CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Il est tout à fait absurde d’attendre de la raison des lumières et de lui prescrire cependant d’avance le côté où elle doit nécessairement se tourner. »
Kant, Critique de la raison pure, 1787, II, I, 2.

1Dans l’ensemble, les sciences sociales n’ont guère pris au sérieux l’acte de réflexion. Pourtant l’homme ordinaire s’interroge sur la rationalité de son agir et s’inquiète de la pertinence de son action en fonction du contexte. Il sait donc quelque chose que le savant a tendance à lui refuser : il sait qu’il ne sait pas immédiatement si une action est rationnelle ou irrationnelle ; il sait que cela exigera de lui une réflexion appropriée. Aussi peut-il sembler étrange que le savant tende à évacuer de ses théories cette dimension réflexive – comme si les acteurs ne s’en servaient pas pour construire le savoir de leur agir et décider ainsi de ce qu’ils doivent faire.

2Pourtant ce savoir est, sur le plan des principes, tout à fait fondamental. En effet, comme y insistait déjà Kant dans la Critique de la raison pure (1781), on ne peut pas considérer la raison comme pouvoir de s’orienter dans le monde et indiquer dans le même temps par où la raison devrait s’orienter. Aussi, reconnaître que les individus sont capables de s’orienter rationnellement doit nécessairement aboutir à se demander non pas si leurs raisons ressemblent à celles du savant, mais comment ils ont raisonné, comment ils ont appliqué leur pouvoir de s’orienter dans le monde. C’est dire que, pour étudier une action rationnelle, il faut porter son regard sur l’application d’un tel pouvoir – et cela s’appelle réfléchir.

3L’objectif de cet article est d’exposer un modèle de la réflexion et de montrer qu’il peut trouver des applications en sciences sociales. Sur un plan simplement heuristique, ce modèle a été élaboré à partir d’une étude des enseignements livrés par les joueurs professionnels du jeu d’échecs à l’adresse des amateurs (en l’occurrence les amateurs avancés, voire très avancés). Puis, dans un second temps, il a trouvé ses racines intellectuelles dans l’œuvre de Fichte (au moins dans son inspiration principale). Toutefois, pour m’en tenir à un article de taille raisonnable, la partie sur la réflexion échiquéenne ne sera pas explicitée. Elle n’en demeure pas moins une application concrète du modèle présenté. Dans un premier temps, nous exposerons donc ce modèle à partir de la première Doctrine de la science de Fichte (1794-1797). Puis nous l’appliquerons dans un deuxième temps à l’acte d’achat réfléchi défini par Simmel dans sa Philosophie de l’argent (1901). Enfin, dans un dernier temps, nous reviendrons sur les carences des théories misant sur une rationalité simplement cognitive et, rapidement, sur la controverse expliquer-comprendre.

Un modèle fichtéen de la réflexion

4Pour Fichte, la raison est d’abord, et par essence, volonté (action du moi pratique) mais, rencontrant un obstacle contingent à sa réalisation immédiate, cette raison devient également théorique en se donnant une représentation du problème rencontré (action du moi théorique). Puis, une fois le problème compris, la raison peut à nouveau s’affirmer comme volonté. En ce sens, la raison est un acte de pensée en vue d’inscrire une volonté dans un monde. Reste à savoir quel est cet acte de pensée, et ce que l’on peut en dire.

5La Doctrine de la science – dans ces versions successives [1] peut être lue comme la résolution de ce problème. Dans la continuité du criticisme kantien, Fichte considère que nous produisons par nous-mêmes nos connaissances sur le monde dans un effort de synthèse entre les données que nous rencontrons lors de nos actions et les idées que nous nous en faisons. Ces connaissances découlent ainsi de la mise en œuvre de méthodes que nous avons choisies à partir d’une réflexion appropriée (sur nos objectifs et le contexte). Mais que faut-il entendre par là ? Pour Fichte, cette réflexion ne doit pas demeurer un point aveugle [2]. Il faut donc réfléchir sur l’acte de réflexion même. Partant de là, Fichte a été amené à modéliser l’acte de réflexion.

6Ce faisant, à la différence d’une perspective simplement cognitiviste, Fichte ne s’est pas contenté de décrire l’esprit humain comme un simple ensemble de procédures. Tout au contraire, en soulignant le rôle de l’acte de réflexion, il a insisté sur l’effort qui consiste à unifier tous les aspects de son acte de pensée en un jugement. Il ne s’agit plus d’appliquer une procédure aveuglément, sans savoir d’où elle vient, mais justement de produire ce savoir que la procédure vient de moi, que je me la suis appropriée. Plus simplement, c’est parce que je comprends la méthode que j’applique que je ne me berne pas sur le résultat produit en lui accordant plus de valeur qu’il n’en a. C’est dire encore que toute la philosophie fichtéenne est consacrée à réunir ce qui est séparé, à réunir le sujet et l’objet, l’auteur et sa procédure, l’acteur et l’action, et ce, en instituant entre eux une réciprocité fondée sur la conscience d’agir en connaissance de cause.

7Il n’est pas question ici de reprendre dans le détail et en sa rigueur la démarche de Fichte, mais simplement de dégager un modèle de l’acte de réflexion ou, disons encore, les traits constitutifs d’un acteur réfléchi. Contrairement à Fichte, notre objectif n’est donc pas de mettre au jour les conditions de validité du discours savant, mais de faire ressortir le modèle de la réflexion qu’il a développé à cette occasion.

8Reste qu’au départ la position du problème est la même. Les trois principes fichtéens posent précisément la tâche que doit accomplir toute réflexion réussie. Fichte part d’un acte d’autoposition : j’ai une volonté irréductible, inconditionnée, de m’affirmer dans le monde. C’est un pur commencement, une liberté qui ne doit rien à une quelconque loi de la nature. Cette autoposition définit le premier principe, celui du Moi absolu. Considéré seul, ce Moi absolu ne rencontre aucune opposition. Disons, plus simplement, que l’acteur obtiendrait ce qu’il veut sans se soucier des moyens. Tout désir serait immédiatement réalisé, il suffirait de vouloir pour que cela soit. Ce principe rend bien compte d’une pure affirmation de soi, mais Fichte ne s’en tient évidemment pas à ce seul principe ; il ne peut s’y tenir s’il veut rendre compte de la tâche de la raison. Cette tâche découle du fait que la prise de position rencontre (le plus souvent) une opposition. C’est le deuxième principe fichtéen, celui du Non-Moi absolu, qui seul permet de rendre compte du fait que je prends conscience d’un obstacle à ma volonté. Ce deuxième principe est absolument irréductible au premier en cela qu’il définit une pure contingence, sur laquelle je ne sais en principe encore rien.

9À ce stade, il n’y a pas de passage entre le Moi et le Non-Moi : je suis dans la situation où, fondamentalement, ce que je veux et ce que j’obtiens sont sans rapport. Je ne sais pas ce que je fais. Le savoir de mon acte est entièrement à construire par une réflexion liant ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas en un projet d’action raisonnée. Et c’est bien le sens du troisième principe. Celui-ci reprend le premier principe mais, cette fois, comme idéal, comme horizon du savoir. Il s’agit de revenir à la pure autodétermination après avoir pris acte des déterminations qui s’y opposent et, pour ce faire, le troisième principe définit la performance que constitue nécessairement tout acte mettant en relation les deux termes selon une raison. Il s’agit de réussir à penser ensemble l’acteur et son acte : l’action réalisée n’est véritablement celle de l’acteur, c’est-à-dire ne peut être considérée comme son acte, qu’à partir du moment où il sait relier intention et conséquences. Aussi les trois principes posent-ils parfaitement le problème de l’acte de réflexion et la solution développée par Fichte consiste en une déduction des actes de penser qu’il faudra nécessairement réussir pour produire ce savoir réflexif.

10Au total, l’acte réfléchi va s’articuler en quatre moments que l’on nommera par la suite : la distanciation, la qualification, la quantification et l’abstraction. Le premier moment – la distanciation – a déjà été abordé puisque c’est le moment de la prise de conscience d’une séparation entre le Moi et le Non-Moi. Cette distanciation a donc déjà été effectuée quand est posé le troisième principe. La partie théorique de la Doctrine de la science traite essentiellement des deux moments suivants – la qualification et la quantification –, qui sont nécessaires pour produire une représentation du problème rencontré. Et la partie pratique traite du dernier moment, qui clôt l’acte de penser en un ultime effort de réflexion sur le projet d’action.

11Considérés comme un tout, ces quatre moments constituent une performance de pensée et, en ce sens, ces moments peuvent également être appréhendés à partir de l’échec toujours possible [3]. Aussi expliciterons-nous chacun de ces moments à chaque fois sous trois points de vue, celui de l’acte réussi, où est effectivement pensée une détermination réciproque entre le Moi et le Non-Moi, et ceux de l’échec, où la détermination réciproque s’effondre au profit d’un des termes de la relation – le primat étant accordé soit au Moi (cas du substantialisme), soit au Non-Moi (cas du causalisme). Il ne s’agit toutefois que de points de vue sur l’échec car, au fond, il n’y a qu’un échec, qui consiste à ne pas penser la détermination réciproque (c’est-à-dire la raison de relation). En ce sens, le causalisme et le substantialisme ne sont pas des explications incompatibles de l’échec et, dans les faits, elles sont souvent complémentaires.

La distanciation

12Ce premier moment est celui de la prise de conscience d’un Non-Moi, c’est-à-dire celui où je prends conscience d’un monde inconnu en dehors de ma maîtrise. Si les deux premiers principes posent une séparation entre ma volonté et le réel, l’idéal que vise le troisième principe est d’agir en connaissance de cause, donc de réfléchir aux moyens d’inscrire ma volonté dans le monde. Le dispositif qui s’instaure est alors double, à la fois cognitif et réflexif. D’un côté, il y a le projet cognitif de construire une représentation du problème rencontré. Cette construction devra démêler dans l’écheveau du réel ce qui dépend de moi de ce qui n’en dépend pas. D’un autre côté, il y a le défi réflexif de maîtriser cette construction cognitive pour ne pas perdre de vue le but véritable, qui n’est pas de produire une représentation, mais de réaliser (le mieux possible) la volonté initiale. Autrement dit, la réflexion doit piloter la cognition, au risque sinon de perdre l’essentiel.

13La distanciation consiste ainsi en un acte double. Sur le plan cognitif, elle instaure une distinction entre un sujet et un objet de la représentation. À ce stade, la distinction n’est que programmatique puisqu’il reviendra aux stades suivants de constituer le sujet et l’objet lors de la construction de la représentation. Ce projet n’a de sens qu’une fois la distanciation réussie, c’est-à-dire une fois que la conscience de l’opposition suscite un besoin de se représenter le problème pour le surmonter. Sur le plan réflexif, la distanciation instaure un troisième terme, le pilote de la médiation à venir. Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, ce qui est mis à distance n’est pas simplement le réel (l’opposition première) mais également la volonté (la position première). Cette dernière n’est au départ qu’un simple désir. Or, s’il s’agit de lui réserver une place au sein de la représentation, cela ne se fera pas sans compromis si tant est que l’opposition est réelle et ne peut donc être simplement anéantie. Le « je » de la réflexion prend donc une certaine distance avec le Moi désirant et avec le réel, car il cherche une médiation entre les deux (et ne peut donc se confondre avec aucun des deux).

14Il faut souligner d’ores et déjà un point crucial qui résulte de cette distanciation réflexive. Celle-ci introduit le temps du projet par renoncement à l’immédiateté et à l’éternité. Dans une perspective simplement cognitive, seul l’acte de représenter importe ; la connaissance apparaît comme hors du temps ou, pour paraphraser Spinoza, sub specie aeternitatis. De fait, la connaissance ne peut y être relativisée à partir d’un autre terme ; elle apparaît comme un absolu. Savoir si cette connaissance arrivera à temps pour l’action ou encore savoir quelle connaissance doit être produite dans le temps imparti ne compte pour rien. On demeure typiquement dans une conception intemporelle de la connaissance, qui est de l’ordre de l’instinct ou du divin. À l’inverse, la distanciation réflexive pose d’emblée la question du temps qu’il faudra pour inscrire sa volonté dans le monde. Penser la médiation entre sa volonté et le réel sous tous ses aspects conduit nécessairement à relativiser la connaissance en la plaçant dans un équilibre réfléchi avec l’acte visant la réalisation du désir. Bref, dire que la réflexion pilote la médiation entre la volonté et le réel, c’est dire entre autres que le temps du projet ne pourra plus être évacué comme une dimension secondaire pour l’action.

15Venons-en maintenant aux deux formes d’échec. Selon la version causaliste, l’échec provient du Non-Moi. L’opposition peut être alors qualifiée de « choc » face auquel l’acteur ne fait que réagir sans réfléchir. En ce cas, l’acteur agit moins en son nom qu’il ne réagit dans l’immédiateté ; il n’est pas auteur de son acte – au sens où il ne sait pas ce qu’il fait. C’est l’acte irréfléchi, impulsif, provoqué par le Non-Moi. La version substantialiste explique l’échec de manière exactement inverse comme provenant du Moi ; il s’agit d’un accident propre à l’activité du Moi qui aboutit à l’inaction, comme si l’on avait l’éternité pour agir. L’esprit de l’acteur est distrait de ce qui le poussait à agir ; la volonté initiale est anéantie ; la réflexion, étouffée.

