Max Engammare. L’ordre du temps. L’invention de la ponctualité au XVIe siècle. Genève-Paris, Librairie Droz, 2004, 264 p.
1Dans une société, il y a d’autant plus de ponctualité, c’est-à-dire de coïncidence temporelle programmée des événements, qu’il y a d’individus ponctuels. Cette évidence cache le fait qu’il en est des ponctuels comme des vertueux : certains le sont par disposition et d’autres par nécessité. Amenés par les circonstances à être à l’heure (à pratiquer la vertu), ils s’en passeraient bien cependant.
2Les ponctuels malgré eux n’ont ni histoire ni identité. Leur nombre relève du degré de coordination de la vie collective. À mesure que l’existence d’une population se déroule dans des organisations (écoles, usines, bureaux), les injonctions d’un temps astronomique unifié l’emportent sur les rythmes autrefois spontanés des groupes et des particuliers, et la ponctualité comme phénomène social apparaît, comparativement, comme un fait accompli. Aucun état d’esprit n’est vraiment typique des ponctuels par nécessité, sauf à vouloir faire de la paresse un trait distinctif de la nature humaine. Il est même douteux que les procrastinateurs, des perfectionnistes d’après les nouvelles frontières de la psychologie, fassent partie de cet ensemble.
3Le cas des ponctuels par disposition est différent, car une disposition pousse à l’action de toute manière, en l’absence de contraintes organisationnelles, voire de réciprocité. Le véritable ponctuel ne change pas son rapport au temps, même s’il n’a affaire à personne, tel Robinson Crusoé sur son île. D’où vient le fait que dans une société il y ait plus d’individus ponctuels par disposition que dans une autre ? À cette question le livre de Max Engammare donne une réponse précise (on pourrait même dire : « ponctuelle ») : ce fait est la conséquence de la propagation inégale, sur le globe, d’une règle de conduite somme toute récente et localisée à l’origine. Elle débute dans la ville de Genève définitivement gagnée à la Réforme après le retour de Jean Calvin en septembre 1541. À la mort de ce dernier, en mai 1564, cette discipline est devenue un mode de vie appris et transmis, à quelques durcissements près dont vont se charger les successeurs du grand Réformateur. On savait qu’à Genève, pendant vingt-cinq ans environ, Calvin façonna un homme nouveau. On ne savait pas, du moins pas dans la proportion soulignée par les données réunies dans cet ouvrage, qu’il le dota d’une idée révolutionnaire du temps et de son emploi.
4L’idée est la suivante : le temps ne nous appartient pas. C’est Dieu qui nous l’a prêté et qui nous demandera de lui rendre compte de l’usage que nous en avons fait, étant donné que la création du monde continue et que nous sommes ici pour contribuer à l’œuvre de perfectionnement à laquelle il s’adonne – dit Calvin – « d’heure en heure ». Pas une seule minute de notre (son) temps ne doit donc être perdue.
5Composé de six chapitres, une Introduction peu conventionnelle, une Conclusion qui n’est pas un résumé et une « Note sur l’iconographie du temps » qui demanderait une analyse à elle seule, L’ordre du temps fait tout d’abord voir (chap. I) comment la conception du temps que défend Calvin traduit l’agencement de sa propre journée surchargée, de 4 heures du matin à 9 heures du soir. Constamment à la poursuite de l’heure qui s’enfuit (accablé par la temporis angustia), il arrive cependant à faire ce qu’il s’est fixé, quitte à le faire mal. De la journée active de Calvin à la journée diligente et méthodique de toute une ville, le passage se produit par la mise en place de « structures sociales d’incitation et de contrôle », comme Engammare appelle la réglementation horaire de plus en plus minutieuse de la vie des Genevois (chap. II) et l’action pédagogique exercée par les nouveaux calendriers (chap. IV).
6La réglementation horaire commence à Genève avec le devoir d’assister au sermon (des amendes sont prévues dès 1547 en cas d’absence, de retard et de départ anticipé), elle est sévère notamment au Collège (en hiver les écoliers sautent la pause du premier repas pour rattraper le temps qu’il ont perdu en arrivant en classe à 7 heures, au lieu de 6 heures comme à la belle saison) et touche les activités profanes dont les exigences prennent bien vite le dessus. Des années 1570 datent les premières remontrances contre la longueur excessive des homélies, qui entrave le cours des affaires, et de la décennie suivante les décisions des autorités administratives déplaçant les heures et les jours des prières et des cultes au profit de ceux des foires et des marchés. On en arrive au point qu’un sablier, à la vue de tous, établit la durée du sermon lui-même : le pasteur n’ira pas au-delà du dernier grain. À la fin du siècle, une « heure sociale » dictée par les impératifs du commerce et des métiers est une réalité à Genève plus qu’ailleurs, à en croire certaines ordonnances, comme celle sur l’imprimerie de 1580, et les détails horaires qu’elles contiennent. Partout il y a un temps précis pour tout et gare à qui ne le respecte pas, de sorte que, introduite à Genève par les artisans huguenots français après la Saint-Barthélemy, la fabrication des horloges ne pouvait trouver un terrain plus favorable.
