CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ces dernières années, des recherches sur les niveaux d’explication, les échelles de référence, sur le rôle et la place de l’individu, sur la question des processus, ont donné lieu à des débats qui ont enrichi les manières de concevoir l’explication en sciences sociales.

2Or, ce n’est pas tant à une nouvelle discussion de l’explication compréhensive que je voudrais me consacrer, qu’à certaines ressources de l’interprétation sociologique, c’est-à-dire aux modes de raisonnement ou encore aux savoirs que le sociologue mobilise pour comprendre des acteurs ou des situations, les interpréter, et, en ce sens, les expliquer. La psychologie conventionnelle et le savoir d’être socialisé, comme le nomme Simmel, d’une part, le trésor de savoir nomologique d’expérience, et les règles de l’expérience de Weber, d’autre part, retiendront plus particulièrement mon attention.

3Après avoir rappelé un certain nombre de conditions qui avaient été signalées par Simmel et Weber, je montrerai comment leurs successeurs ont pris en charge et réfléchi la question de l’usage d’une psychologie à l’intérieur du raisonnement sociologique (Simmel), d’un savoir d’expérience nomologique et des règles de l’expérience (Weber) dont ils nous disaient qu’ils jouaient un rôle clé dans l’interprétation sociologique. Je m’intéresse à des caractéristiques de l’interprétation telle que l’entendait Weber :

« ... dans le cas des “structures sociales” (à l’opposé des “organismes”), nous sommes en mesure d’apporter par-delà la constatation de relations et règles (les “lois”) fonctionnelles, quelque chose de plus qui reste éternellement inaccessible à toute “science de la nature” (au sens où elle établit les règles causales de processus et de structures et “explique” à partir de là les phénomènes singuliers) : il s’agit de la compréhension du comportement des individus singuliers qui y participent, alors que nous ne pouvons pas comprendre le comportement des cellules par exemple, mais l’appréhender seulement fonctionnellement et le déterminer ensuite selon les règles de son développement. Cet acquis supplémentaire est cependant payé chèrement, car il est obtenu au prix du caractère essentiellement hypothétique et fragmentaire des résultats auxquels on parvient par l’interprétation. Néanmoins, c’est précisément en cela que consiste la spécificité de la connaissance sociologique » (Weber, 1971, 14).

4Quelles sont les caractéristiques générales de l’interprétation que Simmel nous a présentées, tel sera le premier point que j’aborderai, puis je verrai l’interprétation « logique » de Weber.

Un savoir psychologique d’arrière-plan

5Parmi les éléments constituants et sous-jacents, Simmel insistera dès ses premiers travaux sur la nécessité d’hypothèses psychologiques très générales :

« Les méthodes qu’on appliquera aux problèmes de la société seront les mêmes que celles de toutes les sciences comparatives et psychologiques. Elles reposent sur des hypothèses psychologiques sans lesquelles, d’une façon générale, il n’y a pas de science de l’esprit : les phénomènes de l’assistance demandée ou accordée, de l’amour, de la haine, de l’ambition, du plaisir de la société, de la concurrence, d’une part, et d’autre part, de la collaboration des individus qui ont les mêmes fins, et une série d’autres processus psychiques primaires doivent être supposés pour l’intelligence des phénomènes de la socialisation, du groupement, du rapport de l’individu à un ensemble » (Simmel, 1981, 168).

6Simmel insiste également sur le savoir d’être socialisé qui sert de soubassement à la possibilité de la société par l’intercompréhension des individus. En liant la compréhension à la conscience d’être socialisé et au savoir des activités pratiques de socialisation, en relevant l’usage d’une psychologie conventionnelle, qui est à mon sens une composante d’un savoir nomologique d’expérience, Simmel a donné à la sociologie compréhensive une impulsion décisive. La psychologie conventionnelle renvoie à ce que de nos jours on considérerait plutôt sous les termes d’arrière-plan, de cadres, grâce auxquels la relation à la réalité s’établit. En effet, toute compréhension, de même que toute activité sociale, utilise des cadres, au sens de Goffman, pour rendre compte des activités et les effectuer. Cet arrière-plan porte sur un savoir des activités sociales, savoir d’être socialisé avec d’autres, que Simmel distingue de la connaissance scientifique de la société, car il renvoie aux activités pratiques plus qu’aux activités cognitives spécialisées. Le savoir commun d’être socialisé, lié à d’autres dans des formes de socialisation, est le soubassement sur lequel s’élève la connaissance de la société. C’est en s’appuyant sur ce savoir à propos des socialisations, en étudiant sa genèse, ses utilisations communes et scientifiques, qu’il est à mon sens possible de prolonger les intuitions et analyses de Simmel, et de redéfinir les relations entre sens commun comme somme de préjugés, et savoir commun comme réservoir d’action et de phénomènes typiques ainsi que de compréhension de telles activités et phénomènes. De ces remarques il découle que la compréhension tient une place centrale dans la vie sociale. Simmel, en ce sens, ne s’intéresse pas seulement à la compréhension dans les sciences sociales comme méthode, mais il prend pour thème ce que Schütz développera dans sa sociologie phénoménologique, la compréhension comme condition de la société. Lorsque nous parlons de compréhension, nous sommes amenés à supposer l’existence d’un savoir ordinaire des uns et des autres, savoir qui repose sur des typifications et des attributions. La compréhension comme synthèse en acte des typifications, avant d’être une méthode des sciences sociales, est le mode de pensée selon lequel les individus prennent connaissance de leurs relations et a fortiori constituent la réalité sociale. Ce point a été particulièrement bien vu par Scheler lorsqu’il affirme que :

« (....) la connaissance que les membres d’un quelconque groupe ont les uns des autres et la possibilité de leur “compréhension” réciproque est d’emblée, non pas un élément qui vient s’ajouter à un groupe social, mais une dimension qui contribue à constituer l’objet “société humaine”. La constitution de tout groupe est donc tributaire du savoir des uns par les autres au travers duquel il devient société » (Scheler, 1993, 87).

