CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans une perspective classique de théorie politique, les rôles tenus par les gouvernants font l’objet d’une série de normes qui contraignent l’exercice de leur pouvoir. Ces contraintes sont définies comme l’envers de la délégation reçue des citoyens et comme autant de garanties face aux risques d’abus de fonction (Thompson, 1987 ; Hampshire, 1978). Les normes encadrant l’activité politique sont ainsi constitutives du gouvernement représentatif. Depuis une vingtaine d’années en France, suite à une série de mises en cause que l’on nomme familièrement « les affaires », un ensemble de lois ont été précisément adoptées pour accentuer les cadres pesant sur les pratiques des élus : il s’agit, d’un côté, de mettre en place des règles concernant des activités politiques qui échappaient jusque-là à toute réglementation (financement des partis ou des campagnes) et, de l’autre, de renforcer les règles de probité préexistantes (trafic d’influence, procédures de marchés publics, corruption de fonctionnaires étrangers, etc.) (Lascoumes, 1999). Comme toutes normes, celles-ci ne font qu’orienter les conduites des acteurs politiques et sont indissociables de jeux avec elles et de leurs aménagements possibles. Si l’on admet avec Durkheim que la déviance est un phénomène de sociologie normale, l’observation de la vie publique montre en effet la régularité des transgressions. Ces dernières sont-elles cependant uniquement le propre des élus ? En réélisant des hommes politiques mis en cause dans des scandales, les électeurs montrent parfois que la place qu’ils accordent aux normes censées définir la bonne conduite politique est pour le moins ambiguë. Les effets sur le vote des accusations de corruption d’un candidat ont fait l’objet de nombreuses études dans le cas américain (pour une synthèse, Bezes, Lascoumes, 2005, 761-764). Plus largement, ces comportements électoraux témoignent de la complexité des relations des citoyens ordinaires à la politique et des multiples éléments qui entrent en ligne de compte dans l’économie du jugement politique (Gaxie, 2002 ; Bezes, Lascoumes, 2005 ; voir également Rosanvallon, 2006, 231-250).

2L’objet général du programme de recherche dont est tiré cet article (Cevipof, 2007) [1] est précisément d’identifier et de comprendre la manière dont les citoyens ordinaires perçoivent et utilisent, dans leurs jugements, des normes censées régir l’exercice du pouvoir politique et dont ils définissent la valeur attachée aux comportements de leurs élus mais aussi, symétriquement, de leurs concitoyens. Le projet développé au sein du Cevipof se propose de dépasser les opinions de surface sur l’ampleur de la corruption pour analyser les conflits normatifs qui traversent ces représentations. Des enquêtes monographiques sur des municipalités ont montré comment la combinaison d’un ensemble de critères de jugement neutralise les mises en cause judiciaires de certains élus et explique le soutien de leur électorat, souvent jugé paradoxal ou cynique (McCook, 1970 ; Rundquist et al., 1977). Une enquête quantitative a mis en évidence la diversité des perceptions de la probité publique en montrant qu’au-delà des observations alarmistes, seul un petit tiers de la population considérait que la corruption était un phénomène important et réprouvait fortement toutes les transgressions y compris le favoritisme (Cevipof, 2007). Les autres groupes minimisent ce type de pratiques ou se montrent tolérants à leur égard. Pour mieux comprendre les jugements du politique et la place qu’y occupent les enjeux de probité, une enquête par entretien collectif a été mise en place. Menée sur des groupes sociologiquement contrastés, son objectif est de mettre au jour les différents argumentaires développés dans les activités de jugement du politique à partir de mises en situation permettant la discussion et la catégorisation (en termes de gravité/non-gravité) d’un ensemble de situations au caractère transgressif plus ou moins affirmé. Cette enquête par « focus group » fournit la matière de cet article qui présente les premiers résultats de l’exploitation du matériau empirique accumulé au terme de la conduite de dix entretiens collectifs.

3Cette contribution se propose de mettre en évidence, de manière inductive, les principes de classification, les catégories et les arguments utilisés par les citoyens pour juger la politique. Plus précisément, il s’agit d’identifier et d’analyser les dimensions normatives du rapport à la politique c’est-à-dire la place des jugements sur les conduites et la probité des élus. Dans la construction et l’expression d’un jugement, les citoyens ordinaires mobilisent diverses ressources – des représentations générales de la politique, des principes, des expériences personnelles – mais aussi des catégories légales, plus ou moins précises. Ces ressources leur permettent de définir les devoirs et les marges d’action qu’ils attribuent aux gouvernants quand il s’agit de justifier leurs conduites, de les critiquer, voire de dénoncer certains comportements jugés abusifs. La ressource juridique constitue une ressource parmi d’autres, accessible et mobilisée par certains individus selon leurs positions, qui permet de tracer des frontières morales. Comprendre comment les citoyens ordinaires construisent un système descriptif et normatif de perception et de jugement de la politique et analyser la place qu’ils accordent, dans ces activités, aux catégories légales censées les réguler sont les deux objectifs principaux de cet article. Dans une première partie, nous caractériserons les dimensions normatives et morales du rapport à la politique au carrefour de trois champs de la sociologie. Nous dégagerons ensuite, inductivement, quatre répertoires typiques structurant les jugements sur la politique et fondés empiriquement à partir du matériau discursif recueilli dans le cadre de nos entretiens collectifs. Dans un troisième temps, nous proposerons les éléments d’une grammaire composée de principes qui mettent en forme le jugement des citoyens ordinaires sur la politique.

I. Comprendre et analyser les dimensions normatives et morales du rapport à la politique

I . 1. Appréhender le sentiment moral en politique : les apports de trois champs de la sociologie

4Le but de notre recherche est de comprendre l’activité normative que les individus développent à l’égard des représentants politiques. Cette démarche s’inscrit au carrefour de trois ensembles de travaux dont elle cherche à tirer profit : la sociologie morale, la sociologie politique et la sociologie du droit.

5Il est d’abord nécessaire de s’appuyer sur les perspectives développées en sociologie morale (pour des perspectives générales, Pharo, 2004 a, 2004 b). D’une manière générale, de nombreux travaux ont analysé l’activité morale des individus en faisant valoir leurs aspirations ou leurs exigences normatives dans les pratiques quotidiennes. D’un côté, dans une perspective d’inspiration durkheimienne, cette dimension morale de la vie sociale peut s’observer dans l’expérience subjective d’une obligation intérieure (liée à une situation ou à un rôle), dans la perception d’obligations pesant sur les autres (individus ou groupes spécifiques) ou, négativement, dans des sentiments de manquement à des normes, à des règles ou à des principes (pour une présentation synthétique de ce courant, Pharo, 2004 a, 85-137). D’un autre côté, dans une perspective d’inspiration webérienne, ce « sens moral » est analysé comme l’expression d’une « rationalité axiologique » manifestée par des jugements de valeur de type « X est bien » ou « X est acceptable » ou « X est illégitime », fondant des sentiments de justice et « objectivant » des principes (d’équité, de mérite, etc.) ou des normes qui acquièrent une robustesse sociale mais résultent d’une rationalité cognitive (Boudon, 1995, 1999). Ces sentiments moraux sont généralement exprimés à partir d’un système de « bonnes raisons » ou de raisons fortes, c’est-à-dire sur une « théorie » que les individus perçoivent comme pertinente car fondée objectivement (Boudon, 1995, 330-372). Empiriquement, il a ainsi été montré que les individus ressentent et expriment des sentiments de justice et d’injustice au travail articulés à la reconnaissance ou la non-reconnaissance des principes d’égalité, de mérite et d’autonomie (Lamont, 2002 ; Dubet et al., 2006). Ils perçoivent aussi, de multiples façons, des injustices sociales liées aux modes de distribution et d’accès à des biens collectifs ou aux formes de rétribution (Hoschild, 1981 ; Miller, 1992 ; Betton, 2001). Dans certains cas, lorsque leur intérêt cesse d’être engagé et qu’ils peuvent occuper une position impartiale, ils développent, enfin, des sentiments de justice « universalistes » sur des enjeux économiques liés par exemple aux politiques de l’État-providence (Forsé, Parodi, 2004).

6À partir de ces travaux, l’objectif de notre recherche est de décrire et d’analyser les dimensions normatives et morales du rapport à la politique. Les individus formulent fréquemment des attentes et des critiques normatives concernant l’activité politique et les conduites des élus qu’ils font valoir en termes d’exigences de probité, de devoirs et d’obligations et qu’ils expriment à travers les catégories polarisées « bien/mal », « juste/injuste », « honnête/malhonnête ». L’enjeu de notre démarche est précisément d’isoler les principes moraux appliqués à la politique tout en considérant, comme le formule Dubet, que « si les acteurs sociaux sont pris dans des cadres moraux, ceux-ci ne déterminent pas totalement leurs jugements » (ibid.). Autrement dit, le rapport à la politique se noue évidemment de bien d’autres manières et en bien d’autres termes que par l’exigence de moralité des élus. Est-il cependant possible d’isoler des principes moraux stables mobilisés par les individus lorsqu’ils critiquent les gouvernants au nom de la probité publique ? En quoi ces principes se distinguent-ils d’autres registres de jugement du politique ?

