintenir la crédibilité du processus. Soucieux de débattre de sujets concrets avec la CES, il négocie et signe avec la CES un accord-cadre sur la formation professionnelle, la libre circulation et le libre accès aux emplois publics qui est signé officiellement le 6 septembre 1990.

L’accord du 31 octobre 1991 et ce qui s’ensuivit

La formalisation d’une procédure de consultation des partenaires sociaux

40Le processus engagé par les réunions de 1985 ne débouche pas immédiatement sur l’adoption de normes juridiques (conventionnelles ou législatives) applicables aux rapports économiques. Il se poursuit avec des groupes de travail dont les « avis communs » peuvent faire figure d’accords collectifs sans portée normative explicite. Ce faisant, il conduit à affermir les relations entre des individus venant d’horizons différents (Commission, UNICE, CEEP, CES) qui tendent à former un ensemble dont la consistance se dégage des réunions au sommet et de celles des groupes de travail [24]. Cependant, l’adoption d’une « Charte sur les droits sociaux fondamentaux des travailleurs » par le Conseil des ministres à Strasbourg en décembre 1989 sur proposition de la Commission, après une concertation avec les partenaires sociaux, transforme cette situation. En effet, elle ouvre la voie à d’importantes initiatives législatives en établissant un socle de droits dans les différents domaines d’intervention posés par les traités. Son adoption conduit la Commission à proposer un « Programme d’action sociale » présentant 47 initiatives qui fourniront la base du travail législatif réalisé au cours des années 1990.

41Le processus engagé en 1985 bute sur une dimension trop « discursive » du « dialogue social » comme simple échange de propos, qui reste ainsi en retrait par rapport à l’horizon nouveau d’une législation communautaire. Il perd de son intérêt pour la CES et se transforme en discussion d’experts sur des questions plus techniques traitées dans le groupe « Éducation et formation ». D’une certaine manière, les représentants de l’UNICE peuvent avoir la satisfaction d’un retour aux discussions policées sur l’ « équivalence des diplômes » engagées dès la signature du traité de Rome. Mais l’horizon du dialogue social paraît alors très flou, comme en témoigne la dissolution d’un « groupe de pilotage » et la formation d’un « groupe ad hoc » chargé de réfléchir aux modalités de réalisation des ébauches législatives posées dans les années précédentes.

42La perspective d’une réforme des traités en vue d’arriver à une union monétaire permet de donner un deuxième souffle aux discussions entre partenaires sociaux. Ces derniers se voient en effet associés à la réflexion sur la dimension politique de la réforme des traités envisagée dans le cadre d’une Conférence intergouvernementale spécifique. Ils sont sollicités pour élaborer un dispositif de concertation dans le domaine social, en développant les articles qui organisaient l’animation du dialogue social par la Commission dans l’Acte unique de 1986. Le « Groupe ad hoc » constitué à cette occasion devient un lieu de débat en vue d’arriver à une « déclaration commune » sur les besoins de réforme en matière sociale qui ferait écho aux analyses de la Commission soulignant en mars les besoins d’un aménagement des traités pour réaliser l’œuvre législative qui fixe le Programme d’action sociale. Mais ce groupe ad hoc apparaît rapidement comme paralysé par les tensions qui traversent l’UNICE. L’organisation patronale ne peut en effet être mandatée pour engager ses membres qu’au terme d’un vote à l’unanimité des représentants de ses membres nationaux. Le refus du patronat britannique conduit à écarter tout compromis. Il faut attendre le 31 octobre 1991 pour qu’au terme d’une journée « historique », un accord soit signé par les représentants de la CES, du CEEP et de l’UNICE, en profitant de l’absence du secrétaire général de cette dernière, opportunément éloigné par un autre rendez-vous au moment de la signature.

43Cet accord est repris dans le « Protocole sur la politique sociale » annexé au traité de Maastricht avec une application excluant de son périmètre le Royaume-Uni et se limitant à 11 États. Ce protocole social définit des domaines d’intervention législative (par voie de directives), tels que l’amélioration du milieu de travail en matière de santé et sécurité, les conditions de travail, l’information consultation des salariés, l’égalité hommes-femmes et l’intégration des personnes exclues du marché du travail. Il établit également, dans le prolongement de l’Acte unique, que « la Commission a pour tâche de promouvoir la consultation des partenaires sociaux. [...] [et qu’]à cet effet, la Commission, avant de présenter des propositions dans le domaine de la politique sociale, consulte les partenaires sociaux sur l’orientation possible d’une action communautaire » (art. 3). Le Protocole reconnaît donc le pouvoir d’initiative législative de la Commission et lui impose de consulter les partenaires sociaux dans le domaine social. Les partenaires sociaux ont alors la possibilité d’engager une négociation sur le thème lancé par la Commission durant un délai maximum de neuf mois à la fin duquel ils ont conclu un accord ou n’y sont pas parvenus, ce qui permet à la Commission de reprendre la main dans la rédaction de propositions de directives.

