1Le contrôle de l’ensemble des moyens de production et la fin de l’obstacle de la propriété privée ont doté les régimes communistes de la deuxième moitié du XXe siècle d’une capacité d’intervention urbanistique unique dans l’histoire. En République Démocratique Allemande en particulier, la destruction des villes pendant la guerre et une idéologie construite sur une double opposition au passé capitaliste et au monde occidental rendaient pensable une reconfiguration radicale de l’espace urbain et une production de nouvelles formes urbaines. Or, malgré la capacité de l’État à monopoliser les ressources matérielles et idéelles, et malgré la permanence du discours sur la « ville socialiste » pour qualifier ses pratiques d’aménagement, il est pratiquement impossible d’identifier avec précision ce qui caractérise la ville « socialiste ». En effet, si le signifiant « ville socialiste » a été une constante de l’histoire de la RDA, le signifié n’a cessé d’évoluer. Cette historicité peut se lire dans la diversité des espaces urbains présentés à différentes époques comme les réalisations emblématiques de la « ville socialiste ». Au centre de Berlin, le boulevard monumental de la Stalinallee, érigé dans un style néoclassique au début des années 1950 se prolonge jusqu’à l’Alexanderplatz par des immeubles aux façades épurées de neuf étages construits dans les années 1960 en panneaux de béton préfabriqués pour se terminer par la tour de télévision érigée en 1969, d’un modernisme affirmé, qui domine encore la silhouette de Berlin.
2Pour ces raisons, la perspective adoptée ici ne visera pas à énumérer ce qui serait caractéristique de la ville, l’architecture, l’urbanisme ou le régime urbain « socialiste », posture qui conduirait non seulement à nier l’évolution des pratiques et des discours, mais aussi à perdre de vue les circulations d’idées de part et d’autre du « rideau de fer » qui ont fourni la matrice d’une relation complexe de rejet et d’appropriation mutuels. La « ville socialiste » n’était pas une idée « prête à l’emploi » découlant d’un corpus idéologique qui surdéterminait l’action de ceux qui ont façonné l’espace urbain. Si les références à la « ville socialiste » sont omniprésentes tout au long de l’histoire de la RDA, cette catégorie est en réalité une succession de propositions et de pratiques en constante évolution, ce qui rend illusoire toute tentative de fixer l’essence socialiste des villes à l’est de l’Elbe en procédant par une exégèse des discours ou des formes architecturales ou urbanistiques (Aman, 1992).
3Dès lors, la thématique de la « ville socialiste » doit être considérée comme un objet de luttes de définition du problème et des solutions, luttes qui contribuent à délimiter la frontière entre les pratiques et formes de savoir orthodoxes et hétérodoxes. Si la conformité politique et une relation de confiance avec l’élite communiste étaient une condition nécessaire pour participer à la définition des politiques publiques, elles n’étaient pas une condition suffisante. être reconnu par les dirigeants du Parti comme le plus compétent pour faire exister la ville socialiste impliquait un travail préalable de construction du problème (la nature des héritages, les caractéristiques de la ville « capitaliste », les échelles d’intervention, etc.) et des solutions envisageables en adéquation avec les compétences revendiquées. C’est ainsi, en établissant les relations entre les savoir-faire des experts reconnus, la solidité des instruments d’objectivation et d’intervention qui donnent une armature à la ville comme catégorie d’action (Desrosières, 1993 ; Lascoumes, Le Galès, 2004) et les répertoires de justification de l’activité que l’on tentera de saisir la dynamique de la production des villes « socialistes ».
4Cette dynamique conduit à l’affaiblissement progressif de la capacité de la catégorie « ville » à orienter l’action. En d’autres termes, on peut parler d’une désobjectivation de cette catégorie dans les pratiques, malgré le maintien d’un discours de légitimation portant sur la spécificité de la ville « socialiste ». Pour forcer le trait, on pourrait dire que les interprètes autorisés de celle-ci dans les années 1950 s’efforcèrent d’agir sur la ville comme un tout, comme un espace hiérarchisé autour d’un centre structurant. Or, à partir du milieu des années 1950, le centre de gravité se déplaça, pour représenter la ville à partir de ses éléments constitutifs et non comme une unité organique. D’un ensemble structuré et intégré, outillé par le plan d’architecte et construit en opposition à la ville capitaliste, la catégorie de la ville s’est décomposée en bâtiments standardisés ou en composantes fonctionnelles. On agissait désormais sur la ville en s’appuyant sur des calculs de rentabilité et d’indicateurs statistiques destinés à rendre compatible les logiques de production de la ville et les besoins (supposés) de ses habitants. Cette transformation peut être interprétée comme le résultat d’une transformation radicale des savoirs légitimes qui se concrétisa par une mise à l’écart des architectes et de leurs instruments d’objectivation et d’action, et leur remplacement par des ingénieurs et économistes qui apportaient un savoir-faire et des instruments nouveaux qui firent tendanciellement disparaître la ville comme catégorie structurante des pratiques d’aménagement.
Les architectes comme interprètes d’une ville « socialiste » intégrée
5Entre 1950 et 1955, un groupe d’architectes relativement jeunes occupa des positions importantes au ministère de la Construction, à l’Académie allemande de la construction (Deutsche Bauakademie ou DBA) et au bureau de la construction du comité central du Parti ; il mit progressivement en place une doctrine et des pratiques fortement charpentées définissant la ville socialiste. S’adossant à un texte programmatique rédigé en mai 1950 lors d’une visite d’une délégation ministérielle en URSS (les « seize principes de l’architecture et de l’urbanisme ») (Hain, 1995), cristallisé dans quelques slogans inlassablement répétés ( « national dans la forme, socialiste dans le contenu », « construire la ville de l’intérieur vers l’extérieur » ) et concrétisé dans des premières réalisations emblématiques dans les grandes villes et par la construction de la première ville socialiste (Stalinstadt, aujourd’hui Eisenhüttenstadt), l’existence de la « ville socialiste » est alors le produit d’une forte mise en cohérence d’un ensemble de pratiques discursives, politiques et professionnelles.
