1Le temps est désormais lointain où le lotissement de la sociologie française par domaines avait produit une douzaine de principautés – parmi lesquelles la « sociologie urbaine » – qui vaquaient à leurs affaires sous la suzeraineté plus ou moins bienveillante de la « sociologie générale » des professeurs de la Sorbonne. Ce paysage paisible – observable, disons, aux alentours de 1960 – résultait d’innovations à l’époque toutes récentes qui consistaient en substance à organiser la discipline autour des grands problèmes que la société lui offrait à résoudre. Rien qui échappât alors aux vents puissants du changement social, rien qui ne requît l’attention vigilante des sociologues : la campagne et la ville, les loisirs et le travail, la religion et la culture, l’éducation et ce qu’on appelait encore, dans un franglais relevé de latin, les mass media.
2Le nouveau cours était promu à la fois par les pratiquants d’une sociologie d’enquête – dont la principale base institutionnelle était alors le Centre d’études sociologiques du CNRS (Chapoulie, 1991) – et par certains titulaires des enseignements nés de la toute nouvelle licence de sociologie, notamment dans des universités de province, puis à Nanterre. Si on laisse de côté le monde bigarré des bureaux d’études et associations, ces sociologues furent les premiers à être réceptifs aux sollicitations des nouveaux acteurs qui, au sein d’administrations aménagistes – district de la Région parisienne, commissariat au Plan, ministère de l’Équipement –, s’imposèrent à partir du milieu des années 1960 et pendant une vingtaine d’années comme les principaux commanditaires de la recherche en sciences sociales. Ce dialogue avec l’État fut, en France, crucial dans l’affirmation d’une sociologie urbaine (Amiot, 1986 ; Lassave, 1997).
3Cette spécialité a toujours été confrontée au problème de sa spécificité (Grafmeyer, 1994). Si elle se donne pour objet les villes comme systèmes spatiaux, elle se place sur le terrain de la géographie et de la démographie. Si elle étudie tout bonnement des phénomènes sociaux qui ont pour théâtre les villes, elle n’a plus rien de distinctif dans un monde massivement urbanisé où, en outre, les frontières se brouillent entre ce qui est urbain et ce qui ne l’est pas. C’est sans doute la raison pour laquelle la consistance de la sociologie urbaine a été, tout au long de son histoire, largement subordonnée à la façon dont ses objets lui étaient désignés dans le registre de l’action – c’est-à-dire en cohérence avec les multiples projets que des acteurs ont formés pour gérer, améliorer, changer la ville (Topalov, 2005). Les sociologies urbaines et leurs différents paradigmes se constituèrent ainsi dans une interaction forte entre des logiques savantes et des pratiques réformatrices dont une modalité essentielle a été au XXe siècle l’aménagement planifié des villes.
4Regarder la ville non plus comme une cité politique, mais comme une agglomération de population, de constructions et de fonctions régie par des lois propres ne devint sans doute possible qu’avec l’émergence, à partir des années 1910, de l’urbanisme comme discipline, savoir-faire et profession : il a fallu que l’ « agglomération » fût constituée en objet de pratique et catégorie de l’action pour qu’elle devînt une catégorie de savoir (Ratouis, 2003). En France, des géographes, mais aussi des sociologues équipés de cette nouvelle représentation engagèrent un dialogue précoce avec les professionnels émergents de l’urbanisme de plan. Maurice Halbwachs entendait établir que la ville est régie par ses propres lois de développement et que « l’art de construire les villes » doit prendre en compte ces lois pour prétendre à l’efficacité (Halbwachs, 1908 et 1920) : les identifier était une des tâches de la « morphologie sociale ». C’est une conviction analogue qui fondait la « science des villes » ou « sociologie municipale » d’un Marcel Poëte ou d’un Henri Sellier (Payre, 2007). Au même moment aux États-Unis Ernest W. Burgess proposait son modèle des « aires naturelles » notamment aux promoteurs du city planning (Burgess, 1924), tandis que Robert E. Park et Roderick D. McKenzie examinaient les conditions d’émergence et de stabilisation des communautés de voisinage en dialogue critique avec les activistes de la community organization (McKenzie, 1920 ; Park, 1925 et 1929) : c’est ainsi qu’apparurent en Amérique du Nord « écologie humaine » et « sociologie urbaine ». Les rapports qui s’instaurèrent entre mondes de la science et mondes de l’action furent très différents de part et d’autre de l’Atlantique mais, dans les deux configurations, l’argument retenu par les sociologues intéressés aux villes fut analogue et tôt fixé : si les planificateurs ne prennent pas en compte les lois qui régissent la dynamique sociale des villes et que la sociologie peut révéler, ils vont à l’échec (Chombart de Lauwe, 1996, 64, 161-162). La confiance des professeurs en eux-mêmes est parfois confondante.