7De fait, et c’est la deuxième source de notre problématique, les principes moraux mobilisés le sont sur un objet spécifique : les pratiques politiques. Les jugements portés sur la probité des élus par les citoyens le sont dans le cadre plus large de la relation qui existe entre gouvernants et gouvernés. De nombreux travaux de sociologie politique se sont attachés à décrire ces rapports sous de multiples angles interdépendants : réflexions classiques sur les déterminants du vote et sur l’information que détiennent effectivement les citoyens/électeurs [2] ; travaux sur la compétence politique comprise comme capacité des citoyens, inégalement distribuée socialement, à maîtriser le savoir spécialisé des acteurs de la compétition partisane, à décoder les logiques électorales, mais aussi à s’intéresser aux actions publiques des gouvernants [3] ; interrogations plus récentes sur la confiance et la défiance des citoyens à l’égard du personnel politique [4]. En dépit du nombre de travaux et de la diversité des approches, force est de constater que la question des atteintes (réelles ou perçues) à la probité publique n’a pas constitué une question de recherche véritablement prise en compte. Les mentions restent marginales. Dans leur enquête effectuée lors de l’élection présidentielle de 1956 aux États-Unis, les chercheurs de l’Université de Michigan notent que les personnes qu’ils situent à l’avant-dernier échelon de leur hiérarchie des « niveaux de conceptualisation idéologique » font souvent état de leur ignorance des choses politiques et des différences entre les partis mais mettent l’accent sur les promesses non tenues et sur la corruption (Campbell, Converse, Miller, Strokes, 1980 [1960], 241-243). Ils mobilisent volontiers une critique générale de la moralité politique assimilable à la dénonciation du « tous pourris ». Dans son ouvrage classique sur les croyances politiques des Américains, en 1962, Robert E. Lane relativise la dimension morale du jugement en soulignant que les citoyens considèrent toujours les hommes politiques comme légèrement corrompus et qu’ils ne remarquent les faits de corruption que lorsque leur ampleur dépasse les attentes normales (Lane, 1962, 24-25) [5]. Plus récemment, dans une recherche sur les cadres d’interprétation mobilisés par les citoyens ordinaires lorsqu’ils parlent politique, le sociologue américain William Gamson s’intéresse à l’expression de sentiments d’injustice et d’indignation morale sur des sujets de politiques publiques comme la crise industrielle, la politique de discrimination positive, le pouvoir nucléaire ou le conflit israélo-arabe (Gamson, 1992). Sa démarche cependant, vise davantage à comprendre les ressorts de l’engagement et des mobilisations collectives que le rapport aux gouvernants et les jugements sur leurs conduites. Particulièrement inventifs depuis une dizaine d’années dans l’identification des raisonnements politiques et des heuristiques de jugement (Sniderman, 2000), les multiples travaux sur la compétence politique n’accordent guère plus d’attention aux enjeux de probité des élus dans le jugement global porté sur le personnel politique [6]. Exception parmi quelques autres, Daniel Gaxie relève, dans son analyse des critiques profanes de la politique et sur la base d’entretiens semi-directifs approfondis, la forte présence du thème de la malhonnêteté supposée des élus (Gaxie, 2001, 2002). Loin de considérer ce phénomène comme une nouveauté, il rappelle d’abord que des données d’enquêtes françaises des années 1960 et du début des années 1980 ont déjà enregistré ces perceptions critiques. Dans la lignée des analyses de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979, 388), cette critique moral(ist)e de la politique est propre, selon lui, aux agents des classes dominées (au bas de la hiérarchie des positions sociales et des niveaux d’instruction) qui n’entretiennent pas de relations de proximité et d’identification avec un camp politique. Ils mobilisent ce répertoire à défaut de maîtriser les codes du champ politique. Cependant, il avance aussi l’hypothèse d’une diffusion des visions critiques de la politique à des personnes plus qualifiées qui mobilisent un répertoire mixte de « déception et d’implication, de désinvestissement et de surveillance ». Cette étude des formes de la critique et des dispositions critiques est stimulante mais, comme les autres auteurs analysant les relations au politique, Daniel Gaxie ne cherche pas particulièrement à isoler et à caractériser le registre moral (les jugements sur la probité) des autres modalités critiques du rapport au politique.

8Le résultat paradoxal de cette inattention de la sociologie politique aux enjeux de perception des atteintes à la probité publique est que les enquêtes pourtant réalisées sur ce sujet constituent un champ à part qui dialogue peu avec les courants dominants de la sociologie politique et n’intègre pas davantage les apports de la sociologie morale. Or ce domaine, alimenté par les travaux fondateurs de John A. Gardiner (1970), Arnold Heidenheimer (1970), John G. Peters et Susan Welch (1978) ou encore Michael Johnston (1986), est particulièrement consistant et a connu, récemment, de nouveaux développements (Jackson, Smith, 1996 ; Mancuso et al., 1998 ; Pharr, 1999 ; McCann, Redlawsk, 2006) qui ont nourri notre propre recherche. Nous en avons donné ailleurs une présentation détaillée (Bezes, Lascoumes, 2005). Leurs résultats et les interrogations qu’ils soulèvent justifient l’intérêt d’enquêtes qui prennent au sérieux la place et la spécificité des attentes morales à l’égard des élus dans les jugements politiques. Deux raisons peuvent être avancées [7]. La perception, par les citoyens, d’atteintes à la probité publique par les élus jouerait, d’une part, un rôle dans les processus de délégitimation des gouvernants et de montée de la défiance. D’autre part, l’évaluation morale de la politique, loin de n’être qu’un registre critique limité à certains groupes sociaux, constituerait une composante importante de la relation entre gouvernants et gouvernés : elle participerait, notamment, à la définition de la frontière symbolique et matérielle, plus ou moins perméable, qui sépare les citoyens de la sphère politique, spécialisée et différenciée. En mobilisant le registre de la moralité pour juger la politique, les citoyens appliquent-ils à ce domaine une morale ordinaire, considèrent-ils que la politique relève d’une éthique propre, ou bien, plus subtilement, d’une éthique de la relation gouvernant/gouverné ?

9Enfin, si l’on souhaite prendre au sérieux la manière dont les citoyens « différencient » (plus ou moins) la sphère politique en définissant leurs exigences en matière de moralité, la question de la place des références au droit régissant le champ politique est posée. Censées structurer de façon centrale la vie démocratique, des règles légales ont été progressivement mises en place pour encadrer l’exercice de la fonction politique. En France, c’est particulièrement à la suite des scandales liés au financement des partis politiques, et depuis 1988, qu’un ensemble de mesures ont été adoptées afin de renouveler les règles censées améliorer la probité publique (financement public des partis, réforme des marchés publics, etc.) (Lascoumes, 1999). Dès lors, les perceptions d’atteinte à la probité publique ne résultent pas uniquement de l’invocation de principes généraux, moraux ou politiques, mais aussi, le cas échéant, de la mobilisation de catégories juridiques ( « c’est de la corruption » ; « cela relève du pénal » ; « cela doit être sanctionné » ; « c’est un abus de fonction » ) associées à l’idée que la non-application du droit ou son déni sont réprouvables. Disons-le simplement. Nos observations ne nous font pas identifier un univers dichotomique opposant des individus « légalistes » à d’autres qui ne le seraient pas. Elles mettent plutôt au jour un continuum de positions normatives construites à partir des expériences sociales de chacun, dans lesquelles le droit est une ressource parmi d’autres pour juger la politique. Notre constat central est que l’invocation de règles juridiques supposées encadrer le pouvoir délégué aux élus dans le cadre des gouvernements représentatifs est concurrencée par la présence d’autres principes de normativité plus généraux ou plus pragmatiques. Le registre légal n’est qu’un moyen parmi d’autres pour définir l’acceptable et l’inacceptable dans les comportements politiques.

10De plus, quand cette normativité est présente, elle est mobilisée sous des formes multiples, de la plus explicite à la plus diluée. Nos observations rejoignent largement les résultats des recherches sociologiques sur les mobilisations du droit : elles considèrent le droit davantage comme un « système de significations culturelles et symboliques » dans lequel puisent les individus que comme un ensemble de règles et de moyens de contrôle véritablement opératoires. D’inspiration culturaliste, les travaux de Patricia Ewick et Susan S. Silbey [8] montrent que les catégorisations juridiques sont présentes dans la vie quotidienne, mais sous des formes très variées en raison du caractère labile et des significations multiples et souvent contradictoires qu’elles revêtent (Ewick, Silbey, 1998). Le « registre légal » (legality) constitue ainsi une composante déterminante des interactions sociales ordinaires, mais il se manifeste moins par des références formalisées au droit institutionnalisé (codes, lois, jurisprudence, argumentations juridiques) que par des formulations juridiques « enchâssées » dans des raisonnements ordinaires, ce que Ewick et Silbey appellent « common place legality ». Dans cette conception, le registre légal ne constitue pas un corpus extérieur aux individus et aux relations sociales qui s’imposerait à eux, mais plutôt un élément important de la mise en forme des relations entre citoyens, dans certaines situations (conflits de voisinage, divorce, mobilisations collectives, etc.), que les catégorisations juridiques aident à structurer. Le registre légal ne s’impose donc pas par le haut (par effets d’imposition ou de socialisation liés aux institutions). Il est au contraire le résultat émanant d’une « production continue de la raison pratique et de l’action » dans le cadre de rencontres et de discussions informelles entre professionnels du droit et individus profanes sur des situations concrètes (Ewick, Silbey, 1998, 19). Dans ce type d’enquête, l’objectif n’est pas de rechercher, dans les propos des individus, des conceptualisations juridiques exactes qu’il faudrait relier aux institutions formelles du droit. Il est de comprendre comment la légalité est sans cesse produite et utilisée concrètement, au cœur des relations sociales quotidiennes (famille, école, emploi, etc.). Il est aussi de comprendre comment les rôles, les relations, les identités et les comportements peuvent porter l’empreinte de catégories juridiques. Dans le même esprit, notre propre perspective n’est pas d’évaluer la compétence juridique des enquêtés sur les règles du champ politique. Nous n’attachons aucune importance à ce que la catégorisation ou le raisonnement juridique utilisés soient exacts ou erronés : en revanche, nous nous intéressons au fait que le registre légal soit mobilisé comme ressource argumentative. Rares sont en effet les personnes qui recourent de façon juridiquement adéquate aux notions de « trafic d’influence » ou de « conflit d’intérêts ». Ainsi, à propos d’un cas concernant la promesse de l’obtention du marché de l’eau urbain faite par un candidat à en entrepreneur en échange d’un financement de son journal de campagne, un participant de notre enquête, Giovanni, cadre commercial, déclare : « C’est de la corruption active ! » Le qualificatif est inexact [9], mais Giovanni souligne ainsi qu’il y a là, de la part de l’acteur politique, une initiative et une manœuvre intéressées, qui sont, pour lui, passibles de sanctions. Dans notre perspective, l’attention est avant tout accordée aux processus de construction de frontières morales par les acteurs, c’est-à-dire aux ressources et arguments qu’ils mobilisent pour critiquer une pratique politique ou, au contraire, pour justifier une tolérance. Dans ce cadre, le registre légal constitue une ressource importante même si elle n’est pas la seule et les compétences juridiques qui lui correspondent font l’objet d’une inégale répartition sociale.