7C’est à propos de la connaissance historique, avant de l’étendre à la sociologie, que Simmel a développé sa position, dans Les problèmes de la philosophie de l’histoire puis dans L’essence de la compréhension historique où il distingue trois formes. La première forme de compréhension reprend en les développant et en les modifiant quelque peu les points développés dans Les problèmes de la philosophie de l’histoire. Elle consiste en l’interprétation d’expressions ou de symboles observables et en l’attribution de ces derniers à un processus mental qui les sous-tend. C’est une interprétation psychologique au sens où nous considérons qu’ils sont psychiquement motivés (« da sie seelisch motiviert sind »). Nous retrouvons donc la nécessité de l’a priori psychologique tel qu’il a été présenté dans le premier chapitre des Problèmes de la philosophie de l’histoire. L’autre n’est pas une marionnette, mais quelqu’un de compréhensible à partir des motifs qui l’animent. Ce fait-là n’est pas donné dans l’observation mais reste une présupposition nécessaire à la compréhension. Ce que nous observons « n’est qu’un pont et un symbole », grâce auxquels nous construisons l’autre sujet. Il s’ensuit comme conséquence qu’avant de pouvoir imputer à l’autre des dispositions, des motifs, des sentiments, il est nécessaire que je dispose déjà d’une connaissance de tels éléments, que je puisse rattacher les expressions à des dispositions, à des façons habituelles de se conduire, etc. Dans cette étape, Simmel remarque que cette connaissance ne peut provenir que d’une source, la mienne, et cela conduit au problème fondamental de toute compréhension historique. En effet, en quel sens faut-il entendre que cette connaissance est fournie par le sujet connaissant ? Comment peut-on établir un pont entre l’interprète et l’interprété ? Comment surmonter la différence de l’un à l’autre ? Différence rendue plus sensible lorsqu’elle repose sur une distance temporelle et/ou civilisationnelle. Il n’est possible de résoudre ce problème qu’à condition de supposer, par-delà les différences, une identité essentielle entre l’individualité historique et l’interprète :

« Das Verständnis der historischen Person setze also, so verschieden sie sonst von mir sei, in den zu verstehenden Punkten eine Wesentliche Gleicheit zwischen uns beiden voraus » (Simmel, 1958, 61).

8Cette identité d’essence est très générale, elle concerne l’appartenance au genre humain, et coexiste avec une certaine distance à l’intérieur de cette proximité ontologique. L’appartenance au genre humain nous fournit des éléments d’arrière-plan à partir desquels une interprétation et une compréhension sont possibles. Il me semble que c’est ce que nous disent des auteurs comme M. Weber, I. Berlin, J. Habermas ou encore C. Taylor, lorsqu’ils insistent sur un palier de connaissances partagées sans lesquelles aucune interprétation ne serait possible. D’une part, les contenus de la socialisation, dans la mesure où ils sont présents à la conscience des individus, sont des représentations psychiques, de l’autre la manière dont les individus interagissent les pousse à construire des représentations psychiques de leurs semblables. Ces interprétations sont psychologiques au sens où elles passent par les psychés individuelles. Dès lors, il devient crucial de définir les présuppositions à partir desquelles les orientations des individus les uns envers les autres sont possibles. On pourrait dire, dans le vocabulaire et la perspective certes différents d’A. Schütz, que Simmel se donne pour objectif de décrire les postulats implicites de la compréhension de l’un par l’autre dans l’ « attitude naturelle », car sans elle les actions réciproques ne pourraient avoir lieu. Il indique que nous sommes conduits à construire l’autre comme une personnalité, une unité psychique, et que ce faisant nous utilisons une représentation a priori qui consiste à attribuer un ensemble de manifestations perçues à une personne. Un tel procédé, nous l’appelons compréhension. Compréhension et attribution sont liées, puisque la personnalité que nous comprenons et à qui nous attribuons, par exemple, telle ou telle intention, est une construction typique. La compréhension de l’autre à travers la typification est un a priori de la socialisation, dont la valeur tient à l’utilité pour la connaissance et l’action, et bien entendu avant tout, pour celles qui nous sont les plus quotidiennes. Toute forme de socialisation suppose des anticipations réciproques et la fixation d’une ligne de conduite. Les processus d’influence ou d’action réciproque passent alors nécessairement par le psychisme des personnes. La socialisation est une unité psychique qui se produit du fait que des éléments spatialement séparés entrent dans une nouvelle unité, mais surtout ont conscience de former cette nouvelle unité, ce qui différencie dès lors toute unité sociale de tout phénomène naturel, car pour ce dernier la coexistence spatiale ne s’y redouble pas instantanément de la conscience de cette coexistence, ou pour le moins de sa possibilité. La différence ainsi constatée conduit à la conclusion que la société pour son interprétation et sa compréhension requiert un savoir psychologique qui n’est néanmoins pas une psychologie. Sans la prise en compte du caractère psychique des socialisations, la société ne serait

« qu’un jeu de marionnettes, ni plus compréhensible ni plus significatif que les nuages qui se fondent les uns dans les autres ou les branches d’arbre qui s’entremêlent, si nous ne reconnaissions de façon tout à fait évidente que les motivations psychiques, les sentiments, les pensées, les besoins (...) qu’eux seuls ont véritablement quelque intérêt pour nous » (Simmel, 1999, 57).