7Quant aux nouveaux calendriers genevois, de petit format, en vigueur depuis 1552, proposant des héros et des épisodes édifiants du protestantisme, ils transmettent la notion d’un temps linéaire accumulatif, d’une histoire en marche dont le fidèle est invité à faciliter (accélérer) la progression. Engammare rapproche ces calendriers du calendrier catholique romain et des autres calendriers réformés, dans un brillant inventaire des représentations imprimées de l’année (solaire et liturgique) et de ses divisions aux XVIe et XVIIe siècles.
8Il suit le même procédé comparatif dans les chapitres III et VI où, afin de prouver qu’il s’agit bien d’une exception genevoise, il étudie la façon dont des auteurs catholiques, protestants non calvinistes et calvinistes emploient leur temps, ou soutiennent qu’on doit employer son temps, dans l’arc des 24 heures. Cet emploi quotidien du temps est désigné par l’expression « ordre du jour ». Quatre sources le révèlent : programmes éducatifs, plans d’études, journaux, textes littéraires. Donnons quelques exemples de cette documentation.
9Programmes éducatifs : les Dialogues de Juan Luis Vives (1538), humaniste catholique célèbre, et les Colloques de Mathurin Cordier (1564), organisateur de l’instruction publique à Genève. Plans d’études : la Studiorum ratio d’Heinrich Bullinger (1527), successeur de Huldreich Zwingli à Zurich, et l’ouvrage homonyme de Jean Ribit, helléniste à l’Académie de Lausanne, qu’il a arrêté de rédiger en 1549, la Ratio studiorum catholique de référence étant bien sûr celle des Jésuites de 1599. Journaux : le Journal de voyage de Michel de Montaigne (1580) et les Éphémérides d’Isaac Casaubon (1597-1614). Textes littéraires : le Gargantua de François Rabelais (1534) – à propos de la journée modèle de Gargantua et des Thélémites – et les Hymnes du temps et de ses parties de Guillaume Guéroult (1560), poète, traducteur et médecin huguenot.
10Combiné à l’examen (chap. V) de deux « traités » sur le temps que sont le Discours du temps (1556) de Pontus de Tyard (qui fut également évêque) et De l’institution des heures canoniques (1564) de Pierre Viret (initiateur de la Réforme à Genève avec Guillaume Farel), le dépouillement de ces matériaux permet à Engammare de condenser les résultats de sa recherche en deux groupes d’énoncés :
111 / Le protestantisme fait du commandement « Tu ne perdras pas ton temps », qui remonte au moins à Pline l’Ancien et qui revient au fil des siècles (on le retrouve chez Érasme en 1518), une arme dans sa lutte contre l’oisiveté, lutte inédite par son ampleur. Le calvinisme, pour sa part (voilà sa spécificité), ajoute au rejet de l’oisiveté la promotion de la ponctualité comme valeur. Chacun sera rendu comptable et coupable du temps qu’il gaspille, mais comment mettre l’individu en condition d’économiser son temps, sinon en lui apprenant la rigueur horaire ? On est loin, quant à l’aversion pour l’inaction, de l’otium créatif vers lequel Pierre de Ronsard, aux alentours de 1563, se plaît à orienter sa vie (précisément contre les reproches d’un « prédicantereau » de Genève). Mais on est aussi très loin, quant à l’apprentissage de la ponctualité, de la liberté par rapport aux heures sur laquelle Montaigne base sa pédagogie. « Toutes heures luy seront unes », écrit-il au sujet de l’enfant qu’il ne veut pas voir soumis à des règles scolaires (Essais, I, 26). Chez Calvin et ses disciples, en revanche, chaque heure est irremplaçable. Elle prépare celle qui suit et, si on la rate, la suite ne sera plus la même.