I . 2. La démarche empirique adoptée : l’intérêt des focus groups pour appréhender les « théories ordinaires » du jugement sur la politique

11Notre approche se nourrit des enseignements des trois champs de la sociologie présentés et prête donc une attention toute particulière aux argumentations et aux « systèmes de raisons » perçus comme solides par les individus (Boudon, 1995, 337) pour juger les comportements politiques. Cet ensemble de raisons, reflet du travail normatif des acteurs sociaux, est loin de constituer un système rationnel parfaitement ordonné qui opérationnaliserait, en quelque sorte, des principes de moralité politique situés en surplomb. Au contraire, les individus développent des schèmes de perception et de jugement de la politique qui superposent des registres différents et souvent contradictoires. Comme le décrit François Dubet à propos des injustices au travail, « chacun se comporte comme un théoricien, non parce qu’il est capable de fustiger les injustices, mais parce que sa critique est toujours associée à une argumentation en termes de principes perçus comme plus ou moins universels et soumis à une contrainte de cohérence et de réciprocité » (Dubet et al., 2006, 9). Lorsqu’ils jugent la politique, les individus produisent des argumentations et des raisonnements, plus ou moins élaborés, à travers lesquels ils donnent du sens à leur relation aux gouvernants, qu’il s’agisse de membres assez lointains (exécutif ou législatif) ou d’élus locaux mieux cernés. Ce faisant, ils fabriquent et mobilisent des « théories ordinaires » du gouvernement représentatif pour donner du sens à leur rapport au politique qui articulent leurs expériences sociale, professionnelle et politique, les situations jugées et des principes normatifs « déjà là ». Comment alors caractériser les agencements discursifs de ce rapport au politique et plus spécifiquement la place qu’y occupent les critiques morales et les arguments juridiques lorsque les citoyens ordinaires décrivent des conduites qu’ils jugent inacceptables ou malhonnêtes, lorsqu’ils ressentent des inégalités ou des injustices liées à la politique ou lorsqu’ils perçoivent des abus dans les pratiques des élus mais aussi dans celles des autres citoyens ?

12Afin de reconstruire ces formes de jugement de la politique, il fallait un dispositif d’enquête qui permette de recueillir des discours ordinaires porteurs de représentations contrastées. Compte tenu de notre attention aux modalités de classification et de justification du jugement, la méthode ne pouvait s’appuyer sur les résultats de l’enquête par questionnaire menée par ailleurs au Cevipof. Notre intérêt spécifique pour la perception et le jugement de la probité publique – doublé de la conviction que la politique n’est pas évaluée uniquement à l’aune de cette dimension morale – exigeait de susciter des conversations extensives laissant les interviewés développer leurs points de vue sans que la thématique soit abordée de manière brutale et sur une durée trop courte. Le dilemme était le suivant : éviter d’imposer abruptement la problématique mais, en même temps, mettre les personnes en situation de discuter les pratiques politiques sous l’angle de leur moralité. L’idée, enfin, n’était pas de saisir des points de vue strictement individuels : elle était plutôt de faire émerger des représentations collectives sans préjuger a priori de leurs articulations à des propriétés sociales et, simultanément, de mettre l’accent sur les conflits normatifs que suscite la politique. Nous avons retiré des travaux anglo-saxons (Bezes, Lascoumes, 2005) que certains actes politiques peuvent faire l’objet de jugements très différents et alimenter de profonds clivages normatifs. Dans le domaine des jugements moraux, des dispositifs d’enquête favorisant l’argumentation en situation collective semblent d’autant plus justifiés que les réflexions sur ce qui devrait être ou sur ce qui devrait être fait s’efforcent de prendre en compte les raisons d’autrui, de le convaincre et donc de reposer sur des arguments susceptibles d’être endossés par tous, ce qui suppose l’existence d’un « spectateur impartial » ou « équitable » (Forsé, Parodi, 2004, 11).

13Pour toutes ces raisons, une enquête par « focus groups » ou entretiens collectifs (Morgan, 1996 ; Barbour et Kitzinger, 1999 ; Duchesne et Haegel, 2004 a) nous a semblé particulièrement appropriée sur la base de quatre avantages : créer artificiellement les conditions d’une discussion sur la politique ; permettre l’expérimentation dans l’animation avec l’utilisation de « scénarios » pour susciter des réactions ; favoriser les interactions et l’expression de désaccords, voire de conflits ; offrir la possibilité, sur une base qualitative, d’identifier des différences dans les rapports au politique selon les groupes professionnels. Cette démarche n’est pas absente des recherches de sociologie politique. Elle a, par exemple, été utilisée par William Gamson pour recueillir les ressources et les schèmes d’argumentation mobilisés par les citoyens pour exprimer des sentiments d’injustice sur des enjeux de société et de politiques publiques (Gamson, 1992), mais aussi par Sophie Duchesne et Florence Haegel pour étudier la politisation des discussions (Duchesne, Haegel, 2004 b). Nous avons ainsi organisé dix groupes différents de discussion, homogènes sur le plan socioculturel [10], réalisés en deux vagues (avant et après le quantitatif). Ces groupes de cinq à huit personnes ont été menés sur la base de la discussion d’une série de scénarios présentant de brèves situations où les acteurs principaux, tantôt des élus, tantôt des citoyens, sont impliqués dans des actions allant des conduites les plus communes (intervention pour une place en crèche) à des formes de corruption légalement caractérisées. Nous avons ainsi observé, enregistré et analysé les différentes étapes de l’entretien de groupe : le travail de classement individuel (en quatre catégories) [11] de 16 scénarios figurant sur des cartes [12], puis la discussion collective des résultats autour de chacun des scénarios en demandant aux personnes d’argumenter en expliquant leurs choix. Les échanges portaient d’abord sur les situations pour lesquelles il y avait le plus d’accord collectif sur la faible ou la forte gravité, puis sur les situations de dissensus. Les participants justifiaient les gravités attribuées, ce qui permet d’explorer les critères de perception et de jugement qui différencient les actes susceptibles d’être qualifiés de corrompus des autres. Les relances portaient, dans un premier temps, sur la possibilité de faits justificatifs des actes décrits puis, dans les cas de consensus fort, sur des contre-arguments. Des questions plus générales sur le rapport à la politique et l’expérience qu’en avaient les personnes ont été systématiquement posées à la suite de certains scénarios pour élargir la discussion. Chaque entretien collectif a duré environ trois heures.

II. Quatre répertoires normatifs pour juger la politique

14Cette deuxième partie a pour objet de décrire différents modes de relation au politique et de caractériser des structures typiques de jugement telles que nous les avons dégagées du dépouillement des dix entretiens collectifs. Nous avons cherché à comprendre comment les individus argumentent en combinant des principes, des règles, des expériences subjectives et l’interprétation des situations proposées. Suivant la perspective adoptée par F. Dubet, nous considérons que les « casuistiques » qui définissent le rapport des citoyens à la politique concilient l’unicité de quelques principes mobilisés (ils seront présentés dans la troisième partie) et la diversité des jugements portés : ces derniers résultent des ressources argumentatives auxquelles les individus ont accès, des « conditions structurelles » dans lesquelles ils se trouvent (position sociale, trajectoire, expériences, socialisation, etc.) et des agencements qu’ils opèrent [13]. Si les argumentaires organisant les jugements sur les différents scénarios sont diversifiés, il est cependant possible de typifier, à partir de notre matériau, des modes récurrents et stables de rapports à la politique articulés à des formes spécifiques de critique morale.

15Nous parlerons alors de « répertoire normatif » en empruntant la notion de répertoire aux travaux d’Ann Swidler, sociologue d’inspiration culturaliste [14]. Elle utilise le concept pour suggérer que les individus mobilisent, sélectionnent et assemblent, selon les situations et problèmes auxquels ils sont confrontés, selon les ressources auxquelles ils ont accès et avec plus ou moins de dextérité, des symboles, des règles, des arguments, des récits et des images afin de donner sens à leur expérience et d’orienter leur action. Ces éléments culturels ne sont pas nécessairement toujours cohérents mais ils sont importants à étudier parce qu’ils constituent la matière des raisonnements que construisent les individus et servent à définir et à rationaliser une situation, une expérience ou des pratiques. Dans notre cas, un répertoire normatif est une construction stabilisée où s’expriment et se combinent des représentations globales de la politique, des registres critiques généraux, des exigences en termes de probité, des seuils de tolérance variables à l’égard des pratiques politiques, des récits personnels, des principes normatifs et des catégories légales.

16Sur la base des focus groups que nous avons conduits, nous avons isolé quatre répertoires normatifs typiques. Construits de manière inductive à partir de nos matériaux empiriques, ces répertoires proposent des agencements différents des principes apposés à l’activité politique et accordent une place distincte au registre légal. Ce sont des « institutions de jugement », c’est-à-dire des schèmes relativement robustes de perception, d’appréhension et d’évaluation des activités politiques. Ces répertoires sont des idéal-types qu’on ne trouve pas exactement ou systématiquement chez un individu ou une population socialement caractérisée. Aucune personne ne formule un discours cohérent sur la durée qui reprenne systématiquement la totalité des arguments d’un répertoire mais, dans la situation qui est la sienne au moment de nos entretiens collectifs, elle en mobilise une partie suffisante, sur un mode majeur, pour que se dégage une conception dominante dont il reste à expliquer le sens qu’elle revêt pour elle. Conformément à la définition de Max Weber (Weber, 1992 [1904], 179 et s.), nos quatre répertoires normatifs sont donc des simplifications de la réalité, résultats d’une accentuation des caractéristiques distinctives des discours que nous avons enregistrés et synthétisés sous une forme homogène.

II . 1. Premier répertoire normatif : le légalisme

17Le premier répertoire normatif est basé sur l’idée que l’exercice du pouvoir démocratique s’exerce dans le respect d’un ensemble de règles garantes des droits fondamentaux des citoyens et limitant par là même les possibilités d’arbitraire des gouvernants. Nous l’avons qualifiée de « légaliste » dans la mesure où, dans ce répertoire, l’usage des catégories juridiques est le plus prégnant. Nous en présenterons d’abord les principales manifestations, puis nous préciserons le type de rapport au politique lié à ce répertoire normatif.

18La forte présence de la ressource juridique dans l’argumentation se manifeste de différentes façons : le recours à un vocabulaire de type légal, l’évocation de règles d’organisation du pouvoir, des références au système judiciaire pour la mise en œuvre des responsabilités.