9L’intérêt de connaissance est homologue à celui qui caractérise les interactions dans la vie courante. Ce qui nous importe ce sont les raisons ou les motivations de l’action. Toute socialisation suppose un savoir psychologique construit de manière interactive, un échange entre Je et Tu, « un échange alterné entre le moi et le toi », et comme l’action réciproque caractérise la socialisation, cette dernière ne peut s’établir que sur la construction d’un savoir psychologique. La vie sociale ne serait pas telle que nous la connaissons si les individus ne s’orientaient pas en fonction d’expectations, de suppositions, d’anticipations, de typifications qui sont des représentations mentales de leur agir réciproque.

L’énigme de la socialisation

10Or, si toute unité sociale est une liaison entre individus, celle-ci s’effectue à partir d’une méconnaissance fondamentale qui constitue le secret de l’autre et, une fois instaurée, ses effets semblent pouvoir s’autonomiser. Toute unité sociale correspond à la part fragmentaire de la personne nécessaire à la socialisation en cours. Les recettes pragmatiques pour traiter de l’incertitude découlant de ce constat retiennent alors son attention. La socialisation suppose des interprétations convergentes dont le socle est la typification, mais elle reçoit de plus le soutien de sentiments psychosociaux, comme la confiance, qui pallient l’absence de savoir assuré sur les autres interactants. L’autre, en soi, est inconnaissable et correspond à une entité irréductible. Il échappe à la représentation que je m’en fais, mais cette représentation déficiente joue en retour sur la propre connaissance de soi. L’importance de tels présupposés pour que la vie sociale et la société soient possibles explique la place cardinale que Simmel leur accorde. Dans la digression de 1908, Simmel soulignait que l’autre âme a pour moi précisément la même réalité, une réalité qui se distingue fortement de celle d’un objet matériel :

« Nous éprouvons le toi comme indépendant de la représentation que nous en avons, comme quelque chose qui est pour soi exactement comme l’est notre propre existence. Toutefois, ce pour soi de l’autre ne nous empêche d’en faire notre représentation, quelque chose, qui ne peut absolument pas se fondre dans notre représentation, n’en devient pas moins un contenu donc un produit de cette représentation, voilà le problème le plus profond, les schémas épistémologique et psychologique de la socialisation » (Simmel, 1999, 65-66).

11La contribution de Simmel est d’avoir montré que la double catégorie du Je et du Toi, leur relation réciproque, est la condition de possibilité de la société. Le Toi est alors compris comme une catégorie fondamentale dans le domaine des sciences de l’esprit, comme le sont par ailleurs, pour les sciences de la nature, les catégories de cause ou de fonction. Simmel décrit du point de vue d’une conscience individuelle les conditions générales du rapport à d’autres consciences, sans entrer dans la problématique et le rôle du langage ou de la socialisation au sens classique du terme en sociologie. Simmel, même s’il ne la prend pas pour thème central, voit bien que la question de l’intersubjectivité est centrale dans le cadre des socialisations, mais aussi dans celui d’une connaissance de la société. Il la traite à partir d’une philosophie de la conscience, qui ne campe pas sur son pré carré, puisque le rapport au Toi en fait indissociablement partie. Il est clair que la société ne peut être simplement dérivée à partir de l’individu, elle n’existe que sous la forme de relations, de liaisons entre individus. La caractéristique fondamentale de la société comme « forme objective de consciences subjectives » conduit à s’interroger sur les conditions de réalisation d’une telle forme, résultat de l’association. Le but de la digression intitulée « Comment la société est-elle possible ? » est de poser les conditions à partir desquelles des individus peuvent former une société, et relève d’une étude de théorie de la connaissance, mais aussi d’une ontologie de la société, puisqu’elle s’interroge sur les conditions a priori de la socialisation en demandant comment et selon quelles conditions des individus peuvent interagir et entrer dans des actions réciproques ; quelles sont les présuppositions nécessaires dont il faut tenir compte pour que des âmes individuelles puissent se socialiser ? Selon quelle modalité un individu empirique devient-il un individu social ? Quelle place la société fait-elle à chaque personnalité selon ses qualités ?

12La constitution de la société comme objet cognitif, mais aussi et surtout comme activité pratique, est alors décrite comme reposant sur la construction de l’image de l’autre, lors d’une action réciproque ; cet a priori est aussi une condition de la connaissance historique. Cet intérêt pour la connaissance d’autrui, chez les philosophes allemands, est lié au problème d’une fondation des Sciences de l’Esprit, pour autant que cette fondation suppose une prise en compte de l’originalité de ces sciences. Cette fondation repose, pour Simmel, sur la possibilité d’une interprétation réciproque de l’un par l’autre, elle-même située dans les consciences individuelles et appuyée sur un savoir psychologique. Quels sont la forme et le mode d’opérer de ce savoir nécessaire aux interactions sociales ? Simmel répond : la généralisation et l’adjonction aux éléments fragmentaires directement perceptibles d’autres éléments non perçus mais reconstruits. C’est un processus d’attribution : une typification de l’autre sous une catégorie générale, typification qui se précise par l’utilisation de catégories sociales. La vie sociale n’est alors possible qu’à travers ces processus de construction qui sont « des glissements, des ajouts, des soustractions » et qui, s’ils interdisent la saisie de l’individualité,

« empêchent cette connaissance idéale de l’homme, sont précisément les conditions par lesquelles ce type de relations que nous appelons sociales deviennent possibles » (Simmel, 1999, 50).