122 / Si un temps de la spiritualité est presque un universel culturel, avec des formes variables selon les religions, c’est une spiritualité du temps qu’on trouve à mesure que des bornes de l’Europe chrétienne on s’approche du lac Léman. Cette spiritualité méconnue résulte de l’addition d’une exigence horaire (donc) sans pareille à la thèse selon laquelle toute heure est bonne pour servir le Seigneur, car aucun aspect de la vie n’échappe à l’ordre divin. Une continuité substantielle relie l’heure du sermon aux autres, et pourrait-il en être autrement vu que l’on devra les rendre toutes à Dieu (avec les intérêts) ? Cette dilatation du temps sacré, ou sanctification du temps profane, entraîne une perte d’importance des lieux de la prière et, en définitive, leur indétermination. Marginal dans le luthérianisme, cet élément est absent de la spiritualité catholique, axée davantage sur l’espace (et les images). Des commentaires de Calvin et un passage des Exercices d’Ignace de Loyola (1548) éclairent ce contraste.
13Dans sa Conclusion, Engammare s’appuie sur Max Weber, Norbert Elias et Michel Foucault. Il s’appuie sur Weber pour inscrire son ouvrage dans la tradition d’études entamée par L’éthique protestante (1904-1905) et pour une précision : bien des valeurs que Weber découvre chez les puritains anglais du XVIIe siècle (dont le gaspillage du temps comme péché) étaient déjà préconisées dans la ville de Calvin. Engammare cite Elias, l’Elias du Über die Zeit (1984) d’après qui le découpage du temps et l’intégration sociale vont du même pas, pour affirmer qu’à Genève la nécessité de faire face à l’afflux de plusieurs milliers de réfugiés a eu sa part dans l’institution d’une réglementation horaire rigide. Enfin, Engammare cite Foucault, le Foucault de Surveiller et punir (1975), pour convenir du fait que, lieu quadrillé enfermé par des murs et, en ce sens, « espace disciplinaire » parfait, la république théocratique de Genève poursuivit la catéchisation de ses habitants par des moyens inquisitoriaux.
14La contribution de L’ordre du temps au débat sur les conséquences sociales du calvinisme n’a nul besoin d’être soulignée : la doctrine de Calvin n’est habituellement associée qu’à une thèse sur la prédestination et à un appel à seconder sa propre vocation (à se spécialiser). L’histoire et la sociologie se rencontrent dans ce livre à partir du moment où l’évaluation des faits en canalise l’explication.
15Pour ce qui est des faits, il y en a qui n’ont pas retenu de la part d’Engammare l’attention qu’ils méritent. Il s’agit des règles monastiques latines (une trentaine, semble-t-il) fleuries autour du VIe siècle, répartitions strictes des heures comme on n’avait jamais vu auparavant, dont certaines font du respect de la ponctualité une condition de la permanence dans les couvents : les retardataires (qui tarde occurrunt) sont punis, et les sanctions vont de la réprimande publique à l’excommunication. C’est le cas de la règle qui a fini par s’imposer en Europe, celle de saint Benoît (chap. XLIII – éd. A. de Vogüe et J. Neufville, 1971-1972, vol. II, p. 586-591). C’est également le cas de la précédente Règle du Maître (Regula Magistri), qui prévoit la notion de « retard par négligence volontaire » (chap. LXXIII – éd. A. de Vogüe, 1964-1965, vol. II, p. 306-312). Il est vrai qu’Engammare s’arrête quatre fois sur l’ascèse monastique, notamment pour rejeter l’avis de Weber selon lequel la réformée s’y rattacherait, et il est vrai aussi qu’il donne la solution de ce problème : la spiritualité bénédictine n’est jamais sortie des monastères, alors que la calviniste a gagné une société. Reste cependant qu’un sous-titre comme L’invention de... est trompeur. C’est plutôt à un essor que l’on assiste au XVIe siècle – ou, si l’on préfère, au perfectionnement d’une invention qui existait déjà, prélude de son exploitation.
16En ce qui concerne l’explication des faits recensés dans L’ordre du temps, pour autant qu’il est permis ou nécessaire d’expliciter ici la démarche de son auteur, deux questions sont en présence : la genèse d’une disposition partagée et la voie par laquelle elle s’est répandue. Commençons par la première.
