CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Donner un nom à une spécialité scientifique peut avoir de puissants effets. Que cet énoncé à visée performative concerne une science nouvelle qu’il s’agit de faire exister, ou un domaine que l’on souhaite autonomiser au sein d’une discipline constituée, une telle initiative est toujours un observatoire intéressant du point de vue de l’histoire des sciences. En cas de succès, se construisent autour du nouveau nom des concepts et des savoirs, des communautés savantes qui s’en réclament, des institutions qui en assurent la pérennité, des récits qui en retracent l’histoire.

2Le présent article expose les résultats d’une enquête sur une opération de ce type, effectuée dans les années 1920 par un groupe de sociologues de l’Université de Chicago. Ils essayèrent alors de donner de la consistance à une étiquette jusque-là très peu usitée : urban sociology. La « sociologie urbaine » étant aujourd’hui une spécialité qui fait l’objet de cours à l’université et de manuels, on peut juger pertinent de s’intéresser aux origines de ce vocable et de la discipline qu’il désigne.

3Ce n’est toutefois pas avec un tel argument que je plaiderai l’intérêt du cas, qui tient à mes yeux à deux autres raisons. D’abord, il s’agit d’une initiative scientifique d’une certaine ampleur que l’on peut assez commodément observer : Robert E. Park et ses proches collaborateurs lancèrent le vocable urban sociology à l’occasion de la réunion annuelle de décembre 1925 de l’American Sociological Society, société savante et professionnelle qui regroupait depuis 1905 les sociologues universitaires nord-américains et certains de leurs alliés. La documentation sur cet épisode étant abondante et accessible – notamment les archives de Park – on peut décrire avec précision la configuration des acteurs qui furent mobilisés pour promouvoir la nouvelle spécialité et les contenus qui furent alors assignés à celle-ci. Ce qui fait en second lieu l’intérêt de l’épisode est que l’étiquetage lancé cette année-là n’a pas eu tout le succès escompté : pendant plus d’un quart de siècle, il fut rarement repris par d’autres et fort peu défendu par ses propres promoteurs. Ce fut seulement à partir du début des années 1950 qu’une « sociologie urbaine » plus assurée de ses fondements et de sa légitimité prit son essor aux États-Unis d’abord, dans le reste des pays occidentaux ensuite.

4Mon objectif est donc d’étudier sociologiquement un épisode de l’histoire d’un étiquetage scientifique. Convaincu que les contenus de science se forment dans l’interaction concrète entre les savants et entre ceux-ci et le monde social qui est le leur, je crois de bonne méthode d’observer au lieu de leur formation les réseaux d’idées et de personnes, de mots et d’institutions qui constituent la matérialité sociale de la pensée scientifique. C’est seulement au prix de l’oubli de ces moments fondateurs que l’histoire d’une discipline peut prendre l’apparence d’un déroulement de concepts et de propositions qui suivraient une logique intrinsèque, dans le jeu des influences et des traditions.

5Dans le dossier qui nous intéresse ici, nous verrons Park et ses proches définir les contenus de la nouvelle spécialité dans une double interaction ou conversation : avec un monde universitaire au sein duquel se façonnait un nouveau régime de scientificité pour les sciences sociales ; et avec un monde réformateur qui, seul, pouvait accorder à la nouvelle « sociologie urbaine » une pertinence pratique qui en conditionnait la reconnaissance sociale et l’essor. Park élaborait donc sa pensée et ses convictions sous la contrainte de nécessaires alliances, intellectuelles et institutionnelles. Celles-ci devaient tenir compte à la fois de la configuration des forces au sein de la sociologie nord-américaine, de la stratégie en cours d’élaboration dans les fondations de l’empire Rockefeller, et d’une relation nouvelle à mettre en place entre les universitaires et la nébuleuse réformatrice liée aux classes dirigeantes urbaines. D’où l’intérêt de mener conjointement l’étude sociologique des alliances de Park et celle des contenus scientifiques qu’il offrait à ses partenaires.

6Je tiens à relever que cette démarche est très proche de celle par laquelle Jean-Michel Chapoulie a profondément renouvelé la vision communément admise en France des sociologues de Chicago en leur appliquant une méthode interactionniste conséquente. Sa maxime fut de les considérer « comme un groupe concret – ou plus exactement comme une série de groupes concrets » (2001, 17) – et de s’intéresser à leurs « activités », comme s’il s’agissait de médecins, d’ouvriers, de professeurs de l’enseignement technique ou de musiciens de jazz. « Parmi ces activités, une place centrale, mais non exclusive a été donnée à celles qui ont donné naissance à des textes de sciences sociales » (2001, 17). C’est pourquoi « l’attention doit se porter sur l’ensemble des arrangements sociaux, mêmes relativement contingents, dans lesquels se sont inscrites les actions collectives qui ont produit les œuvres examinées » (2001, 16). Nous sommes ici aux antipodes des façons ordinaires d’écrire l’ « histoire des idées » ou « de la pensée sociologique » [1].

7L’analyse se développera en trois temps. D’abord, je décrirai l’initiative de Park telle qu’elle se déroula au cours de l’année 1925 : quelle conjoncture la rendit possible et quel fut le contenu de la proposition ? Je reviendrai ainsi sur le texte scientifique que l’on considère souvent comme fondateur de la nouvelle discipline : « The city : Suggestions for the investigation of human behavior in the urban environment », qui sera examiné ici comme un acte conversationnel. Ensuite, je dessinerai une sociographie des alliances mises en place par Park, qui permettent de mieux comprendre les composantes possibles d’une « sociologie urbaine » en 1925. Enfin, j’observerai dans quelle mesure et dans quelles acceptions le nouveau syntagme fut repris par les sociologues universitaires au cours des décennies suivantes.

Une initiative scientifique

8Lors de la réunion de décembre 1924 de l’American Sociological Society (ASS) tenue à Chicago, Park fut élu président, ce poste honorifique s’accompagnant du privilège d’organiser la réunion de l’année suivante. Dès le 17 janvier suivant, il écrivit à Roderick D. McKenzie, un de ses anciens étudiants qui enseignait la sociologie à l’Université de l’État de Washington : « Mon projet est de faire de la ville [the city] le thème central de toutes les communications de cette [prochaine] réunion. » D’ici là, il voulait publier un recueil de textes :

« En outre, dans la perspective du programme à venir sur la ville, je suis très désireux de publier les articles que Burgess et moi avons publiés sur la ville. Je projette un volume avec pour titre d’ensemble : “The city : Suggestions for the investigation of human behavior in the urban environment.” Vous vous souvenez sûrement de ce texte. Je voudrais inclure dans ce livre votre texte sur “Human Ecology” et il pourrait y avoir deux ou trois autres textes qui conviendraient pour ce projet de publication. »

9Les textes auxquels Park faisait allusion étaient un article qu’il avait publié en 1915 dans American Journal of Sociology et un article de McKenzie qu’il avait soigneusement révisé et fait récemment publier dans la même revue [2] sous le titre : « The ecological approach to the study of human community » (McKenzie, 1924). Il poursuivait :

« Je regarde ce livre comme une sorte d’introduction à nos travaux sur la ville et, si votre texte y figure, il permettra d’annoncer au monde qu’il y a une nouvelle école de pensée en sociologie urbaine [that there is a new school of thought on Urban Sociology]. » [3]

10L’ouvrage collectif (Park, Burgess et McKenzie, 1925), conçu comme un manifeste, comprit finalement dix chapitres, dont six écrits par Park, deux par Ernest W. Burgess, un par McKenzie et un chapitre de bibliographie par Louis Wirth. Le chef d’école avait alors 61 ans, ses deux collaborateurs 39 et 40, le jeune Wirth 28. Le livre, financé à compte d’auteur par Park et Burgess, fut publié par les presses de l’Université de Chicago. Il fut disponible juste à temps pour que les participants de la réunion de décembre 1925 de l’ASS puissent en disposer [4].