13L’individuel en tant que tel n’est pas accessible à la connaissance. Quant à la compréhension, utilisée dans les interactions quotidiennes ou par la méthode scientifique, lorsqu’elle essaie de reconstruire le psychisme des acteurs historiques, elle est condamnée à l’utilisation d’un processus de typification très général. Que ce soit pour les besoins de la vie courante ou pour ceux de l’interprétation sociologique, les activités des individus sont saisies grâce à cette typification. Une telle possibilité constitue le premier a priori de la possibilité de la société.

14Les socialisations ont une nature psychique du fait que les individus ne coexistent pas dans l’espace sur le modèle d’une juxtaposition d’objets, mais tissent entre eux des liens qui font intervenir des orientations réciproques, des attentes, lesquelles supposent une construction psychique réciproque. Toute socialisation met en jeu des mécanismes d’interprétation des autres et de la situation, mécanismes liés au fonctionnement de l’esprit, et produisent, au-delà des unités individuelles, une forme qui est comme un moule pour les orientations individuelles. Une socialisation, en poursuivant la comparaison avec des thèmes d’E. Goffman, consiste en une fabrication d’une ligne de conduite partagée, fabrication plus ou moins routinière, plus ou moins neuve, qui exige attention et réciprocité. Une socialisation entre étrangers réclame sans doute des ajustements, une attention et une maîtrise pratique plus poussées qu’une socialisation à l’intérieur d’un vieux couple, où le passé commun sert d’arrière-plan pour des typifications actuelles. Toute relation entre inconnus, par tâtonnements, s’assure du partage d’un arrière-plan commun, dans la relation entre connaissances, et encore plus entre intimes, elle va de soi. La typification procède selon les besoins de l’activité ou de la recherche, elle utilise un savoir d’arrière-plan, ou encore ce que M. Weber appellera un savoir nomologique des manières habituelles d’agir dans des situations typiques.

15Si Simmel insiste sur des processus psychiques primaires, et sur un savoir de la socialisation, Weber quant à lui souligne une forme de proximité entre interprétation historique et modes ordinaires de comprendre l’activité d’autrui :

« L’interprétation de l’historien ne s’adresse pourtant pas à notre capacité d’ordonner des faits comme spécimens dans des concepts génériques et des formules, mais à notre familiarité avec la tâche qui journellement s’adresse à nous, comprendre l’activité humaine individuelle selon ses motifs. Les “interprétations” hypothétiques, que notre “compréhension” empathique nous fournit, seront alors, en tout cas vérifiées, par nous, au moyen de l’ “expérience”. » [1]

16La distinction entre deux modes de raisonnement, générique et journalier, nous rend attentifs au mode de construction cognitif qui sert de référence dans les sciences de la culture. Dans un tel cadre, l’empathie [2] ou la familiarité ne sont pas à négliger, elles sont des moyens courants d’établir des hypothèses, mais il faudra les contrôler systématiquement par la confrontation au déroulement des faits. L’explication causale prend également une forme particulière puisque l’historien ou le sociologue interprètent en fonction des ressources d’un savoir ordinaire et que la compréhension de l’ensemble significatif dans lequel s’inscrivent des activités est une forme d’explication de ces dernières. Weber avait précisé qu’il y a des sciences qui font appel à l’interprétation et d’autres non, mais que la catégorie « interprétation » ne conduit pas à une dualité des sciences. Elle signale un regroupement particulier de sciences, à savoir celles qui sont amenées à effectuer

17« [...] ce pas au-delà du donné que représente cette interprétation [qui] est l’élément spécifique qui, malgré les scrupules de Rickert, justifie de rassembler en un groupe à part les sciences qui utilisent de telles interprétations dans leurs méthodes » (Weber, 1968, 12-13) [3].

18Lorsqu’il traitait de ces questions dans son Introduction à la philosophie de l’histoire, R. Aron posait la question suivante à son lecteur :

« Comment se rend-il compte à lui-même de la conduite d’autrui, sinon d’abord en supposant des intentions et en rattachant ensuite ces intentions aux impulsions ».

19Il précisait qu’interprétation rationnelle et interprétation psychologiques sont complémentaires et que cette distinction visait à mettre en ordre les

20« démarches spontanées de ceux qui comprennent les actions humaines, c’est-à-dire de chacun de nous en même temps que de l’historien » (Aron, 1981, 128).

21Je tâcherai maintenant de voir comment ces démarches spontanées sont transformées et prolongées par la démarche sociologique.

Tableaux de pensée et manières habituelles d’agir

22Pour Weber, nous pouvons concevoir qu’un individu placé dans telle circonstance, appartenant à un groupe dont nous connaissons certaines caractéristiques, ayant tel type de croyances, respectant telles règles, se conduise de telle manière. Nous comprenons ce qui dans la situation de l’acteur est possible ou ne l’est pas, saisissons le sens pour lui de ses croyances, et pouvons même envisager les conséquences d’une telle conduite sur la société dans son ensemble. En imaginant le cours de la situation nous avons construit un tableau de pensée, mais ce dernier n’acquiert objectivement de validité

« que parce que nous ajoutons à la réalité “donnée” tout le trésor de notre savoir d’expérience nomologique » ( « da wir zur der “gegebenen” Wirklichkeit den ganzen Schatz unseres nomologischen “Erfahrungswissens” hinzubringen » ) (Weber, 1951, 227).