17Rendre compte d’une disposition propre aux membres d’un groupe social mobilise les sciences de l’acquis et de l’inné, par définition. L’acquis est représenté en l’espèce par une croyance (Dieu est maître de notre temps) ; l’inné, par des composants de la personnalité, et aucun doute ne peut subsister là-dessus : on est confronté à des types psychologiques particuliers. Calvin dort et mange peu, et on a vu comment il vit. Casaubon considère comme le pire des malheurs le temps qu’il doit consacrer à sa famille et à ses amis (qui, sous sa plume, sont des « ennemis », car ils le détournent de ses études). Ribit en vient même à supprimer sa promenade quotidienne, que, en revanche, Bullinger s’accorde encore, survivance d’une pratique méditative millénaire. Et Théodore de Bèze ? Il aurait adressé ces mots au père d’un élève du Collège de Genève : « Je crains bien qu’il ne sorte jamais rien de bon de votre fils, car, malgré mes prières, il ne veut pas travailler plus de quatorze heures par jour. »
18De tels maniaques trouvent bien leur place dans les manuels de caractérologie qui rangent les obsédés par leur ordre du temps tantôt parmi les mélancoliques, tantôt parmi les victimes d’un fort sentiment d’infériorité et tantôt parmi ceux qui se sont arrêtés à une phase érotique infantile familière aux lecteurs de Sigmund Freud. La fiabilité très incertaine de ces classifications ne change rien au fait que, entre la personnalité des individus et leurs croyances, les relations possibles sont au nombre de trois, et toujours les mêmes depuis qu’on en parle : une croyance reflète un trait de la personnalité, qui en est donc à l’origine ; une croyance obtient d’autant plus l’adhésion des individus que leur personnalité les incline à en intérioriser le message, pourvu qu’il ait du sens pour eux ; l’issue d’une action entamée sous l’impulsion d’une croyance n’est pas la même si on est apte, de par sa personnalité, à recevoir le message de cette même croyance que si on y adhère uniquement parce qu’on la juge valable.
19Ces trois relations sont vérifiées par Engammare. La conception du temps que prêche Calvin émane de son tempérament, exprime son organisation personnelle du temps. Cette conception s’étend tout de suite à un premier cercle de convertis qui, clairement, n’ont pas besoin d’attendre la parution de l’Institution de la religion chrestienne pour régler leur mode de vie : ce sont des ascètes de naissance (Engammare le montre à chaque page). Ce penchant en dirige la ferveur pastorale qui, de toute évidence encore, n’aboutirait pas à grand-chose si elle n’était que le fruit d’une adhésion intellectuelle à une idée convaincante. Il en ressort un processus générateur circulaire où la croyance formalisée va renforcer l’aptitude dont elle dérive et l’éveiller chez les nouveaux adeptes qui en sont dotés.
20Ce processus ne saurait cependant produire à lui seul ses résultats. L’inculcation coercitive des nouvelles valeurs aux Genevois, natifs et survenus, vient à son secours, et c’est la concomitance de ces deux événements qui, finalement, assure la sédimentation à Genève d’états affectifs, structures mentales réactionnelles et schèmes de pensée cohérents formant une disposition générale grosso modo comparable à la personnalité de base ou modale que des anthropologues des années 1930 et 1940 estimaient avoir trouvée dans des sociétés de petites dimensions restées quelque temps fermées. On remarquera le nombre et l’hétérogénéité des variables impliquées dans cette explication du « modèle genevois » : il y en a dont les sociologues s’interdisent régulièrement l’usage.
21Pour en venir à la voie par laquelle la disposition ainsi constituée s’est répandue, elle relève du diffusionnisme le plus classique : le rayonnement à partir d’un foyer primitif. Il est facile de vérifier le bien-fondé de cette seconde explication. Il suffit de suivre les itinéraires des prosélytes, individualités et groupes, appartenant au premier réseau du protestantisme réformé jusqu’à l’établissement des sociétés calvinistes en Hollande, Angleterre, Écosse, etc., autant de nouveaux foyers d’une propagation progressive. Il est conforme à la thèse diffusionniste que des éléments culturels empruntés se séparent de la configuration dont ils font partie et entreprennent une carrière autonome, oublieux de leur origine. C’est ainsi que Engammare peut repérer aussi bien chez le protestant (du côté paternel) André Gide que chez le catholique (baptisé) Benedetto Croce la même pratique visant à dresser le matin un plan des agenda détaillé à la demi-heure près et à essayer de le respecter à tout prix. Si l’économie moderne du temps naît avec Calvin, autour de Calvin, il semble correct d’appeler « calviniste » toute conduite qui s’inspire d’une comptabilité austère de son temps. Il y a alors du calvinisme également dans les règles du savoir-vivre de la très catholique baronne Blanche Staffe. L’épouse à laquelle elle s’adresse dans La maîtresse de maison (1892) se lève tôt, est la dernière à se coucher et son activité de la journée « n’a pas une minute d’arrêt ».