6Cette première période de la reconstruction a été interprétée comme l’imposition d’un paradigme soviétique construit sur une opposition radicale à l’architecture moderne et comme la perte de l’autonomie professionnelle des architectes (Hannemann, 1996 ; Palutzki, 2000). Cette interprétation de la rupture/imposition de 1950 s’appuie sur un double constat : celui de l’opposition radicale entre le style « national » de l’esthétique « stalinienne » et l’esthétique épurée de la reconstruction à l’Ouest ; et celui de l’impuissance, de la soumission ou encore de l’opportunisme des architectes les plus en vue de la RDA, majoritairement formés dans les années 1920 dans des écoles prônant une architecture moderne, et qui auraient produit servilement les immeubles surchargés d’éléments décoratifs du « kitsch » stalinien [1]. Cependant, par leur formulation très générale qui autorise – et requiert – un travail d’interprétation, et par la configuration sociale et politique de leur contexte de réception, les « seize principes » n’étaient pas simplement imposés de l’extérieur. Ils suscitaient également de nombreux ralliements en se situant dans la continuité d’un nombre de débats et pratiques antérieures, tout en offrant des possibilités nouvelles d’action pour un ensemble de groupes et d’organisations.
7La destruction d’une grande partie de l’espace urbain pendant la guerre avait produit une situation où la ville dans sa totalité s’imposa comme échelle pertinente d’action. L’ampleur des destructions fut perçue par des architectes, et pas seulement par eux, comme une chance à saisir pour remédier aux maux urbains thématisés depuis le XIXe siècle (Harlander, 1999, 240). Les termes du débat se structurèrent autour de deux pôles, avec le degré de rupture avec le passé comme principal enjeu. D’un côté, on trouvait ceux qui s’engageaient dans la voie d’une restructuration radicale de l’espace sous la bannière d’une modernité et d’un découpage radical de la ville par fonctions, qu’ils présentèrent comme seule voie possible pour une rupture décisive avec un passé ayant conduit au nazisme. Ces projets qui proposaient un renouveau radical ont surtout été produits dans les écoles d’architecture de Weimar, le « nouveau » Bauhaus de Dessau, l’Université technique de Dresde, et l’Institut d’urbanisme dirigé par Hans Scharoun, figure emblématique du neues Bauen. L’autre pôle du débat était animé en particulier par les architectes des grandes municipalités qui préconisaient le maintien de la structure concentrique des villes et une reconstruction partielle des centres-villes et des bâtiments marquants afin d’aider une population déboussolée à retrouver des repères. Ce clivage n’était pas tant le produit d’un positionnement plus ou moins d’avant-garde, conservateur ou modernisateur, que celui d’un décalage important dans les conditions pratiques de travail – les architectes municipaux étant directement confrontés aux pénuries, ils exprimaient leur scepticisme face aux projets qu’ils considéraient comme utopiques dans un contexte économique extrêmement difficile.
8Au-delà des divergences, le débat avait contribué à forger un consensus sur un certain nombre de diagnostics communs dans lequel s’inscriront les « seize principes de l’architecture et de l’urbanisme » de 1950. La reconstruction de la ville devait procéder par référence à un projet d’ensemble cohérent, mis en œuvre par la puissance publique. D’autre part, l’intensité des débats et leur visibilité avaient imposé les architectes comme détenteurs d’un savoir-faire incontournable et le plan dessiné comme principal instrument de représentation et d’action.
9Ce contexte permet de mieux comprendre la réception et les usages de la doctrine officielle inspirée par les pratiques soviétiques. Les « seize principes » peuvent se lire de prime abord comme l’antithèse de la charte d’Athènes. L’architecture devait mettre en représentation le caractère national : le centre-ville devait être « urbain », dense et monumental, structuré autour d’une place centrale et de grands boulevards. L’esthétique nationale devait s’opposer à l’esthétique internationale, voire « cosmopolite », et l’article 12 affirmait qu’ « il est impossible de transformer la ville en jardin ». Si cette première formalisation d’un modèle se construisait comme l’antithèse de l’architecture moderne, elle s’inscrivait dans les débats antérieurs en consacrant la ville dans son ensemble comme unité de planification, le rôle éminent des architectes et la légitimité de l’État pour mettre en ordre un fait urbain « chaotique » hérité du passé. Le slogan « national dans la forme, socialiste dans le contenu » opérait une synthèse entre les deux pôles du débat antérieur et facilitait des ralliements divers.
10Le langage esthétique « national » et ses déclinaisons régionales rassuraient ceux qui insistaient sur l’importance de conserver le « génie des lieux ». Lors d’une réunion de présentation de la nouvelle doctrine, le président de la DBA Kurt Liebknecht [2] exprima cette idée ainsi :
« Le ministère n’a aucune intention d’ignorer les forces locales. Au contraire, elles doivent intervenir activement dans la reconstruction, puisqu’elles sont attachées à la ville et à sa population. Zwickau doit plaire avant tout à ses habitants, les habitants de Dresde doivent retrouver le caractère de leur ville dans la reconstruction [...]. » [3]
11Cette partie du message entre en particulier en résonance avec celui des représentants des municipalités convaincus de l’importance du lien affectif entre une population et son cadre de vie. Les architectes municipaux, qui avaient privilégié une reconstruction reprenant dans ses grandes lignes les structures anciennes pour ne pas « gaspiller » les réseaux techniques souterrains restés intacts, accueillent en outre favorablement l’engagement du régime à démarrer la reconstruction.
12Pour les dirigeants politiques, le ralliement aux thèses soviétiques fournissait évidemment des gages de bonne volonté, mais correspondait en outre parfaitement au contexte de la rivalité entre deux États dont chacun revendiquait le monopole de parler et d’agir au nom de la même nation. L’accent mis sur le style « national » de l’architecture permettait ainsi aux dirigeants de revendiquer la filiation historique avec la nation allemande et de dénoncer l’architecture « moderne » adoptée massivement en RFA, renvoyant ainsi dos à dos l’ « impérialisme » américain et le « style casernier » du national-socialisme.