19L’illégalité de certaines conduites politiques est fréquemment invoquée pour les stigmatiser. Nous n’avons pas retenu a priori l’usage du terme « corruption » comme un indicateur du recours à l’argumentaire légaliste tant le mot est devenu polysémique, omniprésent dans les discours recueillis où il désigne comme dans le langage commun de multiples formes d’abus de pouvoir. Cependant, l’usage de la catégorie est parfois indicatif d’une approche légale des situations, comme l’illustre cette argumentation de Laurent, directeur administratif et financier [EI] : « Il paie un service, ça s’appelle de la corruption... Pour moi, c’est pareil (corruption active/passive) le fait que l’on paie, c’est un acte de corruption volontaire, caractérisée. C’est pas la somme qui importe. » La mobilisation d’un vocabulaire spécifique plus ou moins adéquatement inspiré par le droit s’effectue en général pour indiquer la gravité d’un acte. Ainsi, Kathie, ingénieure [EI] : « C’est pas un mensonge, c’est un faux témoignage ! » ; Giovanni [EI] : « C’est de la corruption de fonctionnaire ! » ou Anne, fonctionnaire dans un établissement public [CMS 3] : « L’attribution d’un marché doit reposer sur des critères... donc là non seulement c’est illégal... ça peut entraîner des malversations et ça veut dire que derrière l’appel d’offres, il y a un marché truqué. » C’est aussi dans ce sens qu’est utilisé fréquemment le terme « corruption » lorsqu’il s’agit de souligner l’importance d’une transgression. Ainsi cet échange à propos d’un chef d’entreprise qui propose à un élu de ravaler sa maison en échange de son aide pour l’octroi d’une subvention :

HENRI, chargé d’affaires [EI]. — Donc c’est normal qu’il paie son élu pour quelque chose que celui-ci doit faire ?
DIDIER, cadre pénitentiaire. — Non, c’est pas normal de le faire, mais c’est normal qu’il essaie de sauver son entreprise et de ne pas mettre 30 personnes au chômage.
H. — Il a juste à demander à son élu de demander une subvention, il n’a pas à lui faire son ravalement de façade. C’est le rôle que doit avoir l’élu sinon c’est de la corruption.
D. — C’est de la corruption, mais à ce moment-là, il ferme son entreprise et met 30 personnes au chômage.

20La référence au droit se manifeste aussi par l’évocation de règles formelles, rationnelles et spécifiques organisant l’exercice du pouvoir politique. Elles définissent des fonctions (Didier [EI] : « Déjà, un maire, c’est assermenté. Donc, s’il fait un faux témoignage... » ; Jean-Michel [OPE] : « Un fonctionnaire, de toute façon, il fait un serment, non ? Il a un contrat ou quelque chose où il doit être stipulé qu’il ne doit accepter en aucun cas de l’argent »). Certaines règles fixent aussi les procédures (Kathie [EI] : « C’est pour obtenir une subvention du conseil général, donc je ne comprends pas qu’il faille un bakchich pour obtenir une subvention. Il peut faire une demande normale »). Le répertoire légaliste est systématiquement mobilisé dès qu’il s’agit de marché public, notion dont l’usage est aujourd’hui très répandu. C’est particulièrement le cas chez des individus qui travaillent dans ou avec le secteur public : ainsi, Denis, cadre au sein d’une chambre régionale des métiers [CPP] : « C’est détourner le marché public. De la part de l’élu, pour moi c’est très grave » ou Anne [CMS 3] très sensible à ces enjeux : « Le marché de l’eau, normalement, c’est un marché public... ça permet quand même de mettre en place des garde-fous sur l’attribution des fonds publics. Là, on est carrément dans une procédure illégale »). Les moyens de financement politique public sont aussi présentés dans ces termes par Anne [CMS 3] : « En plus, c’est pour financer son journal de campagne, maintenant on a quand même assaini le financement des partis politiques et des campagnes. Il y a d’autres moyens pour le faire »).

21La référence au système judiciaire est enfin un moyen argumentatif de souligner la gravité d’une situation comme le suggère cet argument d’Henri [EI], chargé d’affaires : « Un retrait de permis, c’est du pénal. » Son inclusion dans un raisonnement s’effectue sous plusieurs formes. Tout d’abord, elle se traduit par un rapprochement avec des affaires déjà portées en justice (Giovanni [EI] : « Ça, c’est le cas de Léotard : il s’est fait ravaler les murs de sa maison. » Ensuite, un argument peut être étayé par la possibilité de recours à l’institution judiciaire. Kathie [EI] : « Quand on parle de faux témoignage, on entend aussi justice derrière... Ça n’a pas la même valeur qu’un mensonge, quoi, c’est un faux témoignage ; c’est devant une Cour de justice »). C’est aussi le pouvoir de sanction judiciaire qui est invoqué pour établir la gravité d’une transgression. Didier [EI] : « Ça, c’est très grave, c’est inacceptable. Faire un faux témoignage, ça peut mener en taule pour vingt ans à cause de certaines bêtises. »

22Dans ce répertoire, les personnes font particulièrement référence à des règles qui encadrent les relations entre les citoyens et les élus, considérées par les interviewés comme fixes et peu sujettes à la discussion (même si elles ne sont pas connues dans les faits). L’activité politique semble ainsi enchâssée dans un cadre légal, objectif et en surplomb qui trace clairement les frontières de la probité. On retrouve ici l’idée d’une rationalité légale-formelle, telle que dégagée par Max Weber mais étendue au champ politique. Cette conception véhicule une séparation très forte entre la société civile et la sphère politique : la différenciation de cette dernière résulte, d’un côté, de ce que le politique est considéré comme le producteur et le garant de l’intérêt général, mais aussi comme le détenteur de l’autorité publique et du pouvoir de sanction légitime. D’un autre côté, la contrepartie des tâches collectives endossées se traduit par le caractère distinctif des règles de droit public [15] qui pèsent sur les élus. Dès lors, le représentant est un modèle qui ne peut fauter, doit agir dans les règles et se maintenir à distance des intérêts particuliers. La contrepartie de son pouvoir et de sa fonction collective se trouve dans le carcan de règles qui l’enchâssent et le régulent : c’est cette légalité qui permet d’assurer son impartialité, son désintéressement et son service de l’intérêt collectif. Les citoyens qui le voient ainsi sont particulièrement exigeants à son égard pour le strict respect des procédures, l’évitement des conflits d’intérêt et l’appropriation de biens publics. Ainsi, Anne [CMS 3] voit un signe grave de dévoiement du système politique dans l’intervention de la femme du maire pour l’obtention d’une place en crèche : « Alors, le maire c’est un homme de paille ? C’est l’épouse qui donne les passe-droits ! Au lieu d’avoir des places en crèche sur la base de critères sociaux, de difficultés, le critère ça va être : “Tu es plus ou moins proche de la femme du maire.” Je trouve ça vraiment très grave. »

23Les personnes qui privilégient ce répertoire légaliste tendent à présenter le monde politique comme un univers séparé, autonome, structuré par des règles de fonctionnement spécifiques. Dans cette conception, la dimension électorale et partisane de la politique est mal considérée (« sauver sa carrière politique n’est pas un objectif louable », Kathie [EI]). Les individus valorisent cette dimension rationnelle-légale du système politique pour les garanties qu’elle offre, même s’ils regrettent la distance qu’elle engendre.

II . 2. Deuxième répertoire normatif : le contractualisme

24Ce deuxième répertoire normatif reflète l’idée d’une « relation » particulière entre l’élu et les citoyens, ce qu’on pourrait appeler en utilisant l’expression de Durkheim un « contrat latent », reflétant un ensemble d’attentes des citoyens à l’égard des représentants politiques en termes de rôle et permettant de fonder une confiance entre les parties. Dans ce répertoire normatif prévaut une conception intégrée du politique, supposant des exigences éthiques pour les élus mais aussi pour les citoyens et fondée sur le sentiment diffus d’appartenance à une même « communauté de représentation » qui définit et distribue des devoirs et des responsabilités réciproques. Dans cette perspective, les règles juridiques éventuellement mobilisées ne le sont pas dans les termes rationnels légaux de règles impersonnelles qui seraient mécaniquement « applicables » à la sphère politique : au contraire, le langage est celui de l’obligation et de la responsabilité que les élus endossent en acceptant la charge de représentation politique. Les interrogations sont formulées en termes de « bonne conduite » et de devoirs : qu’est-ce qu’un bon élu ? Un élu peut-il mentir ? Peut-il avantager ses proches ? Dans ce répertoire normatif, la déviance des représentants est mesurée à l’échelle de la communauté politique et en fonction du respect et des bénéfices de la collectivité dont l’élu a pris la charge.

25Les attentes exprimées sur les conduites des hommes politiques sont d’abord formulées en fonction de la capacité à produire des bénéfices pour la collectivité. Certaines pratiques sont jugées inacceptables parce qu’elles remettent en cause le fonctionnement de la communauté ou qu’elles sapent les fondements du jeu social et de la vie en collectivité. Ainsi, réagissant à un scénario qui présente un maire truquant les comptes de la mairie pour dissimuler un déficit budgétaire, Damien, fonctionnaire en collectivité locale [CPP], insiste sur les effets collectifs négatifs d’une telle pratique : « Ça a quand même pour moi une forte répercussion sur toute la collectivité, parce que derrière ça on a dissimulé l’ampleur d’un déficit budgétaire, qui concerne toute la population. » À propos d’un cas où un contribuable propose une somme d’argent à un député pour qu’il intervienne suite à un redressement, un directeur du personnel d’hôpital public réprouve en soulignant que « c’est le système qui s’effondre ». Commentant un scénario dans lequel un maire demande à un restaurateur de prendre en charge le banquet de mariage de son fils s’il veut obtenir le marché des cantines scolaires, Luc, ferronnier [JPE], dénonce avant tout les effets de ces pratiques sur la collectivité : « J’avais le mot qualité en tête, voilà justement pour le marché des cantines scolaires. Cela doit pas être forcément parce que tu as été sympa et que tu as accepté une condition que je te donne ce marché. Les cantines, ce sont des enfants, des personnes fragiles au niveau de leur santé. Le gars n’est peut-être pas au top au niveau de l’hygiène. C’est ça qui m’embête. » Ici, le jugement ne repose pas sur la perception d’une illégalité ou d’une règle qui doit être appliquée mais sur les externalités collectives négatives provoquées par le comportement d’un élu.

26L’idée que l’élu doit avoir une conduite exemplaire parce qu’il est le représentant s’inscrit également dans ce répertoire. Une dimension importante concerne la réputation de l’élu (« image » d’une collectivité) et sa « dignitas » dans l’exercice d’un mandat représentatif qu’il endosse au nom de tous. À propos d’un scénario portant sur un candidat à des élections qui promet un marché public en échange d’un financement de son journal de campagne (situation clairement répertoriée juridiquement), Valérie, attachée des services déconcentrés de l’État [CMS 1] déclare : « C’est encore plus grave parce que c’est un homme politique et qu’il est candidat à une élection... où il représente quand même quelque chose, je sais pas, l’honnêteté... » Dans le même esprit, Sophie, étudiante (bac + 4) [JE] réagit à propos de la dissimulation des comptes pendant une campagne électorale et insiste sur l’idée d’ « authenticité » de l’élu : « C’est contraire à l’idée de démocratie et à l’idée de la politique où on offre des choix aux électeurs et après ils votent pour ce qu’ils pensent le mieux. Donc, le maire qui ment n’apparaît pas authentique pour ses électeurs. C’est l’idée de base. » Les personnes mesurent ici la déviance des comportements politiques à l’aune de cette « dignitas » et condamnent systématiquement les manquements à la conduite (mensonge, dissimulation, etc.).