Une conjoncture décisive : le financement Rockefeller

11L’action de Park était indissociable de l’existence d’une ressource dont il ne disposait pas en 1915 et dont l’absence, à ce moment-là, eut pour conséquence de faire largement passer inaperçu le texte programmatique qu’il devait faire revivre dix ans plus tard. En 1923, en effet, avait été mis en place à l’Université de Chicago un Local Community Research Committee (LCRC) financé par le Laura Spelman Rockefeller Memorial, une petite fondation philanthropique de l’empire Rockefeller (Bulmer, 1980). Ce dispositif résultait de l’initiative conjointe des chefs des départements de science politique, de sociologie et anthropologie et d’économie politique, et des dirigeants de la fondation, les deux parties affichant un objectif commun : réorganiser de façon radicale la recherche en sciences sociales à l’université.

12Beardsley Ruml (1894-1960), récemment nommé directeur du Memorial, argumentait ainsi : « Les dirigeants les plus compétents des organisations sociales ont parfaitement conscience du besoin pratique pressant de mieux connaître les forces qui affectent le comportement des individus et des sociétés [...]. » Mais « [...] les exigences de l’enseignement scolaire limitent de façon marquée la possibilité d’entrer en contact avec les réalités sociales. C’est pourquoi la production universitaire est largement déductive et spéculative, repose sur des observations de seconde main, des documents qui existent déjà et des observations anecdotiques. Il ne faut pas s’étonner que l’ingénieur social [social engineer] trouve cette science sociale abstraite et lointaine, et de faible secours pour la solution de son problème » [5]. L’argument n’était pas tant que les universités devaient être plus sensibles aux besoins des œuvres sociales, mais qu’en étant plus pratiques et moins livresques, elles seraient plus scientifiques. C’était donc une double réforme qu’il s’agissait de promouvoir, de l’action sociale et de la recherche universitaire.

13Ainsi, le financement Rockefeller fut décisif pour les professeurs qui en bénéficièrent : parce qu’il leur permit de s’appuyer sur une ruche de jeunes assistants de recherche rémunérés, bien sûr, mais aussi parce que leur programme de recherche se trouvait projeté aux avant-postes d’une réforme présentée comme essentielle pour redéfinir les rapports entre université et société (Bulmer, 1982).

14Le LCRC était dirigé par un comité exécutif composé de représentants des départements concernés, ce qui donna pendant quelques années une grande indépendance aux universitaires. Dès décembre 1923, Burgess présenta devant l’ASS les grandes lignes d’un projet d’étude de la croissance urbaine, dans le cadre duquel il exposait son modèle des zones concentriques et annonçait une série d’enquêtes entreprises par des étudiants (Burgess, 1924 a, 97). La plupart de ces projets furent rapidement adoptés par le LCRC, d’autres s’y ajoutèrent et, à l’automne 1924, Burgess obtint du comité la validation d’un projet d’ensemble intitulé « The growth of the city and social surveys of the individual local districts of Chicago » [6]. Ainsi commença ce qui fut considéré plus tard comme l’ « âge d’or » du département de sociologie de Chicago et qui s’acheva en 1929-1930 avec la suppression du LCRC et son remplacement par un Social Science Research Council plus directement contrôlé par les hommes de la fondation Rockefeller. C’est cette nouvelle instance qui mit un terme aux travaux sur Chicago et ses « communautés locales » – jugés insuffisamment scientifiques [7].

15L’initiative de Park, peut-être son élection même à la tête de l’ASS, ne peuvent se comprendre hors de la conjoncture extraordinairement favorable qui résultait de l’appui donné par le LCRC aux recherches sur la ville de Chicago lancées par Burgess et Park en 1923-1924. Le livre-manifeste lui-même fut pour une part composé de textes destinés à l’origine tantôt aux sociologues universitaires, tantôt aux activistes de la réforme sociale – notamment ceux qui étaient mobilisés autour d’une cause appelée alors aux États-Unis community organization, et avec lesquels Park devait continuer à discuter au moins jusqu’en 1929 (Topalov, 2003). Les deux chapitres de Burgess étaient des communications récentes : « The growth of the city. An introduction to a research project » (1924 a) avait été présenté à la réunion de décembre 1923 de l’ASS et « Can neighborhood work have a scientific basis ? » (1924 b) à la National Conference of Social Work, grande réunion annuelle des travailleurs sociaux et des officiels de l’assistance tenue en juin-juillet 1924 à Toronto. Certains chapitres de Park avaient été écrits pour un public savant : « The natural history of the newspaper » avait été publié dans American Journal of Sociology en novembre 1923 et « Magic, mentality, and city life » était une communication devant l’ASS en décembre de la même année. D’autres étaient originellement destinés à des publics plutôt profanes : « Community organization and the romantic temper », d’abord présenté devant la section community organization de l’ASS en 1923, venait de sortir en mai 1925 dans Journal of Social Forces, une revue scientifique du travail social, « Community organization and juvenile delinquency » était un exposé présenté au Recreation Congress en octobre 1923, et « The mind of the hobo : Reflections upon the relation between mentality and locomotion » était originellement paru dans le magazine de « sociologie chrétienne » World Tomorrow en septembre 1923.

16Le chapitre-phare du manifeste reste, bien entendu, l’article de Park repris dix ans après sa première publication dans un nouveau contexte.

Un texte théorique considéré comme une conversation : l’article de 1915 et sa version de 1925

17Park venait tout juste d’être recruté par l’Université de Chicago lorsqu’il publia dans la revue que contrôlait de près Albion Small, son chef de département (Abbott, 1999, chap. 3), l’article programmatique de 1915, « The city ». Ce texte était une proposition qui lui permettait de prendre de la hauteur par rapport à la spécialité qui lui avait été assignée sur la base de son expérience antérieure – la question noire – et on peut faire l’hypothèse que cet article n’est pas sans rapport avec le fait qu’en 1915, il commença à enseigner un cours sur « The social survey » qu’il donna ensuite jusqu’en 1933, veille de sa retraite (Harvey, 1987, 256-283).

18Le lien entre ce texte et l’activité d’enseignement explique sans doute la facture singulière de l’article, qui est modelé sur un cours tel qu’on le pratiquait dans le département : on commence par des définitions empruntées à des auteurs, puis chacune est développée de façon plus concrète en choisissant des exemples d’application dans l’actualité ou la vie quotidienne, enfin une série de questions sont proposées à la réflexion ou à l’enquête des étudiants – questions dont le statut est signalé par une typographie particulière.

19Laissons un instant de côté l’ouverture théorique de l’article, qui évolua beaucoup entre 1915 et 1925 (Lannoy, 2004 a et 2004 b), pour nous intéresser à la façon dont est abordée la chose urbaine dans la première partie, intitulée « The city plan and local organization ». Ce titre, qui sonne curieusement aujourd’hui, demande éclaircissement si l’on veut reconstituer les termes dans lesquels pouvaient le comprendre les contemporains.

20Park entendait établir d’emblée un point essentiel. Malgré les apparences, la ville américaine moderne ne résulte pas d’une croissance « sans artifice » [artless], car elle possède une « nature institutionnelle » [its institutional character] – dit-il en 1915 (1915, 578) – elle est « une entité vivante » [a living entity] – dit-il en 1925 (1925, 4). Par conséquent, le plan qui est défini par les règlements municipaux (the city plan) ne peut être arbitraire, car il doit respecter l’organisation physique et l’organisation morale de la ville, qui interagissent entre elles et résultent en définitive des « habitudes et coutumes des gens qui l’habitent ». C’est ainsi que « la ville acquiert une organisation qui n’est ni prévue ni contrôlée » (1915, 579 ; 1925, 5, ci-après : 579/5).