13La réception des « seize principes » au sein de la profession des architectes est a priori plus surprenante. La majorité de ceux qui occupaient les positions institutionnelles les plus centrales avait en effet été formée à l’architecture moderne dans les années 1920, elle-même construite par opposition à l’historicisme éclectique de l’Empire wilhelmien et ses façades chargées. La mise en place du nouveau paradigme s’accompagnait de violentes campagnes dans la presse contre le Bauhaus et l’architecture moderne, en grande partie conduites par les élèves du Bauhaus contre leurs anciens maîtres [4]. C’est autour de la question de l’esthétique nationale que se jouera la concurrence entre deux générations d’architectes pour définir les compétences légitimes. La jeune génération, formée en majorité dans les années 1920 dans les équipes des ténors du neues Bauen, est pratiquement sans expérience professionnelle car, sous le IIIe Reich, elle était soit exilée en Union soviétique (Kurt Liebknecht, Gerhard Kosel), soit internée dans les camps de concentration (Waldemar Adler, Kurt Junghanns), soit interdite d’exercice ou bien occupant des fonctions marginales (Hermann Hensellmann, Edmund Collein). Jusqu’à 1950, ce groupe d’architectes a cohabité avec un certain nombre de ses aînés dotés d’une renommée internationale et qui avaient élu domicile dans la zone soviétique ou travaillé activement sur des projets de reconstruction (Mart Stam, Hans Scharoun, Ludwig Mies van der Rohe ou Bruno Taut). La surface internationale de ces architectes, pourtant politiquement engagés à gauche, se transforma en stigmate sous l’influence de la « jeune » génération qui s’appuya sur ses relations avec des membres du Bureau politique forgés pendant l’exil soviétique ou dans les camps (Rowell, 2005). Avec le durcissement de la guerre froide, cette génération, et en particulier Henselmann et Liebknecht, marginalisa progressivement ses aînés – parfois ses anciens professeurs – en les accusant de « travail insuffisant » (Bruno Taut, Hugo Häring), c’est-à-dire de collaborer à des projets dans d’autres pays ou dans les zones d’occupation occidentales, ou encore en jouant sur la suspicion à l’égard d’anciens exilés dans les pays « capitalistes » (Durth, Düwel, Gutschow, 1998, 112-114). Les trajectoires des années 1933-1945 ayant privé la jeune génération d’expériences et de réseaux professionnels à l’Ouest, elle fait de nécessité vertu en s’investissant pleinement dans la reconstruction « socialiste » du pays. L’ancienne génération va se désengager de la RDA entre 1948 et 1952 sous la pression exercée par les « jeunes architectes progressistes », comme ils se désignaient, leur laissant ainsi le champ libre.
14Le paradigme « stalinien » imposa une rupture du langage esthétique et fut ainsi instrumentalisé pour tracer la ligne de clivage entre les pratiques (et les personnes) hétérodoxes et orthodoxes. La focalisation sur les questions esthétiques eut pour contrepartie une intervention incessante des membres du Bureau politique – puisqu’il s’agissait d’une compétence difficile à monopoliser (Champy, 1998, 49) –, même si plus de 80 personnes étaient employées à la DBA pour renforcer la légitimité théorique et historique de l’esthétique « nationale ». Or, malgré la dureté des oppositions autour des questions esthétiques, le paradigme « stalinien » ne constituait pas une rupture fondamentale sur d’autres questions et formes du savoir, et notamment la définition de l’ethos professionnel. Il confortait au contraire un ethos construit sur le présupposé rationaliste de la modernité ( « changer la ville pour changer la vie » ) et, par la centralisation des ressources matérielles et cognitives, offrait des potentialités d’action importantes. Le thème de la ville compacte, hiérarchisée autour d’un centre-ville dense et la transformation des centres-villes en lieu de socialisation et d’expression politique peut ainsi être compris comme une variante d’un projet d’ingénierie sociale affirmée depuis les années 1920. C’est dans la revendication de reconfigurer rationnellement un fait urbain « chaotique » et « sans âme » hérité du passé, que se trouve la continuité avec les visées rationalisantes du neues Bauen. Ainsi, lors de la présentation des nouveaux principes au personnel ministériel en juin 1950, Kurt Liebknecht résumait le rôle de l’architecte dans la nouvelle société est-allemande de la manière suivante :
« L’architecte est un homme d’État. [...]. Nous ne devons plus rester aux marges de la société, mais nous devons agir, être au centre du travail de rééducation du peuple. » [5]
15En ce sens, on peut penser l’articulation entre les experts de la ville et les dirigeants politiques en termes de légitimation croisée ou encore en termes d’échange de dons et de dettes (Zittoun, 2001). Les experts fournissent un savoir-faire et une traduction matérielle et discursive de l’idéologie du régime – que peuvent mobiliser les dirigeants du Parti soucieux d’affirmer publiquement leur maîtrise des enjeux esthétiques de la reconstruction. Les architectes transforment ce crédit de confiance en ressource pour écarter des concurrents et se poser durablement au sein de l’appareil d’État tout en cumulant les positions dominantes au sein de la profession (instituts de recherche, jurys des concours, revues, organisations professionnelles). Si ces « hommes d’État » se trouvent soumis aux rappels à l’ordre multiples sur leur savoir-faire esthétique, les dirigeants du Parti se remettent en revanche entièrement à leur compétence sur des questions urbanistiques et techniques. Ainsi, au-delà des oppositions sur la densité des villes ou les choix esthétiques, l’ethos professionnel et la revendication d’un savoir totalisant hérité des années 1920, construit sur le postulat d’un lien déterminé entre les formes du bâti et les comportements individuels et collectifs, sont plutôt renforcés.
La « ville socialiste » comme catégorie d’action pratique
16Dans ce processus de traduction de principes d’architecture et d’urbanisme en objets, l’élaboration de supports visuels (le plan d’immeuble, le dessin des façades et des perspectives de rue et surtout le plan d’urbanisme) a constitué le passage obligé pour mettre les choses en conformité avec les mots. C’est autour de ces supports cognitifs que vont se cristalliser les discussions au sein de la profession et entre les professionnels et les responsables politiques.
17Les rappels à l’ordre des dirigeants politiques se focalisèrent avant tout sur les plans des immeubles, l’aspect des façades et le choix des matériaux. L’homme fort du régime, Walter Ulbricht, alla jusqu’à exiger un relèvement des hauteurs sous plafond ou une augmentation des dimensions des parties communes pour des immeubles en cours de construction, entraînant souvent des surcoûts et des retards importants. Par contre, l’organisation spatiale des villes, les tracés des voies principales et la différentiation des espaces selon leurs fonctions font objet d’un large consensus qui ne découlait cependant pas automatiquement de l’énoncé des « seize principes d’architecture ».
18La force de ce consensus se construisit à travers des investissements de forme et s’actualisa dans la densité des échanges et les réseaux de cooptation sur l’ensemble du territoire. Le projet de la Stalinallee attira les architectes considérés comme les plus talentueux du pays et fonctionna comme un creuset où se forgèrent des pratiques et représentations communes sous la direction des architectes du ministère et de la DBA [6]. Cette expérience collective facilita par la suite la déclinaison d’un ensemble de pratiques homogènes dans les autres villes qui entamèrent à leur tour la reconstruction de leur centre. C’est le plan d’urbanisme qui donnait une unité de vision aux aménageurs de l’espace urbain. Il s’agit d’une technologie d’objectivation qui produit l’illusion de la possibilité d’une maîtrise totale de l’espace et permet en même temps de rendre commensurable les villes entre elles, quelle que soit leur taille, leur morphologie ou leur histoire. Ce support fait exister une unité cognitive, une qualité « socialiste » qui se greffe sur la diversité de l’existant. Le principe unificateur ne repose cependant pas sur une application rigide d’un même schéma à l’ensemble des contextes. C’est en particulier le plan qui cartographiait les itinéraires des défilés politiques qui fournissait le principe unificateur des espaces urbains, tout en autorisant une déclinaison adaptée à la morphologie de chaque ville. De quoi s’agit-il ?