27Dans ce répertoire, les attentes portent moins sur le respect des règles formelles que sur la signification sociale que revêt leur transgression et notamment sur le fait que ces atteintes brisent la confiance que les citoyens ont placée dans leurs mandants. Dissimuler un déficit public dans une collectivité est ainsi analysé par Patrick, cadre du secteur privé [CPP] et Denis [CPP] :

PATRICK. — Le trucage d’un budget, évidemment, est condamnable sans aucun doute mais seulement dissimuler l’ampleur c’est aussi tromper les électeurs ; ce n’est pas acceptable. Après, c’est vrai que ce n’est pas non plus pénalement condamnable, ce n’est pas un délit, au sens juridique du terme.
DENIS. — Je pense que derrière ça, il y a l’idée que l’on se fait des politiques et de la maturité qu’ils ont vis-à-vis de leurs électeurs. Ceux-là sont peut-être mûrs pour entendre des choses, ils sont plutôt sceptiques sur les promesses. À la limite, les politiques seraient grandis s’ils pouvaient dire beaucoup plus la réalité de la situation aux électeurs. Il y a peut-être plus de maturité dans le corps social, plus de défiance vis-à-vis des promesses ; mais pourtant, les politiques vivent toujours sur ce scénario-là, enfin une partie des politiques.

28Significativement, dans ce répertoire, les exigences éthiques ne concernent pas seulement les élus mais aussi les citoyens. Dès lors que les personnes envisagent l’activité politique dans le cadre d’un mandat représentatif, les deux groupes, élus et citoyens, sont l’objet d’attentes normatives réciproques. Commentant le cas d’un entrepreneur en difficultés qui propose à un élu de ravaler gratuitement sa maison de campagne afin d’obtenir un marché public, Laure, architecte [CPL], ne privilégie pas la lecture légaliste : « Je trouve que si on demande des choses aux élus, il faut qu’en tant que citoyens, on soit aussi correct... Chacun a un rôle à tenir. Ils sont corrompus parce qu’il y a des corrupteurs. On ne peut pas non plus dire : “les élus ceci...”... C’est un contrat quelque part, donc, c’est pour ça que je trouve que ce n’est pas acceptable de la part d’un citoyen de faire ça. » Cette idée d’attentes réciproques n’est pas toujours aussi explicitement exprimée dans nos entretiens collectifs mais elle est présente chez certaines personnes qui défendent l’idée que les citoyens ne seront en mesure de « juger la politique » que si leur conduite est également, sinon irréprochable, en tout cas réglée par quelques principes. Confronté à un cas où un élu suggère à un individu d’adhérer au parti politique du maire pour obtenir un poste d’employé municipal, Malik, commerçant dans l’automobile [CA] défend le refus d’un encartement « intéressé » qui aliénerait l’électeur et l’empêcherait de pouvoir jouer son rôle de régulateur des élus : « Si tu prends une carte, le maire est de gauche, tu prends une carte au PS ; tu te dis que tu restes libre ; si après demain, ce maire-là commence à déconner, à faire n’importe quoi, est-ce que tu pourras aller lui dire qu’il fait n’importe quoi ? Non, parce que tu es avec lui, dans le même sac. » Dans ce répertoire normatif, du même coup, les jugements à l’encontre des initiatives de citoyens cherchant à obtenir des passe-droits sont extrêmement sévères parce que ces démarches manifestent une mauvaise conduite citoyenne et révèlent la corruption de la communauté sociale et politique. Confrontée à la situation d’un individu prenant la carte d’un parti pour obtenir de la municipalité un permis de construire, Martine, chargée d’études [CPL], condamne ce qu’elle perçoit comme une corruption de la cité : « C’est grave que les citoyens soient dans cet esprit-là, que pour obtenir quelque chose en France il faille absolument soudoyer quelqu’un... Cela peut commencer par le balayeur, l’huissier et on remonte la chaîne, pour obtenir quelque chose, que ce quelque chose soit illicite ou pas. » Jugeant un taxi qui cherche à récupérer son permis retiré en état d’ivresse en proposant de l’argent à un élu, Kathie [EI] condamne l’irresponsabilité du citoyen : « Je suis d’accord que ça arrive ; moi, il m’est aussi déjà arrivé de rentrer bourrée, je me serais fait choper, OK. Mais après tu assumes, il a fait une connerie, il est puni, il assume. C’est pas à l’élu du coin d’intervenir ; à la rigueur, il essaie de voir avec le juge, mais pas avec l’élu. »

29Le bon comportement du citoyen est donc d’autant plus important qu’il rend possible et légitime la surveillance et la critique des représentants élus par les représentés. Dans ce deuxième répertoire normatif, le jugement porté par les citoyens sur les politiques est le prix du pouvoir exercé. Delphine, cadre administratif dans le secteur privé [EI] et qui se revendique très à gauche, revendique son droit de « juger les politiques » parce que les élus ont justement choisi d’endosser un mandat collectif. L’exercice de sa faculté de juger et l’intensité de sa sévérité s’accroissent avec l’importance des mandats électifs détenus : « Moi je suis pas du tout indulgente sur le goût du pouvoir. C’est vrai qu’ailleurs ils pourraient gagner plus de fric, mais c’est un pouvoir différent... Sarko et les autres, c’est des gens là-haut quoi, ils ne vivent que pour ça... Non, je n’ai pas envie de leur laisser passer des choses, et s’il faut aller dans la rue, je serai dans la rue parce qu’ils l’ont choisi, ils sont payés pour ça, ils l’ont voulu, ils se sont battus pour l’avoir. »

30En définitive, la normativité du politique repose ici sur un modèle de type « conventionnel », valorisant l’engagement réciproque sur le mode du contrat : la déviance des élus s’assimile à une « rupture de contrat » c’est-à-dire à une rupture de l’éthique de la relation qu’établit la représentation.

II . 3. Troisième répertoire normatif : le pragmatisme

31Le troisième répertoire normatif – pragmatique – reflète un univers social et politique dans lequel des règles encadrant les activités politiques et administratives existent, sont reconnues comme nécessaires mais peuvent faire l’objet d’arrangements dispensés par les élus dans le cadre de leur activité « au service » des citoyens. L’activité politique n’est donc pas vue comme anomique mais les règles et les normes juridiques qui l’encadrent sont considérées comme une matière souple, pouvant faire l’objet d’arrangements, d’accommodements et de contournements pour fluidifier les fonctionnements sociaux et permettre à chacun de satisfaire ses intérêts. Ici, les jugements portés sur les formes multiples de passe-droits sont beaucoup plus indulgents que dans les deux cadres normatifs précédents. Si l’existence de règles légales pesant sur les élus est reconnue, leur application peut être assouplie selon les situations, les objectifs et les intérêts.

32Dans sa forme générale, le répertoire « pragmatique » se manifeste d’abord par la possibilité de l’arrangement avec les règles. Jean-Bernard, ingénieur [CPP], participe à des commissions d’attribution de marchés et considère que les formes de l’influence sont multiples : « Je crois que c’est illusoire de penser qu’un appel d’offres est “asexué”. Dans une commission d’appel d’offres, ce sont des gens qu’il faut identifier : alors, ça peut être le beau-frère, ça peut être un truc plus noble, quelqu’un avec qui on a travaillé ou avec qui on a créé l’appel d’offres... Forcément, il y a une notion d’influence par rapport à d’autres personnes. (...) Il peut y avoir des tas de figures de ça : ça peut aller de trucs très obscurs, style franc-maçonnerie, à des trucs très objectifs, mais qui ne sont quantifiables (...). Pour moi, ça fait partie du jeu. » Ce constat que l’influence et l’interconnaissance sont au cœur des processus d’attribution de marchés publics ne signifie pas pour Jean-Baptiste que les règles et les procédures n’existent pas. Simplement, elles ne décrivent pas la totalité des fonctionnements réels car il y a des marges et du « jeu ». La recherche de relations personnalisées constitue un facteur d’autant plus essentiel que les règles légales sont jugées insuffisantes pour structurer l’activité politique. Louis, taxi à Lille [CA], argumente dans ce sens : « Moi, je trouve anormal de donner des grands logements à des familles qui n’en ont pas le besoin et de donner des petits logements à des familles qui auraient besoin d’un grand logement. Mais maintenant, quand une personne fait une demande au moment où un appartement se libère, bon il y a du monde sur les listes, qui doit-on passer en priorité ? » Tandis qu’il dénonce ce qu’il perçoit comme des inégalités résultant de traitements de faveur par les élus, il justifie l’intervention de critères personnalisés pour pallier les limites des procédures légales rationnelles.

33La deuxième caractéristique du répertoire pragmatique est la forte tolérance à l’égard des citoyens qui cherchent à bénéficier d’un passe-droit. D’une manière générale, tous les scénarios mettant en situation des citoyens ordinaires qui cherchent à obtenir l’appui d’un élu par le biais d’une démarche (lettre de recommandation, encartement ou même geste assimilable à une tentative de corruption par l’argent), sont jugés avec plus d’indulgence que les actions équivalentes initiées par les acteurs politiques. Globalement, ces initiatives sont justifiées au nom de l’adage « qui ne tente rien n’a rien ». Diane, cadre dans une entreprise ayant exercé des activités militantes dans un parti politique et un syndicat [CPL], justifie la démarche d’un taxi sollicitant un élu avec de l’argent pour récupérer son permis retiré à la suite d’une conduite en état d’ivresse : « Chacun peut essayer de sauver sa peau. » Confrontée au même scénario, Céline, commerçante dans le domaine de la téléphonie [CA], justifie : « Je pense que c’est susceptible d’arriver à beaucoup de monde. (...) Il tente sa chance. Il est désespéré, c’est un chauffeur de taxi, c’est sa vie de conduire. Et il a tué personne. Faut bien qu’il s’adresse à quelqu’un et qui ne tente rien n’a rien. »

34Les justifications du passe-droit reposent sur quatre argumentations qui articulent, chacune à sa manière, la conscience de l’existence de règles et les pratiques de l’arrangement. La justification proposée semble ainsi permettre de réduire l’éventuelle dissonance cognitive qui procède de conceptions posant des frontières éthiques mais qui, simultanément, envisagent les possibilités de s’en affranchir.