21Cette organisation s’exprime en particulier dans la distribution spatiale de la population et des groupes qui la composent en voisinages [neighborhoods] – « une localité avec des sentiments, des traditions et une histoire qui lui sont propres » (579/6). Pour appuyer cette affirmation, Park donnait une longue citation de Robert A. Woods, qui définit le voisinage comme une « unité sociale [a social unit] » en même temps qu’une « mentalité » ou « état d’esprit » [a social mind]. Le choix de cette référence avait une signification précise. Woods (1865-1925) était l’une des figures marquantes du monde réformateur d’avant guerre : fondateur à Boston d’une célèbre maison sociale, il avait tenu ce propos devant la réunion annuelle de 1913 de l’ASS, à laquelle Park avait assisté (Woods, 1914). L’ASS accueillait régulièrement des représentants de la philanthropie et du travail social, et réciproquement la National Conference on Social Work des professeurs d’université, de sorte que community organization et neighborhood faisaient l’objet d’une conversation continue entre ces deux mondes, qui d’ailleurs se recouvraient en partie. En 1915 comme en 1925, Park voulait montrer à ses interlocuteurs que « le voisinage existe sans organisation formelle » (580/7), qu’il ne dépend pas des efforts qui peuvent être faits pour le faire naître ou le changer. Mais c’est précisément parce que les forces sociales qui font et défont les voisinages ne sont pas malléables à l’infini et peuvent être étudiées scientifiquement que les sociologues peuvent collaborer avec les réformateurs sociaux :

« Des efforts ont été faits [...] pour reconstruire et stimuler la vie des voisinages urbains [city neighborhoods] et la relier aux intérêts plus larges de la communauté. C’est pour une part l’objectif des maisons sociales [social settlements]. Nous devons étudier, en collaboration avec les recherches faites par ces organismes, de telles méthodes et techniques, car c’est justement la méthode grâce à laquelle des objets sont contrôlés pratiquement qui révèle leur nature essentielle, c’est-à-dire leur prédictibilité » (581/9).

22Ainsi, le programme scientifique de Park est en même temps une offre de service au monde de la réforme urbaine et du travail social. Nombre de problèmes énumérés comme intéressants à étudier font partie des préoccupations des réformateurs d’alors : l’amélioration des mauvais quartiers par des terrains de jeu et de sport (582/9), les « influences désintégratrices » de la ville sur l’église, l’école, la famille (594/24) et, plus généralement, les formes nouvelles que doit prendre le « contrôle social » dans une situation où « l’effet de l’environnement urbain est d’intensifier tous les effets de la crise » (596/27) : délinquence juvénile, prostitution, alcoolisme, clientélisme politique (595-604/26-37). Sans oublier – soucis supplémentaires mentionnés en 1925, au sortir de la red scare de l’après-guerre – « la violence de la foule, les grèves, les mouvements politiques révolutionnaires » (1925, 22). La perspective et le ton de Park sont très éloignés du moralisme des ligues réformatrices – notamment par sa façon ironique de rapprocher des faits qui relèvent à ses yeux des mêmes forces sociales, mais sont ordinairement situés de part et d’autre des barrières de la respectabilité : les habitants de Greenwich Village à New York et ceux de Little Italy à Chicago (1925, 3), les colonies raciales des immigrants et les enclaves résidentielles des riches (582/10), l’agitation des boursiers à la corbeille et les mouvements de la foule (591/20).

23Il n’en demeure pas moins que, reformulée dans une perspective sociologique affirmée, la litanie des maux sociaux de la grande ville se trouvait recyclée dans le programme scientifique de Park. De ce point de vue, la version de 1925 apportait un seul complément, qui signalait que les alliances recherchées par le sociologue s’étendaient désormais aux promoteurs des « city planning studies » (1925, 5). Restés inaperçus de Park en 1915, les planners étaient désormais bien repérables – Park évoque « la naissance d’une nouvelle profession » (1925, 5) – notamment du fait que la Russell Sage Foundation avait lancé en 1922 les travaux préparatoires à un Regional Plan of New York, encadrés par des personnalités venues de Chicago. Une seconde conversation venait ainsi s’ajouter à celle nouée depuis plus longtemps avec les social workers : sur des bases intellectuelles analogues, Park proposait maintenant aux planners la collaboration des sociologues.

24De tels voisinages étaient indispensables pour trouver à la sociologie des alliés dans le monde de l’action. Mais pour fonder cette revendication, il fallait en même temps que la sociologie établît qu’elle était bien plus qu’un discours général sur l’évolution des sociétés humaines, bien plus aussi qu’une façon un peu savante de parler des maux de la société. Tendre la main aux réformateurs et leur offrir quelque chose dont ils ne disposaient pas impliquait de pouvoir se distinguer d’eux sans ambiguïté. Il fallait ériger une frontière nette entre la science et l’action sociale.

25En 1915, les outils conceptuels dont Park disposait pour établir cette revendication étaient limités. Dans la très brève introduction à son article – une page –, il allait chercher chez William G. Sumner la notion d’ « institution [institution] » qui lui permettait de caractériser la ville. Sumner (1840-1910), le sociologue de Yale qui venait de disparaître après avoir publié son œuvre majeure, Folkways (1906) et présidé l’ASS (1908-1909), définissait comme institution un état dans un continuum qui a pour forme élémentaire les folkways – manières de faire admises – et pour formes plus complexes et stabilisées les lois et les institutions habituellement considérées comme telles. Grâce à cette conception, posait Park, on peut regarder la ville comme autre chose qu’un agrégat de lieux, d’objets et de gens, mais comme une institution, « un mécanisme – un mécanisme psychophysique – par lequel des intérêts privés et politiques trouvent une expression collective » (1915, 578). Une fois sacrifié à l’obligation de citer un grand auteur, Park ne revint plus sur ce genre de conceptualisation hautement abstraite et bien peu opératoire pour les enquêtes qu’il entendait mener.

26En 1925, le décor conceptuel avait changé du tout au tout. Park avait abandonné Sumner sans dommage. Sans doute la mode du moment le conduisait-il à citer Déclin de l’Occident de Spengler (1918-1922), à l’appui de l’idée que la ville possède « sa propre culture » (1925, 1). Mais surtout, il était arrivé à une définition autonome de son objet : « La ville est [...] un état d’esprit [a state of mind], un corps fait de coutumes et de traditions, et des attitudes et sentiments organisés qui font partie de ces coutumes et sont transmis avec cette tradition » (1925, 1). Il distingue plusieurs aspects qui sont autant d’approches nécessaires à une étude complète de la ville : c’est « une unité géographique et écologique », « une unité économique » et « une région culturelle [a cultural area] » (1925, 2). Une innovation majeure est l’appel à l’ « écologie humaine [human ecology] », c’est-à-dire la science qui étudie « les forces à l’œuvre au sein de la communauté urbaine [...] qui tendent à produire un groupement ordonné et caractéristique de ses populations et institutions » (1925, 1). C’est dans une discipline relevant des sciences de la nature – l’écologie végétale et animale – que Park et Burgess avaient été chercher, depuis déjà plusieurs années, les références qui leur permettaient de revendiquer le statut de science pour la sociologie. Cette opération pourrait être décrite comme un retour vers la science sociale de catégories que des biologistes avaient empruntée à l’économie politique – en Allemagne dès les années 1860, aux États-Unis dans les années 1890 – pour décrire le comportement de populations végétales et animales en compétition pour des territoires (Gaziano, 1996). L’appropriation de ces ressources par Park et Burgess était amorcée dès leur manuel de 1921, où le terme human ecology apparut pour la première fois et où l’on trouve des textes de plusieurs représentants de l’écologie biologique. À ce vocabulaire sont empruntés des termes qui permettent de décrire les formes de l’interaction sociale (concurrence, conflit, adaptation, assimilation) et les moments d’un cycle des rapports entre groupes sur un même territoire, avec destruction et recréation des voisinages.