16Prenons un exemple. Pour agir intelligemment face à la violence, il faut tout d’abord conserver son sang-froid, c’est-à-dire se donner pour tâche d’analyser objectivement la situation. Et, à ce stade, l’échec peut prendre les deux formes suivantes. Ou bien l’individu confronté à la violence réagit immédiatement par une surenchère de violence ou une fuite éperdue (exemples de causalisme). Ou bien il peut être « choqué » par cette manifestation de violence (causalisme) mais se retrouver submergé par la peur au point d’en être paralysé (exemple de substantialisme). Dans tous les cas, l’individu ne prend pas conscience d’un quelconque lien entre sa volonté et cette violence. D’un côté, la pure et simple réaction est un manque de conscience que cette violence est objet à interprétation : Cette violence s’adresse-t-elle à moi ? Quel est son but ? Quelles sont ses forces et ses faiblesses ? Y a-t-il une paix possible ? De l’autre, l’effondrement sous le coup de l’émotion est un manque de conscience que je ne suis pas ma peur, que « je » peux voir le Moi effrayé et l’inclure comme un élément du problème. Cette prise de conscience est, pour prendre un exemple précis, exactement celle du Maréchal du Turenne quand, devant un pont qu’il devait prendre sous la mitraille, il se sentit trembler de peur, mais put se dire à lui-même pour se donner du courage : « Tremble carcasse, si tu savais où je t’emmène, tu tremblerais encore plus ! » Ce faisant, Turenne a objectivé sa peur et pu ainsi conserver sa détermination.

17Ces deux échecs éclairent ce qu’il faut réussir à ce stade. Face à la violence, le premier acte d’une pensée réfléchie tient finalement en une prise de recul qui permet de voir l’ensemble de la situation en spectateur. Il s’agit d’effectuer par soi-même ce que le théâtre grec avait institutionnalisé : mettre à distance la violence en devenant spectateur des passions qu’elle provoque (la catharsis) par une représentation où l’on n’est plus concerné directement, de manière à en analyser les mécanismes et d’en méditer les maux.

La qualification

18Le deuxième moment est, avec le troisième, celui de la sensibilité, celui de la conscience d’une affection. Pour l’instant, la distanciation a ouvert devant l’individu un espace inconnu qu’il va devoir explorer pour se donner une représentation du problème rencontré et, à terme, inscrire une volonté particulière dans ce monde. Il s’agit ici de recueillir les données de la situation et d’y prêter attention.

19Le moment de la qualification est plus précisément celui de l’exploration de la matière et de la forme de ce qui affecte l’individu. Pour l’heure, il faut supposer que l’individu n’a aucune lumière sur le problème. Il ne sait rien ou, plus exactement, pour reprendre l’invitation de Socrate à la réflexion, il sait seulement qu’il ne sait pas. Ce n’est qu’à cette condition que l’individu devra effectivement produire une réflexion appropriée. Et ceci à la différence de nombreuses approches, qui considèrent trop souvent que l’individu a toujours déjà suffisamment de lumières sur le problème. L’acteur cognitif sait ainsi d’emblée quelle méthode il lui faudra appliquer. De fait, la réflexion a déjà eu lieu et la procédure a été déterminée par le savant. Il ne reste à l’individu que la tâche de bien l’exécuter (et, en ce cas, le savant le dit « rationnel »). Prendre au sérieux le moment de la réflexion consiste au contraire à ne pas se donner par avance une représentation du problème, à éviter de partir d’un objet visible pour un sujet présupposant la connaissance de son mode de constitution. L’individu est renvoyé à lui-même et devra s’orienter par ses propres moyens. Il va devoir produire ses propres lumières sur le problème à partir de la plus complète obscurité.

20Dans cette situation, il faut commencer par poser une référence. En effet, pour l’instant, le modèle de la réflexion n’a pas été attribué à un acteur mais à un projet d’action. Le « je » de la réflexion doit s’efforcer de savoir ce qui est fait, mais rien ne dit encore qu’il s’agit de savoir ce que le Moi effectue. Or il y a deux possibilités. Soit je réfléchis sur une action en vue d’inscrire une volonté que je fais mienne[4] et je me donne une représentation de mon action. Cela revient à dire que la référence est placée dans le Moi ou encore que je prends pour référence la vie active. Soit je réfléchis sur une action qui tend à inscrire une finalité hypothétique et je m’en donne une représentation. La référence est alors placée dans le Non-Moi et l’on peut dire, en un sens, que je prends pour référence la vie contemplative. Dans un cas, l’acteur cognitif qui représente l’action et l’auteur réfléchissant qui statue sur cette représentation ne sont qu’une et même personne. Dans l’autre, ils sont différents. Ce deuxième cas est évidemment d’un intérêt particulier pour l’acte de compréhension d’autrui. Mais c’est le premier cas qui retiendra notre attention, celui où je réfléchis sur mon agir. De toute façon, comme nous le verrons, le choix de la référence est neutralisé dès lors que la réflexion est réussie.

21Cela dit, que doit-on désormais attendre de ce deuxième moment ? Tout simplement, une première mise en relation du Moi et du Non-Moi. Il s’agit de qualifier les déterminations réciproques du Moi et du Non-Moi, et de penser ces deux termes comme n’étant ni simplement identiques, ni simplement opposés. Il faut donc penser leurs différences par un acte de comparaison car ce n’est que de cette manière que les opposés seront reliés, puisque pensés en termes d’identités relatives et d’oppositions relatives.

22Pour ce faire, l’individu doit imaginer des catégories susceptibles de qualifier les données de l’intuition. C’est un premier pas nécessaire pour produire la représentation. Dans le même temps, l’acte de réflexion consiste à prendre du recul sur cette mise en relation pour ne pas la réduire à un seul terme et présupposer qu’elle est absolument contingente (pur fruit de l’imagination) ou, à l’inverse, qu’elle est absolument nécessaire (pur fruit de l’aperception). Il s’agit donc de prendre conscience que son acte de comparaison des données empiriques n’a pas déterminé la qualification des données, mais a néanmoins contraint les qualificatifs imaginables.

23La raison de l’échec tient ici, comme lors des autres moments, dans le fait d’oublier la réflexion qui accompagne la construction de la représentation. Et cet échec peut prendre, comme toujours, deux formes, que nous ne qualifierons plus – suivant en cela Fichte – de substantialisme et de causalisme mais d’idéalisme et de réalisme. En effet, le choix précédent de la référence a au moins changé ceci que la relation entre le Moi et le Non-Moi est réfléchie du point de vue du Moi, c’est-à-dire du point de vue substantialiste. Les échecs de la réflexion ne s’expliquent donc plus par l’absence d’un point de vue (substantialiste ou causaliste) à partir duquel penser la relation entre le Moi et le Non-Moi, mais par des actes manqués lors de la mise en relation. Les erreurs qui en résultent peuvent être alors interprétées comme des erreurs sur la forme de la relation (idéalisme) ou sur la matière de la relation (réalisme).

24Il y a ainsi l’erreur du réalisme qualitatif où les qualités ne sont pas pensées comme les fruits d’une mise en relation, mais comme perception directe des qualités dans l’objet, comme croire par exemple que tel individu est un tueur parce qu’il a une « tête de tueur », comme si cette catégorisation s’imposait d’elle-même et constituait une connaissance que l’on n’aurait pas soi-même mise en forme. Je devais prêter attention aux données pour y découvrir ce qui pouvait m’intéresser, ce qui était pertinent pour ma volonté initiale, mais j’ai été obnubilé par les données et je n’ai pas su y tracer ma route. En cela, mon attention n’a pas simplement fléchi, elle s’est noyée. L’attention totale – l’acte de coller aux données jusqu’à perdre toute prise de vue – aboutit ainsi à une dissolution de l’attention. Ainsi, face à la « tête de tueur », j’aurais dû prêter attention à d’autres éléments de la situation avant de juger et prendre conscience que l’image que je me fais d’un tueur vient de moi, et non du visage d’autrui.

25L’erreur de l’idéalisme qualitatif est exactement inverse. L’acte de réflexion n’est plus manqué en raison d’une conscience d’objet qui supprime la conscience de soi. Cette fois, je prends de la hauteur pour avoir une vue générale mais je finis par occulter les données mêmes du problème. La conscience de soi supprime donc la conscience d’objet. Par exemple, se cogner à une porte parce que l’on n’aurait pas prêté attention au fait qu’elle était fermée. Tout se passe comme si la qualité ouvert/fermé ne dépendait pas des données. La qualité n’est le produit que de la forme de la relation – qui traduit le fait que je veux passer dans la pièce d’à-côté et que le moyen adéquat est de passer par cette porte – et ce, indépendamment de la matière – qui m’informe de la position de la porte par rapport à la référence choisie (positif si ouvert, négatif si fermé). D’une certaine manière, cet exemple rappelle l’erreur substantialiste où l’acteur prenait ses désirs pour des réalités. La différence est que la réflexion de l’acteur porte ici sur un moyen en vue d’une fin ; l’acteur n’est pas dans l’immédiateté du désir, il se préoccupe des moyens d’agir mais oublie le contexte de leur application. L’acte manqué est ici une absence d’attention.

26L’idéalisme et le réalisme qualitatif expriment des erreurs inverses. Dans un cas, l’attention est entièrement portée sur soi au point d’annuler toute attention sur l’objet ; dans l’autre, l’attention est entièrement centrée sur l’objet, et non sur soi. Mais au fond, c’est bien le même acte de réflexion qui est manqué. Il s’agissait de relier le Moi et le Non-Moi par un acte de qualification des déterminations réciproques – ce geste étant celui propre à la cognition – et, dans le même temps, de penser cet acte comme acte de liaison de manière à ne pas qualifier n’importe comment le problème – ce geste étant spécifiquement celui de la réflexion.

27Reprenons l’exemple d’une confrontation à la violence et imaginons une personne qui marche seule vers sa voiture dans un parking et entend un bruit de pas derrière. Elle a réussi la distanciation et distingue donc bien son Moi, qui veut être en sécurité dans sa voiture, du Non-moi, constitué en particulier des pas derrière et du chemin qui reste à faire jusqu’à la voiture. Elle doit maintenant qualifier la situation en termes de risque. L’échec réaliste consisterait alors, par exemple, à être si obsédée par le bruit des pas en y cherchant le moindre signe d’une quelconque agressivité que la personne perdrait de vue l’idée de se mettre en sécurité dans sa voiture. L’échec idéaliste consisterait au contraire à penser uniquement à sa sécurité au point de ne pas voir sa voiture au moment de passer devant.

28On notera pour conclure ce moment que les erreurs de réflexion sont, à ce stade, parfaitement triviales. Elles ne suscitent pas de longues et subtiles discussions critiques. Cela n’est pas sans raison. Comme nous l’avons annoncé au début de cette partie, la qualification est un moment de sensibilité. Aussi ne prête-t-elle pas à discussion. Tout au plus l’acteur peut lui opposer une autre qualification (en refaisant ce moment) et constater une différence. C’est à ce stade la seule forme d’autocritique possible, qui pointe un simple problème d’attention.

La quantification

29D’une certaine manière, le moment quantitatif répète le moment qualitatif à un niveau supérieur. Une première mise en relation vient en effet d’être effectuée à l’aide de qualités. Il s’agit maintenant d’effectuer une seconde mise en relation en pensant les rapports entre ces qualités. Disons encore, il s’agit de synthétiser les premières synthèses, qui rassemblent sans réelle unité des éléments de la représentation, pour aboutir à une représentation du problème.

30La sensibilité joue encore un rôle, non plus cette fois comme simple conscience d’être affecté, mais comme conscience d’être plus ou moins affecté par ceci ou cela. Il y a redoublement de la sensibilité au moment de ramasser en une image tout ce que j’ai pu repérer comme qualités. De même, l’imagination joue encore un rôle central pour trouver une commune mesure à tous les aspects du problème rencontré. Le moment de la quantification est à cet égard le moment où une image est effectivement produite.

31La représentation (= image) qui en résulte lie (partiellement mais, si la réflexion est réussie, pertinemment) le Moi et le Non-Moi ; c’est un pont entre le sujet et l’objet. En ce sens, la représentation est certes une représentation du problème rencontré, mais elle contient aussi une proposition pour résoudre ce problème (ce qui est l’essentiel du point de vue de la réflexion). Le fait de proposer un équilibre concret entre le réalisme (le Non-Moi détermine le Moi) et l’idéalisme (le Moi détermine le Non-Moi) revient à définir précisément mes marges de manœuvres et mes moyens d’actions pour inscrire ma volonté dans le contexte donné. Construire une représentation équivaut ici à proposer une solution (ou, éventuellement, une absence de solution) au problème rencontré.