19Le 28 août 1952, le Conseil des ministres approuva les plans de reconstruction des six plus grandes villes du pays. Chaque dossier se composait d’un texte qui affirmait le caractère « modèle » de la Stalinallee et de Stalinstadt, d’une projection démographique et économique et de douze cartes. Huit cartes représentaient l’existant : un plan de l’occupation effective des sols, un plan du découpage administratif, un plan représentant les régimes de propriété des parcelles et les plans des réseaux d’électricité, de gaz, d’eau et de canalisation et une carte géologique. Une deuxième série de quatre plans représente la ville à venir : un plan de la circulation, un plan d’occupation des sols, un plan des itinéraires des manifestations et un plan à plus petite échelle de la zone la plus centrale. C’est parce que la reconstruction devait commencer par le centre-ville, considéré comme le point de focalisation de la vie politique et culturelle, que cette carte faisait l’objet de la plus grande attention. Dans la réalité des pratiques, ce plan fut tributaire d’une vision d’ensemble, et en particulier du plan des manifestations. Répondant à une exigence du Parti, les architectes s’appuyaient sur cette obligation pour opérer une mise en ordre et une hiérarchisation des espaces.
20Partant de la population totale de chaque ville et d’un pourcentage fixe de la population qui devait défiler lors des grandes fêtes politiques [8], les architectes désignaient dans chaque quartier un point de rassemblement, traçaient les itinéraires de flux humains qui convergent progressivement au centre-ville, et dessinaient la place centrale de la ville dont la taille doit permettre aux responsables politiques de passer en revue les manifestants ou d’accueillir un tiers de la population d’une ville pour des rassemblements statiques (sur la base de 4 personnes au mètre carré) [9]. Cette logique avait plusieurs effets structurants sur la ville, telle qu’elle se définissait alors.
21Ces plans produisaient une proportionnalité stricte entre les différentes villes qui commandait non seulement la taille de chaque place centrale en fonction de la population (82 000 m2m à Berlin, 50 000 m2m à Leipzig, 41 000 m2m à Dresde, 8 000 m2m à Stalinstadt, etc.), mais aussi la largeur des rues qui variait en fonction du nombre de manifestants qui devaient passer à chaque endroit. En fonction de la morphologie urbaine existante, cette exigence se traduisit par une reconfiguration plus ou moins importante de l’espace et des voies. À Dresde, la densité de l’ancien centre-ville, l’étroitesse des rues et l’absence d’une grande place centrale impliqua une reconfiguration profonde des axes de circulation et la création d’une vaste place centrale, rendue plus aisée, il est vrai, par le vide crée par les bombardements de 1945. À Leipzig, l’existence d’une place centrale de taille suffisante et d’un large boulevard circulaire autour de la vieille ville permit de reprendre, avec peu de modifications, le plan d’urbanisme de 1929. C’est le même principe qui présida à la détermination des dimensions des axes de la ville nouvelle de Stalinstadt, où des rassemblements de chacun des cinq quartiers de 5 000 à 6 000 habitants convergaient sur un axe majeur conduisant à la place centrale. Si chacun des complexes d’habitation était équipé en infrastructures, une grande attention était portée au raccordement des unités d’habitation au centre-ville, afin d’opérer une distinction avec les pratiques « capitalistes » que l’on accuse de créer des isolats résidentiels qui dépolitisent les masses laborieuses en les coupant du reste de la ville.
22Ces plans, s’appuyant sur des ratios mathématiques simples, permettaient ainsi de dégager des normes qui fournissaient des critères d’ordonnancement et de hiérarchisation de la ville socialiste qui opéraient, par l’importance accordée au centre-ville dense et politiquement marqué, une démarcation nette avec la ville « capitaliste », tout en poursuivant un travail de rationalisation des espaces urbains et des comportements inscrits dans les dispositions professionnelles des architectes depuis le début du XXe siècle.
De la ville socialiste au complexe d’habitation socialiste
23La période dite stalinienne se termina abruptement en décembre 1954 à Moscou par un discours de Khrouchtchev qui critiqua l’architecture « stalinienne » trop coûteuse, et amorça un virage vers la standardisation radicale de l’industrie du bâtiment et le retour aux formes architecturales épurées. L’alignement sur le « grand frère » soviétique en avril 1955, lors de la conférence de la construction devant 1 800 délégués, se traduisit par des critiques sur le coût exorbitant des constructions dans le « style national » et une mise en cause violente des architectes accusés d’avoir gaspillé les fonds publics. Or, malgré ce désaveu public, ce sont les mêmes architectes qui furent chargés de conduire la standardisation des procédés de construction et de trouver de nouvelles formes. Trois éléments permettent de le comprendre. D’abord, les architectes avaient monopolisé les institutions productrices de savoirs sur la ville et leur capacité à contrôler la profession empêcha l’émergence d’un groupe porteur de propositions alternatives. Ensuite, les dispositions professionnelles acquises dans les années 1920 leur permirent de surmonter la démonétisation brutale de leur compétence esthétique en mettant en avant leur maîtrise de l’urbanisme et des techniques de construction susceptibles de répondre à l’impératif de standardisation et de réduction des coûts. Enfin, si la standardisation et la préfabrication étaient peu présentes dans le discours public avant 1955, d’importants moyens y furent consacrés par la DBA. Malgré la virulence des dénonciations de l’architecture occidentale, les architectes de la DBA suivaient avec attention les développements technologiques internationaux. Les contacts personnels avec des architectes occidentaux ou la lecture des publications occidentales étaient monnaie courante. Le rôle de l’universitaire ouest-berlinois Robert von Halasz fut capital dans la diffusion des technologies de préfabrication des éléments du squelette et des murs en béton armé (Hannemann, 1996, 54-64). Les deux tours de la Straussberger Platz sur la Stalinallee conçues par Hermann Henselmann furent construites avec une technologie de préfabrication développée par Halasz à l’Université technique de Berlin. La première expérience utilisant des panneaux préfabriqués en béton armé avec des façades néoclassiques fut conçue dès 1950 et terminé en 1954 avec la collaboration de Halasz.