22La ponctualité n’a jamais vraiment intéressé la sociologie du temps. Dans le programme qu’en rédigent Pitirim A. Sorokin et le jeune Robert K. Merton en 1937, repris par le premier en 1943 et par Georges Gurvitch en 1957, la priorité est accordée à l’analyse du temps « socioculturel », le temps qualitatif et discontinu des sociétés partielles et des communautés, caché par (et, souvent, en conflit avec) le temps de l’horloge et, dernièrement, de la montre. Ce programme a été respecté par la suite, hormis quelques exceptions, dont celle des sociologues interactionnistes, les ethnométhodologues notamment, captivés par les dynamiques par lesquelles deux ou plusieurs individus arrivent à honorer un rendez-vous ou bien le ratent.
23On l’aura compris, la ponctualité dont s’occupe le livre d’Engammare n’est pas le fait d’être à l’heure en soi. C’est ce fait plus ses corrélats, ce fait en tant qu’indice ou symptôme. La synchronisation des temps sociaux devenant planétaire et, vraisemblablement, irréversible, la ponctualité ainsi conçue ne peut que faire l’objet d’études rétrospectives, au carrefour des grandes assomptions dichotomiques implicites, simplificatrices mais suggestives, même fausses, qui ont jusqu’ici dirigé la recherche sur la formation des orientations morales collectives et des mentalités : le Sud et le Nord, les Latins et les Anglo-Saxons, la lenteur et la vitesse, et, bien sûr, le catholicisme et le protestantisme. L’ordre du temps marque une étape fondamentale dans le développement de ces études. On souhaiterait les voir élargies à des civilisations et conceptions du temps autres que les européennes.
24Massimo BORLANDI
Dipartimento di Scienze sociali
Università di Torino
Boris Hessen. — Les racines sociales et économiques des Principia de Newton. — Traduction et commentaires de Serge Guérout, postface de Christopher Chilvers, Paris, Vuibert, 2006, 229 p.
25« Qu’est-ce qui a donc placé Newton à un tournant du développement scientifique, lui donnant ainsi la possibilité de montrer des voies nouvelles au progrès ? » C’est à cette question que le physicien et philosophe soviétique Boris Hessen entreprend de répondre dans son intervention au IIe Congrès d’histoire des sciences et des techniques qui se tint à Londres à l’été 1931. Devant le peu d’informations disponibles alors sur l’URSS, la présence d’une délégation soviétique à ce Congrès ne pouvait passer inaperçue : conduite par N. Boukharine (1888-1938), homme politique connu en Occident comme un dirigeant bolchevique proche de Lénine, la délégation comprenait le physicien A. F. Ioffe, l’économiste M. Y. Rubinstein, le neurophysiologiste B. M. Zavadovsky, le mathématicien et philosophe A. Kolman, le botaniste et généticien N. I. Vavilov, le physicien W. F. Mitkevitch et, enfin, B. Hessen dont l’intervention est considérée en histoire des sciences comme marquant la naissance de l’externalisme en tant que méthodologie de recherche. Publié à plusieurs reprises en anglais (1931, 1946, 1968, 1971), le texte de Hessen, intitulé Les racines sociales et économiques des Principia de Newton, eut en 1931 un profond retentissement, et influença durablement l’histoire et la sociologie des sciences anglo-saxonnes, de R. K. Merton aux tenants du « Programme fort ». En France, pourtant, l’article de Hessen eut peu d’écho en dehors du cercle restreint des scientifiques marxistes, attentifs au développement de la science soviétique. Soixante-quinze ans après, la publication pour la première fois en français de ce texte, traduit et commenté par les soins de S. Guérout, mérite donc d’être remarquée. Cette réédition critique de l’article de Hessen (p. 71-177) est précédée d’une présentation de S. Guérout (p. 1-70) et suivie d’une postface (p. 179-206) de Ch. Chilvers, auteur d’une thèse, soutenue en 2005 à Oxford, sur le IIe Congrès international d’histoire des sciences et des techniques (Londres, 1931). L’ouvrage comprend, en outre, une bibliographie fournie (p. 207-223), ainsi qu’un index nominum (p. 224-228).
26Dans une approche résolument marxiste, B. Hessen se proposait en 1931 de comprendre comment l’œuvre de Newton (1642-1727) et ses vues sur le monde sont en tant que telles des produits de son époque. Par là, il s’opposait à une histoire des sciences conçue comme l’étude généalogique des idées et centrée sur l’analyse de la personnalité des « génies » : en définissant la science comme facteur de production et comme idéologie, Hessen proposait une nouvelle façon de faire l’histoire des sciences. Deux thèses majeures se dégagent nettement de son article :
271 / Le développement économique, par les problèmes techniques qu’il soulève, définit et délimite l’ensemble des questions scientifiques d’une époque. Ainsi, les recherches en physique à l’époque de Newton sont « principalement déterminées par les enjeux économiques et techniques que la bourgeoisie montante plaçait au premier plan » (p. 98).