32Que faut-il accomplir du point de vue de la réflexion ? Il s’agit encore une fois de prendre du recul par rapport à l’acte de mise en relation et de prêter attention à la place de chaque élément au sein du tableau. Contrairement à l’étape précédente, le tableau n’est ni vide ni informe ; les éléments pertinents ont au contraire une place dans le tableau. Aussi, cette fois, la défaillance est-elle relative et non plus absolue. Je dois penser la mise en relation en prêtant attention aussi bien à cet élément-ci qu’à cet élément-là. Je dois produire une unité véritable et, pour cela, je dois évaluer l’importance respective des différentes qualités. L’acte de réflexion consiste donc ici à prêter attention à chacun des termes au moment de cette évaluation. Plus précisément, l’attention doit effectuer le chemin qui mène d’un terme à l’autre. C’est le seul moyen de penser ensemble les termes sans simplement les juxtaposer (comme si j’avais deux consciences – cas de l’idéalisme) ou les faire suivre sans solution de continuité (j’ai conscience du premier terme sans le second, puis du second sans le premier – cas du réalisme). L’échec correspond alors à un problème de mobilité de l’attention, qui aboutit à une négligence.

33Commençons par le réalisme quantitatif, où l’attention manque de mobilité, surestimant un terme, sous-estimant l’autre. Je devais ramasser un divers en une unité, mais je n’ai pas su déplacer mon attention de manière à m’assurer que tout tenait ensemble dans ma construction. Je ne suis pas arrivé à me concentrer pour évaluer l’importance relative des différents détails. De ce fait, ce détail-ci est resté sur le devant de la scène, faisant de l’ombre à tel autre détail, dont j’ai fini par négliger l’importance. Mon erreur n’a pas été de négliger, car il me faudra bien négliger des détails. Elle réside dans le fait que cette négligence est une conséquence involontaire de mon acte de réflexion. Il est bien évident que, lors de cet exercice, porter sa conscience sur tel point revient dans le même temps à la détourner de tel autre point ; je fais la lumière sur X en mettant dans l’ombre Y, tout simplement parce que je ne peux pas tout faire en même temps. À ce stade, néanmoins, la réflexion est réussie si j’effectue ces opérations consciemment, en pesant ce que je délaisse pour ce que je prends en contrepartie. Cela requiert de la concentration lors du parcours des différents éléments du problème, c’est.à-dire un effort d’équilibrage de l’attention lors des opérations mentales. Le résultat est un certain chemin qui met à sa place chacun de ces éléments. L’erreur produit au contraire une représentation où certains éléments ne sont pas véritablement liés, mais cette incohérence se situe dans un angle aveugle pour la conscience.

34Autrement dit, dans le cas du réalisme quantitatif, la représentation détermine la réflexion. Une image produite avec certains éléments, que l’on dira surestimés, nuît à la conscience des autres éléments du problème, qui se trouvent alors sous-estimés. Supposons que, dans l’exemple du parking, la personne soit particulièrement inquiète depuis la lecture d’un roman policier avec une scène terrifiante dans un parking. L’erreur réaliste consisterait ici à trop penser à cette scène romancée pour interpréter la situation présente, ce qui ferait, en partie, écran aux éléments rassurants.

35Dans le cas de l’idéalisme quantitatif, l’attention est au contraire trop mobile. Elle n’arrive pas à se fixer sur une représentation, mais oscille entre plusieurs possibles. L’imagination est dans un régime de surproduction et il va manquer une délibération sérieuse pour effectuer un tri et ne retenir qu’une des images candidates. L’acteur est alors en pleine confusion et, s’il se fie toujours à sa réflexion, il demeure indécis. Toutefois, il peut aussi bien passer outre et se décider pour une solution confuse, qui mélange les caractéristiques de plusieurs représentations sans s’assurer d’une cohérence – l’acteur verse alors dans le réalisme quantitatif.

36En fait, l’idéalisme quantitatif correspond à la situation où la réflexion détermine la représentation. L’imagination produit des images, mais du point de vue de la réflexion, aucune ne mérite sérieusement que l’on s’y arrête. Aucune ne mérite attention. Le cas est donc bien inverse du réalisme quantitatif et il indique d’ores et déjà que l’acte de réflexion réussi consistera à trouver un équilibre entre l’attention qu’il faut prêter à la production d’images et celle qu’il faut prêter à l’image produite. Supposons que dans l’exemple du parking, la personne entende plusieurs bruits de pas. Une erreur réaliste consisterait à penser que ce sont les bruits de pas venant de la gauche qui sont ceux de l’agresseur, comme dans le roman. Une erreur idéaliste serait de penser que l’agresseur est celui de gauche, puis que c’est celui de droite, puis que c’est celui de derrière, et ainsi de suite, sans réussir à penser ensemble ces éléments (à savoir qu’il y a des témoins, ce qui diminue le risque d’agression).

L’abstraction

37Venons-en au dernier moment de l’acte de réflexion. Pour l’instant, l’acteur s’est donné une tâche à réaliser lors de la distanciation, puis il a produit une représentation du problème en qualifiant puis en quantifiant cette tâche. Il a ainsi imaginé un moyen d’action susceptible de surmonter l’opposition initiale. Toutefois, à ce stade, la solution imaginée n’est pas aussi réfléchie que l’on pourrait le croire. Il demeure un point aveugle du fait que cette solution est le produit d’une pensée séquentielle : la réflexion a porté sur chacun des moments séparément, elle s’est donc toujours effectuée entre certaines bornes, s’aveuglant momentanément sur la portée réelle de son acte. Et, par conséquent, la tâche que l’acteur s’est donnée, il se l’est donnée sans possibilité d’y repenser sur de nouvelles bases ; ce qu’il a occulté, il l’a occulté ; ce qu’il a négligé, il l’a négligé ; ce qui l’a subjugué l’a subjugué ; ce qui l’a rendu confus l’a rendu confus ; un point c’est tout. Aucune « petite voix intérieure » ne l’a alerté sur ses aveuglements et ses négligences ; rien ne lui garantit que le chemin construit entre le Moi et le Non-Moi n’est pas simplement une fausse piste. L’action projetée est donc tout à fait aventureuse ; au fond, elle ne s’est pas suffisamment détachée des contingences de l’acte d’exploration. Aussi est-il temps de lier ensemble les trois moments précédents de la réflexion et d’y jeter un regard critique.

38Pour ce faire, il faut réfléchir à l’articulation de ce qui vient d’être pensé. Il n’est pas question de refaire ce qui vient d’être fait, ni même de le refaire en s’obligeant à être plus déterminé, plus attentif ou mieux concentré. Il faut être parfaitement clair : réfléchir ne consiste pas à s’admirer en train de penser (en se demandant : « Ai-je été bon ? »). Tout l’effort de l’acteur a consisté jusqu’à présent à limiter ( « finitiser » ) l’infini des possibles. Il n’avait aucune lumière sur le problème rencontré ; il devait se débrouiller pour y mettre un ordre. Il a posé une référence, choisi des directions d’investigation, mesuré ce qu’il y a rencontré de manière à produire une représentation du problème et une proposition de solution. Ce faisant, il a borné son activité de pensée – c’est le lot de toute action de ne pouvoir tout faire et de devoir choisir certaines possibilités parmi toutes. Mais il importe maintenant que l’acteur réfléchissant se détache des bornes qu’il s’est imposées ; il est temps qu’il les voie comme bornes. En d’autres termes, il s’était donné un cadre pour agir et il doit maintenant s’interroger sur ce cadre. Or il est exclu à ce stade de se donner un cadre plus grand à partir duquel il jugerait de sa réflexion précédente. Une telle démarche (celle de Popper – 1972) n’est qu’une fuite en avant. Elle ne résout rien puisque, de proche en proche, aucun cadre n’est véritablement interrogé et il ne reste que le choix d’en accepter un aveuglément (dogmatisme) ou de les rejeter tous (scepticisme).

39En toute logique, ce dernier moment ne peut trouver d’appui dans la représentation. Dès lors, en termes fichtéens, ce moment se doit d’ « infinitiser » le fini (c’est-à-dire sortir de la représentation). Pour ce faire, il faut abstraire la représentation des particularités de l’exploration et de celles de sa sensibilité. Il faut en faire un modèle en repensant l’articulation des moments précédents comme une méthode pour les données d’une prochaine exploration à l’usage d’un autrui généralisé. En effet, l’abstraction n’est pas effectuée gratuitement, ou pour le simple plaisir : on ne retire quelque chose (le particulier) que pour le remplacer par autre chose (le général et l’universel). Sans cela l’acte d’abstraire serait une pure et simple spéculation ; mais ici, il est modélisation. L’infinitisation du fini consiste ainsi en une mise à l’épreuve : la représentation est remodelée pour prétendre à la généralité et à l’universalité et, dès lors, elle pourra être soumise à des tests et des critiques. C’est, au fond, un acte d’ouverture au réel et à autrui, qui sont deux horizons de la pensée puisque l’on en a jamais véritablement fini (= infini) avec l’événement contingent et la liberté de penser d’autrui.

40Il vaut de souligner dès maintenant que ce moment d’abstraction est spécifiquement celui de l’intelligence humaine. Les deux moments précédents, en tant que moments de la sensibilité, s’appuyaient sur le particulier et divisaient pour cette raison l’humanité en communautés de sensibilités, de goûts et d’intérêts – et finalement en communauté de foi et de convictions. Une représentation reflétait ma sensibilité et, à ce titre, ne pouvait intéresser que ceux qui partageaient une même sensibilité. Ces moments suffisent certes à expliquer le telos de la communication car, comme le dit Kant, « ce n’est qu’en société qu’il est intéressant d’avoir du goût » (1790, p. 132 en note). Il est intéressant de parler de nos goûts et de la beauté d’objets singuliers car on peut avoir les mêmes goûts et apprécier les mêmes choses. Ce telos explique donc les associations particulières, les communautés d’intérêts, bref ce qui fait le sel de la vie en société. En outre, parce qu’il conditionne l’inclusion dans le groupe, il explique inversement l’exclusion et la clôture. Aussi, on l’aura compris, ce qui manque et qu’apporte le moment d’abstraction, c’est l’ouverture, c’est la disposition à accueillir l’inconnu pour interroger sa propre pensée.

41Dans le même temps, l’effort critique d’ouvrir le fini à l’infini ne consiste pas à lâcher le fini pour l’infini. Abandonner le fini reviendrait à se prendre pour Dieu ; il s’agit au contraire de prendre conscience de la valeur du fini malgré sa précarité, et de sa précarité malgré sa valeur. Autrement dit, une volonté humaine doit savoir se satisfaire d’une certaine imprécision dans ses réalisations. L’espoir investi dans le modèle est que l’unité que nous avons forgée se fonde de manière satisfaisante dans le divers auquel nous nous confrontons. Bref, nous ne devons pas attendre de nos modèles une précision infinie, mais une précision que nous jugeons suffisante pour l’inscription de notre volonté initiale.

42Dans cette perspective, deux erreurs sont à nouveau possibles, qui sont autant de manières de manquer un équilibre réfléchi entre la volonté initiale et la représentation produite. La première erreur – le réalisme abstrait – consiste à ne pas douter de la précision de sa représentation. Le fini est pensé comme infini – comme si tout ce que je devais représenter s’était présenté, comme si j’avais rencontré lors de mon exploration tout ce que j’avais à comprendre pour inscrire ma volonté. Bref, nous sommes dans le cas où la représentation fonde la réflexion. Chacun des moments précédents de la réflexion trouve en effet sa pleine justification dans le fait que la représentation produite est indubitable. C’est typiquement le cas de la solution dite « intuitive ». L’acteur s’est imprégné du problème et se représente une solution, mais il n’arrive pas à prendre de la distance par rapport à celle-ci ; il n’arrive pas à réfléchir sur ce qu’il a effectué pour aboutir à cette solution. Il ne peut donc la penser comme modèle d’action ; il ne peut pas non plus l’argumenter face à autrui.

43Comme toujours, le réalisme n’arrive pas à faire une place à la conscience de soi, qui s’efface au bout du compte devant la conscience d’objet. Avec le moment d’abstraction, toutefois, il faut bien comprendre que cette conscience d’objet est internalisée : c’est en Moi, dans mon activité de réflexion, que se situe une inconscience de soi où se loge la conscience d’objet (par exemple, les théories structuralistes font précisément cette erreur en postulant que « ça parle »). Ce qui est manqué, c’est le passage de la représentation à la méthode et au modèle par abstraction des particularités. Ce passage constitue un point aveugle dans l’acte de réflexion : ce qui a été articulé lors des trois moments précédents ne semble pas dépendre de soi, mais aurait finalement été imposé par l’objet. Or cette articulation est plus particulièrement une articulation entre volition (premier moment) et cognition (deuxième et troisième moments). L’erreur du réalisme abstrait consiste alors à penser que l’objet détermine la relation entre volition et cognition.