Le dialogue social européen comme élément d’un système législatif communautaire

44La négociation collective et la capacité de conclure des accords collectifs apparaît comme un élément subsidiaire par rapport à la place essentielle de la Commission qui se trouve ainsi reconnue [25]. Il est donc, au vu des dispositions de ce Protocole social [26], impossible de réduire le « dialogue social européen » à une pure négociation collective, voire à une discussion entre partenaires sociaux à l’exclusion de la Commission. Il se fait jour une responsabilité de la Commission en matière sociale, parallèlement à celle qui lui incombe aux termes du règlement de 1989 sur la concurrence, dans le contrôle des concentrations et des aides d’État. Cette extension du rôle de la Commission pose alors le problème de la cohérence et de l’interpénétration entre la production d’un droit du travail et la préservation de la concurrence sur les marchés.

45Une analyse du dialogue social européen implique ainsi de saisir l’imbrication forte entre consultation, négociation collective et législation. Pour cela, il faut sortir d’une assimilation du dialogue social à une négociation entre les partenaires sociaux excluant les autorités publiques et évoquant, par cela même, l’anti-étatisme radical de la Refondation sociale promue par le MEDEF à partir de 1999 (Adam, 2000). C’est l’ensemble des directives sociales qu’il convient de prendre en compte pour appréhender l’activité des partenaires sociaux européens, en dépit des fortes préventions de l’UNICE. Cette implication des partenaires sociaux s’accompagne d’une intensification de la production législative européenne : « Les organisations européennes ont participé à des degrés divers à l’adoption de 20 directives sociales entre 1993 et 2003, alors que les institutions communautaires en avaient adoptées 15 pendant les deux décennies précédentes » (Mias, 2005). Les années 1990 apparaissent ainsi comme un tournant dans l’édification d’un droit du travail communautaire.

46Dans cet ensemble, la directive de 1994 apparaît comme un aboutissement essentiel du dialogue social européen. En effet, elle clôt un processus législatif engagé par le projet de directive présenté par le commissaire européen Henk Vredeling en 1980 sur la représentation des salariés dans les multinationales implantées en Europe. Elle introduit une dimension européenne au cœur des rapports de travail, en introduisant un organe nouveau pour la représentation des travailleurs. Elle est adoptée au terme d’un débat approfondi entre les partenaires sociaux européens, au cours duquel les représentants de la CES (i.e. Emilio Gabaglio le secrétaire général et Jean Lapeyre le secrétaire général adjoint) ont fait de larges ouvertures pour arriver à une position commune avec l’UNICE. E. Gabaglio rappelle ainsi les réticences que cela suscite au sein même de son organisation :

« Nous ne croyions pas pouvoir arriver à un résultat, nous ne le pensions pas. Je dois dire qu’au sein de la CES, nombreux étaient ceux qui disaient : “Emilio, Jean, pourquoi tant s’engager ? Nous avons la directive qui est sur la rampe de lancement. Alors nous allons peut-être moins gagner d’un accord que ce que nous pourrions gagner d’une directive.” Nous l’avons fait pour provoquer l’UNICE, pour tester, pour sonder le terrain, pour voir ce qui allait se passer. L’UNICE était pratiquement d’accord. Mais le patronat britannique a bloqué l’accord » (in Comité économique et social européen, 2005, 20).