27La référence à l’écologie présentait pour les sociologues de Chicago l’immense avantage de construire, au moment où ils consolidaient une alliance stratégique avec les activistes de la philanthropie et du travail social, une barrière solide entre ceux-ci et eux-mêmes. Comme le montre Gaziano (1996), il s’agissait d’un « travail de construction de frontières scientifiques » (Gieryn, 1983), qui empruntait à la biologie des notions utilisées de façon purement métaphorique. Catherine Rhein parle d’un « bouclier scientiste » opposé par Park et Burgess aux adeptes de l’eugénisme et, plus largement, au nativisme et au racisme des États-Unis des années 1920 (Rhein, 2001, 122).

28Considérer le texte de Park dans sa version de 1925 comme une conversation, nous permet donc d’observer que l’auteur est engagé ici dans de multiples interactions. Vis-à-vis du monde universitaire, il revendique un statut scientifique pour la sociologie en appuyant celle-ci sur le vocabulaire d’une discipline relevant de la biologie, ce qui lui donne des armes contre les tenants de la « sociologie biologique ». Plus spécifiquement vis-à-vis de ses collègues sociologues, il s’affiche en chef d’école. Vis-à-vis des mondes de l’action, il s’adresse à deux groupes de professionnels : les social workers et les city planners. Les premiers sont étroitement liés à la sociologie, y compris à ses institutions savantes : Park entend à la fois maintenir ce lien et en clarifier la nature. Les planners sont une cible nouvelle. Aux uns comme aux autres, Park propose une collaboration : il affirme l’utilité de la sociologie pour éclairer les questions qu’ils se posent et qu’il reprend à son compte. Dans le même mouvement, il montre que ces questions doivent être transformées pour recevoir une réponse scientifique : il revendique la spécificité de la sociologie comme science.

Une sociographie des alliances de Park : les composantes d’une « sociologie urbaine »

29Burgess présente ainsi l’ouvrage qu’il avait composé en sélectionnant une partie des communications données à la réunion de l’ASS de décembre 1925 :

« [...] ce volume est quelque chose de plus qu’une présentation de recherches en cours ; c’est une introduction à une sociologie urbaine » (Burgess, 1926, IX).

30La liste de 29 personnes dont les papiers furent publiés (voir tableau p. 216) donne, en effet, une idée des éléments à partir desquels Park pouvait composer une nouvelle spécialité sociologique [8]. Sans doute, tous ceux qui pouvaient constituer des ressources n’étaient pas présents, et tous les présents n’étaient pas nécessairement les plus pertinents. Ceux qui étaient là participèrent néanmoins, qu’ils se fussent ou non prêtés au jeu, à un événement conçu comme fondateur. Il est donc intéressant de décrire les groupes, les réseaux et les intérêts qu’ils représentaient.

Les hommes de Chicago et les universités du Middle West

31Un premier réseau, essentiel pour la structuration de la réunion, était constitué des professeurs, étudiants et anciens de Chicago. On peut compter dix personnes dans l’une de ces situations sur les 29 rassemblées. Ellsworth Faris, vedette de la division de psychologie sociale, était professeur dans le département et allait bientôt, à la retraite de Small en 1926, en devenir le chef. William I. Thomas avait dû quitter Chicago en 1918 et enseignait désormais à la New School for Social Research de New York, mais c’était un allié très sûr de Park qui l’avait soutenu lors de son expulsion de l’université. Plusieurs anciens étudiants de Chicago avaient répondu à l’appel.

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32Edward B. Reuter (Université de l’Iowa), lui aussi, très proche de Park, présidait la division de sociologie biologique, où l’on trouvait aussi Edwin H. Sutherland (Université de l’Illinois). Leur rôle était de contrebalancer le seul authentique eugéniste de la réunion, Roswell H. Johnson, un biologiste de l’Université de Pittsburg qui consacra son exposé à montrer que « le pire des maux urbains est la sous-fécondité des supérieurs » (Burgess, 1926, 89). Manuel C. Elmer (Université du Minnesota) était dans la division de sociologie statistique. La division d’écologie humaine était, bien entendu, présidée par Roderick D. McKenzie (Université de l’État de Washington), et elle comprenait aussi un étudiant de Park plus récent, Walter C. Reckless (Université Vanderbilt). Enfin, dans la section de la recherche sociale, on trouvait Stuart A. Queen (Université du Kansas). À ces anciens étudiants de Chicago – qui n’avaient pas tous été des élèves de Park ou de Burgess – s’ajoutaient deux étudiants qui travaillaient sur des projets du LCRC, Louis Wirth et Harvey W. Zorbaugh.

33À ces hommes de Chicago, on peut ajouter ceux qui leur étaient liés par des collaborations ou appartenances institutionnelles communes. Le responsable de la division de psychologie sociale était Emory S. Bogardus, professeur à l’Université de Californie du Sud, qui avait travaillé avec Park et McKenzie dans le cadre de l’enquête sur les relations entre races sur la côte Ouest, et recruté comme adjoint Erle F. Young après que celui-ci eut obtenu son Ph.D. à Chicago et brièvement émargé au budget du LCRC. La participation de Howard B. Woolston n’était peut-être pas sans rapport avec le fait qu’il était collègue de McKenzie à l’Université de l’État de Washington, comme Norman S. B. Gras et Pitirim A. Sorokin l’étaient de Elmer à l’Université du Minnesota. Ces deux universités, en tout cas, furent les seules – à part Chicago et Columbia – à fournir plus d’un auteur à l’ouvrage publié par Burgess.

34Un autre réseau de recrutement était constitué des personnalités de l’American Sociological Society qui exerçaient habituellement des responsabilités dans ses réunions annuelles. Park était tenu de faire une place à certains de ceux-là et ils ne pouvaient de leur côté que jouer le jeu. Bogardus, par exemple, avait présidé la division de psychologie sociale en 1922, et Faris en 1924. À la réunion de 1922, John M. Gillette avait organisé une session sur la sociologie rurale. Tout récemment, à la réunion de 1924, Walter F. Willcox avait présidé la division de sociologie statistique, Hornell Hart avait organisé la section sur l’enseignement des sciences sociales à l’école et était responsable du comité permanent sur ce sujet, tandis que Howard B. Woolston s’occupait du comité permanent sur une encyclopédie des sciences sociales.

35Si l’on considère l’aire de recrutement de la réunion par rapport à la géographie universitaire nord-américaine, on est frappé par la faible représentation des universités de l’Ivy League, les prestigieux établissements de la côte Est où, pourtant, la sociologie était généralement enseignée. Bien que la réunion fût accueillie par l’Université Columbia, celle-ci avait seulement deux représentants et ils étaient aux marges de la discipline : Melville J. Herskovits était un jeune anthropologue et LeRoy Bowman un militant du community organization movement. Cornell était représentée par Willcox, un ancien statisticien du bureau fédéral du recensement devenu universitaire sur le tard. Yale était représentée par Nicholas J. Spykman, un jeune philosophe, et Brown par Bessie Bloom Wessel, une jeune sociologue de Connecticut College, qui se trouvait en détachement pour un projet de recherche financé par le Laura Spelman Rockefeller Memorial. Personne ne venait ni de Harvard, Princeton, Dartmouth College, ni de l’Université de Pennsylvanie. En revanche, on comptait pléthore de représentants des Universités du Middle West, notamment celles de second rang, tandis que seulement deux universités de la côte Ouest étaient représentées. C’étaient là les tendances générales du recrutement de l’ASS, mais nettement plus marquées dans cette session que dans d’autres.

Les sociologues du travail social

36Si l’ASS était principalement une association d’universitaires, elle restait ouverte à des savants ayant des inscriptions institutionnelles au caractère pratique plus marqué. En outre, les sociologues universitaires eux-mêmes étaient parfois liés à des départements de travail social, à des organisations sociales locales ou engagés dans des enquêtes commanditées par celles-ci (Diner, 1975 et 1980 ; Deegan, 1988). Une partie des forces mobilisées dans la fondation de la sociologie urbaine était ainsi liée au monde du travail social et aux mouvements réformateurs dont il était la matrice.