35La première justification à l’existence de transactions entre élus et citoyens s’appuie sur un constat réaliste. La situation de pénurie concernant l’accès à certains biens collectifs (obtention d’un emploi, d’une place en crèche, d’un logement) les transforme en biens vitaux et rares et justifie que tout soit mis en œuvre pour les obtenir. Amélie, cadre administratif à la Caisse des dépôts et consignations [CMS 2], comprend parfaitement la démarche conduisant à solliciter la femme du maire pour obtenir une place en crèche : « Pour les femmes qui travaillent, on sait pas quoi faire des enfants une fois qu’ils sont nés. (...) J’ai déjà fait appel à des assistantes maternelles au noir... La démarche n’est peut-être pas à 100 % nette, mais la problématique est telle que c’est pas malhonnête, je ne fais de mal à personne, j’essaie juste de continuer à travailler en étant sûre que ma fille sera bien gardée. La femme du maire peut très bien refuser mais au moins j’aurai tout tenté pour travailler avec la tête à mon boulot. »

36La deuxième justification minimise la quête d’un passe-droit en édifiant l’élu en gardien exemplaire de la rectitude. Nathan, architecte [CPL], raisonne ainsi : « Je classifie comme ça, grosso modo dans ma tête. Je me suis dit que si c’est du domaine de l’élu, c’est-à-dire si c’est l’élu qui propose directement quelque chose, c’est sanctionnable directement et très grave. Si c’est le citoyen lambda qui fait une démarche, c’est moins grave car je suppose que les députés et l’administration refuseront car ils sont complètement intègres (rires). Parce que j’y crois, j’ai l’espoir... » L’idéalisation de l’élu comme « rempart » fait office de garant normatif : la production de la probité publique repose ici uniquement sur la responsabilité des élus. Mathilde, coiffeuse [JPE], est consciente du caractère un peu exorbitant de ce qui est attendu des représentants : « Je pense que quelque part, ça doit être difficile de gérer l’arrivée au pouvoir, les tentations... Mais bon, nous les citoyens, on attend qu’il [l’élu] fasse preuve de responsabilité. On voudrait que ce soient des surhommes, enfin c’est ce qu’on attend certainement d’eux [des maires]. »

37Dans la troisième formulation, symétrique de la précédente, le citoyen est toujours le tentateur mais l’élu n’est pas toujours, lui, en situation de pouvoir résister aux nombreuses demandes qui lui sont adressées. Appliquer les règles légales, sans y déroger, suppose un homme politique absolument vertueux, ce que Mathilde appelait plus haut un « surhomme », figure dont l’existence semble incertaine pour plusieurs interviewés. L’arrangement avec les règles légales apparaît alors comme le produit de la « position » des élus, surexposés aux desiderata et aux pressions de leurs mandants et incapables, parce que trop humains, d’y répondre. Plusieurs enquêtés se montrent ici particulièrement « compréhensifs ». C’est le cas de Grégoire, ouvrier dans le bâtiment [JPE] : « Ça doit être chaud, pour le maire, de résister à tout ça. Il faut vraiment être blindé pour pouvoir résister à tout ce qu’on peut faire en étant maire. Moi, je sais que pour ma part, je verrais les avantages que j’aurais, j’en profiterais un peu, c’est sûr. Alors maintenant, va savoir s’il fait ça tout le temps... Voilà quoi. C’est sûr que c’est un peu normal qu’il craque. (...) Je crois qu’on attend trop de ces personnes-là ; on ne se dit pas que ce sont des personnes comme vous et moi. Alors que ce sont des personnes qui peuvent céder à la tentation. »

38Nettement distincte, la quatrième argumentation justifie cette fois le fait que les élus puissent effectivement déroger à une règle ou une procédure par un arrangement en affirmant l’importance du critère de proximité et de service dans le jugement des représentants politiques. La satisfaction d’une demande de citoyen, même dérogatoire ou possiblement illicite, fait partie de la fonction de l’élu et des attentes légitimes qui pèsent sur lui. Ainsi, discutant du cas du taxi déjà présenté, Céline, commerçante en téléphonie et Christophe, artisan carreleur [CA], insistent sur l’idée que l’élu est là pour « rendre des services » et aider ses concitoyens.

CELINE. — Je suis consciente que le concitoyen, en l’occurrence, il a fait une faute en se faisant arrêter. Mais comme on disait tout à l’heure, il s’est peut-être fait arrêter à 0,60 parce qu’il a bu un verre de trop. Il va se retrouver en difficultés pendant six mois. Donc oui, il a quelqu’un pour manager sa ville, et il lui demande un service. Donc, oui, je pense que c’est le rôle de l’élu de l’aider. Ça fait partie de la fonction.
CHRISTOPHE. — Les personnes politiques doivent être à l’écoute de leurs citoyens. Dans une ville, c’est comme ça. Même un maire, il doit être à l’écoute de ses citoyens, ils l’ont élu, donc il doit être à l’écoute, quel que soit le problème. C’est à lui d’essayer de le résoudre, quel que soit le domaine.
C. — Il y a une quinzaine d’années, je me suis retrouvée au chômage, parce que j’ai été licenciée économique ; j’ai écrit entre autres à la mairie de la ville où j’habitais, même si c’est pas l’ANPE.
Ch. — Ils doivent écouter les problèmes des gens qui habitent dans leur ville, c’est normal. Évidemment, on ne peut pas tous les écouter, parce que sinon... Il y a une sacrée sélection à faire.

39Céline et Christophe sont tous les deux parfaitement conscients de l’existence de règles mais ils leur associent immédiatement la possibilité que leur application ne soit pas mécanique mais « circonstanciée ». Les personnes mobilisant ce répertoire valorisent particulièrement la proximité et l’utilité d’un pouvoir politique qui « rend service » et est avant tout un facilitateur. La négociation dans l’application des règles (négocier des délais, le montant des pénalités, etc.) est au cœur de cette activité dès lors qu’il s’agit, pour les représentants, de satisfaire les intérêts individuels en gardant le sens d’un intérêt collectif minimal. Dans cette conception cependant, l’idée d’un « donnant-donnant », d’une symétrie des échanges entre les élus et leurs électeurs, n’est pas exprimée alors qu’elle est l’une des composantes du quatrième répertoire normatif.

II . 4. Le quatrième répertoire normatif : le réalisme

40Le quatrième répertoire normatif – le réalisme au sens où l’on parle de realpolitik – fait écho à la perception d’un univers social et politique sans droit et sans norme générale, qui échappe à toute régulation, qui est dominé par la puissance et la force. Dans cette conception, la société humaine est un univers sans foi ni loi, dominé par des luttes pour le pouvoir dans lesquelles prévaut l’adage machiavélien du réalisme politique : la fin justifie les moyens. Les rapports de force, la loi du plus fort, le donnant-donnant prévalent alors dans la vie politique comme dans la vie sociale. La normativité démocratique y est absente : il n’y a pas de principe de légalité et de justice à respecter. Ce qui est valorisé avant tout est l’efficacité politique, la capacité des élus à obtenir et rendre visible des résultats et les bénéfices particuliers que certains parviennent à en retirer quelles que soient les voies qui ont permis d’y parvenir. Réagissant au cas d’un maire attribuant un vaste logement HLM à un membre de sa famille, Christophe [CA] relativise le geste au nom du résultat : « D’une manière ou d’une autre, s’il y a un passe-droit, et que ça vous arrive direct, qu’est-ce que vous allez dire ? “Ben non, je n’en veux pas” ? Alors que c’est tellement difficile d’avoir un logement, si vous avez un cinq pièces, ben on le prend et puis c’est tout. » Confronté au scénario décrivant la démarche d’un citoyen à l’égard de la femme d’un maire pour obtenir une place en crèche, Sébastien, artisan imprimeur [CA], décrit sa vision des fonctionnements sociaux : « Tant que ce n’est pas malhonnête, il y a toujours des préférences, il y a toujours du piston. Ça a toujours existé, et ça existera toujours. Et n’importe qui agirait de la même manière s’il en avait la possibilité, je pense. J’ai un fils de 10 ans, et si j’ai la chance de développer ma société, d’avoir une grosse société, et qu’il a un diplôme et qu’il a un copain à lui qui a le même diplôme et qui est mieux qualifié, eh bien je prendrais mon fils. Tout le monde agit de la même manière, que ce soit le maire, tout le monde, c’est humain. » La norme de base est la capacité d’influence et d’imposition d’un rapport de force, tout marche à l’échange de services et à la satisfaction des intérêts particuliers. Daniel, maçon [OPE], exprime bien cette vision utilitariste : « Simplement un service en vaut un autre : “Je te rends un service, tu me rends un service.” Ça ne coûte rien de demander, de toute façon, à tous les niveaux, on triche. » Le clientélisme et la recherche de faveurs apparaissent comme des fonctionnements socialement normaux parce que attendus. Monique, secrétaire dans le secteur privé [OPE], en fait le constat : « Il faut avoir des connaissances : deux personnes qui demandent la même chose, il y en a un qui demande à untel, et l’autre non ; eh bien, celui qui connaît untel aura peut-être la place en crèche, mais pas l’autre. » Djamel, commerçant dans le textile [CA], généralise le propos : « Vous savez, mais c’est la société qui est comme ça, qui fonctionne comme ça. » Dans cette perspective, c’est aussi celui qui crie le plus fort qui l’emporte, comme l’observe Daniel [OPE] qui justifie une lettre de recommandation d’un élu pour l’accès à un HLM : « Il y en a qui crient haut et fort et il y en a qui ne font rien. »

41La recherche de faveurs et les atteintes à la probité sont donc des pratiques ordinaires, elles ne doivent pas être dramatisées, elles font partie des comportements humains. Chacun cherche à tirer avantage de sa position, les citoyens comme les élus. Le citoyen cherche forcément des soutiens, comme le reconnaît Michel, maçon [JPE] – « Il fait intervenir des gens placés... Il se bouge, il attend pas que ça tombe tout cuit, qu’on l’appelle pour dire voilà pour toi... » – ou Chloé, manutentionnaire [OPE] – « À tous les niveaux, tout le monde triche plus ou moins ; on serait à leur place, peut-être que... On est en bas de l’échelle : si on peut avoir accès à des choses à notre niveau, nous aussi on va se dire : “Bon, c’est peut-être pas trop bien...”, mais on va le faire quand même. » Pour beaucoup, critiquer ces pratiques ne serait que l’expression d’un ressentiment comme le résume bien Grégoire [JPE] : « Oui, tout le monde en profite ; il y a certaines personnes qui vont critiquer, mais je suis sûr que celles qui disent ça n’en ont pas (de relations), et si elles avaient un parent qui pouvait les aider dans leur carrière, elles s’en serviraient. »