5C’est ainsi que dans la période où triomphait internationalement l’urbanisme de plan – des années 1930 aux années 1970 – les questionnements de la sociologie urbaine lui furent pour une large part subordonnés. Au Royaume-Uni comme en France, la discipline imposa son existence et une certaine légitimité à partir des années 1950 en offrant son expertise à des administrations planificatrices en plein essor. Ruth Glass affirmait alors que la principale contribution de la sociologie urbaine devait être désormais « l’évaluation des principes et processus de la planification » (Glass, 1959, 61). Dix ans plus tard, Raymond Ledrut publiait le premier manuel français de sociologie urbaine et décidait que celle-ci devait permettre de « gouverner de façon consciente et rationnelle le développement de la ville » (Ledrut, 1968, 51).
6Une nouvelle conjoncture prit forme après 1968. Tandis que les certitudes d’une partie des professionnels de l’aménagement se fissuraient devant ce qui apparaissait alors comme une crise de société, leur pouvoir commençait à se trouver ébranlé par les débuts d’une libéralisation économique qui allait bientôt balayer l’urbanisme de plan comme technique de rationalisation de l’espace. Par ailleurs, l’expansion des effectifs de la recherche urbaine dans le contexte des débuts de l’université de masse faisait entrer dans le champ une nouvelle génération de chercheurs politiquement radicalisés. L’interaction privilégiée avec les administrations planificatrices – qui continuaient de fournir l’essentiel des financements – se poursuivit et continua d’assigner pour objet à la discipline les politiques urbaines. Mais le dialogue changea de signe. Dans nombre de nations d’Europe et des Amériques, une « sociologie urbaine critique » – dont un des foyers était la France – connut une brève effervescence. Elle s’intéressait, diversement, aux conflits sociaux urbains, au rôle de l’État dans l’urbanisation capitaliste, à la critique des normalisations à l’œuvre dans la rationalisation de l’espace, ou encore à la ville comme système de signes.
7Mais que leur effort fût tendu à guider le planificateur ou à en dévoiler les pratiques, ces sociologues se trouvèrent également bien dépourvus lorsqu’ils furent confrontés à la déroute des institutions aménagistes et aux reflux des financements qu’elles fournissaient à la recherche. Ainsi, les diverses sociologies urbaines qui s’étaient fondées en France sur un dialogue critique avec l’urbanisme de plan s’effacèrent en même temps que celui-ci au cours des années 1980.
8Fort heureusement, le « problème des banlieues » prit le relais du « mal des grands ensembles » pour procurer aux scientifiques de nouveaux objets et une nouvelle pertinence : si les premières émeutes « urbaines » éclatèrent en 1981 sur fond de schèmes interprétatifs à l’évidence inadéquats, un travail multiforme de mise en mots aboutissait dix ans plus tard à un langage largement partagé par politiques, journalistes et intellectuels (Tissot, 2007). Les barres et les tours des quartiers centraux rénovés et des périphéries nées dans la fièvre aménagiste des décennies antérieures étaient devenus les espaces stigmatisés d’une nouvelle question urbaine. À la formulation de celle-ci, des sociologues contribuèrent notablement, en dialogue étroit avec les chargés de mission des services ministériels qui en avaient pris en charge la définition et le traitement. Avec la mise en place des premiers programmes « habitat et vie sociale » (1977), puis « développement social des quartiers » (1984), lorsqu’enfin fut créé un ministère de la Ville (1991), les nouvelles tâches consistaient à réparer les effets dénoncés comme funestes d’un urbanisme de zonage et de relégation sociale, à réinsérer les « exclus » dans une nouvelle « urbanité » (Chevalier, 2003). Une toute nouvelle conversation pouvait s’engager entre les sociologues et les autorités, de sorte que les thématiques de la spécialité connurent de profonds changements, cohérents avec le regain de l’enquête de terrain et de l’observation participante : modes de vie, cohabitations et identités dans les « quartiers sensibles » et, plus largement, dans les multiples territoires de la mosaïque urbaine sont devenus le point focal d’un nouvel essor de la sociologie urbaine en France. Gageons que celui-ci durera autant que feront sens commun les énoncés qui ont récemment redéfini la nature des « problèmes urbains ».