37Après de premiers contacts formalisés avec des organisations professionnelles aux réunions de l’ASS de 1921 et 1922, la présence de celles-là s’institutionnalisa. En 1923, des sessions furent spécialement consacrées à l’American Association of Social Workers et à l’Association of Training Schools for Professional Social Work. En 1926, une section permanente sociology and social work fut créée. Burgess fut constamment actif dans ce cadre, comme discutant ou auteur d’un papier sur des thèmes comme : « What social case records should contain to be useful for sociological interpretation » (1927), « Is prediction feasible in social work ? » – une étude de 3 000 cas de libération conditionnelle – (1928), ou « The value of sociological community studies for the work of social agencies » (1929) [9]. Réciproquement, des sociologues universitaires fréquentaient la National Conference of Social Work. Park s’y rendit trois fois, en 1918, 1920 et 1921, pour y parler de la presse et des immigrants. Burgess y participa en 1924, 1926 et 1928 pour mettre en valeur l’intérêt pour le travail social des études réalisées à Chicago sur les communautés locales. McKenzie fut membre du comité neighborhood and community life de 1924 à 1926.

38L’ASS engagea une discussion permanente avec un courant réformateur plus spécifique, le community organization movement, qui avait pris son essor pendant la guerre et suscitait beaucoup d’espoirs au lendemain de celle-ci, son objectif étant de « reconstruire la communauté » dans les villages et les quartiers des villes. À partir de 1922, la National Community Center Association (NCCA) – tendance de ce mouvement proche de la Russell Sage Foundation de New York – fut chaque année invitée à des sessions communes avec l’ASS. En 1926, fut créée une section de l’ASS appelée community organization – puis on the community –, placée sous la responsabilité d’Arthur E. Wood, professeur assistant de sociologie à l’Université du Michigan chargé du cursus de travail social, et président de la NCCA. C’est cette section qui organisa à partir de ce moment la session commune annuelle de l’ASS avec la NCCA. Park était très engagé dans ce débat et il présida lui-même des sessions en 1927 et 1928. Un bon nombre de projets des assistants de recherche de Park et Burgess dans le cadre du LCRC était placé sous l’étiquette community organization [10] et l’enquête de Harvey W. Zorbaugh sur le Near North Side de Chicago, réalisée en 1924-1925 et publiée en 1929 était tout entière construite comme une discussion avec les « organisateurs de la communauté » (Topalov, 2003).

39Certains des partenaires de Park à la réunion de 1925 étaient des personnalités notoires du community organization movement. LeRoy E. Bowman en était l’une des figures à New York, secrétaire de la NCCA en même temps qu’il enseignait à l’Université Columbia – double affiliation qui en faisait un des hommes charnières entre le travail social et la sociologie. Lorsque l’American Journal of Sociology inaugura en 1928 sa livraison annuelle sur les changements sociaux intervenus l’année précédente, Bowman fut chargé de rédiger la chronique sur community organization. Depuis 1923, il fréquentait régulièrement les réunions de l’ASS où il présidait souvent des sessions sur le thème de la « communauté », il fréquentait aussi la National Conference of Social Work. Dans l’un et l’autre site, il entretenait une discussion continue avec des sociologues universitaires, particulièrement avec Park et Burgess. Autre activiste du mouvement, Cecil C. North enseignait à l’Université d’État de l’Ohio. Il présenta à l’ASS un projet de recherche sur « The city as a community » dont l’inspiration était très proche de Park.

40D’autres participants à la réunion de 1925 étaient des universitaires qui définissaient volontiers la sociologie par référence à ses applications dans le domaine du travail social. C’était le cas d’Ellsworth Faris, homme de peu de livres qui dirigea néanmoins en 1930 un ouvrage intitulé Intelligent Philanthropy, auquel il contribua avec un chapitre « Charity and the social sciences ». C’était aussi le cas de Stuart A. Queen qui avait fait à Chicago un MA sur les origines de l’assistance publique (1913), suivi d’un Ph.D. sur les prisons (1919) et enseignait au département de sociologie de l’Université du Kansas. Il avait publié en 1922 un livre sur l’histoire du travail social et, en 1925, un manuel intitulé Social Pathology. Hornell N. Hart s’était attaché, lui aussi, à définir ce qu’était un « problème social » (1923), de façon à clarifier la matière qui devait être enseignée sous ce titre dans les collèges. Après avoir travaillé à la Iowa Child Welfare Research Station, il enseignait à Bryn Mawr College – une institution d’élite pour jeunes filles en Pennsylvanie – et était surtout un pédagogue et un auteur de manuels, auxquels il donnait un accent « franchement pragmatique » (Hart, 1927, V).

41Emory S. Bogardus, en même temps qu’il était chef du département de sociologie de l’Université de Californie du Sud, était directeur de la School of Social Welfare et rédacteur en chef de Journal of Applied Sociology, périodique consacré au dialogue entre les sociologues universitaires et les professions sociales. S’il présenta à la réunion de l’ASS une communication sur la « distance sociale » en ville, qu’il considérait principalement sous l’angle des préjugés raciaux, Bogardus dirigeait au même moment une enquête à Los Angeles sur « The city boy and his problems » (1926), commanditée par le Rotary Club de la ville et dont une partie de l’équipe avait travaillé à la Pacific Coast Race Relations Survey qu’avait dirigée Park (Bogardus, 1926, 3 et 7). Parmi les techniques cartographiques employées pour l’enquête sur la jeunesse, on ne s’étonnera pas de trouver la plus communément employée à Chicago, la spot map (Bogardus, 1925, 78).

42Certaines spécialités sociologiques étaient considérées comme naturellement affines à une sociologie urbaine encore à naître, et tout particulièrement l’étude de la criminalité – parfois appelée criminology. Trois anciens étudiants de Chicago la représentaient à la réunion de l’ASS. Edwin H. Sutherland avait choisi ce nouveau domaine de recherche à l’Université de l’Illinois, après un Ph.D. obtenu en 1913 sur le chômage et les bureaux de placement publics. Dans son exposé très général consacré aux processus biologique et sociologique, il insistait : « [...] jadis le crime était expliqué comme ayant pour cause le bagage biologique. Les sociologues sont aujourd’hui généralement d’accord sur le fait que nous n’avons pratiquement aucune explication du crime en termes de biologie » (Sutherland, 1926, 75). Manuel C. Elmer, qui avait obtenu son Ph.D. à Chicago une année après Sutherland sur les social surveys (1914) et travaillait à l’Université du Minnesota, présenta à l’ASS une étude sur la délinquence juvénile dans les villes jumelles de Minneapolis et St. Paul – où il trouvait la confirmation du modèle de Burgess. Enfin, Walter C. Reckless, professeur assistant de sociologie à l’Université Vanderbilt, avait été parmi les premiers assistants de recherche recrutés sur un projet du LCRC : son sujet était la prostitution à Chicago, il venait d’obtenir son Ph.D. (1925) et il en exposait les principaux résultats qui, là encore, constituaient une explication écologique du phénomène et une confirmation du modèle de Burgess.

Les planificateurs de la Russell Sage Foundation

43Park tira profit du fait que l’American Political Science Association se réunissait – comme de coutume depuis 1921 – en même temps que l’ASS, pour organiser une session commune portant sur the city plan. Ce dispositif prenait acte du fait que, parmi les sociétés savantes existantes, c’étaient les political scientists plutôt que les sociologues qui avaient su établir des liens avec les city planners, après que ceux-ci eurent distendu vers 1913 leurs étroits rapports initiaux avec les travailleurs sociaux (Topalov, 1989). Le city planning avait récemment émergé comme une profession nouvelle, appuyée sur un large mouvement réformateur organisé depuis 1909 dans le cadre d’une National Conference on City Planning annuelle. À côté de celle-ci s’était créé en 1917 un American Institute of Planners, conçu pour devenir l’organisme professionnel protégeant le titre, promouvant les enseignements, certifiant la doctrine et les techniques. Parmi les réalisations majeures des hommes qui se réclamaient de la nouvelle profession, on pouvait compter le plan de Chicago (1909) commandité par le City Club de cette ville, et celui de la région de New York, entrepris en 1921 à l’initiative de la Russell Sage Foundation. Plusieurs des hommes clefs du plan de Chicago, notamment Charles D. Norton, avaient rallié le projet new-yorkais.