24La centralisation des capacités de recherche à la DBA apporta la garantie que le pouvoir de définir les alternatives techniques ne pouvait échapper aux hommes qui se situaient au cœur du dispositif. Si la technologie de construction et l’esthétique architecturale se transformèrent radicalement après 1955, la morphologie urbaine et l’articulation entre les espaces urbains prolongeaient les principes anciens. Furent en effet conservés les tracés des grandes avenues et places du centre-ville et la hiérarchie entre les espaces. De même, les principes urbanistiques régissant les quartiers résidentiels furent maintenus, comme on va le voir. Ce qui change, en revanche, c’est la signification de la « ville socialiste » dont le point focal se déplace du centre-ville vers les quartiers résidentiels, ou « complexes d’habitation socialiste », qui, du fait de leur parenté avec les new towns, housing estates, grands ensembles ou villes-satellites allaient poser un problème de justification.
25À partir de 1955, le terme utilisé pour désigner les nouveaux quartiers résidentiels (Wohnkomplex) fut systématiquement associé à l’adjectif « socialiste », signalant ainsi un déplacement du discours sur la nature socialiste de la ville du style architectural et du centre-ville vers les quartiers résidentiels périphériques. Malgré la promotion de ceux-ci comme lieux de cristallisation de la ville socialiste, leurs caractéristiques urbanistiques se transformèrent peu après 1955. En effet, si les articles 12 et 13 des « seize principes » de 1950 affirmaient la différence des principes de la Charte d’Athènes, l’article 10 était très proche des principes d’organisation des ensembles résidentiels occidentaux de l’après-guerre :
« Le complexe d’habitation [Wohnkomplex] est constitué par un groupe de quartiers résidentiels [Häuservierteln] distribués autour d’un parc, des écoles, des jardins d’enfants, des crèches et les infrastructures nécessaires à satisfaire les besoins quotidiens de la population. La circulation automobile n’est pas permise à l’intérieur du complexe d’habitation, mais ni les complexes d’habitation, ni les zones d’habitation [Wohngebiete] ne doivent être fermés sur eux-mêmes et isolés du reste de la ville » (Gesetzblatt der DDR, 16 septembre 1950, 154).
26Les premiers complexes d’habitation construits à Stalinstadt à partir de 1951 le furent effectivement selon ces principes. Chaque complexe était composé de quatre ou cinq petits groupes d’immeubles de quatre ou cinq étages, était fermé à la circulation et distribué autour d’une école primaire, un jardin d’enfant, une crèche, un commerce alimentaire de proximité, d’espaces verts, d’une laverie et d’une maison de la jeunesse. Des services (hôpital, bibliothèque, poste), des commerces plus spécialisés (banque, vêtements, meubles, etc.) et des institutions politiques, administratives ou culturelles se trouvaient le long des artères principales ou sur la place centrale. Avant 1955, ce furent précisément les plans de manifestations et les institutions centrales de la vie politique et culturelle qui permirent de penser l’articulation des complexes d’habitation avec le reste de la ville.
27Après 1955, les discours et la réflexion urbanistiques désinvestirent un centre-ville trop étroitement associé au paradigme « stalinien » désormais discrédité et se cristallisèrent sur les nouveaux quartiers d’habitation. S’il existe une forte continuité dans la manière de penser les complexes d’habitation avant et après 1955, le fait qu’ils étaient devenus désormais les lieux de mise en œuvre d’une technologie standardisée et de cristallisation d’une forme urbaine « socialiste » produisit des effets importants sur la manière d’agir sur la ville.
28Par l’utilisation des techniques nouvelles, le recours à une esthétique épurée, et la disposition des bâtiments autour de services de proximité, la pensée urbanistique de la RDA avait renoué de façon spectaculaire avec celle de l’ « Ouest ». Des contacts jusqu’alors informels et officieux devinrent officiels et publics, le concours d’aménagement du quartier berlinois de Frennpfuhl étant même ouvert aux architectes ouest-allemands et le projet d’Ernst May, vilipendé quelques années auparavant pour son « formalisme petit-bourgeois », fut chaleureusement accueilli et obtint le premier prix. Des délégations d’architectes ministériels de la RDA visitèrent plusieurs pays occidentaux et la principale revue d’architecture publia des articles élogieux sur la reconstruction du Havre, la Cité radieuse à Marseille, les new towns anglaises ou encore l’urbanisme de Stockholm.
29Or, l’appropriation de modèles occidentaux nécessitait un travail symétrique de distanciation et posait un dilemme de justification sur la nature « socialiste » d’une forme urbaine finalement très proche des pratiques « capitalistes ». L’opposition au capitalisme s’exprima d’abord à propos de la capacité de chaque système à produire, par une rationalisation de l’espace, un environnement urbain sain, structuré et organisé. Citant à la fois les « slums » des villes américaines et « l’état chaotique et malsain de la période de croissance des villes sous le capitalisme », dénonçant le manque d’espaces verts, la densité de l’habitat et les nuisances produites par la proximité de l’industrie de l’habitat, un mémorandum signé par Gerhard Kosel en 1957 et destiné au Bureau politique, déplaçait les termes de l’opposition vers un pays lointain (les États-Unis) et vers le passé et tirait la conclusion que seul le socialisme permettait une planification rationnelle conséquente [11]. En soulignant le caractère socialiste des complexes d’habitation, il s’agissait en outre de donner une expression spatiale et matérielle à une nouvelle « conscience socialiste et [...] promouvoir le sentiment d’appartenance collectif et la vie sociale de la population » (Kosel, 1958, 77). Il s’agissait d’aménager l’espace pour faciliter l’éclosion d’une « moralité et d’un mode de vie socialiste », thème très présent dans le discours politique depuis l’annonce des « dix commandements de la morale socialiste » par Walter Ulbricht en 1958.