47Dans un contexte où l’intervention de la Commission est acquise, en 1993, la grande ouverture des dirigeants de la CES permet de mettre au jour les difficultés que crée, au sein de l’UNICE, le refus radical et constant de toute législation sociale de la part de la Confederation of British Industry (CBI), le patronat britannique. Ainsi se trouve remise en cause, au moins pour un temps, l’hégémonie que le patronat britannique tire, au niveau européen, d’une intransigeance relayée par les gouvernements britanniques conservateurs. L’adoption de cette directive en 1994 dans le périmètre défini par le Protocole social, c’est-à-dire excluant le Royaume-Uni, ouvre alors une période d’activité importante. Cette directive prévoit en effet dans son article 13 que les accords créant un comité d’entreprise avant son entrée en vigueur, au terme d’une période de deux ans pour la transposition dans les législations nationales, permettront aux entreprises de disposer d’un comité européen sans avoir à se mettre en conformité avec les dispositions générales de la loi (Béthoux, 2004). Que ce soit par l’incitation d’une période expérimentale ou par les exigences d’un cadre légal, la formation de comités d’entreprise européens crée à son tour les conditions d’une relance du travail législatif. Ainsi, l’affaire que crée la mobilisation du comité européen de Renault au moment du projet de fermeture de l’usine de Vilvoorde en 1997 aboutit à la mise en discussion par les partenaires sociaux d’un projet de directive de la Commission sur l’information et la consultation, comme droit général des travailleurs européens (Didry, 2001). Les discussions entre les partenaires sociaux permettent d’apporter des éléments au projet, en introduisant par exemple le principe d’une négociation dans l’entreprise sur les informations à discuter par les représentants des salariés. Elles n’aboutissent pas à un accord face à l’opposition de l’UNICE à tout ensemble de règles sur cette question. De plus, le projet de directive présenté par la Commission bute sur les manœuvres du gouvernement de T. Blair qui, répondant aux sollicitations du CBI, joue sur des alliances de circonstance pour retarder l’adoption d’une telle directive jusqu’en 2002.

Conclusion

48Le dialogue social européen, à partir des entretiens de Val Duchesse dans les années 1980, est un processus qui s’enclenche autour de discussions portant sur la connaissance et le devenir de la construction européenne. Il se prolonge par le Protocole sur la politique sociale et, dans son sillage, par l’adoption d’un nombre substantiel de directives dans les années 1990. Si l’effort législatif et l’implication de la Commission semblent aujourd’hui en suspens, les « produits » du dialogue social que constituent les directives adoptées dans les années 1990 sont aujourd’hui des bases pour d’éventuelles actions en justice (comme dans le cas de Renault Vilvoorde en 1997) et la relance d’un travail législatif.

49Au lendemain du refus du projet de constitution par le référendum français de 2005, il est clair que l’émergence de normes au niveau européen s’inscrit dans un processus fragile, où la connaissance des faits économiques et sociaux tient une place essentielle pour que la réalité d’une européanisation ne soit pas occultée par un regard économique tronqué sur la globalisation et par l’attrait émotionnel des communautarismes nationaux. Cette menace constante est probablement inhérente à un pouvoir fédéral tel qu’il s’esquisse en Europe et tel qu’il s’exerce depuis plusieurs siècles aux États-Unis, dans la mesure où « le gouvernement de l’Union exécute des entreprises plus vastes, mais on le sent rarement agir. Le gouvernement provincial fait de plus petites choses, mais il ne se repose jamais et révèle son existence à chaque instant » (Tocqueville, 1986 [1834], 338). Pire, pouvoir lointain par nature, les institutions européennes créent par leur éloignement même la suspicion. Le thème du « marché intérieur » a ainsi permis, au moins pendant la décennie Delors, de donner une première consistance à une entité européenne évoquant une forme de société européenne qui paraît cependant manquer, comme réalité durable et reconnue au « gouvernement de l’Union européenne » (Smith, 2004). Reste au moins à ce jour des bases légales pour rendre la construction européenne palpable dans la défense de leurs intérêts par les citoyens de l’Union, à travers la mobilisation devant la justice ou dans des négociations de directives communautaires ou de lois nationales transposant ces directives.