44L’unique professionnel du city planning qui intervint à la réunion de l’ASS de 1925 fut Ernest P. Goodrich, un ingénieur consultant qui collaborait aux études concernant la circulation automobile pour le plan de New York – aux côtés de Harold M. Lewis, ingénieur municipal à New York et personnalité en vue de l’American Institute of Planners. La contribution de Goodrich à l’ASS discutait l’établissement d’une loi statistique qui aurait permis de déterminer quelle serait la population de la région de New York en l’an 2000. Deux autres personnes, directement liées à la Russell Sage Foundation, étaient en revanche des habitués des réunions de l’ASS et intervinrent sur le thème du voisinage, l’échelle de prédilection des sociologues. Shelby M. Harrison était un haut responsable à la fondation, spécialisé dans les social surveys. Dans son papier pour l’ASS, il préconisait la participation des groupes locaux et des enfants des écoles à l’étude des problèmes de leur neighborhood. D’un rang beaucoup plus modeste dans l’institution, Clarence A. Perry s’était fait le promoteur d’une idée qui devait faire son chemin dans les milieux du planning : la neighborhood unit, définie comme élément constitutif du plan des extensions ou rénovations urbaines. Il l’exposa pour la première fois en 1924 dans le cadre de la National Conference of Social Work à une tribune où parlaient aussi Burgess et Bowman, puis en 1925 devant l’ASS, avant d’en publier une théorie complète en 1929 dans le cadre d’un des volumes de la Regional Survey (Perry, 1929).

45Pendant ce temps, l’American Political Science Association réunissait, dans le cadre d’une table-ronde sur la planification régionale, les figures marquantes du Regional Plan de New York, de la Russell Sage Foundation qui le finançait et de la National Municipal League qui l’appuyait (Harrison, 1926). L’effort de Park pour associer les planners à la naissance d’une sociologie urbaine eut donc, sur le moment comme à plus long terme, un succès limité. Dans le monde composite du planning, seuls répondirent à son appel les habituels réformateurs tournés vers l’éducation, la réhabilitation des voisinages et, une fois encore, l’organisation de la communauté locale.

Étroitesse des alliances de l’ « écologie humaine »

46Finalement, dans la division sur l’écologie humaine, véritablement stratégique pour le projet de Park, le nombre des contributions fut plutôt réduit. McKenzie fit un substantiel exposé théorique d’ensemble, qu’il choisit d’appuyer sur des travaux en cours d’étudiants de Chicago et ceux du plan régional de New York, ainsi que sur des références d’économie foncière, de géographie humaine et d’histoire économique. Il citait notamment Norman S. B. Gras, un historien de l’économie à l’Université du Minnesota qui avait publié en 1922 un livre où il définissait la notion d’économie métropolitaine [metropolitan economy]. Homme de vastes synthèses, Gras reprit ce thème à la réunion de l’ASS. Il anticipait un monde où les frontières seraient balayées, l’économie internationalisée et organisée en de vastes régions métropolitaines. Deux jeunes sociologues qui avaient travaillé comme assistants de recherche dans le cadre du programme de Burgess sur les communautés locales de Chicago présentèrent ensuite leurs résultats, Reckless sur l’écologie de la prostitution, Zorbaugh sur les « aires naturelles » divisant la ville.

47Jusqu’en 1931 au moins, la réunion annuelle de l’ASS comprit une division sur l’écologie humaine. Certaines années, elle était contrôlée par les hommes de Chicago : Park lui-même présida la session en 1926, Carl A. Dawson en 1927, McKenzie en 1931 et ils firent principalement appel à des anciens du département ou à des assistants de recherche du LCRC. Mais parfois, l’écologie humaine changeait de contours : il en fut ainsi en 1928 quand Luther L. Bernard présida la session. Professeur à l’Université de Caroline du Nord, cet adversaire farouche de Chicago et de tous ses sociologues (Lengermann, 1979) devait accéder à la présidence de l’ASS en 1932. En attendant, il invitait des sociologues ruraux des universités du Sud et formulait les plus grands doutes sur la pertinence et la pérennité possible de la notion d’écologie humaine (Bernard, 1929).

48Les thèmes mis en avant par The City étaient présents aussi dans la section permanente sur la communauté, voire dans celle sur la sociologie et le travail social. L’existence de ces deux sections excluait qu’il en fût créée une sur la « sociologie urbaine », car leurs thématiques recouvraient trop celles qui pouvaient être abordées sous cette étiquette. Par contraste, quelques autres spécialités sociologiques étaient organisées de façon stable et attiraient un grand nombre de participants. Trois faisaient l’objet de sections permanentes : la sociologie rurale – qui recrutait parmi les sociologues des collèges agricoles et les administrations fédérales et d’État concernées par la réforme des campagnes –, la sociologie de l’éducation [educational sociology] – vers laquelle convergeaient les pédagogues soucieux de progrès – et la sociologie de la religion – qui se développait dans les universités à l’intersection des écoles de théologie et de sociologie.

49Ainsi, l’institutionnalisation de la sociologie urbaine au sein de l’ASS se heurta à la préexistence dans le champ de solides communautés intellectuelles et pratiques. Pour faire une place à la nouvelle spécialité, il aurait fallu réunir ces communautés ou en déplacer les frontières – tâches que nos promoteurs, à l’évidence, n’avaient pas la force ou l’objectif d’accomplir.

50Le projet intellectuel global de Park et Burgess se trouva ainsi éclaté en deux pôles, avec lesquels coïncidaient à la fois deux échelles d’analyse et deux types de personnel. D’un côté, l’écologie humaine tendait à envisager de vastes territoires – notamment la « région » ou l’ « aire métropolitaine » – et à inclure certains aspects de la sociologie rurale. Ces tendances, observables dès les années 1920, se renforcèrent considérablement lorsque les politiques du New Deal inaugurèrent des interventions planificatrices à de telles échelles. Mais le personnel universitaire ouvert à ces préoccupations restait numériquement limité, comme l’étaient avant la fin des années 1930 les administrations fédérales ou locales de la planification, dont les relations avec le monde de la sociologie étaient de toute façon fort limitées. D’un autre côté, le monde du travail social – notamment les organisateurs des communautés et réformateurs des voisinages – continuait à élaborer ses demandes de science au sein de l’ASS et à fixer l’attention des sociologues sur l’échelle des localités. Les deux thématiques correspondaient à des mondes sociaux différents, le second bénéficiant au sein de l’ASS d’une implantation ancienne et solide, du fait de la proximité des départements universitaires de sociologie avec le travail social et les milieux réformateurs urbains. Tant que le programme du LCRC était actif et fournissait en quantité suffisante assistants de recherche et résultats d’enquête, la présence simultanée du groupe de Park et Burgess aux différents points des réunions de l’ASS restait possible. Lorsqu’il fut mis un terme à ce programme (1929-1930), les forces divergentes l’emportèrent rapidement.