28Cette thèse permet à Hessen d’expliquer l’inexistence de la loi de conservation de l’énergie dans le système newtonien : le problème de la transition d’une forme de mouvement à une autre, lié à celui de l’énergie et de sa transformation, ne fut posé qu’au XVIIIe siècle, quand la machine à vapeur devint un facteur important de la production, et qu’il fut nécessaire d’améliorer son rendement économique en réduisant sa consommation de vapeur, et donc d’eau et de combustible :
29« Newton n’a pas vu et n’a pas résolu le problème de la conservation de l’énergie, mais ce n’est pas par manque de génie. Les grands hommes, quelque grand que soit leur génie, ne formulent et ne résolvent dans tous les domaines que les problèmes dont la solution est rendue nécessaire par le développement historique des forces productives et des rapports de production » (p. 163).
302 / Si Hessen souligne les interactions entre développement économique et développement scientifique, il n’entend pas pour autant faire du facteur économique le facteur déterminant unique. Contre le « marxisme vulgaire » (économisme), il s’interroge sur le rôle joué par les superstructures dans le développement de l’œuvre individuelle d’un scientifique : comment les formes politiques prises par la lutte des classes influencent-elles les esprits individuels ? La seconde révolution anglaise de 1689, qui déboucha sur la Monarchie constitutionnelle, signe, selon ses termes, « le compromis entre la bourgeoisie montante et les anciens propriétaires terriens ». Dans un pays où, depuis la rupture d’Henri VIII avec Rome en 1553, l’Église anglicane au service de la Monarchie constitue « un des remparts majeurs du pouvoir souverain », la lutte politique de la bourgeoisie contre l’absolutisme du roi était aussi une lutte contre le centralisme de l’Église anglicane : « C’est pourquoi le combat politique de la bourgeoisie montante contre l’absolutisme et le féodalisme se mena sous la bannière de la démocratie religieuse et de la tolérance » (p. 123). « Représentant typique de la bourgeoisie montante », Newton est, du point de vue philosophique, proche de John Locke : il est un partisan de la tolérance religieuse, et fut favorable à l’accession au trône de Guillaume d’Orange. Mélange de déterminisme mécaniste et de « dogmes religieux » (p. 130), la pensée de Newton contient donc « les traits caractéristiques de sa classe » (p. 127). Bien plus, ce compromis politique et intellectuel s’accompagnerait, selon Hessen, d’un compromis scientifique :
31« L’idée fondamentale des Principia consiste dans la conception du mouvement des planètes comme résultant de deux forces : la première dirigée vers le Soleil, la seconde étant celle de l’impulsion originelle. Newton abandonnait cette impulsion originelle à Dieu. Cette “division du travail” entre Dieu et la causalité, unique en son genre dans le gouvernement de l’univers, était caractéristique, chez les philosophes anglais, de l’imbrication des dogmes religieux et des principes matérialistes de causalité mécanique » (p. 130).
32Dans la présentation de S. Guérout et la postface de Ch. Chilvers qui accompagnent cette traduction française, plusieurs aspects historiques liés à l’article de Hessen sont abordés :
331 / La personnalité de Hessen et les contraintes sociopolitiques qui déterminent son article. Né en 1893 dans une famille juive de la moyenne bourgeoisie, Hessen étudie la physique à l’Université d’Édimbourg quand éclate la Première Guerre mondiale. De retour en Russie, il devient, après la Révolution de 1917, soldat de l’Armée rouge et secrétaire du Soviet des députés ouvriers et paysans de sa ville natale, Elizavetgrad. Tout en poursuivant, après la guerre civile, ses études en mathématiques et physique à Moscou, il enseigne la philosophie et l’économie politique à l’Université communiste, puis devient directeur de la section de physique de l’Académie communiste des sciences. Très intéressé par l’interprétation marxiste de la science, il participe aux intenses discussions philosophiques soviétiques qui, dans les années 1920, opposent les « dialecticiens » et les « mécanistes » sur la question des relations entre les sciences de la nature et la méthode philosophique de la dialectique de la nature. Hessen, qui défend la conformité des théories einsteiniennes de la relativité au matérialisme dialectique, appartient à la tendance dialecticienne qui, peu de temps avant le Congrès de 1931, vient d’être condamnée. Sa position est, dès lors, de plus en plus fragile. Cinq ans plus tard, en 1936, Hessen est arrêté, torturé, condamné à mort pour participation à « une organisation terroriste, contre-révolutionnaire trotskiste-zinovieviste » le 20 décembre 1936 et fusillé le jour même. Comment interpréter ce texte de Hessen, en fonction de la position politiquement dangereuse dans laquelle il se trouve alors, et en fonction des enjeux politiques, économiques et intellectuels propres au contexte soviétique de l’époque ? En mettant l’accent sur le rôle de la technologie, Hessen cherche-t-il à justifier son orthodoxie idéologique ? Ou bien, faut-il lire dans son texte un « message codé », cherchant à démontrer la valeur des théories d’Einstein, à travers l’exemple des théories de Newton, dont la validité est incontestée, bien qu’elles soient nées dans l’ordre bourgeois ? Dans sa présentation, S. Guérout revient sur la question, aujourd’hui encore problématique, des intentions de l’auteur, en présentant les diverses interprétations qui en ont été données. Sur ce problème, on lira également avec intérêt l’analyse croisée des itinéraires politiques de Hessen et de N. Boukharine, proposée par Ch. Chilvers.