23Lorsque nous interprétons une action, nous comprenons une norme dont le respect a pu plus ou moins consciemment ou de manière routinière guider un acteur, une intention qu’il a pu avoir, une fin qu’il s’est proposé d’atteindre. Les tableaux de pensée sont par exemple des constructions de systèmes de relations entre pratiques, croyances et conditions sociales. Leur exploitation implique l’utilisation d’un savoir commun qui relie de manière intelligible ces éléments. Les types idéaux et le savoir nomologique s’appellent l’un l’autre, mais cela a pour conséquence, non suffisamment thématisée par leurs praticiens, que les sciences sociales comme l’historiographie reposent

« sur une conception (largement implicite) des motivations humaines : la façon de réagir des gens, leurs aspirations en général, l’importance relative des fins données, et ainsi de suite » (Taylor, 1998, 264) [4].

24La psychologie conventionnelle de Simmel, le savoir nomologique d’expérience, les règles de l’expérience, sont des modélisations de telles motivations, de conduites typiques dans des conditions données et connues. Reste à préciser d’où ce savoir « nomologique » et une de ses composantes, les règles générales de l’expérience, proviennent. La réponse est simple : le savoir « nomologique » d’expérience est

« puisé dans notre propre expérience individuelle et dans la connaissance du comportement d’autrui » ( « aus der eigenen Lebenspraxis und der Kenntnis von dem Verhalten anderer » ) (Weber, 1951, 305).

25Ce savoir d’expérience tient pour acquis tout un ensemble de propositions générales sur ce que les hommes peuvent désirer, sur ce à quoi ils sont susceptibles de croire, qu’ils sont susceptibles d’éprouver des sentiments tels que la « dignité », l’ « orgueil », l’ « envie », la « jalousie », que Weber cite nommément dans l’Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive (p. 330) pour donner à voir des composantes de l’action affective.

26Dans ces propositions générales, il y a aussi des hypothèses concernant les mobiles et les intentions, qui relèvent d’une théorie sous-jacente de l’attribution mais aussi de considérations sur les manières habituelles d’agir, le fait que des individus puissent être dans des situations angoissantes et qu’ils cherchent à les traiter, par exemple. Le schème de l’interrogation angoissée par rapport à une situation fait partie du savoir nomologique ou de la psychologie conventionnelle, bref du savoir d’arrière-plan. On peut ainsi décrire, comme le fait Jean-Pierre Vernant, la tragédie sous la forme d’une mise en scène d’une interrogation angoissée concernant les rapports de l’homme à ses actes. Ce schème très général peut prendre, pour se résoudre, la forme de la catharsis théâtrale, mais peut aussi intervenir lorsqu’une religion, qui est censée dispenser des consolations et des justifications, apporter des bénéfices psychologiques, laisse ouverte une question aussi centrale que celle de la confirmation du salut. Un argument récurrent chez Weber est le suivant : les bénéfices psychologiques et les intérêts matériels que les croyants trouvent dans les systèmes religieux permettent de comprendre leur adhésion, il s’agit d’une interprétation des facteurs qui orientent la croyance. Le travail sociologique commence en précisant le type d’intérêt et de bénéfice psychologique, et comment ce bénéfice est recherché. Dans sa réponse à Rachfal qui avait critiqué les thèses de l’éthique protestante, il indique qu’il faut tenir compte de l’importance du « moteur psychologique apte à produire un comportement typique » (Weber, 1996, 141-142). Bien entendu, il faut replacer ce moteur dans l’ensemble des conditions générales de la pratique, le raisonnement de Weber tenant compte de la présence ou de l’absence d’une institution particulière. En l’occurrence il semble à Weber que la présence ou l’absence d’un dispositif tel que la confession soit décisif, et il envisage les conséquences psychologiques plausibles qui en découlent. Ne disposant pas d’un tel instrument pour atténuer ou soulager leur angoisse, il est plausible que les calvinistes cherchent un autre moyen. On peut donc émettre l’hypothèse qu’une des raisons pour lesquelles le travail acquiert une place cardinale dans la conduite de vie des calvinistes dépend de cette absence. La comparaison avec d’autres systèmes de croyances montre que ni l’église catholique, ni la religion juive, ne lui accordent une place centrale dans la confirmation de la certitudo salutis. Si l’on admet que les individus sont placés dans une position angoissante, qu’ils ne disposent pas d’un mécanisme de gestion de cette situation (celui que la confession propose), alors en effet la recherche de la certitude subjective du salut dans la vie professionnelle et sa confirmation par l’ascétisme apparaissent comme une solution possible. Vérifier par l’expérience signifie donc que l’on peut, grâce à la comparaison, montrer que des éléments empiriques autorisent le travail à jouer ce rôle. L’établissement des faits, ce que Weber nomme aussi le savoir ontologique, permet de particulariser la situation et c’est pour et dans cette situation que l’interprétation proposée est pertinente.

27Le recours à des satisfactions de type psychologique ou la recherche d’un état psychologique particulier se retrouvent fréquemment chez Weber. Ainsi, dans Politik als Beruf, il remarque que quiconque veut instaurer la justice sociale a besoin de partisans, d’un « appareil humain ».