Les réceptions du projet de Park : « sociologie urbaine » et « écologie humaine » après 1925

51Ce n’est pas Park qui a inventé l’étiquette urban sociology [11]. Celle-ci était en usage dans quelques universités pour désigner des cours portant sur les problèmes sociaux de la grande ville. Une enquête réalisée en 1925 auprès de 365 collèges universitaires montra que 12 seulement proposaient alors un cours de ce titre et 20 autres sur des sujets semblables, nommés municipal sociology, the modern city, city problems, human ecology, community organization ou poverty problems (DeGraff, 1926). L’enquête permit de réunir un très intéressant corpus de définitions de la matière, recueillies dans les brochures des collèges. Dans la plupart des cas, ces définitions insistaient sur le côté pratique du sujet. Certaines affichaient en même temps le caractère scientifique de l’approche :

« La sociologie urbaine est l’étude scientifique des conditions sociales dans les villes [urban communities], des facteurs qui déterminent la vie urbaine, de la nature des problèmes urbains et des solutions possibles à ceux-ci. »

52Ou bien :

« La sociologie urbaine peut être définie comme l’aspect de la science générale de la sociologie qui concerne spécifiquement la croissance des villes, les caractéristiques de la vie urbaine et les grands traits du progrès municipal. »

53Mais d’autres définitions ne prenaient pas cette peine :

« Une étude des problèmes de la ville. Une sociologie pratique appliquée à la ville moderne. »

54Ou encore :

« Une façon de comprendre le monde pour le travailleur social urbain. »

55Le public visé par les cours de sociologie urbaine était donc constitué, pour l’essentiel, de jeunes gens et filles qui souhaitaient se familiariser avec certains problèmes brûlants du monde contemporain et, pour quelques-uns, se consacrer professionnellement à les résoudre. Les composantes de ce public sont bien décrites par Scott E. W. Bedford, professeur à Chicago de 1910 à 1925, dans son manuel de 1927 intitulé Readings in Urban Sociology, qui s’adressait

« [...] aux personnes intéressées par tous les aspects de la vie urbaine et de son amélioration, comme les étudiants et tous les citoyens actifs, parmi lesquels les hommes d’église, élus municipaux, médecins, juristes, enseignants, travailleurs du service social, gestionnaires municipaux, secrétaires des organisations civiques, travailleurs des centres communautaires et secrétaires des chambres de commerce. [...] Ces matériaux ont pour origine plusieurs années d’expérience d’enseignement à l’Université de Chicago » (Bedford, 1927, VII).

56Au département de sociologie de cette université, en effet, c’est Bedford qui était chargé de tels enseignements jusqu’à ce que Small le poussât à la démission pour son refus de collaborer avec Burgess. Des cours « Rural Communities » et « Urban Communities » furent créés simultanément (1913), tous deux confiés à Bedford – le second en 1918 seulement, il était resté auparavant sans titulaire. S’ajouta peu après le cours « Modern Cities » (1914), attribué lui aussi à Bedford. Les intitulés des deux cours sur les « communautés » changèrent ensuite, dans une sémantique qui les consolidait plus nettement en spécialités. Le terme « Rural Sociology » apparut en premier (1916), l’année où l’ASS consacra sa réunion annuelle au sujet. On vit un peu plus tard apparaître « Municipal Sociology » (1918-1923), puis « Urban Sociology » (1924-1925). Après le départ de Bedford – qui fut alors recruté comme « secrétaire à la recherche » par les United Charities of Chicago, la fédération des associations philanthropiques de la ville – ses cours furent maintenus au programme, mais restèrent sans titulaire : « Urban Sociology » jusqu’en 1928, « Rural Sociology » jusqu’en 1932, « Modern Cities » jusqu’en 1939.

57Dès l’automne 1925, c’est Burgess qui prit le relais dans le domaine urbain, mais avec d’autres intitulés : « Local Community Studies » (1925-1936), qui cessa en fait d’être enseigné en 1929 et « Growth of the City » (1926-1939), qui cessa d’être enseigné en 1933 (sauf en 1935). Il s’agissait précisément des noms donnés aux programmes que Burgess conduisait au LCRC, et les cours disparurent en même temps que ces programmes, ou peu après. Une rupture intervint donc dans les enseignements « urbains » du département à partir de 1933. Un relais fut pris plus tard par Wirth, avec un nouveau cours « Urban Civilization » (1938), puis « The City », que Wirth enseigna d’abord (1940-1948), suivi d’Albert Reiss Jr (1948-1951). L’autre innovation de 1925 fut la création d’un cours « Human Ecology », qui resta au programme jusqu’en 1951. Il fut d’abord donné par Park, mais de façon très intermittente, semble-t-il. McKenzie, professeur invité, le donna en 1929, Wirth le reprit en 1940 et 1946, puis Burgess en 1947-1951. Entre-temps étaient apparus un cours « Quantitative Studies in Population and Human Ecology » (1936), enseigné de façon intermittente par Stouffer, enfin un cours « Introduction to the Study of Population » and Human Ecology (1948) donné par Hauser, puis Duncan – tous des militants de la statistique.

58Retenons de cette histoire sinueuse des noms des cours à Chicago que l’étiquette urban sociology ne fut pas reprise par Park et Burgess après le départ de Bedford, que les thèmes urbains prirent les noms des projets de Burgess pour le LCRC et disparurent avec ceux-ci, enfin que l’étiquette human ecology fut appropriée par les hommes de la sociologie quantitative dès que Park fut parti à la retraite.

59Relevons aussi que le terme urban sociology est né comme un doublet de rural sociology, spécialité solidement établie depuis le début du siècle : une enquête de 1913 révéla qu’il y avait un enseignement sous ce titre dans 64 % des collèges agricoles, 45 % des universités d’État et 31 % des écoles normales, alors les trois bases institutionnelles de la spécialité (Sanderson, 1913, 434). Après les grands mouvements de protestation agraire de la fin du XIXe siècle et les rapports officiels sur l’exode rural et la décadence des campagnes qui suivirent, « le “problème rural” devint une épidémie » et la sociologie rurale se développa de façon foudroyante – comme le releva un peu plus tard John M. Gillette, un des principaux représentants de la discipline (Gillette, 1916, 5). La création d’une section permanente de l’ASS enregistra en 1922 l’autonomisation de cette spécialité.

60Lorsqu’un sujet de cours se répandait, s’ouvrait en même temps un important marché pour les manuels : le nombre, les titres, les orientations substantielles de ceux-ci sont donc de précieuses indications sur l’état d’un domaine (voir graphique p. 229). Aucun titre d’ouvrage ne comprenait le terme urban sociology avant l’initiative de Park de 1925. Un tout petit nombre de traités ou manuels firent suite à celle-ci entre 1927 et 1938, puis le terme disparut de ce corpus de 1939 à 1949. C’est seulement en 1950 qu’il réapparut, cette fois pour de bon, la fortune du terme atteignant son maximum à la fin des années 1970 [12]. Dans les années 1920 et 1930, ces ouvrages se classent en deux catégories : tandis que le manuel de Anderson et Lindeman (1928) est de facture plutôt savante et très fidèle aux enseignements reçus de Park, ceux de Bedford (1927), Davie (1932) et Muntz (1938) sont un examen systématique des problèmes sociaux de la grande ville ou des politiques destinées à les résoudre – le cinquième titre, Principles of Rural-Urban Sociology de Sorokin et Zimmerman (1929) est en réalité un traité de sociologie rurale. La douzaine de manuels touchant aux questions urbaines parus dans la période se partagent selon les deux mêmes genres, le registre réformateur l’emportant largement en nombre. Ainsi, la principale difficulté qui s’opposait à la nouvelle définition que Park entendait donner à la sociologie urbaine était que cette étiquette était appropriée par des savants tournés vers le travail social et la réforme, et chargé de sens par ceux-ci. C’est sans doute la raison pour laquelle Park et Burgess renoncèrent bien vite à ce terme.

61« Écologie humaine », en revanche, présentait toutes les garanties de ne pouvoir être approprié par les réformateurs ordinaires. Dans ce domaine, les sociologues de Chicago furent intensément discutés du milieu des années 1930 à celui des années 1970, avec une densité particulière de 1936 à 1946 (graphique). Cette étiquette scientifique commença à rencontrer un franc succès avec le New Deal et l’intérêt nouveau de l’administration fédérale et de ses experts pour le planning à diverses échelles spatiales. Les thèses de Park et de McKenzie, la théorie des zones concentriques de Burgess attirèrent alors l’attention et leur groupe en vint à être identifié en 1938 comme the ecological school (Alihan, 1938).