42Les « placés », les dirigeants en général et les politiques en particulier profitent des avantages et des opportunités qui se présentent. Irène [CMS 3] le constate d’expérience : « Un directeur général arrive, il lui faut son logement de fonction... Mais pourquoi ? Alors qu’il a tout à fait les moyens de se payer un appartement, et que de toute façon il va bientôt changer d’affectation. C’est réellement un avantage en nature. » La recherche d’avantages personnels est fréquente, comme l’observe Pierre, soudeur [OPE], ce qu’il considère propre à la situation française : « On voit pas mal d’émissions où il y a des journalistes à l’étranger qui vont dans des ministères pour éplucher les comptes au centime près... Alors qu’en France, c’est carrément le contraire. Là-bas, un ministre paie tout, alors qu’ici, il se fait tout payer. Et c’est nous qui payons. » Les exemples donnés se rapprochent souvent d’affaires réelles, médiatisées, comme l’illustre le récit de Monique [OPE] : « Il (un élu) emmène souvent bobonne et les gamins, qui viennent aussi manger les petits fours, au resto, etc. sur les frais de la République. » Servir sa famille et ses proches est considéré comme un fonctionnement courant, par exemple pour Jean-Michel [OPE] : « Les amis des amis ça permet même d’avoir des appartements gratuits, même quand ils (les politiques) ne sont plus en fonction. »

43Ce répertoire témoigne d’une conception schumpetérienne de la politique qui ne serait que pratiques de réseau et compétitions. Michel [OPE] n’entretient pas beaucoup d’espoir sur les politiques : « Ils aiment tellement le pouvoir qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour essayer de le garder. Tous les moyens sont bons, que ce soit de faire un faux témoignage, truquer les comptes... ils cherchent les moyens de garder leur poste. » Le « système » marche sur la base de connivences individuelles et claniques, ce que plusieurs personnes interrogées affirment. Jean-Luc, agent de surveillance [OPE], déchiffre le champ politique à travers les échanges qui s’y déroulent au sein de réseaux : « Les jeunes députés élus qui ne sont pas connus, ils n’ont aucun poids ; c’est les réseaux qui comptent à tous les niveaux. Bien sûr, si le député a cinq six mandats derrière lui, par rapport à un député qui a deux mandats, il a des réseaux que l’autre n’aura pas ; ça se voit tous les jours. » Cette pratique régulière de l’intervention donne aussi des savoir-faire que Daniel ou Marie [OPE], infirmière, décryptent :

DANIEL. — Le député, s’il a envie d’intervenir, il ne le fera pas par courrier, il ne le fera pas sur un simple fonctionnaire de base, sa demande serait plus ou moins prise en compte. Ça sera un coup de téléphone bien placé.
MARIE. — Ouais, ça ne sera pas un truc officiel qui laisse des traces.

44Cette vision réaliste de la politique n’est pas particulièrement dépréciée. Certaines personnes valorisent au contraire le caractère primaire, direct, de ce type de relations où ce qui importe ce sont les avantages que chacun peut retirer. Michel [JPE] n’a pas d’état d’âme : « Si c’est pas le cousin, ce sera un autre qui en profite... Mon employeur était le maire et m’a trouvé un appart à 100 m du boulot dans un truc HLM, alors qu’il y en a qui attendaient depuis je ne sais pas combien de temps. En trois semaines, j’ai eu l’appart. J’étais célibataire, j’avais deux chambres avec jardin, garage. J’avais la bonne place, quoi. L’élu a fait le con et moi j’ai eu entièrement raison d’en profiter. » Dans ce répertoire, le constat réaliste de la banalité des pratiques de collusion et de la quasi-absence de règles protectrices nourrit une vision très noire de la politique. L’échange entre Louis et Djamel [CA] à propos du scénario d’un élu faisant un faux témoignage est très révélateur. Si le faux témoignage est dénoncé pour sa dimension légale, le mensonge est présenté, d’une manière générale, comme le quotidien politique.

LOUIS. — Tous les politiciens sont malhonnêtes, à la base. Pour réussir dans ces métiers, il faut être malhonnête.
DJAMEL. — Oui, c’est à la base : si on veut devenir un homme politique, il faut déjà être un bon menteur. Ça me choque parce qu’il a fait un faux témoignage pour sauver sa carrière. Là, il a dû passer devant un tribunal, jurer, etc. C’est ça qui me choque. Pas le fait de mentir. Si t’es honnête, tu peux pas faire de la politique, c’est pas possible.
L. — Oui, je pense qu’en politique, dès la première année à l’ENA, on apprend à mentir.

45Réduite à l’art du mensonge, la politique ne s’en trouve pas pour autant exonérée de critiques. Certains déplorent le caractère injuste de ces rapports de force, comme Marthe [CMS 3] qui travaille dans une caisse d’allocations familiales et est particulièrement sensible à ces enjeux : « C’est très grave, parce qu’il y a des femmes dans la détresse qui n’ont pas eu de place en crèche parce que d’autres ont utilisé des moyens détournés. » D’autres estiment ces fonctionnements dangereux parce qu’ils conduisent à l’anomie. Ainsi, Giovanni [EI] fait un parallèle avec l’Italie : « Plus tu as de responsabilités, plus tu dois être responsable. Ce qui n’est pas le cas en France, en politique. J’ai vécu dans plusieurs pays, j’ai vu comment ça se passe. En France, pour moi, dans les dix prochaines années, on sera comme l’Italie, un pays dirigé par la mafia, un pays dirigé par des gens corrompus. » Le rapport de force permanent nourrit aussi le sentiment que les politiques « humilient » les citoyens, instaurent une domination qui, loin d’être légitime, ne repose que sur le pouvoir et la force. Christophe [CA] dénonce d’ailleurs cette soumission : « S’ils attendent qu’on leur ravale leur façade ou qu’on leur lèche les bottes, moi je ne suis pas d’accord. » Le « tous pourris » n’est alors jamais éloigné, comme chez Michel [JPE] : « Il [le maire] profite de son pouvoir, comme une majorité de ceux qui travaillent dans la fonction publique, que ce soit les policiers, la sécurité sociale... Ils se servent de leurs pouvoirs pour avoir des avantages. »

III. Appréhender le travail normatif des individus dans leur rapport au politique : éléments pour une grammaire

46À partir des répertoires normatifs tirés des entretiens collectifs, est-il possible de dégager des régularités et des principes transversaux qui seraient à la base des jugements et critiques adressés à l’activité politique ?

47Nous observons, en premier lieu, que la rationalité axiologique développée par les individus à l’égard du politique relève en effet de théories spontanées relativement complexes. Le constat d’ensemble révèle de fortes variations selon les personnes et les pratiques politiques jugées. Les citoyens ne sont ni des moralistes radicaux alimentant le discours unanime du « tous pourris » par l’affirmation de fortes attentes, ni des électeurs cyniques machiavéliens qui ne valoriseraient que l’efficacité politique sans considérations éthiques. À l’occasion de la construction des quatre répertoires, nous avons mis en évidence des formes complexes mais homogènes de jugement du politique par lesquelles les individus énoncent des attentes vis-à-vis des élus et dénoncent certaines pratiques politiques tout en en excusant d’autres. Nos observations ne débouchent donc pas sur un pur relativisme de l’expérience morale de la politique. Le fait que les individus développent des formes relativement élaborées de jugement ne signifie pas qu’aucune régularité ne soit repérable. Au contraire, d’un point de vue descriptif, nous avons d’ores et déjà mis en évidence deux types de cohérence dans les formes de jugement du politique.

48La première régularité est que le rapport général à la politique est indissociable des formes de sa critique (les manières de la juger, de la condamner ou de la justifier) mais aussi, plus étroitement encore, des formes de sa critique morale. Pour le dire autrement, s’ils ne constituent évidemment pas une conception d’ensemble totalement intégrée et systématique du champ politique, chacun des quatre répertoires assemble des arguments qui révèlent une conception globale de la politique, des normes censées la gouverner, une caractérisation de la relation que les individus pensent entretenir avec elle et des modalités critiques. Les perceptions de la probité publique et les jugements portés sur les élus semblent ainsi « enchâssés » dans un rapport plus général et aussi plus diffus des individus à la politique.

49Le deuxième type de régularité permet d’ailleurs de préciser quelques-uns des éléments constitutifs de ce rapport au politique et de mieux cerner les formes de concurrence et de dilemme au centre des jugements des citoyens. De fait, si l’activité normative des individus à l’égard de la politique repose sur des casuistiques mobilisant de nombreuses ressources, il est possible d’identifier quelques principes stables qui structurent les rapports critiques à la politique et que les individus mobilisent et combinent pour produire une grande variété de jugements. Ces principes stables et sédimentés correspondent à une série de topos des conceptions de la politique. En nombre limité, ils sont de deux types : des principes moraux et des principes d’action. Le registre légal constitue une ressource spécifique complémentaire dans l’économie du jugement.

50D’un côté, des principes moraux conduisent à classer et juger les situations politiques en termes de « bien/mal », « juste/injuste », « honnête/malhonnête » et correspondent à une première dimension du jugement, indexée aux attentes normatives liées aux rôles politiques. Ces principes sont au nombre de trois : le désintéressement de soi (ne pas profiter de sa fonction), l’impartialité qui assure l’égalité de traitement (distance à l’égard des intérêts particuliers) [16] et l’exemplarité dans le rôle politique (être un représentant modèle).

51La seconde dimension du jugement concerne, d’un autre côté, l’activité des gouvernants en action et porte sur les projets qu’ils conduisent : prendre en charge les demandes exprimées par la population, résoudre les problèmes sociaux, produire des biens publics, améliorer l’état de la collectivité. Les principes d’action qu’il semble possible de modéliser à partir des répertoires ont une teneur conséquentialiste et sont également au nombre de trois : l’efficacité de l’élu (sa capacité à réaliser des objectifs), sa proximité avec les citoyens (sa capacité relationnelle), le service de la collectivité (la capacité à fournir des biens collectifs).

52Dans la construction de ces jugements, les catégories juridiques constituent des ressources complémentaires, malléables, avec lesquelles les citoyens bricolent : elles les aident à exprimer leurs exigences, à formuler les obligations ou les devoirs de la fonction politique ou à cadrer un jugement sur un acte. Le cas échéant, elles permettent aussi de radicaliser le jugement réprobateur en invoquant une catégorie répertoriée (« c’est de la corruption » ; « c’est un abus de fonction », etc.). Le registre légal prend ainsi la forme d’un continuum, travaillé sous de multiples formes par les profanes. Dans tous les cas, l’analyse des répertoires montre que les schémas légaux mobilisés ne sont jamais utilisés seuls, pas plus qu’ils ne surplombent les individus. Ils sont réélaborés par les acteurs et mêlés, voire dilués, à d’autres ressources de jugement : les principes moraux et les principes d’action également liés aux conceptions de la politique.