9Le parti que nous avons pris pour composer ce numéro de L’Année sociologique n’a pas été de se faire l’écho de cette redéfinition de l’objet et d’illustrer ses effets de connaissance. Plutôt qu’adopter une approche qui redoublerait les évidences du moment et obéirait ainsi aux injonctions provisoires du politique, plutôt qu’adopter une des définitions du domaine de la sociologie urbaine disponibles à la bourse des théories ou que s’efforcer d’en produire une meilleure, nous avons choisi d’observer et écouter les acteurs sociaux qui, agissant dans et sur la ville, décident diversement de ce qu’elle est. Le point de vue retenu fut donc de considérer la ville comme une « catégorie de l’action » – pour faire écho à la belle formule de Marcel Roncayolo sur la ville « catégorie de la pratique sociale » (1990, 33).
10Dans cette perspective, ce sont les acteurs qui font de la ville un objet possible de sociologie en la constituant par leurs pratiques : pratiques quotidiennes de l’espace par les citadins, à la fois usagers et producteurs de ville ; pratiques des autorités de toute sorte qui se trouvent gérer des territoires urbains et encadrer leurs populations ; pratiques encore des aménageurs de l’espace ; pratiques savantes, enfin, des sociologues qui entendent dire le vrai sur la ville. Ces différentes façons de faire des espaces urbains des objets d’action et de savoir méritent d’être étudiées car, prises ensemble, elles font de la ville ce qu’elle est tout en la dotant de sens.
11Sous la rubrique « Situations » on trouvera des enquêtes qui font état des usages des espaces urbains par divers ensembles de citadins. Jean-Yves Authier, dans une étude centrée sur la résidence et conduite dans plusieurs villes françaises principalement par questionnaire, examine dans quelle mesure, selon quelles modalités et, surtout, pour qui le « quartier » est une catégorie signifiante. Anne Raulin, qui a observé dans une manière ethnographique et sur la longue durée un quartier « ethnique » parisien, montre comment les concurrences pour le contrôle des territoires engagent aussi bien des groupes distincts par l’origine et la chronologie migratoire que des institutions catholiques parisiennes : de cette configuration inattendue de tensions résulte la renaissance d’un rituel « traditionnel » d’occupation de la rue. S’agissant des territoires des migrants, Alain Tarrius met en évidence l’existence de deux échelles distinctes : les réseaux transnationaux de circulation des hommes et des marchandises et les quartiers où ces réseaux sont ancrés dans les villes-charnières du commerce à longue distance. La ville est aussi une catégorie de l’action pour les entrepreneurs : Pierre-Yves Zalio a enquêté à Marseille et au Havre pour déterminer quels sont les horizons spatiaux des dirigeants économiques, anciens et nouveaux, qui font l’économie portuaire. Ils disent la ville dans des lexiques qui expriment à la fois des échelles spatiales décalées et des rapports distincts au territoire.
12Sous la rubrique « Pouvoirs » on lira deux enquêtes sur les acteurs pour qui la ville se définit comme un objet d’aménagement : les planificateurs du grand Paris à l’époque de l’émergence et du triomphe de l’urbanisme d’État (1919-1969), étudiés par Bernard Valade, et les architectes et ingénieurs de la « ville socialiste » en République démocratique allemande (1945-1990), étudiés par Jay Rowell. Bien que ces deux auteurs s’intéressent à des systèmes politiques profondément différents, ils mettent en œuvre des outils analogues, qui font une large place – comme leurs acteurs eux-mêmes – à la différenciation des temporalités courtes ou longues et à la variation des focales proches ou larges : l’intelligibilité des acteurs de l’aménagement gagne beaucoup à ce jeu des points de vue.
13Enfin, sous la rubrique « Savoirs » on trouvera deux études d’épisodes significatifs de la mobilisation des sociologues dans le domaine urbain. Susanna Magri restitue le champ de la discussion sur la maison individuelle en France entre 1950 et 1970 : elle montre qu’au plus fort de la construction des grands ensembles, les questions posées par les sociologues sur le fait pavillonnaire étaient puissamment conditionnées par leurs positions vis-à-vis du grand récit progressiste. J’étudie, pour ma part, la première tentative pour activer l’étiquette « sociologie urbaine » en vue de constituer les réseaux de thèmes, de gens et de causes nécessaires à la formation d’un nouveau domaine scientifique dans les États-Unis des années 1920. Ces deux enquêtes illustrent comment, pour les sociologues aussi, la ville est indissociablement catégorie de savoir et d’action.