44En fin de compte, l’acteur ne prend pas conscience de la précarité de sa représentation et il accorde par conséquent une foi aveugle à ce qu’il a rencontré. Pour la volonté initiale, ceci revient à établir des bornes, à fermer des possibles. Or, menée à son terme, l’abstraction doit conduire au contraire à penser que la volonté en question doit certes tenir compte de ce qui a été rencontré, mais elle doit également se tenir prête à faire de nouvelles rencontres. Par exemple, face à la violence, vouloir la paix exige certes de réfléchir à une action qui pare la violence qui se présente, mais cette action se doit également de préserver de futures possibilités de paix en restant ouverte aux possibles.

45La seconde erreur – l’idéalisme abstrait – consiste à l’inverse à douter que la représentation ait la moindre valeur pour s’orienter dans le monde. La représentation serait d’une imprécision totale, comme si ce que l’acteur avait rencontré lors de son exploration ne pesait pour rien dans le produit fini que constitue cette représentation. Le fini n’a tout simplement aucune valeur face à l’infini. Certes, du point de vue absolu, un simple rapport mathématique suffit à le démontrer. Mais, du point de vue simplement humain, la précarité du fini ne suffit pas à lui retirer toute valeur puisque tout ceci est évalué non pas à l’aune de l’infini, mais à l’aune de ce que l’acteur veut réaliser dans le monde ici-bas.

46Nous sommes en fait dans le cas où la réflexion fonde la représentation. Cette fois-ci, tout se passe comme si ce que j’ai compris ne dépendait pas de ce que j’ai rencontré lors de l’exploration. L’articulation des trois moments précédents ne dépendrait que de moi – comme si, entre autres, j’étais entièrement libre de choisir mes méthodes et d’opter par exemple pour une recette de cuisine pour résoudre mon problème d’astrophysique. L’erreur de l’idéaliste consiste toujours à perdre de vue la conscience d’objet au profit de la seule conscience de soi. Au moment de l’abstraction, cette erreur consiste plus précisément à modéliser en détachant de la représentation les éléments qui ne me plaisent pas. Il reviendrait ainsi à la seule conscience de soi de déterminer la relation entre volition et cognition. Dès lors, tout deviendrait possible puisque, du point de vue de la réflexion, il suffirait d’imaginer une nouvelle représentation quand la précédente ne satisfait pas la volition. Ou, dit encore autrement, l’acte d’imaginer est supposé prendre le pas sur ce qui est effectivement imaginé. Le pouvoir de l’imagination s’affirme contre tout projet concret. Or il ne suffit pas de dire qu’une autre solution est possible, il faut encore la produire effectivement. Par exemple, l’erreur du pacifiste est de s’aveugler sur la détermination de l’adversaire. Au lieu de rester simplement ouvert aux possibilités de paix, il fait abstraction de toute la dimension stratégique et imagine des plans pour la paix que l’adversaire est supposé ne pas vouloir ou pouvoir refuser (ou même, il n’imagine rien mais se contente d’affirmer le pur pouvoir d’imaginer une paix). Au fond, puisque l’adversité pourrait être annulée par une proposition de paix, le pacifiste se convainc que cette adversité n’est pas tout à fait réelle. Il agit comme si une relation pacifiée entre deux protagonistes ne dépendait que d’un seul des deux. Il vaut de souligner, mais sans y insister, que ce dernier moment de la réflexion nous amène en fait à sortir de la simple conviction, qui a été élaborée dans les moments précédents, au profit de la responsabilité.

47En définitive, l’idéaliste abstrait relativise sa représentation au point de la déconstruire (en cela, c’est l’erreur des poststructuralismes de type nietzschéen et derridien). Ce qui a été rencontré ne constitue plus une objection à la volonté initiale puisque celle-ci pourrait imaginer un autre chemin pour se réaliser. Sauf que l’idéaliste n’imagine rien de concret. Il ne s’efforce pas plus que le réaliste de faire tenir ensemble son idéal et les déterminations réelles qui s’y opposent.

Le modèle de la réflexion dans la Philosophie de l’argent

48Ce modèle n’a pas une simple vocation épistémologique mais, au contraire, peut s’appliquer à de nombreux domaines. Le troisième chapitre de la Philosophie de l’argent (1901) de Simmel peut ainsi être relu d’une manière particulièrement féconde. Repensé à partir de l’acte de réflexion, il est en effet possible d’éclairer l’unité de la perspective simmelienne et d’aller au-delà d’une lecture simplement cognitiviste (Cusin, 1998). On découvre alors que Simmel, à l’instar de Fichte [5], est un précurseur d’une critique des approches simplement cognitivistes. L’un et l’autre reprocheraient ainsi à la psychologie cognitive contemporaine de ne pas penser la réflexion qui lie intention et cognition.

49Commençons par la définition de l’action chez Simmel :

« Notre action, écrit-il, est ce pont qui mène le contenu visé de sa forme psychique à sa forme réelle » (p. 238).
« Le sens fondamental de l’action finalisée réside ainsi dans la réciprocité qu’elle institue entre le sujet et l’objet. Si le simple fait de notre existence nous implique déjà dans une telle réciprocité, l’action finalisée la haussera jusqu’à l’intériorité de l’esprit. Par là-même, notre relation au monde se présente pour ainsi dire comme une courbe qui va du sujet à l’objet, incluant ce dernier pour revenir au sujet. [...] il faut d’abord que soient dissociés un esprit au vouloir personnel et la nature saisie comme une causalité, pour que devienne possible entre eux cette unité d’un genre supérieur qui s’exprime par la courbe téléologique » (p. 237).

50L’action finalisée de Simmel n’est autre que l’action réfléchie de Fichte : il s’agit dans les deux cas de représenter les déterminations réciproques entre le Moi et le Non-Moi et, dans le même temps, de réfléchir son acte de représenter pour savoir ce qui est effectué. La courbe téléologique dont nous parle Simmel n’est qu’une reformulation de la thèse fichtéenne d’un primat de la raison pratique sur la raison théorique : la raison est essentiellement un vouloir (la raison est d’abord pratique) mais, rencontrant un obstacle, elle s’efforce de rendre l’opposition intelligible en produisant une représentation du problème (la raison devient de ce fait théorique) et, dès lors, la raison peut se réaffirmer comme vouloir en s’appuyant sur ce qui a été effectué. Et dans ce mouvement, c’est l’acte de réflexion qui permet justement d’atteindre cette « unité d’un genre supérieur » qui hausse le savoir de notre agir jusqu’à l’ « intériorité de l’esprit ». Le but est bien d’agir en connaissance de cause.

51Partant de là, Simmel donne forme à cette boucle téléologique en la sériant. Il pourra ainsi aborder l’activité cognitive sans perdre de vue sa finalité. En effet, la notion de série téléologique est un excellent moyen d’aborder la question du lien entre cognition et volition, un excellent moyen, donc, pour rendre compte de la performance que constitue toute réflexion sur son agir.

« S’agit-il d’atteindre un but D, de produire à cet effet un enchaînement de phénomènes mécaniques A B C, tel que B soit occasionné par A, C par B, et D seulement par C, alors la série déterminée par D, dans son contenu et dans sa direction, dépendra de l’intelligence du rapport causal reliant ses divers membres. Si je ne savais déjà que C est en état de susciter D, B de susciter C, etc., je resterais là sans recours avec mon désir de D. Jamais donc ne pourra s’établir une chaîne téléologique sans qu’on ne connaisse déjà les relations inverses, c’est-à-dire causales, entre ses éléments. Le but rend la pareille en fournissant d’ordinaire, pour sa part, l’incitation psychologique à rechercher ces relations causales. [...] L’interaction ainsi caractérisée, qui, en termes très généraux, désigne le rapport de la théorie à la pratique, entraîne visiblement que l’approfondissement de la conscience causale va de pair avec celui de la conscience téléologique. La longueur des séries finales dépend de la longueur des séries causales » (p. 240).

52La proximité de Fichte et Simmel est manifeste sur un autre point encore, sujet pourtant à de multiples incompréhensions. Il s’agit de l’idée de savoir absolu. Pour un lecteur pressé, l’idée semble d’une prétention tout simplement inhumaine. Mais leur propos est, somme toute, fort modeste. Il s’agit encore et toujours de savoir ce que l’on fait. Ce savoir est relatif quand il s’en tient à un but intermédiaire dans une série téléologique ; il est absolu quand il concerne la fin de toute cette série. Comme l’écrit Simmel :

« Absolue – au sens pratique en question ici – est la valeur des choses auxquelles un processus volontaire s’arrête définitivement. Il ne s’agit bien sûr pas nécessairement d’un arrêt prolongé dans le temps, mais simplement de la conclusion d’une série d’innervations ; et lorsque celles-ci ont trouvé leur achèvement dans le sentiment de satisfaction, la continuité du vouloir doit se manifester dans de nouvelles innervations. Par contre, un objet a une valeur relative quand le sentiment qu’on en a est conditionné par le fait que sa réalisation conditionne celle d’une valeur absolue » (p. 270).

53L’absolu définit donc une condition d’arrêt dans la série ; c’est tout simplement le telos de la série téléologique complète, auquel je rapporte relativement tous les termes de la série. En même temps, si la condition d’arrêt est nécessaire pour fermer une boucle téléologique et passer à l’action, elle ne met pas fin à de futurs volontés, qui ouvriront d’autres boucles. Comme l’explique Simmel :

« Jamais l’obtention d’un gain ou d’un état ne procurent cette satisfaction définitive, logiquement liée au concept d’objectif final. [...] Aucune fin particulière de notre vouloir n’est considérée par nous comme fin dernière, nous gardons ouverte à chacune la possibilité de n’être qu’une étape vers une fin plus élevée. L’objectif final est pour ainsi dire une simple fonction, ou une exigence ; conceptuellement, il ne fait que condenser la réalité qu’il semblait d’abord précisément supprimer, à savoir : que le chemin où passent les volontés et les estimations des hommes se poursuit à l’infini » (p. 279-280).

54Fichte est encore plus clair :

« Agir ! Agir ! Voilà pourquoi nous sommes là. [...]. Laissez-nous être joyeux de sentir en nous la force et d’avoir une tâche infinie ! » (1794, p. 90-91).

55En d’autres termes, Simmel et Fichte considèrent que les hommes n’en ont jamais fini de vouloir se réaliser, de désirer inscrire leurs volontés dans le monde. Et chacune de ces réalisations est un absolu (le terme désirée d’un projet). Cela dit, la Philosophie de l’argent traite de l’acte d’échange. Nous restreindrons donc notre étude à cet acte-là. Dans le chapitre que nous avons retenu – le troisième – l’argent est le médiateur objectif pour l’échange de biens. Cela a été établi dans le premier chapitre où l’on aurait pu également dégager un modèle de la réflexion puisque, pour construire l’argent comme représentation pour l’échange objectif, Simmel passe par une distanciation (§ 1), une mise en relation (§ 2) et une « construction des preuves à l’infini et le recourbement de celles-ci dans le sens d’une légitimation réciproque » (§ 3). Toutefois, dans le troisième chapitre, la réflexion est véritablement le centre d’intérêt. En effet, la représentation (ici l’argent) est déjà produite ; tout le problème est maintenant de statuer sur cette représentation en vue d’une action économique. Autrement dit, l’argent est l’instrument de l’échange, mais il reste encore à bien s’en servir. Il faut donc réfléchir à son usage et cela ne va pas toujours de soi, comme Simmel l’indique à propos de l’avare et du cupide :

« Si l’on veut faire entrer les destins humains dans le schéma des relations entre le désir et son objet, il faut dire que, selon le point d’arrêt dans la série téléologique, l’argent peut sans doute être l’objet le plus inadéquat, mais aussi l’objet le plus adéquat de notre désir » (p. 291).

56L’usage réfléchi de l’argent relève d’une performance qui n’est pas acquise par avance. Ou bien l’acteur arrive à éclairer son rôle dans l’acte d’échange, ou bien il n’y arrive pas. Et cette alternative repose sur l’acte de réflexion.

57La réussite d’une action finalisée passe alors par une série d’actes de la conscience pour construire un savoir sur la série téléologique que l’acteur se donne. Comme l’écrit Simmel :

« Vraisemblablement, nous n’aurions jamais dépassé les finalités les plus primitives si notre conscience y restait constamment attachée, imparfaitement libre pour construire des moyens plus divers ; ou alors nous connaîtrions une dispersion insupportable et paralysante si, durant le travail sur chaque moyen secondaire, nous devions avoir constamment à la conscience, avec les finalités dernières, toute la série des autres moyens construits à partir d’elle » (p. 273-274).

58C’est pourquoi nous mobilisons notre attention sur des réalisations intermédiaires et enfouissons au passage les fins plus lointaines dans un recoin de notre esprit :

« Quand le but final demeure constamment présent dans la conscience, on dépense là une certaine somme d’énergie, qui est détournée du travail sur les moyens. La pratique la plus conforme à la finalité, c’est donc de concentrer toutes nos énergies sur l’étape suivante de la série téléologique, ce qui revient à dire : le mieux que l’on puisse faire pour le but final, c’est de traiter le moyen qui y mène comme s’il était lui-même le but » (p. 273).