Image 2

62Dans cette consolidation de l’écologie humaine comme spécialité, les commentateurs jouèrent un rôle essentiel, qu’il s’agît des critiques partisans d’une sociocultural ecology qui entendaient réintroduire les « valeurs » dans l’analyse ou d’une tendance « néo-orthodoxe » qui s’orientait vers l’usage de modèles quantitatifs – courant qui prit la main à Chicago même après la retraite de Park (1934), s’implanta à la fin des années 1940 à l’Université du Michigan, où McKenzie avait fini sa carrière, et qui allait bientôt conquérir la direction de la discipline. En une dizaine d’années à partir de 1938 environ, une nouvelle définition des pionniers fut forgée. Maines, Bridges et Ulmer (1996) ont analysé de façon convaincante la reconstruction de Park comme partisan d’une « écologie économique », à laquelle ont procédé avec succès une petite dizaine d’auteurs. Tous ces textes citaient cumulativement les précédents et finirent par construire un argumentaire totalement répétitif et autoréférencé. Il en résulta, en tout cas, que le terme human ecology et sa définition échappèrent à l’inspiration initiale de Park, tandis que McKenzie et Burgess ne voulurent ou ne purent pas résister au puissant courant qui redéfinissait la discipline comme une entreprise de modélisation quantifiée de l’évolution des territoires.

63C’est ainsi que, lorsque le fidèle Hughes entreprit de faire renaître Park en le rééditant au début des années 1950, il hésita longuement sur le titre à donner au recueil qu’il consacra à ses textes sur la ville (Park, 1952) : « The City » ou « Human Ecology » ? Ce serait James Rorty, l’époux de celle qui avait été la dévouée secrétaire scientifique de Park, Winifred Raushenbush, qui sortit du dilemme en proposant « Human Communities » (Hughes, in Park, 1955, 8) : urban sociology ne fut apparemment pas pris en considération un seul instant. Au même moment, lorsque Hatt et Reiss – ce dernier avait été formé à Chicago – relancèrent l’étiquette en lui consacrant le premier manuel de grande ampleur de l’après-guerre, ils déploraient : « la littérature [sur le sujet] est totalement dispersée, du point de vue des disciplines qui l’ont produite comme de celui des lieux de publication. Les tentatives d’intégration sont singulièrement rares et généralement insatisfaisantes » (Hatt et Reiss, 1951, IX).

64Ainsi, il fallut environ un quart de siècle pour que urban sociology, terme lancé par Park en 1925 pour nommer une nouvelle spécialité, s’imposât dans le vocabulaire nord-américain. Peu importe que le contenu scientifique de la proposition initiale fût ou non solide ou convainquant : ce qui causa l’échec provisoire de l’étiquetage, c’est qu’il fut approprié par les pratiquants d’une sociologie appliquée à l’ancienne, qui ne concevaient pas qu’il fallût redéfinir les problèmes sociaux dans un autre langage pour qu’ils deviennent traitables scientifiquement. Comme le vocabulaire élaboré à cette fin par Park, McKenzie et Burgess, celui de l’écologie humaine, fut repris et transformé par les quantitativistes – qui allaient de succès en succès depuis les années 1930 –, il ne resta longtemps plus guère de mots pour dire ce que ce groupe de sociologues avait essayé de faire – ce qui ne contribua peu à la longue éclipse qu’ils connurent entre 1935 et 1965 environ. Avec le triomphe provisoire du planning et le boom des urban studies à partir des années 1950, la sociologie urbaine, dotée d’un nouveau visage, put enfin exister comme une spécialité reconnue : il en résulta une redéfinition de l’ « École de Chicago » comme sociologie urbaine (Topalov, 2004) sous laquelle fut enfouie l’histoire que je viens d’essayer de restituer.

Notes

  • [1]
    D’autres auteurs se sont attachés à replacer les activités des sociologues de Chicago dans un cadre plus vaste, comme l’action réformatrice (Kuklick, 1980 ; Deegan et Burger, 1981) ou le reportage urbain (Lindner, 1990). Chaque fois, les œuvres de sociologie y gagnèrent une intelligibilité nouvelle.
  • [2]
    Park to McKenzie, June 14, 1924 ; McKenzie to Park, June 25, 1924 (The Joseph Regenstein Library, University of Chicago, Department of Special Collections [ci-après JRL], Park Papers Addenda Box 2, Folder 2).
  • [3]
    Park to McKenzie, January 17, 1925 (ibid.).
  • [4]
    Local Community Research Committee Minutes, 1923-1928, Meeting of the Executive Committee, February 8, 1926, 111, JRL, Social Science Research Committee, Box 1, Folder 1. L’édition originale fait état d’une sortie des presses en décembre 1925.
  • [5]
    « Extract from Mr. Ruml’s statement of policy » to the Memorial, 1923 (President’s Papers 1889-1925, Box 61, Folder 13, cité par Bulmer, 1980, 71).
  • [6]
    Sur les projets de Burgess et le recrutement de ses assistants, voir « Local community research appointees. VI Sociology » (Meeting of the executive committee, March 21, 1924, JRL, Social science research committee, Box 1, Folder 1, 8) ; « Reports on projects in sociology under the direction of the committee on social research for the autumn quarter, 1924 » (JRL, Burgess Papers, Box 13, Folder 4). Le programme de Burgess fut rebaptisé en 1926 « Local communities of Chicago » (« Meeting of the executive committee, March 13, 1926 », JRL, Social science research committee records, Box 1, Folder 1, 133-137).
  • [7]
    Cet aspect de la fin de l’ « âge d’or » de l’ « École de Chicago » n’est guère relevé par l’historiographie (voir, par ex., Bulmer, 1984, 148-149). Il ressort pourtant nettement des archives du SSRC, point que je ne peux développer ici.
  • [8]
    Dans les deux sections mentionnées ici, il y eut en outre une dizaine de participants dont la contribution ne fut pas publiée. Dans les autres sections – qui ne concernaient pas le thème général de la réunion –, il y en eut une vingtaine.
  • [9]
    On trouve la trace de ces interventions dans les Proceedings jusqu’en 1931.
  • [10]
    Sur les titres des projets, voir la note 5. Voir aussi Chapin et Gillin, 1924, 159, qui donne une liste de treize « Studies in Community Organization » en cours à l’Université de Chicago.
  • [11]
    Contrairement à ce que j’affirmais naguère (Topalov, 2005). Comme quoi la quête de la première occurrence d’un terme ne donne jamais que des résultats très provisoires.
  • [12]
    Le même tableau ressort d’un examen des titres d’articles publiés dans American Journal of Sociology : dans les années 1920, de nombreux articles furent signés par Park, Burgess et leurs élèves, mais le terme n’apparaissait dans aucun titre et, à la différence de la sociologie rurale ou de l’éducation, il n’était pas une catégorie de classement des comptes rendus publiés par la revue.
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Cet article est une étude sociologique d’un épisode de l’histoire d’un étiquetage scientifique. Dans les années 1920, un groupe de sociologues de l’Université de Chicago essaya de donner de la consistance à une étiquette jusque-là très peu usitée : urban sociology. Robert E. Park et ses proches collaborateurs lancèrent ce vocable à l’occasion de la réunion annuelle de décembre 1925 de l’American Sociological Society. Des archives abondantes permettent de décrire avec précision la configuration des acteurs qui furent mobilisés pour promouvoir la nouvelle spécialité et les contenus qui furent alors assignés à celle-ci. L’étiquetage lancé cette année-là n’a pas eu tout le succès escompté : pendant plus d’un quart de siècle, il fut rarement repris par d’autres et fort peu défendu par ses propres promoteurs. Ce fut seulement à partir du début des années 1950 qu’une « sociologie urbaine » plus assurée de ses fondements et de sa légitimité prit son essor aux États-Unis d’abord, dans le reste des pays occidentaux ensuite.

Mots cles

  • Sociologie urbaine
  • histoire de la sociologie
  • étiquetage scientifique
  • Université de Chicago
  • Robert E. Park

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Christian Topalov
Directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS
topalov@ ehess. fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/05/2008
https://doi.org/10.3917/anso.081.0203
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