14Diverses, les enquêtes publiées ici témoignent de la vitalité de quelques façons de faire assez largement partagées par les auteurs de ce volume.
15La plupart d’entre eux pratiquent une recontextualisation radicale de l’analyse sociologique : le langage des variables, les combinatoires formelles, les ambitions nomologiques n’ont guère cours dans ces études. On peut sans doute s’essayer à la typologie ou à la comparaison. Mais même alors, les situations singulières sont au centre de l’analyse : il s’agit de proposer une intelligibilité à des séquences observées dans un lieu et dans un moment déterminés. C’est dire que les interactions ou configurations d’une part, les enchaînements temporels de l’autre sont deux dimensions cruciales des constructions d’objet. Circumfusa et praeterita, bannies de la sociologie par les Règles de la méthode (Durkheim, 1977 [1895], 116), sont décidément de retour.
16S’agissant des espaces, leur pluralité et, surtout, leurs emboîtements sont au centre de l’attention. Le « terrain » ou la « localité » ne sont plus tout à fait ce qu’ils étaient : l’on s’aperçoit qu’est indispensable à l’intelligibilité des phénomènes observés localement la prise en compte de parcours, de connexions parfois lointaines, d’actions visant des échelles plus vastes, de conditions plus globales. Les sociologues, comme de leur côté les historiens (Revel, 1996), en viennent à placer les variations d’échelle au cœur de leur description des espaces et des sociétés. S’agissant du temps, même feuilletage : les récits se multiplient en même temps que le sociologue fait varier les points d’observation sur des histoires qui ne sont jamais entièrement partagées ni entièrement distinctes.
17Notons que cette prise en compte – en quelque sorte – « télescopique » des espaces et des temporalités épargne à la nécessaire observation et restitution microsociologique de s’enfermer dans une pure description dense. Elle éloigne, en tout cas, de la croyance selon laquelle le sens et les conditions des interactions seraient exclusivement fixés hic et nunc.
18S’intéresser aux catégories de l’action indique assez que les auteurs ici réunis ne regardent pas les acteurs comme entrant sans bagage dans le jeu des interactions sociales : ils disposent de schèmes et de catégories qui constituent les formes de leur expérience sociale (Lepetit, 1995). Indissociablement cognitives et pratiques, ces catégories sont des constructions historiques. Plastiques, sans doute, elles ne sont pas pour autant instables et fugitives, elles se cristallisent souvent en institutions, en formes langagières, en artefacts et espaces matériels. Elles embrassent, dans un même ensemble d’objets, les savoirs communs, les savoirs techniques et les savoirs savants : décrire sociologiquement des sociologues qui décrivent la ville n’est pas un registre d’enquête fondamentalement différent de celui dans lequel on décrit des architectes et ingénieurs élaborant les outils de mise en œuvre de la tâche planificatrice ou bien encore des groupes disposant d’un ensemble diversifié de coordonnées spatiales pour gérer leurs frontières et conflits territoriaux.
19Les sociologues publiés dans ce volume ne regardent pas l’espace urbain comme un simple cadre ou un décor, car les acteurs, d’une façon ou d’une autre, s’en emparent et le constituent en enjeu. L’espace ainsi considéré n’est pas une simple surface : il est pluriel, comme les acteurs urbains ; il est parfois approprié, transformé en territoire ; il est organisé en échelles diverses par l’action, de l’intime du foyer aux réseaux de villes, des déplacements quotidiens aux mouvements internationaux, des interactions et dominations de face-à-face à la gestion de mégapoles. L’espace urbain n’est pas nécessairement un lieu, il peut être un réseau, une forme, un champ d’acteurs.
20Dans ce numéro de L’Année, on a donc privilégié les études empiriques ancrées théoriquement plutôt que les réflexions abstraites, les programmes prescriptifs ou les synthèses. On a par ailleurs retenu seulement des travaux de sociologues qui exercent leur métier dans des institutions scientifiques françaises. Il aurait, bien entendu, été tout à fait pertinent de faire état de regards croisés sur la chose urbaine entre sociologie et autres sciences sociales ou entre travaux réalisés ici et venus d’ailleurs. Mais notre choix fut d’offrir un tableau aussi divers que possible des inspirations théoriques et des façons de faire à l’œuvre aujourd’hui en France dans notre domaine.