59Dans cette perspective, l’étude de l’argent prend une tout autre ampleur :

« La signification de l’argent [est de] représenter l’exemple le plus grand et le plus parfait de promotion psychologique des moyens au rang des fins » (p. 278-279).

60Ou encore, l’argent est pour Simmel :

« [...] d’une part l’expression et l’équivalent de la valeur des choses, mais d’autre part un pur moyen, un stade intermédiaire indifférent » (p. 280).

61L’acte d’échange effectué en connaissance de cause consistera dès lors à savoir équilibrer ces points de vue. C’est donc l’exemple parfait pour modéliser les mouvements de la conscience sur une série téléologique quelconque, c’est-à-dire pour appliquer le modèle de la réflexion et en étudier les accidents.

L’impulsif et l’ascète manquent la distanciation

62Le premier moment de cet acte d’échange est celui de la distanciation. Il faut prendre conscience d’une opposition et de la nécessité d’une médiation entre le désir et le réel. Sans distanciation, l’idée même d’échange est absente. Pour Simmel, la distanciation se joue au moment de définir l’action finalisée par rapport à la simple pulsion ou à l’inaction. Celle-ci s’inscrit, comme nous l’avions souligné précédemment, dans le temps. Simmel exprime mieux que personne l’enjeu pour une action finalisée :

« Nous devons prendre la vie comme si chacun de ses instants était une fin en soi, chacun d’eux doit être pris au sérieux, comme si l’existence n’avait duré en réalité jusque-là que pour lui ; et, en même temps, nous devons mener la vie comme si aucun de ses instants n’était définitif, notre sentiment de la valeur ne doit s’arrêter à aucun d’eux, chacun doit valoir comme un passage, un moyen de parvenir à des stades de plus en plus élevés » (p. 275).

63Dans le cas qui nous occupe, ne pas trouver l’équilibre se traduit comme suit : ou bien l’échange est impulsif, ou bien il est différé éternellement. Dans les deux cas, l’individu fait preuve d’un manque de détermination à inscrire sa volonté dans le monde d’ici-bas. Il ne s’est pas demandé comment réaliser ses projets grâce à des échanges.

64Le cas de l’acte impulsif est, somme toute, assez simple. Il suffit de se reporter au début du troisième chapitre où Simmel distingue l’action finalisée de la pulsion.

« Tant que notre action, écrit-il, n’obéit qu’à une détermination causale (au sens étroit), tout le processus s’achève avec la conversion des énergies à l’œuvre en mouvement subjectif ; le sentiment de tension et de poussée disparaît quand intervient l’action issue de la pulsion. Cette pulsion s’épuise entièrement avec sa prolongation naturelle en mouvement, si bien que le processus d’ensemble reste enclos dans le sujet » (p. 236-237).

65L’acte pulsionnel se caractérise par le fait de ne pas distinguer un sujet et un objet et, du coup, de ne pas tenter de penser un pont (son action) de l’un à l’autre. Simmel le dit de la manière suivante :

« La formule de la finalité comporte trois membres, celle du mécanisme deux seulement. [...] La puissance d’un dieu ne tolère ni intervalle ni intermédiaire entre la conception et la réalisation. L’action humaine, glissée entre ces deux moments, est vouée à surmonter des obstacles inexistants pour le dieu » (p. 238).

66L’impulsif agit comme s’il réalisait immédiatement ses désirs, comme si désirs et réalité se confondaient. Et, par conséquent, l’acte pulsionnel se traduit par le fait de se laisser ballotter par les événements :

« Dès que nous agissons par simple pulsion, donc déterminés par la causalité pure au sens étroit, il n’y a aucune identité de contenu entre la constitution psychique occasionnant l’action et le résultat sur quoi il débouche. L’état initial dont les énergies nous mettent en branle a par là même aussi peu de rapports qualitativement avec l’action et son succès que le vent avec la chute du fruit qu’il secoue de l’arbre » (p. 236).

67Cet acte manqué relève de l’erreur causaliste. Ce cas est en fait assez commun pour qu’on ne s’y arrête pas outre mesure. En revanche, il est moins facile, à première vue, de repérer des exemples d’erreur substantialiste. Simmel développe néanmoins un tel cas quand il oppose, d’un côté, le monde moderne comme un monde qui fait des plaisirs terrestres un absolu et, de l’autre, le monde ancien, qui en fait un néant. Au type idéal de l’homme moderne, qui s’agite à tout instant pour profiter du moindre plaisir, Simmel oppose l’homme religieux indifférent aux plaisirs terrestres.

« Les premiers chrétiens ont dû bien souvent se comporter de la façon suivante : non pas directement hostiles et agressifs envers les biens visibles, mais tout simplement sans relation à eux, comme vis-à-vis de choses pour lesquelles on ne possède pas d’organe perceptif. C’est pourquoi le communisme – très sporadique – du christianisme primitif est, dans son essence profonde, à l’opposé des aspirations du communisme moderne : celui-là né de l’indifférence vis-à-vis des biens terrestres, celui-ci issu justement de leur valorisation extrême » (p. 303).

68Dans ce cas, le désir et le réel sont deux mondes absolument séparés et il n’y a pas lieu de chercher une médiation de l’un vers l’autre. L’ascète est supposé ne pas aspirer à une vie intramondaine.

L’avare et le prodigue échouent au moment de la qualification

69À ce stade, l’acte d’échange est une interaction entre plusieurs individus pour obtenir des biens auxquels ils aspirent. Il faut maintenant choisir une référence pour juger de l’action. Le modèle que nous avons retenu adoptait le point de vue de la vie active et délaissait celui de la vie contemplative. C’est également ce que fait Simmel. Il juge de la réussite de l’action relativement à la satisfaction d’un désir. Il prend pour référence le cas où l’individu se porte vers un bien plutôt que celui où il cède un bien. Ceci revient à partir de l’égoïsme plutôt que de l’altruisme, même si ces deux motivations ne sont, en fait, que deux points de vue sur un même acte d’échange. Un exemple suffira à le faire comprendre : l’acte du jeune homme de confier son linge sale à sa mère pour qu’elle le lave peut être vu comme égoïsme du jeune homme et comme altruisme de sa mère ; il ne peut y avoir de satisfaction égoïste du désir de linge propre sans prestation altruiste d’une lessive, et réciproquement. Il n’en reste pas moins que la volonté qui s’imprime dans le monde est celle du jeune homme (même si ici il ne lave rien) tandis que la mère (qui pourtant lave le linge) est spectatrice de la réalisation de cette volonté ; elle est seulement supposée apprécier le spectacle [6]. Prendre ici pour référence l’égoïsme signifie simplement que l’action est considérée du point de vue de celui qui veut se réaliser. Il faut noter qu’un tel choix n’évacue pas l’altruisme, mais le considère d’un certain point de vue. En particulier, dès lors que l’échange est réussi, il apparaît que le choix initial de la référence était indifférent puisque chacun a pris à hauteur de ce qu’il a donné, comme ne manque pas de le souligner Simmel :

« Il faut toujours rappeler que l’opposition entre égoïsme et altruisme ne suffit pas à englober toutes les motivations de nos actions. Il existe également pour nous, effectivement, un intérêt objectif à ce que certains événements ou certaines choses se réalisent ou non, et ceci indépendamment des conséquences pour quiconque » (p. 284).

70La référence au Moi est préférée pour l’unique raison que nous voulons éclairer le sens que confère l’acteur à sa propre action, et que les erreurs semblent plus intéressantes de ce point de vue. En effet, ce sont les erreurs de l’acteur de son point de vue qui sont thématisées, et non ses erreurs du point de vue d’autrui. Mais dès lors que la réflexion passe l’épreuve de l’abstraction, la référence au Moi est mise en équilibre avec la référence au Non-Moi. Les raisons contenues dans le modèle d’action ne sont plus relatives au Moi, elles sont neutralisées, objectivées.

71En outre, Simmel étudie l’acte d’échange sous un certain angle, non pas comme échange d’un bien a pour un bien b, mais comme un acte d’achat d’un bien a au moyen d’une somme d’argent x. Cette perspective est pleinement justifiée par le fait qu’elle est à même d’éclairer le rapport entre une réflexion en vue de l’échange (l’acte d’achat) et une représentation (l’argent) de l’échange. On notera que de ce fait, l’échange n’est pas considéré comme une simple interaction entre deux individus, mais inclut l’ensemble de la société par l’entremise de cette représentation commune qu’est l’argent.

72Une fois que l’on est déterminé à échanger, c’est-à-dire une fois la distanciation effectuée, la première chose à faire est de qualifier les termes de l’échange. Il faut d’un côté repérer les qualités qui font la valeur d’échange, de l’autre celles qui font la valeur d’usage. La réflexion sur le prix d’achat dépendra en effet de ce que l’objet convoité vaut pour lui en lien avec ce qu’il vaut pour nous. Deux erreurs sont possibles à cet égard. Ou bien l’acheteur occulte la valeur d’usage : il agit en avare (cas du réalisme qualitatif). Ou bien il occulte la valeur d’échange : il agit alors en prodigue (cas de l’idéalisme qualitatif).

73Commençons par l’avarice.

« La forme la plus pure de l’avarice est [...] celle où la volonté ne va réellement pas au-delà de l’argent, ne le traite pas non plus, même par jeu, comme un moyen d’obtenir autre chose, mais ressent la puissance qu’il représente justement en tant qu’argent non dépensé, comme une valeur définitive et absolument satisfaisante » (p. 293).

74Ici, la représentation (l’argent) étouffe la volonté d’échange. L’avare apprécie la représentation de la valeur commune indépendamment de ce que l’achat pourrait valoir pour lui. Il occulte la valeur d’usage. En cela, l’avare est très différent de l’ascète. Ce dernier ne perçoit pas de désir en lui ; il n’a donc rien à médiatiser. En revanche, l’avare est parfaitement conscient que l’argent vaut comme moyen. Mais il occulte le fait que ce moyen peut servir ses propres fins. C’est pourquoi Simmel précise fort justement que l’avare apprécie la puissance de l’argent : il apprécie de pouvoir échanger ce qu’il veut (il est obnubilé par la valeur d’échange), quoi qu’il veuille (il occulte la valeur d’usage).

75Le défaut opposé est celui de la prodigalité. Cette fois, seule la valeur d’usage est aperçue, ce pourquoi le prodigue dilapide son argent. Selon Simmel, tandis que l’avare s’accrochait à la potentialité de l’argent (sa puissance), le prodigue ne considère que sa réalisation. Il l’anticipe sans ressentir la contrainte objective que l’argent représente pour l’ensemble de la société. Dans les deux cas, l’individu ne parvient pas à délimiter un des termes de l’échange relativement à l’autre.

« L’anticipation et la potentialité de la valeur monétaire vont à l’infini. Là-dessus se fonde l’essence de l’avarice et de la prodigalité, parce que toutes deux, fondamentalement, refusent la mesuration de valeur, qui seule peut apporter à la série téléologique un arrêt et une limite, à savoir celle qu’apporte la jouissance finale des objets » (p. 300).

76Le prodigue se distingue ainsi de l’impulsif en ce que ce dernier ne pense pas à l’argent comme moyen au moment d’agir. Le prodigue, en revanche, utilise l’argent pour obtenir ce qu’il veut, mais il en oublie le potentiel ; il ne conçoit à aucun moment que telle réalisation de son argent signifie dans le même temps une réduction de son potentiel pour d’autres actions.

Le cupide et l’économe échouent au moment de la quantification

77Une fois repérées les qualités en jeu dans l’échange, il faut trouver une mesure commune, c’est-à-dire s’accorder sur le prix du bien. Cette fois, l’acheteur s’efforce de relier tous les aspects recensés précédemment sur la valeur pour lui et celle pour nous. Bien entendu, l’acheteur fait également partie du « nous » et, de ce fait, son projet d’achat interroge le prix commun. Il le réévalue pour se forger sa propre conviction sur le juste prix du bien et, éventuellement, le renégocie ou envisage d’autres moyens d’obtenir un bien jugé équivalent.

78Il y a comme toujours deux risques d’erreur. Le premier est très clair : il ne faut ni surévaluer ni sous-évaluer le bien que l’on se propose d’acheter. Or c’est l’erreur commise par le cupide et par certains économes (qui sont tous des réalistes quantitatifs). Mais il y a encore un second risque, celui d’imaginer trop d’usages à ce que l’on a pour réussir à forger le projet d’un échange valide. C’est l’erreur de certains économes (qui sont alors des idéalistes quantitatifs).

79Le problème du cupide est qu’il estime qu’il n’en a jamais assez « pour son argent ». Le cas est donc bien différent de l’avare car ce dernier, n’achetant rien, peut se complaire des satisfactions potentielles promises par l’argent.