Notes

  • [1]
    Cette démarche critique passe très rapidement sur la difficulté que pose la découverte de cet intérêt, en s’en tenant au miracle d’une « prise de conscience » éclairant un intérêt de classe naturalisé. Elle écarte l’importance pratique des ancrages nationaux pour le mouvement syndical (Didry et Wagner, 1999) et laisse de côté le problème que pose la découverte d’un intérêt commun, tel que l’ont posé notamment Lukács (1960 [1922]) à propos de la classe ouvrière et Boltanski (1982) à propos du groupe des cadres face à l’économisme que porte en lui le marxisme courant.
  • [2]
    Selon R. Boudon, les innovations institutionnelles sont des découvertes « axiologiques » au même titre que les découvertes scientifiques sur le terrain de la science. Elles intègrent à ce titre, selon lui, une dimension d’irréversibilité. « L’idée que la séparation des pouvoirs [...], l’idée que les conflits sont une bonne chose du point de vue du fonctionnement du système politique, à partir du moment où leur règlement fait l’objet de procédures bien déterminées, représentent des découvertes axiologiques qui ne le cèdent en rien aux découvertes scientifiques majeures par leur caractère novateur, leur aspect contrintuitif aussi et, bien sûr, leur importance historique. Ces innovations se sont avérées irréversibles. Elles se sont imposées au cours du temps, selon un processus analogue à celui de la cristallisation des idées scientifiques » (Boudon, 1999, 189).
  • [3]
    Renaut (2004) distingue le libéralisme comme interrogation sur l’institution d’un ordre politique juste fondé sur la garantie des libertés démocratiques, du « néolibéralisme » comme destitution systématique du politique dont les interventions introduiraient du « désordre, au sens cybernétique du terme, dans le jeu autoréglé qui “conduit à un accroissement du flux des biens et des chances pour tous les participants de satisfaire leurs besoins” (Hayek) » (Renaut, 2004, 144).
  • [4]
    Torre-Schaub (2002) montre que la conception du marché comme mécanisme « a-institutionnel » est le résultat de la rupture créée par les théories marginalistes, par rapport aux idées économiques des Lumières qui ont conduit à identifier le marché à partir des aménagements institutionnels à introduire pour établir le régime de la liberté du commerce et de l’industrie.
  • [5]
    Vérin (1982) montre comment la notion d’ « entreprise » passe du registre militaire (où elle désigne un siège ou une conspiration) au registre économique, grâce notamment à la pratique des marchés publics liés à la fortification de certaines places par Vauban et au développement de la marine royale.
  • [6]
    En 1969, le rapport Werner propose une union monétaire dès le début des années 1970. Sur la dynamique qui mène à l’affirmation d’une économie européenne et à l’adoption de l’Euro, cf. Strath et Magnusson (2001).
  • [7]
    Avec la conférence tripartite sur l’emploi du 28 avril 1970 qui réunit sous l’égide de la Commission et du Conseil les représentants des principaux syndicats des États membres (cf. Didry et Mias, 2005, 50 et s.).
  • [8]
    Imposant une consultation des représentants des salariés pour les licenciements collectifs.
  • [9]
    Imposant le maintien des contrats de travail et une information des travailleurs en cas de transfert de l’entreprise.
  • [10]
    La CISL créée en 1949 regroupe les organisations syndicales nationales qui refusent de participer à une organisation, la Fédération syndicale mondiale, dominée par les syndicats des pays du bloc socialiste. Elle est dissoute en 2006 pour être fondue dans la Confédération syndicale internationale fondée à Vienne en novembre 2006.
  • [11]
    L’Union des industries de la Communauté européenne créée en 1958.
  • [12]
    Le Centre européen des entreprises à participation publique dont la formation remonte à 1961.
  • [13]
    Qui justifie la dénomination de « néo-fonctionnalisme ».
  • [14]
    Cet arrêt apporte une réponse à la question préjudicielle que pose un importateur allemand dans un recours engagé contre l’interdiction de vendre ce produit au motif que le cassis ne rentrait dans aucune des catégories allemandes de boissons alcooliques, les liqueurs devant titrer plus de 32o.
  • [15]
    Ce qui fut le cas en France pour la viande d’origine britannique au moment de la crise de la Vache folle.
  • [16]
    Fligstein (1990) montre ainsi comment aux États-Unis, la jurisprudence de la Cour suprême sur la base de la législation anti-trust a évolué en élargissant le spectre des marchés pris en considération, du produit à la branche, et en orientant les entreprises vers des développements congloméraux orientés par les résultats financiers des activités contrôlées.
  • [17]
    Ce tribunal accueille les recours de particuliers contre les décisions de la Commission. Il a tranché par exemple le litige soulevé par le recours de syndicats des entreprises d’eaux minérales concernées par les cessions imposées par la Commission dans le cadre du rachat de Perrier par Nestlé au début des années 1990. Ce recours s’est conclu par une fin de non-recevoir du Tribunal dans un arrêt de 1995 considérant les représentants des travailleurs comme des « tiers privilégiés » dans le processus de concentration, en limitant les parties « intéressées » à cette opération aux seuls concurrents. Cela a justifié la position de la Commission qui dans son expertise n’a pas véritablement auditionné les partenaires sociaux. Cet arrêt a conforté l’imperméabilité du droit de la concurrence à toute considération sociale, mais ouvert le débat devant d’autres instances communautaires avec une intervention du Parlement européen critiquant l’expertise de la Commission dans la fusion ABB-Alstom en 1999 rendue sans avoir consulté les représentants des salariés.
    Le recours des parties dans l’interdiction de la fusion Schneider-Legrand par la Commission a conduit en octobre 2002 à l’annulation de la décision de la Commission.
  • [18]
    Sources (WTO, 2008, 11).
  • [19]
    Frits Bolkestein est le commissaire européen au marché intérieur qui est à l’origine du projet de directive visant à ouvrir le marché des services au niveau de l’Union, en 2004, conduisant à redouter qu’ainsi des prestations de services ne puissent être fournies dans d’autres pays de l’Union au coût du pays d’origine du prestataire.
  • [20]
    Dans le cas de la directive « services » adoptée en 2006, le principe du pays d’origine a été limité au maximum au Parlement, par la référence à la directive « détachement des travailleurs » de 1996 faisant obligation de rémunérer les travailleurs détachés selon les conditions du pays d’accueil.
  • [21]
    Jean Degimbe, directeur général de la DG « emploi et affaires sociales » de la Commission se souvient ainsi que « en juillet 1984, j’ai eu le plaisir de rencontrer M. Delors à Paris. Il m’a dit, je veux réunir les partenaires sociaux en janvier 1985, donc vous m’arrangez ça. J’ai passé effectivement quelques mois de contact avec les uns et les autres pour préparer cette réunion » (Comité économique et social européen, 2005, 18).
  • [22]
    Ce sera l’objet du traité dit de l’Acte unique dont J. Delors lance le chantier au Sommet de Milan en juin 1985 et qui aboutit à une extension des compétences de la Commission en matière de politiques communautaires (avec l’ouverture d’une politique de la recherche) et un renforcement de ses prérogatives dans l’animation des rapports entre partenaires sociaux.
  • [23]
    Cité par Didry et Mias (2005, 189).
  • [24]
    Une analyse de réseaux met ainsi en évidence une homogénéité des participants aux réunions qui se tiennent entre 1985 et 1988, avec, dans un second temps, l’émergence de groupes de travail moins liés aux élites dirigeantes du syndicalisme européen comme le groupe sur la formation professionnelle (Didry et Mias, 2005). Cette analyse ne peut être tenue pour explicative du processus, mais doit être prise pour l’indice d’un apprentissage collectif et d’une communauté de valeurs des participants, que l’on pourrait qualifier de « patriotisme européen ».
  • [25]
    C’est ce que suggère Mias (2004) en montrant comment le syndical se trouve « saisi » par le politique.
  • [26]
    Le Protocole est ratifié par le Royaume-Uni peu de temps après l’élection de Tony Blair. Ses dispositions sont reprises aujourd’hui dans les articles 138 et 139 du traité consolidé.
Français