342 / Le contexte social, politique et intellectuel dans lequel s’inscrit le IIe Congrès d’histoire des sciences et des techniques et l’intervention de Hessen. Dans la postface du livre, Ch. Chilvers décrit brièvement le déroulement du Congrès, en le replaçant dans le contexte économique et politique anglais de l’époque, marqué par de fortes tensions entre le gouvernement et les chômeurs. Dans ce climat social tendu, l’arrivée de la délégation soviétique à Londres déclencha une violente campagne dans la presse de droite, ce qui mit à mal le projet, cher à l’organisateur du Congrès, Claude Singer, de créer, grâce à cette rencontre internationale, un mouvement social et intellectuel pour l’histoire des sciences. Fortement incité à faire obstacle à l’influence de la délégation soviétique pendant le Congrès, C. Singer s’efforça de limiter au maximum le nombre des orateurs soviétiques et la durée de leurs interventions. Une session spéciale réservée aux interventions soviétiques fut tout de même organisée, mais celle-ci eut lieu après la clôture du Congrès, et tout fut fait pour en restreindre l’auditoire et la portée. C’est en réaction à cette censure que naquit l’idée de publier les contributions de la délégation soviétique sous forme de brochure, remise aux auditeurs avant l’ouverture de la session, et quelques jours après la fin du Congrès sous forme de livre (Science at the Cross-Roads, Londres, Kniga, 1931). Ainsi, l’exposé de Hessen, qui devait simplement être lu, fut publié pour la première fois en 1931 en anglais, et la version russe, postérieure donc à la version anglaise, date de 1933.
353 / L’héritage de l’article de Hessen en histoire et sociologie des sciences. Malgré les efforts déployés pour limiter la portée des contributions soviétiques au IIe Congrès d’histoire des sciences et des techniques, l’article de Hessen est, selon l’historien de la science soviétique L. Graham, un des textes qui « eurent le plus d’influence parmi les rapports jamais présentés dans un congrès d’histoire des sciences » (p. 9). En effet, l’étude que présente ici S. Guérout de la réception du texte de Hessen par les historiens et sociologues des sciences témoigne de son importance tout au long du XXe siècle. Pour ne prendre qu’un exemple, citons R. K. Merton qui, tout en prenant ses distances avec les conclusions de Hessen, écrit, dans sa célèbre thèse soutenue en 1935, Science, Technology and Society in Seventeenth-Century England : « La méthode du Pr Hessen, si on l’examine avec soin, fournit une base très utile pour déterminer empiriquement les relations entre le développement économique et le développement scientifique. » L’article de Hessen fut donc, dès les années 1930, présenté comme un texte fondateur de l’histoire sociale et externaliste des sciences, dont on prenait soin néanmoins de souligner le simplisme : c’est surtout la thèse de la détermination économique des problèmes scientifiques qui fut la plus reprise et critiquée, laissant de côté la réflexion menée par Hessen sur les influences sociales et idéologiques au sein même des théories scientifiques. Par ce contresens interprétatif, il s’agissait, selon Ch. Chilvers, de « minimiser l’influence de la délégation [soviétique] et de maximiser celle des origines libérales de l’histoire moderne des sciences ». Était ainsi masqué le défi que Hessen lançait aux scientifiques, celui de l’histoire des sciences comme engagement social et politique : « La question [pour Hessen] ne fut jamais de savoir si la science était influencée de manière interne ou externe, mais pour les scientifiques d’assumer ou non la position que la science et l’histoire leur avaient léguée et de s’engager dans le projet de changer la société », écrit ainsi Ch. Chilvers.