30L’accent mis sur les quartiers d’habitation comme support matériel d’un mode de vie spécifique reflète une transformation des hypothèses sur les formes de socialisation légitimes. De façon significative, les plans des manifestations disparurent des travaux de planification après 1955, signifiant qu’était tombé en désuétude un instrument qui rendait les espaces urbains commensurables et facilitait la réappropriation de la structure urbaine existante. Après 1955, les complexes d’habitation formèrent la matrice d’une figure urbaine homogène reproductible sur l’ensemble du territoire. Or, à la différence des plans du centre-ville de la période antérieure, soucieux d’adapter les nouvelles exigences à la trame urbaine du passé, le complexe d’habitation, construit sur la norme de l’équidistance des infrastructures et le déplacement des voies de circulation à l’extérieur, s’avéra impossible à concilier avec la structure urbaine héritée du passé. Il s’agissait ainsi d’une déterritorialisation des « morceaux » de ville en un double sens. D’abord, la même disposition d’immeubles, d’espaces et d’infrastructures pouvait être construite partout et les besoins supposés des habitants n’étaient plus pensés en termes d’un sentiment d’attachement à un lieu familier et singulier, mais en termes de besoins physiologiques et sociaux dont la satisfaction devait être optimisée par la proximité. Ensuite, avec l’abandon d’un principe de structuration qui partait du centre vers la périphérie produisant une hiérarchie des densités, des hauteurs et de la valeur symbolique des espaces, la structuration de la ville à partir des complexes d’habitation tendait à homogénéiser l’espace et à rendre ainsi les points de repère et les lieux de focalisation de la vie plus difficiles à concevoir pour les aménageurs, et plus ardus à percevoir pour les usagers de la ville. Critiquant en 1964 la conception de Hoyerswerda, promue comme deuxième ville socialiste, l’urbaniste et théoricien Bruno Flierl nota laconiquement que « la somme des complexes d’habitation ne fait pas une ville » (Flierl, 1964, 220).
31Ce rétrécissement de l’échelle territoriale s’accompagnait d’une transformation des hypothèses sur les formes de socialisation politiquement souhaitées. Le paradigme « stalinien » partait du principe que le centre-ville devait simultanément exprimer une prise de possession symbolique des lieux les plus prestigieux et constituer le cadre matériel de moments de socialisation politique intenses. Avec le complexe d’habitation, la socialisation politique s’inscrivait dans des rapports sociaux ordinaires et s’individualisait. Elle n’était plus pensée en termes de flux ou de masses indifférenciées, mais en termes de déplacements de proximité et d’interactions quotidiennes des individus entre eux et avec les organisations administratives et politiques. Il s’agissait de planifier la vie sociale, la santé, le bien-être et la force productive de la population par des procédés déductifs toujours plus raffinés, en optimisant les trajets et les coûts de construction par la recherche des proportions optimales entre la densité [12], la taille et la distribution des immeubles et des logements, et un nombre toujours plus important de ratios de mètres carrés par habitant (espaces verts, terrains de jeu et de sport, commerces, services, etc.).
32Avec l’effondrement de la demande d’une compétence esthétique, la standardisation de la conception des édifices et une disposition urbanistique commandée des paramètres à optimiser, le dessin et la carte, les supports et instruments centraux du savoir-faire des architectes perdirent leur capacité à structurer l’action publique. Au milieu des années 1960, les architectes vont appeler de leurs vœux une collaboration plus étroite avec la sociologie urbaine émergente afin de renforcer la crédibilité scientifique de leur prétention à configurer l’espace plus finement pour promouvoir un mode de vie socialiste. Mais la sociologie était encore à ses balbutiements et il était déjà trop tard pour que les architectes puissent renverser leur marginalisation rampante. C’est la combinaison de la perte de l’évidence de leur savoir-faire et de son caractère indispensable qui créa les conditions sociales et politiques d’une contestation de leur monopole d’expertise par les ingénieurs du bâtiment et une jeune génération d’économistes.
La désobjectivation de la ville dans les instruments de pilotage économique
33Entre 1962 et 1964, les architectes perdirent leurs positions ministérielles au profit d’un groupe d’économistes et d’ingénieurs du bâtiment âgés d’une trentaine d’années et qui resteront aux affaires jusqu’en 1989. Après avoir imposé une radicale standardisation de la construction qui remettait en cause la raison d’être de leur profession, Hermann Henselmann, Hans Gericke, Kurt Junghanns, Hans Schmidt et Richard Paulick se trouvèrent à la tête de petites équipes à la DBA chargés des « constructions spéciales » – c’est-à-dire celles qui échappaient à la standardisation. Ils signèrent à la fin des années 1960 les grandes tours « iconiques » qui devaient redonner un caractère unique, mais à tonalité socialiste, à chaque ville en symbolisant les traditions industrielles locales (ainsi la tour en forme de livre à Leipzig pour symboliser l’industrie du livre, la tour hexagonale de Magdebourg rappelant l’industrie mécanique, la tour en forme de lentille pour symboliser l’industrie optique d’Iéna, etc.). Ce changement de personnel reflétait la montée de la compétence économique présentée par ses promoteurs comme la manière de parvenir à une planification économique « scientifique » [13], consacrée en 1963 par le lancement du « nouveau système de planification et de gestion ». Au sein du secteur de la construction, les économistes introduisirent de nouveaux instruments d’objectivation qui discréditaient le savoir-faire et les instruments de travail des architectes. Les ingénieurs du bâtiment mirent leurs connaissances pratiques des chantiers et des entreprises en avant, pour démontrer leur capacité à améliorer les performances de la planification.
34La légitimité de la nouvelle équipe reposait ainsi sur la reconnaissance de sa capacité à identifier les lois et les leviers d’un pilotage économique optimisé. Face au problème central de détermination du prix « réel » dans une économie planifiée, les économistes produisirent une série de conventions permettant, selon eux, une meilleure allocation des ressources. Par exemple, le problème du coût du terrain avait été auparavant évacué par les architectes, car l’État pouvait disposer librement de l’ensemble de la propriété foncière. En 1964, le ministère établit un prix théorique de la valeur du terrain pour parvenir à un usage plus rationnel du sol, et donc des différentiels de densité optimale allant de 320 habitants par hectare à 460 dans les centres-villes (Hoscislawski, 1991, 271). En faisant entrer dans le champ de vision des coûts théoriques qui mimaient les conventions et les prix dans les économies de marché, les économistes parvinrent à démontrer les limites de la rationalisation proposée par leurs prédécesseurs fondée uniquement sur les techniques de construction.
35La planification n’était désormais plus outillée par un support visuel permettant de saisir d’un même regard l’unité d’une ville et l’écart entre l’existant et le prévu. Les économistes et les ingénieurs ne répondaient pas à la question de savoir ce qu’il faut construire et où, mais leur outillage mental les prédisposait à penser le problème en termes de comment et combien il faut construire. S’appuyant sur leur construction théorique des coûts « réels », les nouveaux experts ministériels décomposaient l’ensemble du processus de construction et intégraient des facteurs jusqu’alors ignorés, externalisés ou figurant sur des lignes budgétaires d’autres ministères. C’est le coût moyen de chaque logement, école, mètres carrés de bureaux et la quantité de ces unités qu’il était possible de construire avec des moyens disponibles qui devenait la question inscrite dans les compétences et instruments d’objectivation portés par les économistes et ingénieurs.