« L’argent, pour l’avare, écrit Simmel, n’a d’emblée aucune prestation à fournir au-delà de sa propre possession. [...] Entièrement dépourvu de qualité, il ne peut faire ce à quoi réussit l’objet le plus misérable : cacher en son sein surprises ou déceptions. Celui qui ne veut, véritablement et définitivement, que de l’argent, est donc absolument à l’abri de celles-ci. [...] L’insuffisance générale des choses humaines, qui fait que ce que l’on obtient ne ressemble pas à ce que l’on a désiré, touche à son comble dans la cupidité, dès que celle-ci réalise sa finalité consciente dans l’illusion et la précarité » (p. 291).

80Le cupide se fait toujours une trop haute idée de ce qu’il peut acheter avec l’argent et il ne peut imaginer un bien qui soit à la hauteur. Son attention n’arrive pas à se détacher de la pensée de l’argent dépensé et, par conséquent, la valeur du bien semble toujours trop pâle. Il est compréhensible que le cupide se consacre alors essentiellement à acquérir de l’argent.

81Plusieurs passages sur l’économe le rapprochent du cas du cupide. Dans le texte de Simmel, il y a en effet deux types d’économes, qui commettent en fait des erreurs opposées. Un premier type d’économe a pour défaut de surévaluer la valeur des choses à cause de leur prix :

« Bien des gens “économes”, écrit Simmel, tiennent à ce que tout ce qui a été payé soit également consommé. Et pas seulement dans les cas où cela épargnerait une nouvelle dépense indispensable autrement, mais par exemple s’agissant de jouissances de luxe, dont on s’est pourtant aperçu qu’elles sont vaines. [...] La formule type pour ce genre de phénomènes serait en effet : “Mieux vaut se détraquer l’estomac que de faire cadeau d’un kreuzer à l’aubergiste” » (p. 295).

82L’erreur relève alors du réalisme quantitatif puisque, comme dans le cas du cupide, la représentation de l’argent colore l’ensemble de la réflexion (simplement, cette coloration affadit le bien du cupide tandis qu’elle redore le bien de l’économe). Dans d’autres passages, l’économe est vu au contraire comme quelqu’un qui ne parvient pas à concevoir un échange parce qu’il a déjà à sa disposition trop d’objets concrets susceptibles de remplir les usages attendus de l’échange. De ce fait, il effectue des « économies de bouts de chandelles » et finit par ne plus imaginer la possibilité d’un transfert entre argent et bien (« Ils sont en général justement assez indépendants des considérations d’argent », p. 294). Cet économe-là manque la possibilité d’échanger en imaginant trop d’usages possibles aux choses qu’il possède déjà :

« En réalité, ils ne pensent pas à la valeur monétaire de ces objets, l’intensité du sentiment s’attache ici à leur valeur concrète qui est sans correspondance avec leur valeur monétaire » (p. 294).

83Autrement dit, l’économe imagine trop d’usages à ce qu’il possède déjà, ce pourquoi il ne peut se représenter un seul échange qui en vaille la peine. Il sous-évalue le potentiel de l’argent.

Le cynique et le blasé échouent au moment de l’abstraction

84Venons-en au dernier moment, celui où l’on se demande si l’acte d’échange est satisfaisant et où l’on met à l’épreuve les moments précédents. L’un des problèmes est, comme le dit Simmel, que :

« La relation entre le souhait et sa réalisation est [...] infiniment diverse, parce que le souhait ne prend presque jamais en compte tous les aspects de l’objet, c’est-à-dire de son action sur nous. Dans sa réalité, nous ne retrouvons presque jamais ce qu’il représentait dans la catégorie du possible, du convoité. La sagesse courante a raison : la possession de ce qu’on a désiré nous déçoit généralement, dans le bon comme dans le mauvais sens » (p. 290).

85Il s’agit donc de réfléchir à la portée réelle de l’acte d’achat en s’interrogeant à nouveau sur la relation entre le souhait et sa réalisation. Ainsi, pour parer – ou du moins atténuer – la déception, il faut s’efforcer de penser son acte non plus comme un simple acte particulier mais comme un acte que l’acheteur serait susceptible de refaire si l’occasion lui était offerte à nouveau. Il faut s’efforcer, en l’occurrence, d’appliquer le principe fondamental de la doctrine éthique de Fichte : « Agis de telle façon que tu puisses penser la maxime de ta volonté comme loi éternelle pour toi » (Conférences sur la destination du savant, I, p. 39). En termes moins emphatiques, disons avec Rawls qu’il faut en passer par une délibération rationnelle (Théorie de la justice, § 64) :

« Un individu rationnel doit toujours agir de manière à ce qu’il n’ait jamais à s’adresser de reproches, quelle que soit l’évolution finale. Se considérant lui-même comme un être unique à travers le temps, il peut dire qu’à chaque moment de sa vie il a fait ce que l’ensemble des raisons demandait, ou du moins permettait » (p. 463).

86Dans le texte de Simmel, ce principe n’apparaît qu’en filigrane. C’est pourtant ce principe qui rend possible la coloration pathologique que donne Simmel de l’homme moderne, ce dernier n’échappant que difficilement au cynisme et au blasement. Il semble bien que Simmel n’ait pas réussi à penser pleinement le dernier moment de la réflexion et – mais je me contente ici d’indiquer l’hypothèse sans l’argumenter – cet échec expliquerait non seulement le pessimisme de son hypothèse d’une tragédie de la culture, mais encore son refuge dans une perspective vitaliste (le fil conducteur de l’argumentation étant que le Moi volontaire est toujours déçu et doit donc se raccrocher à une foi aveugle en la vie).

87Quelle est cette tâche, apparemment si difficile, que doit réaliser l’acteur ? Il doit mettre en équilibre réfléchi ce qu’il veut et ce qu’il peut obtenir. Cela implique notamment de savoir se satisfaire d’une réalisation approximative de son désir, d’ajuster son désir aux possibles ou de modifier son désir par une éducation (par exemple, dans un sens expansif, éduquer son goût pour apprécier les finesses de tels mets, tels vêtements, telles œuvres artistiques... et, dans un sens restrictif, se représenter les conséquences négatives de son désir).

88Il y a à ce stade deux manières d’échouer. La première correspond au cas du réalisme abstrait, qui est figuré ici par le type du cynique. Celui-ci estime parfaitement le prix de ce qu’il entend acheter mais, une fois cette estimation effectuée, il semble incapable de réinterroger son désir : l’achat projeté est supposé le satisfaire absolument. Il manque au cynique l’idée qu’il pourrait se perfectionner, donc avoir des désirs et des plaisirs qu’il n’imagine pas. On peut dire également que le cynique n’a pas d’idéal du moi. Quand cette erreur devient une habitude, on a affaire à une mentalité cynique, qui tend à réduire tout idéal à son prix de marché.

« La notion de prix de marché appliquée à des valeurs qui de par leur nature, refusent toute évaluation en dehors de celle qui ressortit à ses propres catégories et idéaux, est l’objectivation achevée de la subjectivité cynique » (p. 308).

89La représentation monétaire, malgré son étroitesse, en vient à rendre compte de toute la réalité.

90La seconde manière de manquer ce moment de la réflexion est le cas de l’idéalisme abstrait, qui est figurée ici par le type du blasé. Encore une fois, l’estimation du prix du marché par rapport à l’usage qui est fait du bien n’est pas en cause. La difficulté que rencontre le blasé réside dans l’anticipation de sa déception et dans la conclusion qu’il en tire, à savoir que l’achat projeté apportera aussi peu de satisfaction que n’importe quel autre achat.

« Le blasé, écrit Simmel, [...] est tout à fait incapable de ressentir des différences de valeurs, pour lui toutes les choses baignent dans une tonalité uniformément morne et grise ; rien ne vaut la peine de se laisser entraîner à une réaction quelconque, en particulier de la volonté. Ce qui est décisif dans cette attitude, ce n’est donc pas la dévaluation des choses en général, mais l’indifférence à leurs variations spécifiques, puisque c’est d’elles que jaillit précisément toute le vivacité du sentir et du vouloir, qui se refuse au blasé. Celui dont la conviction intime est dominée par le fait que l’on peut obtenir tous les multiples biens de l’existence pour la même somme d’argent, celui-là doit nécessairement devenir blasé » (p. 308).

91L’argent permet d’atteindre une infinité de satisfactions possibles et le blasé, pour cette raison même, se rend compte qu’il peut atteindre n’importe laquelle. Aussi la satisfaction qu’il a imaginée se dilue-t-elle devant l’infini des autres satisfactions possibles.

92Deux remarques s’imposent avant de conclure cette partie. Premièrement, et c’est particulièrement valable pour le moment de l’abstraction, Simmel tend à raisonner sur des mentalités plus que sur des actes manqués. Ce faisant, il efface en partie l’architectonique de son raisonnement, qui commençait pourtant comme une réflexion sur l’acte finalisé. Aussi faut-il insister : nous avons bien affaire à une modélisation d’un acte manqué. On peut certes vouloir dégager des habitudes et des mentalités, mais il importe d’abord de caractériser l’acte manqué lui-même en soulignant que l’erreur peut être le lot de tout un chacun, et ce suivant le contexte, l’état de fatigue, la difficulté réelle de la tâche, etc. Dans le cas de l’acte cynique et de l’acte blasé, ceux-ci peuvent se rencontrer ponctuellement chez n’importe qui avant d’être le défaut typique de certains caractères. Un exemple suffira. Les soldes dans les grands magasins ne constituent pas le moment le plus propice pour effectuer des achats réfléchis. L’individu est confronté à une grande diversité de choix et à beaucoup d’agitation et la tâche à réaliser demande en conséquent un effort certain. L’échec est alors possible. Dans un premier cas, l’acheteur potentiel devient indifférent devant tant de possibilités ; il a imaginé trop d’achats possibles, et finit par les relativiser tous. La série téléologique qui a débuté au moment où il s’est dirigé vers les magasins se conclut ainsi par aucun achat et une forte lassitude. C’est un cas de blasement. Dans un deuxième cas, le même individu peut tout au contraire, avec une pointe d’agacement, acheter le premier vêtement convenable qui passe, pour en finir au plus vite, en se disant que cela fera bien l’affaire. C’est alors un cas de cynisme.

93Deuxièmement, et cette remarque est autrement plus complexe, il faut souligner qu’au-delà de la seule délibération rationnelle, il y a encore la délibération raisonnable. Le moment d’abstraction est une mise à l’épreuve selon deux directions : la généralisation et l’universalisation. Or, avec la délibération rationnelle, il n’est question que de généraliser en justifiant son acte par des raisons relatives à soi. Dans cette perspective, il n’y a rien à objecter, par exemple, à celui qui s’achète les services d’un tueur professionnel pour des raisons qui servent effectivement son intérêt. On peut tout juste délibérer avec lui du choix du meilleur tueur (si l’on est solidaire à sa cause). Universaliser, en revanche, exige de tenir compte des raisons d’autrui et donc de justifier son acte par des raisons neutres. Cela exige de tenir compte des conséquences de l’acte d’échange pour les tiers. Ainsi la cible du contrat entre le tueur et le commanditaire a certainement quelques raisons à faire valoir contre cet arrangement, même s’il n’est pas une des parties contractantes.

94Ce dernier moment ouvre la délibération à ceux qui ne partagent pas forcément les mêmes fins rationnelles. Jusqu’à présent, l’échange avait été pensé sous l’angle de l’intérêt mutuel ; il s’agissait toujours d’un simple contrat commercial, d’une négociation entre deux parties. S’interroger sur les raisons que les tiers peuvent faire valoir nous conduit à penser l’échange aussi sous l’angle du contrat social. Ce faisant, l’horizon de l’action réfléchie est élargi. L’achat mûrement réfléchi consiste alors à relier l’échange à sa dimension sociale, en emboîtant l’intérêt mutuel au sein du contrat social. Il s’agit donc de se porter vers un achat déterminé parmi toutes les déterminations possibles et justifiées du point de vue du contrat social. Il en résulte certes une restriction des possibilités d’action de l’acheteur, mais ceci a pour pendant l’expansion des associations possibles. Ce que cette restriction préserve, c’est en définitive l’accueil d’autrui sur un pied d’égalité, donc la sociabilité. Apparaissent alors deux nouvelles formes d’échec, qui sont plus exactement les versions morales de l’échec cynique et de l’échec blasé.