« Or cet appareil ne marche que si on lui fait entrevoir les récompenses psychologiques ou matérielles indispensables, qu’elles soient célestes ou terrestres. Tout d’abord les récompenses psychologiques : dans les conditions modernes de la lutte de classes, ce sont la satisfaction de ses vengeances, de son ressentiment surtout et de son penchant pseudo-éthique à avoir raison à tout prix... Ensuite les récompenses matérielles, aventure, victoire, butin, pouvoir et prébendes. »

28Il remarque que même dans le cas des convictions les plus sincères, il ne s’agit la plupart du temps que de « justifier » moralement les désirs de vengeance, de pouvoir, de butin, et de « prébendes » et ajoute sur ce point :

« Nous ne nous laisserons pas conter d’histoires, car l’interprétation matérialiste de l’histoire n’est pas non plus un fiacre dans lequel on peut monter à son gré et qui s’arrêterait devant les promoteurs de la révolution ! » (p. 194-195).

29On peut bien entendu penser que la palette de dispositions, de désirs et de récompenses psychologiques est plus ample que celle ici mobilisée mais si, comme je vais le proposer, nous en intégrons d’autres, elles relèvent de la même catégorie.

30Ainsi la forme de dévouement que Simmel considère comme une religiosité immanente, qui irrigue le rapport du prolétaire à sa classe, est une attitude qui nous présente d’autres dispositions de l’âme humaine que l’envie, le ressentiment, la vengeance, et complète en ce sens le stock de savoir psychologique que le sociologue peut utiliser et à partir duquel il peut faire des hypothèses et les confronter au réel. Des prolétaires peuvent aussi agir par dévouement ou par solidarité. Ce sont donc toutes ces dispositions que l’on peut attribuer qui constituent à mon sens la partie psychologique du savoir nomologique. Une partie logique serait alors du type suivant : les conditions étant ce qu’elles sont, notre expérience nous enseigne que les individus agissent de telle ou telle manière, et alors en effet la modélisation rationnelle en finalité est précieuse.

La sécurité du croyant

31Pour préciser la manière dont Simmel et Weber envisagent la place de la psychologie, il est intéressant de se reporter au Soziologentag de 1910. Weber clôt son intervention de la manière suivante :

« Donc, tout ce que Simmel dit pour le sens de l’attitude religieuse admis, il n’en faut pas moins que la question psychologique en vienne à être envisagée du point de vue de la sociologie (...) : comment, par quel moyen l’individu s’assure-t-il de sa relation à l’éternel ? ” (Weber, 1924, 481).

32Par psychologie, il faut entendre une description phénoménologique de la relation du croyant à sa divinité, une description qui se veut universelle et en effet Simmel traitera de la religion et non des voies du salut. Il faudra donc repérer pour chaque religion comment elle assure la sécurité onto-psychologique du croyant, et comment celui-ci recherche cette sécurité. Cela étant, Weber va surtout mettre l’accent sur ce qu’il nomme les conséquences sociologiques de cette position psychologique, en distinguant de manière idéal-typique entre deux conséquences de cette recherche de la sécurité ontologique. Il souligne l’existence de deux extrêmes, l’amour acosmique et la religiosité de type calviniste. En ce sens, les moyens pour parvenir à ces deux états sont l’objet de la recherche sur les religions, et c’est à partir d’eux que l’on pourra aussi voir en quoi et comment ils contribuent à construire des relations au monde qui ont des conséquences sociologiques, ce qui veut dire culturelles, économiques et sociales en dehors de la propre dimension religieuse. D’un côté, la recherche de l’amour acosmique, de l’autre celle centrée sur le monde, ces deux recherches renvoient comme il le signale à l’opposition centrale établie par Tönnies entre communauté et société. Les états psychologiques visés par le croyant, les moyens qu’il met en œuvre pour y parvenir, voilà qui a d’importantes conséquences sociologiques, c’est-à-dire des modes de relations sociales centrées sur le tout ou l’individu.

33Dans ses recherches sur l’hindouisme, Weber présente la situation de la manière suivante :

« L’ordre jaina est, de façon tout à fait essentielle, une communauté ascétique au sens spécifique que nous associons ici à l’idée d’ “ascèse active”. L’objectif de salut, comme dans toutes les sotériologies intellectuelles indiennes, est le repos éternel. Mais la voie qui y mène est celle d’une rupture avec le monde et d’une mort à soi-même par la mortification. Celle-ci est cependant non seulement associée à la plus extrême tension de la volonté, mais recèle aussi en son sein des implications qui peuvent facilement devenir émotionnelles et, dans certaines situations, proprement hystériques. Elle ne permet pas, en tout cas, d’accéder aisément au sentiment de sûreté et de paix auquel une quête de salut orientée vers le détachement par rapport aux affaires du monde et aux tourments du moi ne peut qu’accorder une valeur décisive. Cependant, cette certitudo salutis, la jouissance de la paix des délivrés dans l’ici-bas, est, d’un point de vue psychologique, l’état ultime auquel aspirent les religions indiennes » (Weber, 2003, 348).

34On aperçoit, à mon sens, comment Weber s’empare de l’objectif recherché par le croyant et en quel sens atteindre un état de détachement par rapport au monde implique un travail sur soi qui aboutit à une rupture avec le monde. Par contre, avec le même objectif, fortifier sa foi, le puritain passera par l’activité laborieuse dans le monde : « Conquérir dans la lutte quotidienne la certitude subjective de sa propre élection » ; gagner cette confiance en soi passe par « le travail sans relâche dans un métier » (Weber, 2003, 135) qui est expressément recommandée comme le meilleur moyen.