36Là où les architectes ne prenaient en compte que les constructions neuves sous la forme des complexes d’habitation, l’intégration du taux d’amortissement (fixé à 2 % par an) dans l’évaluation des politiques publiques conduisit à une prise de conscience de la valeur du parc ancien et, surtout, du sous-investissement chronique dans la réparation comme dans la construction neuve. Alors que les architectes pensaient remplacer progressivement l’ensemble des quartiers construits avant 1945 pour rendre la ville compatible avec les normes d’agencement des complexes d’habitation et donc du mode de vie socialiste, les économistes effectuèrent des calculs intégrant l’usure du stock et l’utilisèrent comme levier pour revendiquer une augmentation importante du budget d’entretien et de construction. Dans un document de 1967 destiné au Bureau politique, Joachim Tesch, secrétaire d’État, constata que :
« Dans la période entre 1951 et 1965, la construction de logements a été très insuffisante. Les investissements n’ont couvert que 80 % des besoins, c’est-à-dire que la simple reproduction de la valeur n’a pas été assurée. [...] Pour rattraper ce retard et faire face aux besoins dans les quinze ans à venir, il est nécessaire de multiplier les ressources consacrées aux logements par un facteur de 2,7. » [14]
37Arrivés aux positions de responsabilité grâce à leur capacité supposée à réaliser des gains de productivité, les économistes imposèrent des instruments d’objectivation construisant une nouvelle définition du problème urbain en termes de déficit absolu (mesuré en termes de taux d’usure de l’ensemble du stock) et en termes de retard par rapport à l’Occident, et tout particulièrement la RFA, en s’appuyant sur les comparaisons internationales. Cette redéfinition du problème fut essentielle dans la politique de relance de la construction de logements engagée à partir de 1970 sous Walter Ulbricht et accélérée par son successeur Erich Honecker.
38Si les ingénieurs du bâtiment et les économistes militèrent avec succès pour une augmentation des ressources consacrées à la construction urbaine, et particulièrement les logements, il ne le firent pas sur la base des besoins des citoyens ou d’une théorisation de l’effet du cadre urbain sur les modes de vie. La justification du caractère socialiste des formes urbaines censées promouvoir un mode de vie, une conscience ou une communauté socialiste, disparut des documents internes et des discours publics. S’opéra alors une jonction entre, d’une part, un nouveau discours politique porté par Erich Honecker qui réactivait un discours de classes sociales par opposition à celui d’Ulbricht sur la « communauté humaine socialiste » et, d’autre part, un discours que l’on pourrait qualifier de « planification technocratique », c’est-à-dire un projet qui vise à
« assurer par l’imposition de normes universelles l’équidistance entre chaque catégorie sociale et chaque catégorie d’équipement [...] toujours plus ou moins physique, quantifiable et donc aisément vérifiable » (Pinçon-Charlot, Preteceille, Rendu, 1986, 113).
39Les résultats du recensement de 1971 avaient en effet montré que 60 % de la classe ouvrière habitait des logements sans aucun confort moderne (w.-c. intérieur, eau chaude, chauffage « moderne »), une situation d’autant plus scandaleuse que
« c’est elle qui produit la plus grande partie de la richesse nationale et doit, en conséquence, être la première bénéficiaire, avec les familles nombreuses et les jeunes ménages, de la politique sociale » [15].
40C’est en particulier par la mise à disposition de logements modernes et l’accès aux infrastructures que
« les membres des différentes classes et couches sociales, les travailleurs manuels et intellectuels, peuvent trouver les mêmes conditions pour l’épanouissement de leurs talents » (Naumann, 1977, 269).
41Si le thème de la ville socialiste continua à être utilisé dans les discours, il fut désormais doté de la seule vertu d’assurer une homogénéité matérielle et donc sociale. Sous le « socialisme réellement existant » le cadre physique n’est guère plus considéré comme le véhicule d’une transformation sociale. Le discours sur la ville socialiste se confond avec la politique du logement, et si l’opposition au capitalisme est toujours présente, il s’agit d’opposer la stabilité des loyers à la spéculation immobilière.
42Au cours des quinze dernières années de l’histoire de la RDA, l’activité de construction de logements fut très importante et accentua la standardisation des complexes d’habitation au moment même du coup d’arrêt de cette forme urbaine dans la plupart des pays occidentaux. L’engagement public de Honecker en 1973 de « résoudre le problème du logement avant 1990 » signifia dans un premier temps une forte augmentation des investissements. Or, avec la dégradation de la situation économique à partir de 1979, le maintien de l’activité de construction de logements non seulement se fit au détriment de la qualité de la construction (suppressions de balcons, d’ascenseurs, économies sur les quantités d’acier ou la qualité du béton), mais se traduisit aussi par des retards de plusieurs années dans la construction des infrastructures secondaires qui étaient si importantes dans la justification du complexe d’habitation socialiste dans les années 1950 et 1960. De même, les projets prévus pour structurer les lieux centraux des quartiers regroupant plusieurs complexes d’habitation furent drastiquement réduits, voire totalement abandonnés au cours des années 1980. La ville socialiste du début des années 1950 qui avait fait l’objet d’un discours utopique et d’une recherche ambitieuse de nouvelles formes était réduite à la fin des années 1980 à l’objectif de fournir à chaque ménage un logement moderne.
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43Si la pertinence de l’analyse sociologique des transformations de l’action publique dans les démocraties libérales est parfaitement acquise, il n’en va pas de même pour l’analyse des régimes communistes. Le postulat de la primauté absolue du Parti et de l’idéologie a renforcé une lecture essentialiste de ces régimes, conduisant à séparer la décision et l’exécution, et ainsi à considérer les administrations, les logiques professionnelles, les formes d’expertise et les instruments de gouvernement comme des objets peu dignes d’intérêt. Cette représentation « top down » et essentialiste du régime, construite par opposition aux régimes pluralistes, a nourri l’exceptionnalisme méthodologique qui consiste à supposer que les instruments d’analyse des sciences sociales forgés dans les contextes pluralistes ne seraient d’aucune utilité pour rendre ces régimes intelligibles. La posture adoptée ici est tout autre. Elle vise autant à combler les angles morts d’une historiographie trop souvent en apesanteur sociologique qu’à opérer une normalisation méthodologique propice à résoudre l’énigme énoncée au départ de cette contribution : comment comprendre la permanence de l’expression « ville socialiste » et les profondes transformations de son opérationnalisation et le déclin de sa capacité effective à structurer les pratiques.