95D’un côté, l’échange peut simplement viser l’intérêt mutuel et faire comme si la délibération rationnelle était son horizon réel. C’est l’erreur du cynique moral. Elle peut d’ailleurs être commise inconsciemment ou, au contraire, en connaissance de cause. Dans ce cas, son acte est alors réfléchi selon l’horizon simplement rationnel mais il signifie en même temps, selon l’horizon raisonnable, qu’il méprise certaines personnes. Son agir se fonde alors sur un pari stratégique, celui d’espérer que ceux qu’ils méprisent ne se révolteront pas ou qu’ils ne se vengeront pas. Notons que le cynique peut effectuer le pari inverse sans pour autant s’inscrire sous l’horizon raisonnable – en ce cas il « achète » simplement la paix sociale. Dans les deux cas, il manque au cynique l’idée qu’autrui peut librement consentir au lieu de « payer les pots cassés » ou de se laisser corrompre. Certes, avec le moment d’abstraction, il s’agit comme nous l’avons dit au départ, de se donner des garanties, mais le cynique entend simplement acheter des garanties là où l’acheteur réfléchi cherche des garanties au sein de la raison. Le cynique achète ainsi une paix illusoire parce qu’instable, en espérant que les corrompus continueront de se laisser faire tandis que l’acheteur raisonnable vise une paix durable parce que construite sans arrière-pensée. Bref, en parfait réaliste abstrait, le cynique ne perçoit pas que certaines raisons ne sont pas négociables, or les raisons neutres prétendent à la vérité et à la justesse et, en ce sens, elles s’appuient sur des arguments et non sur des négociations.

96De l’autre côté, l’échange réfléchi peut être manqué si l’acheteur accorde plus que de raison à des intérêts tiers. C’est l’erreur du blasé. Il abandonne son projet d’achat parce qu’il se convainc que celui-ci est potentiellement nuisible pour des tiers sans même s’efforcer de considérer sérieusement quelles sont concrètement ces nuisances. Certaines utopies fondées sur le rejet d’une économie de marché, même encadrée, relèvent probablement d’une forme de blasement où tout échange semble socialement nuisible au-delà de toute justification. Le blasé peut également abandonner son projet face aux revendications de tiers envieux, dont les attentes iraient pourtant au-delà de ce qu’exige le contrat social. Dans tous les cas, le blasé anticipe l’insatisfaction qui résulterait de son achat, et renonce – sauf qu’il s’agit cette fois de l’insatisfaction (potentielle) de tiers. Ce faisant, le blasé s’efface devant les autres en cédant sur son intérêt face aux exigences tyranniques de tiers. Son erreur est bien inverse de celle du cynique mais elle aboutit au même résultat, à savoir que le blasé ne s’affirme pas non plus sur un pied d’égalité avec autrui.

97Plus finement, les erreurs cyniques et blasées traduisent un déséquilibre entre l’argumentation et la négociation. Dans un monde où les deux coexistent, il ne faut ni se fermer aux arguments (cynisme), ni se fermer aux négociations (blasement). L’ultime pointe de la réflexion, à savoir l’ouverture à autrui, se traduit alors par l’effort toujours renouvelé de substituer quand l’occasion se présente des arguments aux négociations. Il s’agit en définitive de ne pas se contenter du modus vivendi présent, mais de rester ouvert à toute possibilité de renforcer la justice sociale [7].

Deux conséquences du modèle de la réflexion

Cognition et réflexion

98Il est possible de trouver des applications plus concrètes qu’une relecture de la Philosophie de l’argent. Je l’ai appliqué au cas des joueurs d’échecs professionnels [8] et le résultat est autrement plus convaincant que tout ce que propose la psychologie cognitive sur ce thème. Il s’agit pourtant d’un thème fondateur de la discipline, comme le rappellent les nombreux travaux d’Herbert A. Simon (cf. Newell et Simon, 1965 ; Simon et Gilmartin, 1973 ; Simon, 1976). La raison d’un tel échec est relativement simple : la réflexion du joueur se trouve méthodiquement effacée sous d’hypothétiques mécanismes cognitifs. Le savant décide de la méthode et se pose ainsi comme celui qui réfléchit. Il est symptomatique, à cet égard, que les travaux de psychologie cognitive se focalisent sur les biais et les erreurs des sujets étudiés – comme s’il n’y avait pas de place pour l’étude de ce moment où le sujet étudié se hisse au niveau du savant en réfléchissant aussi bien que lui (et parfois mieux).

99Pour faire court, je me restreindrai ici à une discussion de la notion de rationalité procédurale telle que l’a exposée Simon en 1976. Cette notion n’est certes pas aussi célèbre que celle de rationalité limitée, qu’il avait défendue dans les années 1950-1960, mais à la différence de cette dernière, elle engage un véritable débat de fond sur la notion de rationalité en sciences sociales. Plus encore, elle fonde en partie les théories de la rationalité cognitive.

100Le problème de la théorie de la rationalité limitée était qu’elle ne permettait pas de sortir du giron de la théorie du choix rationnel. Il suffisait en effet de rajouter des contraintes dans l’exercice de maximisation pour ramener cette théorie à celle, classique, du choix rationnel. Du coup, ce qu’il y avait de radicalement novateur dans cette approche disparaissait. C’est pourquoi Simon s’est efforcé de reformuler le tout, en opposant la rationalité procédurale à la rationalité substantive.

« Le comportement est substantivement rationnel quand il est en mesure d’atteindre les buts donnés à l’intérieur des limites imposées par les conditions et les contraintes données. [...] par définition, la rationalité du comportement ne dépend de l’acteur que d’un seul point de vue – celui des buts. Une fois ces buts fixés, le comportement rationnel est entièrement déterminé par les caractéristiques de l’environnement dans lequel il a lieu » (Simon, 1976, p. 2).

101On notera que cette définition recouvre aussi bien la théorie du choix rationnel que la théorie de la rationalité limitée. Qu’est-ce alors que la rationalité procédurale ?

« Le comportement est rationnel de manière procédurale quand il est le résultat d’une réflexion appropriée. Sa rationalité procédurale dépend du processus qui l’a généré. Quand les psychologues utilisent le terme “rationnel”, c’est généralement à la rationalité procédurale qu’ils pensent. [...] Inversement, le comportement tend à être décrit comme “irrationnel” en psychologie quand il représente une réponse impulsive à des mécanismes affectifs sans une intervention adéquate de la pensée » (p. 3).

102Fort de cette nouvelle définition, Simon est en mesure de réitérer sa critique de la théorie du choix rationnel mais, cette fois, sur des bases plus solides. En effet, le débat ne réside plus entre le fait de se satisfaire de modèles de la rationalité humaine simples mais caricaturaux, comme il est d’usage en sciences économiques, ou au contraire de pousser le réalisme jusqu’à des modèles soulignant les limites humaines (que le théoricien, quant à lui, aperçoit bien comme des limites). Simon change cette fois réellement de perspective en indiquant que les modèles de la rationalité doivent porter leur regard sur la manière de procéder pour prendre des décisions, et non plus fixer leur regard sur les seules conséquences – peu importe que celles-ci soient maximales, optimales ou limitées. Comme il l’indique :

« Il est illusoire de décrire une décision comme “déterminée sur le plan situationnel” quand une part de la décision qui la détermine est l’esprit du décideur » (p. 14).

103Avec ce changement de perspective, la rationalité de l’agir ne peut plus se décider à partir d’un regard purement extérieur. Ce que pense l’acteur devient décisif. Néanmoins, tel que l’expose Simon, ce changement de paradigme apparaît pour le moins ambivalent. Il faut en effet s’inquiéter de savoir si Simon ne réduit pas purement et simplement la rationalité à la psychologie sous couvert de réalisme des hypothèses. Sa polémique avec Milton Friedman se révèle instructive à cet égard. Friedman assume entièrement l’idée que la théorie du choix rationnel est un modèle caricatural de la rationalité humaine. Rien n’interdit, affirme-t-il, d’occulter la réalité des modes de prise de décisions et de ne tester la rationalité qu’à l’aune des conséquences maximales (ou optimales). La réponse de Simon est ici très claire :

« [Friedman and others economists] believe that businessmen maximize, but they know that economic theorist satisfice » (1979, p. 495).

104Critique toute fichtéenne ! Friedman ne fait pas ce qu’il dit. Si le dernier mot de Friedman sur la rationalité est la maximisation des résultats alors les théories d’inspiration friedmanienne sont irrationnelles. Mais la critique fichtéenne (ou performative) est d’une redoutable rigueur et Simon tombe également sous le coup du même reproche. Certes Friedman ne voulait juger la rationalité qu’à l’aune d’un critère étroit, mais il avait un critère. Simon, en revanche, veut élargir la rationalité, ce pourquoi il considère que « la théorie de la rationalité procédurale ressemble beaucoup plus à la biologie moléculaire, avec sa riche taxinomie de mécanismes, qu’à la mécanique ou l’économie classiques » (p. 13). Cela nous promet un beau fouillis de procédures ! Le problème d’une telle définition de la rationalité est qu’elle finit par valider même la thèse de Friedman (en tant qu’elle résulte aussi d’une procédure). En pratique, tout ce qui peut résulter d’une procédure est dit rationnel. C’est pourquoi Simon peut croire que sa « construction théorique de la rationalité procédurale est en harmonie avec un monde où les êtres humains continuent de penser et d’inventer » (p. 14). Mais comment peut-il le savoir ? La question de l’harmonie taraude les philosophes depuis longtemps et ils aimeraient sûrement savoir d’où Simon tire sa connaissance de l’harmonie. Hélas, Simon ne dit pas ce qu’il fait. Quelle procédure applique-t-il à lui-même pour avancer la thèse d’une rationalité procédurale ? Il ne nous dit pas comment évaluer la validité des procédures qu’il applique, s’il en applique.

105La difficulté que rencontre Simon consiste à réifier l’activité de la pensée. Il manque l’activité réflexive, seule capable d’éprouver la pertinence de telle ou telle procédure. C’est pourquoi, sans surprise, Simon n’a plus alors d’autres possibilités que de simplement « photographier » l’activité mentale pour nous fournir une galerie de procédures et de mécanismes cognitifs possibles. Simon a au moins raison sur un point : cela nous promet effectivement une taxinomie aussi vaste, sinon plus, que la biologie moléculaire. Peut-être faut-il alors rappeler le reproche que fit Buffon, à l’aube de la pensée critique, à l’entreprise encyclopédique : « Les dictionnaires occupent presque tout le monde : on s’imagine savoir davantage parce qu’on a augmenté le nombre des expressions symboliques et des phrases savantes » (Œuvres complètes, I, p. 28).

106La notion de rationalité procédurale est pourtant prometteuse et la définition de Simon n’est pas mauvaise : c’est, rappelons-le, « le résultat d’une réflexion appropriée ». Mais il faut en ce cas porter son attention au moins autant sur l’acte de réflexion que sur son résultat (la procédure) et, pour ce faire, il faut modéliser la réflexion. Sinon l’entreprise risque d’être déroutée vers le relativisme ou le dogmatisme. D’un côté, avec Simon, la réflexion de l’acteur devient ainsi un point aveugle de la démarche. Au nom de l’harmonie, il devient rationnel d’appliquer n’importe quelle procédure – sa pertinence ne faisant tout simplement aucun doute. De l’autre, selon un parti pris inverse que l’on rencontre en psychologie cognitive, la réflexion devient le domaine réservé du savant. L’étude de la rationalité se résume alors à constituer une vaste bibliothèque de procédures et à conférer au savant le soin d’attribuer, au cas par cas, telle procédure à tel acteur de manière à préserver l’harmonie ou encore d’étudier les déviances – les dysharmonies – des acteurs par rapport aux normes du savant.

107Pour sortir de cette impasse, il faut rendre à l’acteur sa faculté de juger et prendre en compte a priori un moment de compréhension de ce qu’il a en tête quand il se décide à agir. Nous sommes alors amenés à une seconde controverse.

Compréhension et explication

108La réflexion ne doit pas être confondue avec une connaissance (= résultat de l’acte d’un sujet de représenter un objet). Néanmoins le but de l’activité réflexive est un savoir : il s’agit de savoir ce que l’on fait. Le but de la réflexion est donc l’autodétermination. En effet, s’autodéterminer consiste à savoir ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas, et à agir en connaissance de cause dans ce contexte précis à ce moment donné. Il est toujours possible de ne pas mener à bien sa réflexion et donc de ne pas réussir à s’autodéterminer. L’individu qui est dans ce cas est alors soit déterminé par une cause dont il ne prend pas pleinement conscience, soit errant quand il ne prend pas pleinement conscience qu’il ne va pas où il avait décidé d’aller.

109L’autodétermination est toutefois un problème pour le savant soucieux de produire des connaissances sur les actions humaines. Comment étudier ce qui semble relever du simple libre arbitre ? Comment examiner la prétention contenue dans la proposition : « Je sais ce que je fais » ? La controverse en sciences sociales sur l’explication et la compréhension découle de cette difficulté. Pourtant, chacune de ces notions n’apporte qu’un éclairage partiel sur l’action humaine. En effet, d’un côté, expliquer, c’est se poser en spectateur de l’action d’un individu et en chercher la cause pour pouvoir dire : « Je sais ce qu’il fait. » Et, de l’autre, comprendre, c’est partager – en un sens à préciser – le savoir que l’individu se donne pour agir ; c’est s’immiscer dans ses raisons pour affirmer : « Je sais ce qu’il sait. » Or, avant de décider entre ces perspectives, il faudrait se demander : « Sait-il ce qu’il fait ? » Cette possibilité d’une critique est nécessaire car elle ramène les raisons que les individus se donnent sur un pied d’égalité avec les jugements du savant. Et c’est seulement à partir de cette question que nous pourrons agencer la compréhension et l’explication.