La double herméneutique

35Les disciplines comme l’histoire, l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie étudient des actions et des significations, donc des activités significatives, dont nous supposons qu’elles sont intelligibles. Elles utilisent des procédures interprétatives qui conservent un caractère hypothétique et fragmentaire. On est alors confronté à ce que, de nos jours, on appelle le problème de la sous-détermination des attributions par les données : des attributions incompatibles entre elles pourraient parfaitement exister sans que l’on puisse dire qu’elles sont chacune incompatible avec les faits. Comment choisir entre des interprétations reposant sur des attributions de croyances ou d’intentions qui semblent délivrer des réponses, pas forcément contradictoires mais différentes ? Ce problème renvoie à la question de la précompréhension. Il faut à la fois découvrir et analyser ce qui, en deçà de nos énoncés scientifiques, fonde la connaissance scientifique des objets ; l’on peut soutenir ici que c’est la façon d’agir du monde de la vie quotidienne comme monde commun qui est ce soubassement, et pour agir sur le monde, il faut le comprendre. Ou, pour utiliser la terminologie d’Habermas, ne pas oublier que

« dans les sciences historico-herméneutiques ce n’est pas l’observation mais la compréhension du sens qui donne accès aux faits, mais que cette compréhension repose sur “une compréhension préalable” (Vorverständniss) dont l’interprète dispose dès le départ et par la médiation de laquelle le savoir herméneutique ne peut pas ne pas passer » (Habermas, 1973, 148).

36Reste ensuite à s’interroger sur les degrés de pertinence et d’adéquation de ce savoir aux situations données à interpréter et comprendre.

37Mais c’est bien parce que le sociologue utilise des modes de raisonnement ordinaires, qu’il fait appel à des sentiments psychosociaux ou des attributions typiques, que son savoir, rentre dans son objet de manière tout à fait particulière, puisque les individus décrits peuvent se l’approprier ou le contester. La double herméneutique (Giddens), n’est possible que dans la mesure où les sujets peuvent se reconnaître dans l’interprétation des conduites, ces interprétations sont ensuite reprises par les acteurs pour se représenter la réalité, et de fait le savoir sociologique modifie son objet. On peut aussi penser à ce que Ian Hacking a proposé de nommer des genres classificatoires interactifs opposés à des genres indifférents, les sujets décrits acceptent ou refusent les classifications, s’en servent ou tentent de les modifier, mais s’ils le peuvent c’est aussi parce qu’ils utilisent dans leur mode d’élucidation des situations des schèmes cognitifs, des modes de description semblables à ceux des sociologues. Ils ont des idées sur la manière dont des actions peuvent être effectuées. Les acteurs et les sociologues partagent deux présuppositions de toute interaction : la capacité de donner les raisons de ses actes, y compris d’inventer des raisons, d’une part, le respect de normes qui leur paraissent justifiées, les règles qu’ils prétendent suivre, d’autre part. Il me semble que le savoir nomologique de Weber, la psychologie conventionnelle de Simmel, le stock de connaissances de Schütz et l’arrière-plan de Searle essaient de saisir ce fonds à partir duquel sont possibles, à la fois la société et son analyse interprétative ou compréhensive. Pour prendre un autre exemple, Lévi-Strauss crédite Rousseau et Bergson de la capacité

« à remonter jusqu’aux fondements psychologiques d’institutions exotiques par une démarche en intériorité, c’est-à-dire en essayant sur eux-mêmes des modes de pensée, d’abord saisis de l’extérieur ou simplement imaginés. Ils démontrent ainsi que tout esprit d’homme est un lieu d’expérience virtuel, pour contrôler ce qui se passa dans les esprits d’hommes, quelles que soient les distances qui les séparent » (Lévi-Strauss, 1962, 151).

38Le sujet épistémique placé dans l’histoire et la société utilisent un cadre, qui s’il est indépendant de notre personne ne l’est pas de la variété humaine qui le produit. La psychologie conventionnelle et le recours aux sentiments psychosociaux qui font partie du trésor de notre savoir d’expérience nomologique (Weber) ne sont pas un moyen épistémique pour « résoudre le problème des autres esprits », mais une forme de savoir et de compétence grâce à laquelle nous pouvons agir face et avec les autres, dans un premier temps, les moyens autorisant dans un second temps l’interprétation de conduites auxquelles nous ne participons pas forcément, mais que nous étudions. Bien entendu, cette psychologie de convention intègre comme cas particulier l’idée que l’on puisse agir en vue de maximiser ses gains, mais elle offre aussi d’autres possibilités : pour ne prendre que quelques thèmes indiqués par A. Hirschman, des émotions et des traits fondamentaux tels que le désir de pouvoir et de sacrifice, la peur de s’ennuyer, le plaisir et de l’engagement et de l’inattendu, la recherche de sens et de solidarité, etc. Nous savons comme individus socialisés que de telles motivations ont pu guider ou conduire des individus.

39La compréhension mobilise un savoir d’arrière-plan qui s’énonce dans les cadres du langage ordinaire et ce savoir des actions réciproques et des attributions est fondamental pour la vie sociale telle que nous la connaissons. Parmi ces procédures en dehors du contextualisme, attribuer des croyances, des intentions qui s’insèrent dans une culture, dans ce que nous savons être des possibilités d’action humaine ou encore d’actions régulées par des normes, il y a la voie de Weber portant sur le savoir nomologique d’expérience possédé par l’observateur, les règles de l’expérience qu’il connaît ou encore la psychologie conventionnelle de Simmel. Bref, je dirai que l’interprétation en sociologie renvoie à un stock de connaissances ayant fait leurs preuves dans la conduite de vie, ou actions, attitudes dont le sociologue sait qu’elles existent et qui sont réescomptées à un autre niveau. En effet, tout un ensemble de schèmes dont se servent l’historien ou le sociologue sont maîtrisés intuitivement et c’est à l’intérieur de cet ensemble qu’un historien travaille de manière narrative lorsqu’il explique les événements :

40« L’historien maîtrise ses concepts fondamentaux grâce à la compétence que lui confère (indépendamment de ses propres compétences de spécialiste) sa qualité de sujet parlant et agissant ; il partage cette compétence avec tous les membres adultes de sa société » (Habermas, 1997, 172-173).