Cet article vise à voir en quoi le « marché intérieur » a constitué la base du développement d’un dialogue social à un niveau communautaire, en aboutissant à poser les bases d’un droit communautaire du travail. Il revient pour cela sur la portée institutionnelle du « marché intérieur » par rapport à celle du « marché commun » visé initialement par le traité de Rome. Ce concept de « marché intérieur » est en effet issu d’un débat technique sur la mise en œuvre des traités antérieurs et devient le motif justifiant l’adoption d’un nouveau traité, dit de l’Acte unique, renforçant les prérogatives de la Commission et instituant le vote du Conseil à la majorité qualifiée. Simultanément, le « marché intérieur », comme constat d’une réalité émergente, est saisi par les partenaires sociaux comme le cadre général permettant d’initier une discussion dépassant l’affrontement sur les politiques nationales et s’attaquant à des enjeux européens. Au-delà d’un mécanisme abstrait d’ajustement de l’offre et de la demande, le marché intérieur circonscrit en effet un espace ouvert à une action législative de niveau communautaire. Les partenaires sociaux et la Commission passent ainsi au cours des années 1980, du constat à une activité de propositions législatives qui se concrétiseront au cours de la décennie suivante.

Mots cles

  • Dialogue social européen
  • droit du travail
  • émergence
  • marché
  • Marché commun
  • marché intérieur
  • patronat
  • Union européenne
  • syndicat

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2009
https://doi.org/10.3917/anso.092.0417
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