110Rappelons qu’au XIXe siècle la controverse méthodologique portait sur la validité de l’approche compréhensive. Les monistes, en particulier les positivistes, considéraient qu’une telle approche ne pouvait qu’être non scientifique (puisqu’elle n’emboîtait pas le pas aux sciences de la nature). Droysen et, surtout, Dilthey ont au contraire défendu la spécificité des sciences morales et politiques et, ce faisant, la validité d’une approche compréhensive. Toutefois, tous considéraient que ces approches s’opposaient radicalement, soit selon le critère science/non-science, soit selon le critère nature/esprit. Weber (1922) a, par la suite, fixé une méthode composite où un moment de compréhension individuelle précède un moment d’explication du phénomène social. C’était incontestablement un progrès. Mais pourquoi fixer par avance le mode d’agencement entre compréhension et explication ? En supposant que les individus sont séparés lors d’une étape de formation des intentions précédant l’interaction, Weber s’interdisait de penser pleinement l’action réciproque. L’intention est tirée d’un fond commun ou d’une décision individuelle, elle ne peut être élaborée à partir d’une discussion entre des individus qui se proposeraient de réfléchir sur leurs interactions à venir.

111Le débat méthodologique s’est poursuivi précisément sur cette question de la relation entre les deux approches. Dans son ouvrage La controverse expliquer-comprendre. Une approche pragmatico-transcendantale (1978), Karl-Otto Apel soutient ainsi la thèse que l’explication et la compréhension sont nécessairement complémentaires et doivent être combinées. D’un côté, il rejette ainsi les conceptions scientistes qui font de l’explication causale le seul registre possible du discours scientifique. Ce registre ne saurait selon lui suffire pour étudier l’homme. En effet, tout discours scientifique se fonde sur des normes (le savant doit s’efforcer d’être cohérent, il a un devoir de véracité, etc.) et un telos partagé par les savants, qui est « l’intérêt de connaissance qui vise la compréhension intersubjective » (Apel, 1978, p. 271). Et, puisque le savant est dans la société, il ne saurait exclure radicalement ce qui fonde sa propre activité. Le savant serait donc le premier à prétendre savoir ce qu’il fait, il ne pourrait donc rejeter sans autre forme de procès l’idée qu’un individu sait ce qu’il fait. Il ne pourrait également rejeter l’effectivité du telos qui l’anime et il devrait par conséquent enrichir sa description de la société de cet intérêt sans plus simplement s’en tenir à des intérêts instrumentaux ou stratégiques. D’un autre côté, Apel relativise également les conceptions herméneutiques quand elles donnent purement et simplement raison aux individus sans réserver de place à la critique. L’enjeu est ici de ne pas se contenter d’une complémentarité irréfléchie entre les deux méthodes.

112Apel tire ainsi des deux modèles que constituent le marxisme et la psychanalyse la configuration méthodologique consistant « à construire une médiation heuristique partielle et à procurer un approfondissement à la compréhension autoréflexive de soi et, par là, à la compréhension des formes d’action humaine en général en passant par le détour d’une explication causale distanciée des motifs réifiés et donc soustraits au premier abord à la compréhension » (1979, p. 284, c’est Apel qui souligne). Et l’intérêt qui anime une telle médiation est, selon lui, « un intérêt pour l’ouverture réflexive, toujours renouvelée, du chemin conduisant vers l’autoréalisation autonome de l’être humain dans son espèce (Kant) » (p. 290). La question se pose toutefois de savoir quel est le statut de cette médiation heuristique partielle.

113Avant d’y répondre, il faut revenir sur la composition de la compréhension et de l’explication dans sa plus grande généralité. Pour cela, partons d’une action réfléchie (ou supposée telle). L’acteur sait (ou croit savoir) ce qu’il fait : il s’est donné un modèle de son action. Le savant, qui l’observe, va pour sa part s’efforcer de modéliser cette action. Ceci ne signifie pas pour autant qu’il doit chercher à reproduire précisément le modèle de l’acteur. L’intérêt de connaissance n’est pas forcément le même. Par exemple, le savant peut se demander quels facteurs sont les plus à même de séduire le plus grand nombre d’individus de voter pour X tandis qu’un individu particulier s’interrogera plutôt sur les raisons qu’il a lui, ici et maintenant, de voter X. Toute la question est donc de savoir quel lien il doit y avoir entre le modèle de l’acteur et le modèle du savant, et comment le penser.

114Arrivé à ce point, il faut rappeler que traditionnellement deux discours s’opposent sur ce que doit être une science sociale. D’un côté, les tenants de l’explication défendent la thèse selon laquelle le modèle du savant devrait fonder le modèle de l’acteur. L’idéal scientifique consisterait alors ici en une modélisation qui saurait « capturer » l’action humaine, quoi que les hommes ordinaires pensent et décident. Ce faisant, cette position verse dans l’idéalisme abstrait. En effet, l’autodétermination de l’acteur ne peut être qu’irréelle puisque, en dernière instance, elle vient toujours s’inscrire dans ce que le savant prescrit au sein de son modèle. Bien entendu, les savants qui visent un tel idéal finissent en général par échouer. On notera toutefois qu’il existe plusieurs modes de dénégation de cet échec. Le plus simple est de justifier son mauvais modèle comme une étape nécessaire à la révolution scientifique, alors renvoyée aux calendes grecques. Une autre consiste à vider son modèle de tout contenu jusqu’à n’avoir à défendre qu’une tautologie. Certes, l’idéal est alors atteint, mais par le vide. Une autre encore détourne l’échec du modèle en l’imputant aux individus étudiés. C’est la stratégie des théories normatives (au mauvais sens du terme), qui développent chacune un modèle de ce qu’il est rationnel de faire et accusent les individus d’être irrationnels sans autre forme de procès.

115D’un autre côté, les tenants de la compréhension défendent la thèse que le modèle de l’acteur devrait fonder le modèle du savant. L’idéal scientifique consiste dans ce cas à se faire pur réceptacle des savoirs des hommes ordinaires. C’est, on l’aura compris, un cas de réalisme abstrait. En effet, cette position nie le discernement du savant lors de la réception des discours. Cette fois, il ne s’agit plus pour le savant de s’exclure de la société pour l’observer, mais de s’annihiler pour prendre fictivement la place de tous les autres membres de la société. Ce n’est guère plus satisfaisant. La volonté de savant est supposée se dissoudre devant l’idéal d’une pure description, comme s’il n’y avait nul besoin de modéliser puis de soumettre à des tests les connaissances que (se) propose le savant. Bien entendu, aucun savant ne prétend disposer d’une intuition intellectuelle susceptible de capter immédiatement l’esprit d’autrui. C’est par le langage, par la communication, que le savant peut accéder aux intentions d’autrui. L’erreur du réaliste abstrait consiste alors à ne pas voir les limites de l’exercice, à ne pas critiquer l’activité de communication : il ne doute pas de l’adéquation du modèle qu’il se donne – au moins implicitement – avec celui qu’il reçoit d’autrui. Le premier semble n’être qu’une copie du second, ce pourquoi il semble impossible de mal comprendre autrui. L’adéquation est donc présupposée alors qu’il faudrait l’éprouver. Comment, dès lors, le savant pourrait éviter, ou du moins réduire, le risque d’être manipulé par autrui (le mensonge) ? Comment pourrait-il même émettre l’hypothèse que ce dernier n’arrive pas à savoir ce qu’il fait (l’erreur) ? Pourquoi, finalement, le savant devrait-il céder sa volonté de connaissance pour les intentions diverses et variées des individus ?

116En définitive, l’idéal scientifique consiste à trouver un équilibre réfléchi entre le(s) modèle(s) que le savant reçoit des différents acteurs et le modèle que le savant se donne pour s’expliquer les phénomènes sociaux. L’explication et la compréhension doivent donc être composées. On retrouve ici les conclusions d’Apel. Toutefois, à l’instar de Weber, Apel insistait essentiellement sur une certaine forme de composition (l’explication comme remise en cause de la compréhension) et une certaine visée (l’intérêt pour l’émancipation). Mais pourquoi imposer une telle restriction ? Il revient plutôt à l’imagination scientifique de proposer des modèles en sciences sociales qui combinent d’une manière ou d’une autre ces deux dimensions. Il est impératif que le modèle soit véritablement une combinaison. Mais, au-delà de ce seul a priori, la valeur du modèle doit être jugée a posteriori à partir de mises à l’épreuve et de discussions critiques.

117Il n’est donc pas question de s’en tenir à une simple « médiation heuristique ». Il s’agit de soumettre à la communauté scientifique des médiations réfléchies. Et il faudrait même parler à la suite de Rawls de théorie empirique[9]. Ce faisant, Rawls a parfaitement indiqué ce que doit viser une science sociale, à savoir : un équilibre réfléchi entre une construction théorique et une appréhension empirique de ce que les individus pensent et font.

118En définitive, face à l’ampleur de la tâche qui consiste à comprendre et expliquer l’ordre social, le savant ne peut faire l’impasse sur la capacité qu’ont les individus à s’orienter dans le monde. S’il veut comprendre les raisons que les individus se donnent pour se réaliser dans le monde, il doit appréhender ces raisons de manière critique en interrogeant la réflexion qui accompagne leurs constructions.

Notes

  • [1]
    Selon Isabelle Thomas-Fogiel (2004), derrière des formulations toujours différentes, Fichte est d’une remarquable constance sur sa Doctrine, qui délivre toujours le même modèle de la réflexion.
  • [2]
    C’est ce qu’il reproche à Kant. Béatrice Longuenesse (1993) modère cependant cette critique en montrant que l’acte de réflexion joue un rôle décisif dans la pensée kantienne et ce dès la première Critique.
  • [3]
    De nombreuses études de psychologie cognitive portent justement sur les erreurs et les biais de raisonnements (par exemple, Kahneman, Slovic et Tversky, 1982).
  • [4]
    Mais cette volonté peut être aussi celle d’autrui, celle commune ou encore celle générale.
  • [5]
    À ma connaissance, aucun lien direct n’a jamais été repéré entre Fichte et Simmel. Et pourtant leur proximité est parfois frappante mais peut-être ne tient-elle qu’au fait qu’ils sont tous deux des lecteurs attentifs de Kant.
  • [6]
    On notera que les théories qui font de l’altruisme un égoïsme de second ordre partent de ce plaisir du spectacle. De ce point de vue, la mère tient effectivement le rôle égoïste puisque c’est maintenant sa volonté de faire plaisir qui est satisfaite tandis que le fils est altruiste en montrant sa satisfaction.
  • [7]
    Sur ce point difficile, on peut se reporter à Apel (1988 a).
  • [8]
    Manuscrit non publié.
  • [9]
    « La conception de Kant est caractérisée par certains dualismes profonds, en particulier entre la nécessité et la contingence, la forme et le contenu, la raison et le désir, les noumènes et les phénomènes. [...] Sa conception morale a une structure caractéristique qu’on peut mieux discerner quand ces dualismes ne sont pas pris au sens qu’il leur donne mais sont remaniés, et que leur portée morale est reformulée dans le cadre d’une théorie empirique » (Rawls, TJ, § 40, p. 294). Cette notion est d’une portée tout à fait cruciale pour les sciences sociales et pour thématiser leur lien avec la philosophie. On peut se reporter sur ce point à l’article de Michel Forsé (2006) sur la justice sociale. Et, s’agissant du dualisme, sur mon article (Parodi, 2006). On notera également que la notion a été reprise par Apel (1988 b) à propos des théorisations de Piaget et Kohlberg.
Français

S’autodéterminer, c’est agir en connaissance de cause. Pour cela, il faut vouloir réaliser ses volontés dans le monde en faisant usage de sa raison, entendue comme cognition et réflexion – la première pour se représenter les moyens d’y parvenir et la seconde pour juger de la pertinence de ces moyens. Ce second aspect est toutefois négligé au sein des sciences sociales. La faculté de juger a eu tendance à y devenir le privilège du savant au lieu d’être au pouvoir de chacun. Cet article propose un modèle de la réflexion, qui s’articule autour de quatre moments jugés nécessaires : la distanciation, la qualification, la quantification et l’abstraction. Ce modèle s’inspire principalement de l’œuvre de Fichte et trouve une application dans celle de Simmel sur la question des pathologies liées à l’usage de l’argent. Puisque réfléchir est une performance, il est en effet toujours possible d’échouer et, en ce cas, le modèle permet d’exhiber les différents modes d’échec. Dans un dernier temps, cela conduit à ébaucher une discussion critique du paradigme cognitif – la réflexion y apparaissant comme un point aveugle – puis à se pencher sur les conséquences du modèle quant à la controverse expliquer-comprendre.

Mots cles

  • Réflexion
  • rationalité cognitive
  • rationalité procédurale
  • faculté de juger
  • erreurs de jugement

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Maxime Parodi
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/10/2008
https://doi.org/10.3917/anso.082.0339
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