Le quidam, le romancier et le sociologue

41Le monde social est un monde qui organise des rencontres avec les autres, et toute rencontre implique une « obligation cruciale : rendre notre comportement compréhensible et pertinent compte tenu des événements tels que l’autre va sûrement les percevoir » (Goffman, 1998, 271). En ce sens les observations courantes ne sont pas différentes dans leur principe de l’observation sociologique et sont confrontées aux mêmes questions à la limite insolubles, questions qui touchent au caractère fictif ou non de toutes ces imputations, et c’est pourquoi aussi le comprendre est plus une visée régulatrice de l’interaction qu’un acte réalisé par les deux observateurs. Certains cognitivistes ont parlé à ce propos de psychologie populaire qui est une « technologie sociale commune » par le biais de laquelle nous interprétons, expliquons et prédisons le comportement de nos partenaires et de nous-mêmes, et qui consiste à attribuer des croyances et des désirs. C’est un code grâce auquel nous décryptons les actions et l’on peut donc dire que nous nous traitons réciproquement comme des systèmes intentionnels. L’historien ou le sociologue utilisent les ressources d’un savoir commun, ou d’un savoir nomologique associé à une psychologie conventionnelle et un savoir nomologique d’expérience pour interpréter les conduites dans des situations données. C’est du moins ce qu’indiquaient Simmel et Weber : les circonstances étant décrites et connues, j’essaie de trouver ou, mieux, de reconstruire les motifs qui ont conduit à agir, les expériences mentales consistant alors à trouver des raisons, des fins visées, des émotions, des conduites routinières pour lesquelles des individus se conduisent de telle ou telle manière. Se fonder sur les règles de l’expérience consiste alors à supposer que les individus ont agi « comme on pouvait s’y attendre », c’est-à-dire en tenant compte d’un savoir d’expérience acquis dans des situations comparables, ou, par imagination des possibles, sachant que des hommes ont pu agir ainsi.

42Il me semble que reconnaître cette dépendance de l’interprétation par rapport à des typifications psychologiques, d’une part, et l’existence d’un savoir social, le savoir nomologique d’expérience d’autre part, c’est offrir au sociologue ou au lecteur le pouvoir de critiquer l’attribution. Autrement dit, analyser les capacités, compétences, émotions dont a été dotée la marionnette qui sert de modèle pour comprendre la réalité, voilà qui permet, à mon sens, de contrôler l’interprétation et d’affiner la compréhension explicative.

Notes

  • [1]
    « Die Deutung des Historikers wendet sich aber nicht an unsere Fähigkeit, “Tatsachen” als Exemplare in allgemeine Gattungsbegriffe und Formeln einzuordnen, sondern an unsere Vertrautheit mit der täglich an uns herantretenden Aufgabe, individuelles menschliches Handeln in seinen Motiven zu “verstehen”. Die hypothetischen “Deutungen”, welche unser einfühlendes “Verstehen” uns bietet, werden von uns dann allerdings an der Hand der “Erfahrung” verifiziert... » (Weber, 1968, 136).
  • [2]
    Pour lever certaines hypothèques qui pèsent sur ce mot et la procédure qu’il implique, je signale que l’empathie peut être de nos jours comprise et analysée par une physiologie du regard et une analyse neurophysiologique du changement de point de vue telle que la pratique A. Berthoz.
  • [3]
    Sur les relations entre Rickert et Weber, voir P. Watier, « Introduction H. Rickert et la naissance de la sociologie en Allemagne » (in Rickert, 1998).
  • [4]
    Paul Veyne inscrit la démarche historique dans une telle conception de la compréhension, soulignant qu’il n’existe pas d’explication historique au sens scientifique du mot, que les explications se ramènent à des explications faibles : « Ces explications “familières” [...] sont la véritable ou plutôt l’unique forme d’explication historique [...]. Chacun sait qu’en ouvrant un livre d’histoire il le comprend, comme il comprend un roman ou ce que font ses voisins ; autrement dit, expliquer de la part d’un historien, veut dire “montrer le déroulement de l’intrigue, le faire comprendre”. Telle est l’explication historique : toute sublunaire et pas scientifique du tout ; nous lui réserverons le nom de compréhension » (Veyne, 1972, 68).
Français

RéSUMé. — Lorsque le savoir exact des faits et des conditions est établi et que la description la plus fine possible des conduites est effectuée, la question de l’interprétation et de la signification des actions vient au premier plan. Le présent article se propose de montrer quelles sont les ressources, le plus souvent implicites ou non thématisées, auxquelles le sociologue fait alors appel. Reprenant les indications données par deux fondateurs de la sociologie compréhensive, l’auteur montre d’une part le recours à un « savoir d’être socialisé », une psychologie de la convention et des règles de l’expérience (Simmel), et d’autre part, l’existence d’un savoir nomologique des manières habituelles d’agir (Weber).

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Patrick Watier
Université Marc-Bloch
Strasbourg
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/anso.071.0083
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