53La figure ci-contre (fig. 1) résume les dynamiques du jugement sur la politique et ses composantes : principes moraux, principes d’action, registre légal.

Image 1

54Aucun de ces principes n’est hégémonique : chacun mobilise une facette particulière de la relation aux élus et constitue une attente potentiellement légitime à l’égard du politique. L’intérêt de cette modélisation est de montrer que ces dimensions ne sont pas infinies.

55Ces principes sont liés entre eux sur le mode de la complémentarité. Ainsi, le désintéressement de soi est une condition nécessaire (mais pas suffisante) du service de l’intérêt collectif ; de même, l’exemplarité du rôle est nourrie de proximité et d’efficacité. Certaines conduites illégales peuvent aussi être « comprises » et excusées si, par exemple, l’élu ne s’est pas enrichi personnellement – en restant « pauvre » (désintéressement), il reste proche (proximité) même s’il a commis quelques irrégularités. Les principes sont également contradictoires et le sont d’autant plus que, comme l’écrit François Dubet, leur dynamique « construit des rondes critiques d’autant plus inépuisables que l’adoption d’un principe conduit à critiquer les (...) autres » (Dubet et al., 2006, 40). La proximité de l’élu avec ses électeurs peut par exemple limiter son impartialité et l’efficacité peut être obtenue au détriment du désintéressement. Les jugements sur la politique reposent donc sur des combinatoires qui varient selon les individus et les situations jugées. Les citoyens n’ont pas nécessairement recours à tous les principes en même temps, ils ne cherchent pas non plus à les hiérarchiser, tout au plus visent-ils une cohérence, plus ou moins robuste, entre leurs arguments.

56Le « travail normatif » dont témoigne chaque répertoire se traduit par un agencement spécifique des principes moraux et d’action, du registre légal et d’une représentation générale de la politique. Ainsi, les conceptions légaliste et contractualiste accordent une place importante aux principes moraux de jugement ; ces derniers sont secondaires dans les conceptions pragmatique et réaliste. Par ailleurs, l’idéal d’impartialité des élus est moins présent dans le registre contractualiste (qui valorise l’idée de communauté) que dans le registre légaliste (où domine l’idée d’une nette différenciation des élus). On remarque aussi que l’efficacité est le seul critère dominant le répertoire réaliste faisant fi de toute règle alors que le répertoire pragmatique intègre bien l’existence d’un cadre légal mais envisage systématiquement la possibilité de son contournement via l’arrangement. Le tableau 1 ci-contre synthétise, de manière volontairement schématique, la place que les quatre répertoires accordent aux différentes composantes du jugement sur la politique que nous avons identifiées.

Image 2

57L’objectif de cet article était de présenter la manière dont les individus mobilisent des principes normatifs dans les rapports qu’ils entretiennent avec la politique et particulièrement dans leurs façons de la percevoir et de la juger. Notre interrogation consistait spécifiquement à mieux comprendre la place que les citoyens ordinaires accordent aux enjeux de probité publique et à décrire les formes de rationalité normative et critique qu’ils développent lorsqu’ils « parlent politique ». Dans les limites de cette contribution, première étape de l’exploitation de notre matériau qualitatif, notre visée était donc d’abord descriptive et analytique. Au terme de cet article, le programme de recherche n’est évidemment pas achevé. Si des répertoires idéal-typiques et des éléments de grammaire ont bien été identifiés, deux enjeux orientent la suite de notre recherche.

58Le premier enjeu concerne les usages des répertoires. L’unanimisme du « Tous pourris » est à remettre en cause. D’un côté, nous observons des variations de grande ampleur dans les jugements selon les personnes, les groupes et les scénarios présentés. D’un autre côté, nous relevons des éléments de consensus et des formes de raisonnement transversaux aux groupes d’entretiens. Ainsi, les jugements sont systématiquement plus sévères à l’égard des actions des politiques qu’à l’égard de celles des citoyens. De même, le type de transgression, le montant et le type de gain obtenu grâce à elle ou le type de dommage occasionné ont un impact important sur le jugement. Dans une étape ultérieure, il conviendra d’analyser la manière dont l’usage des répertoires peut varier selon les scénarios envisagés et évolue en fonction des dynamiques de discussion.

59Le deuxième enjeu, à vocation explicative, concerne les ancrages, particulièrement sociaux, qui peuvent expliquer pourquoi certains individus privilégient un principe ou un répertoire sur un autre. Nous avons observé des éléments significatifs de différenciation des groupes selon leurs propriétés sociales. Ils se différencient moins par les objets de leur réprobation – l’échelle de classification et de jugement des actes est relativement homogène quels que soient les groupes professionnels – que par la variation des seuils qui marquent pour chacun l’intensité de la réprobation et de la tolérance et par les raisonnements justificateurs. Ces ancrages liés aux expériences sociales, professionnelles et politiques des individus restent à approfondir. Dans ce cadre, il faut aussi s’interroger sur les origines des principes et des répertoires mobilisés en considérant, à titre d’hypothèse de recherche, qu’ils peuvent être le produit de ressources culturelles sédimentées, déjà mises à l’œuvre dans d’autres activités sociales.

Notes

  • [1]
    Cette recherche a bénéficié d’un financement ANR « Programme Blanc », 2005.
  • [2]
    On citera seulement ici trois textes fondateurs : Lazarsfeld, Berelson, Gaudet, 1944 ; Converse, 1964 ; Campbell, Converse, Miller, Stokes, 1980.
  • [3]
    Gaxie, 1978 ; Kuklinski, Quirk, 2001. Pour des développements récents sur ces enjeux, voir Blondiaux, 1996 ; Gaxie, 2007 ; Blondiaux, 2007.
  • [4]
    Voir notamment Pharr, Putnam, 2000 ; Norris, 1999 ; Nye, Zelikow, King, 1997.
  • [5]
    « Their reaction to reports of governmental corruption is, generally speaking, a tolerant one, certainly not indignant, not moralistic, possibly insufficiently censorious. It is marked by a belief that the system encourages corruption, that it is somehow “natural” to politics. »
  • [6]
    Un seul chapitre de l’ouvrage collectif de Lupia et al. (2000) est consacré au jugement éthique dans les raisonnements sur la politique. La question est abordée dans la perspective du choix rationnel par Frohlich, Oppenheimer, 2000, 85-107.
  • [7]
    Pour le détail des arguments, Bezes, Lascoumes, 2005, 781-784.
  • [8]
    Voir également les travaux classiques de Sally Engle Merry (1990) et Michael W. McCann (1994). Pour un état des lieux très utile de ce courant et en français, voir Pélisse, 2005.
  • [9]
    Le droit ne distingue pas celui qui prend l’initiative du rapport corrompu, de celui qui y consent. Il distingue simplement en fonction de la qualité de l’acteur impliqué. On nomme « corruption passive » celle qui concerne les agents publics ; et « active » celle qui concerne les acteurs privés. Cf. Code pénal, article 432-10 à 433-2.
  • [10]
    À Paris : jeunes étudiants (bac + 1 à + 3) [JE] ; cadres et professions libérales (35-60 ans) [CPL] ; trois groupes de cadres moyens et supérieurs (État, collectivités locales) [CMS 1, 2, 3] ; cadres public et privé [CPP].
    En province : employés et indépendants (40-45, Toulouse) [EI], jeunes ouvriers et petits employés (18-23, Toulouse) [JPE] ; ouvriers et petits employés (35-55, Nantes) [OPE] ; commerçants et artisans (35-55, Lille) [CA].
  • [11]
    Très grave, grave, peu grave, pas grave du tout.
  • [12]
    Exemples de scénarios (présentés sur des cartes) : no 4 (crèche) : Pour obtenir une place en crèche, un de vos amis demande un rendez-vous avec la femme du maire ; no 11 (dissimulation) : Pour être réélu, un maire dissimule l’ampleur du déficit budgétaire de la ville dans sa campagne électorale en truquant les comptes de la mairie ; no 8 (fisc) : À la suite d’un redressement fiscal un de vos amis propose de donner une somme de 10 000 E à son député pour qu’il intervienne en sa faveur auprès de l’administration fiscale.
  • [13]
    Ces mécanismes de construction du jugement sont bien explicités par Michèle Lamont (2002, 21-22) mais dans une perspective culturaliste assumée où les ressources mobilisées sont accessibles grâce à des traditions nationales, historiques et religieuses et à travers certaines institutions de production et de diffusion culturelles (intellectuels, système éducatif, Églises, médias).
  • [14]
    Swidler, 1986, 2001. Voir également Somers, 1994.
  • [15]
    C’est à tort que la tradition juridique française place le droit pénal dans le droit privé alors qu’il est un définisseur et un outil de défense de l’ordre public.
  • [16]
    Pour une perspective théorique normative qui met l’accent sur l’importance de l’impartialité dans la « qualité du gouvernement » et les attentes à l’égard du politique, voir Rothstein, Teorell, 2008.
  • [*]
    Les auteurs remercient pour leur lecture et leurs apports François Dubet, Sophie Duchesne et Florence Haegel.
Français

La dénonciation des « affaires » et la mise en cause de la « corruption » font partie des critiques les plus souvent adressées aux élus et aux autorités gouvernementales. Des auteurs y ont vu une manifestation typique de la défiance majeure d’une grande partie des citoyens à l’égard de leurs responsables. Nous présentons ici une hypothèse différente en considérant que les citoyens ordinaires entretiennent des rapports complexes au politique dans lesquels les enjeux de probité publique sont diversement pondérés. Plusieurs éléments concurrents entrent en jeu dans l’économie du jugement politique des individus : des principes moraux témoignant des attentes normatives à l’égard des comportements des élus ; des principes valorisant l’activité des gouvernants et leur capacité à répondre aux demandes des citoyens et à atteindre des résultats ; des références juridiques mobilisées pour accentuer un jugement. À partir d’entretiens collectifs (focus group) organisant la discussion d’une série de scénarios présentant des formes contrastées d’atteintes à la probité publique, nous dégageons quatre répertoires normatifs : légaliste, contractualiste, pragmatique, réaliste. Ils illustrent des rapports différents à la politique et des conceptions différenciées des normes censées la régir.

Mots cles

  • Sociologie morale
  • corruption
  • défiance politique
  • focus group
  • rapport au politique
  • éthique politique
  • jugement politique

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Pierre Lascoumes
Philippe Bezes
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/04/2009
https://doi.org/10.3917/anso.091.0109
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