44Partant de ces changements, nous nous sommes appuyés sur une sociologie des experts de l’aménagement urbain, et les instruments d’objectivation, d’action et de légitimation dont ils sont les promoteurs pour rendre intelligible les reformulations successives de cette catégorie. Il ne s’agissait pas tant d’opposer les logiques politiques et les logiques professionnelles et sectorielles que d’étudier les transactions, alliances, conflits et controverses entre les acteurs. Les différentes séquences étudiées ont ainsi permis de montrer l’importance du lien entre les savoirs revendiqués, d’une part, et le travail de définition des problèmes, des échelles d’observation et des instruments d’action, de l’autre, dans les processus qui déterminent les horizons du possible. Si le Bureau politique intervient en dernier ressort, parfois sur ordre direct de Moscou, les contraintes sur la décision sont autant déterminées par les catégories d’action et les alternatives préalablement construites par les « experts » attitrés que par les contraintes de justification politique.
45La normalisation méthodologique des régimes communistes a une deuxième vertu non négligeable ; celle d’autoriser une historicisation de la « ville socialiste » et son inscription dans les circulations transnationales de savoirs et savoir-faire. Au lieu d’interpréter la ville socialiste comme l’expression matérielle d’une idéologie figée dans son opposition à la ville capitaliste, l’analyse de l’ethos professionnel des architectes ainsi que la prise en compte des circulations et usages de modèles, de conventions, de techniques et de discours de légitimation de part et d’autre du rideau de fer deviennent un élément d’explication essentiel des dynamiques à l’œuvre. Si la compétition entre les deux systèmes politiques et économiques pendant la guerre froide obligea à un travail constant de justification du caractère distinctif et supérieur de la ville socialiste, l’adhésion à une même utopie d’ingénierie sociale passant par la reconfiguration spatiale de la ville incite à mener une réflexion plus large sur l’articulation entre l’architecture moderne et la figure de l’État aménageur. Après 1955 et l’abandon de la recherche d’un langage architectural et urbanistique propre au socialisme, c’est en effet la capacité supposée supérieure du socialisme d’État à rationaliser un fait urbain « chaotique » hérité du passé qui devient le principal ressort de légitimation des pratiques d’aménagement urbain. C’est en cela que la RDA peut être considérée comme l’aboutissement de ce qu’Alain Desrosières a appelé l’État ingénieur (Desrosières, 2003) qui persista jusqu’en 1989, bien après sa fragilisation et ultime remise en cause dans les démocraties pluralistes.
Notes
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[1]
C’est effectivement la trame du roman de Stephan Heyme, Die Architekten, écrit en 1962 et publié après 1989, qui met en scène la relation entre deux amis formés à l’architecture moderne dans les années 1920. L’un se plie aux injonctions de l’esthétique « nationale » et reçoit tous les honneurs, l’autre ne renonce pas à son idéal esthétique et vit dans la marginalité.
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[2]
Kurt Liebknecht, né en 1905, petit-fils de Wilhelm Liebknecht et neveu de Karl Liebknecht, fit ses études d’architecture sous la direction de Bruno Taut et Mies van der Rohe avant de partir en URSS en 1931 dans l’équipe de Ernst May à Magnitogorsk. Déchu de sa nationalité en 1933, Liebknecht travailla à l’Académie d’architecture de Moscou entre 1931 et 1947. Habitant l’Hôtel Lux à Moscou, il noua pendant l’exil des contacts avec Walter Ulbricht et dirigera la DBA jusqu’à la fin des années 1950 (Durth, Düwel, Gutschow, 1998, 34).
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[3]
Réunion à Berlin les 2 et 3 juin 1950 avec les représentants des grandes villes, architectes et représentants de l’industrie du bâtiment. Ministère de la Reconstruction. Archives fédérales de Berlin ; désormais BarchB, DH 1 44475.
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[4]
Hermann Henselmann, ancien élève du Bauhaus, signe par exemple un long article en 1950 dans Neues Deutschland, quotidien officiel du SEd, fustigeant le formalisme du Bauhaus.
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[5]
Ministère de la Reconstruction. BarchB, DH 1 44475.
-
[6]
Selon Gilles Massardier, « il ne peut donc y avoir de champ cognitif partagé par tous les acteurs d’une politique publique sauf si les conditions sociales sont réunies pour qu’ils partagent les éléments objectifs quotidiens producteurs de pratiques et de connaissances communes sur le monde » (Massardier, 1996, 223).
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[7]
Archives du comité central du SEd, BArch, SAPMO, ZPA IV 2/2/104. Le plan prévoyait une place de rassemblement pour 330 000 personnes. Partant d’une moyenne de 92 personnes par rang au point de convergence, 800 000 manifestants pouvaient passer devant les tribunes officielles en cinq heures.
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[8]
Kurt Junghanns, « Planungsrichtlinien : Stadtzentrum und zentraler Bezirk », 3 novembre 1950. Académie allemande de construction, BarchB, DH2, A3.
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[9]
Ibid.
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[10]
Berliner Zeitung, 20 juillet 1952.
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[11]
Mémorandum signé Gerhard Kosel intitulé : « Les lignes de développement de l’urbanisme socialiste ». Académie allemande de construction, BarchB, DH2 II/02/12.
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[12]
La densité considérée comme idéale passe de 250 habitants par hectare au milieu des années 1950 à 460 en 1964, suivant, sans le revendiquer explicitement, un mouvement de densification internationale au nom d’une meilleure rentabilité et le renforcement du caractère « urbain » des nouveaux quartiers.
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[13]
La discipline économique prit un tournant appliqué à partir de la deuxième moitié des années 1950. La discipline se spécialisa sur des secteurs économiques particuliers avec de nombreuses passerelles entre les entreprises, les administrations et l’université. Les nouveaux responsables ministériels avaient travaillé ensemble à la fin des années 1950 sur le chantier industriel de Lübbenau et cooptèrent leurs collègues, élèves ou camarades de promotion (Rowell, 2006).
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[14]
L’usure des infrastructures industrielles et techniques sera moindre, mais va néanmoins inquiéter les services ministériels. L’auteur du rapport représente bien cette nouvelle génération. Né en 1933, docteur en économie en 1961, ce spécialiste de l’économie du bâtiment avait occupé des positions à l’université et dans l’industrie avant sa nomination en 1964. « Estimation des besoins de construction à l’horizon de 1980 ». Ministère de la construction, BarchB, DH1 16824.
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[15]
Rapport au Bureau politique du 11 septembre 1973. SAPMO, SEd DY 30 Vorl. SEd 18099.