36Isabelle GOUARNé
Doctorante Universités de Paris V - Paris X
Allocataire de Paris V
Michel Bourdeau. — Les trois états. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte. — Paris, Cerf, 2006, 177 p.
37Nombre d’ouvrages récents et de rééditions témoignent d’un intérêt renouvelé pour la pensée d’Auguste Comte, émanant de diverses branches des sciences humaines et sociales. En France, Michel Bourdeau est sans doute l’un des chercheurs les plus impliqués dans ce processus de redécouverte de l’ « inventeur » du positivisme et de la sociologie. Il a notamment consacré en 2003 un premier ouvrage à la religion positiviste (Auguste Comte et la religion positiviste), et publié de nombreux articles et préfaces autour de l’œuvre de Comte.
38Dans le présent ouvrage, comme l’indique son titre, il s’agit avant tout pour l’auteur de rendre accessible et compréhensible au lecteur contemporain la fameuse « théorie des trois états ». En outre, au cours de son analyse, Bourdeau tentera plus largement de saisir le positivisme de Comte dans ses différents aspects, en se dégageant des idées reçues et des définitions postérieures qu’a pu endosser ce terme devenu synonyme de polémique.
39L’ouvrage se divise en trois grandes parties : « Philosophie de l’histoire et point de vue sociologique », « La vulgate positiviste » et « Comte inconnu, ou la poisse dans la vitrine ». La première partie consiste dans une présentation générale de la démarche de Comte. La théorie des trois états y est notamment resituée vis-à-vis du projet sociologique : (auto)proclamé fondateur de la sociologie, Auguste Comte peut-il pour autant être considéré comme un « sociologue » ? Dans cette partie, Bourdeau fait en tout cas le pari de montrer en quoi Auguste Comte se définissait lui-même plutôt comme sociologue que comme philosophe. Les « trois états » (ou trois âges de la société) ne sont abordés dans le détail que dans la deuxième partie. Enfin, dans la dernière partie de l’ouvrage, Bourdeau développe deux aspects souvent mal connus de la pensée de Comte : d’un côté, son « programme » de sociologie des sciences ; de l’autre, le projet de religion de l’humanité.
40Dans le premier chapitre ( « Loi des trois états et philosophie de l’histoire » ), l’auteur propose une vue d’ensemble de la célèbre théorie des trois états successifs de l’histoire de l’homme : l’état théologique (ou « fictif ») est le premier état par lequel passa l’humanité ; il est suivi par l’état métaphysique (ou « abstrait ») puis par l’état scientifique (ou « positif »).
41La question du déterminisme historique que soulève immédiatement cette théorie constitue le fond des critiques qui lui sont habituellement portées. Cette philosophie de l’histoire, reposant sur des lois immuables et des états successifs, fut de ce fait rapidement remise en cause et abandonnée (c’était déjà le cas de Durkheim). Elle est aujourd’hui le plus souvent présentée comme irrémédiablement datée, liée à une vision idéaliste du progrès... Comme on le verra, Bourdeau va pourtant tenter d’en donner une vision plus nuancée.
42Revenant sur certains aspects moins connus de cette théorie, l’auteur montre également que ces états ne sont pas seulement présentés par Comte comme des états historiques, mais aussi comme des états de l’esprit humain et de l’ « intelligence ». La loi des trois états s’applique donc non seulement à l’humanité entière, mais également à chaque esprit individuel, qui passe lui aussi par les trois états : l’enfance étant théologique, l’adolescence métaphysique et l’âge adulte positif (p. 33).
43À ce point, le sociologue contemporain pourra se demander quel peut bien être le rapport entre cette théorie historique et philosophique et le projet « sociologique » de Comte. Or, pour Comte, la sociologie est précisément la science qui devra rendre compte des liens qui unissent les trois états. Dans la conception comtienne, le lien entre sociologie et histoire se trouve, de ce fait, particulièrement marqué. Mais, pour autant, ces deux disciplines ne se recouvrent pas, car, selon la célèbre formule : « La sociologie est à l’histoire ce que la science abstraite est à la science concrète » (p. 29). Cette définition permet de commencer à saisir le décalage « revendiqué », qui se creuse nécessairement entre la très abstraite théorie des trois états et les faits historiques dans leur complexité et leur diversité.
44Finalement, selon Bourdeau, le « point de vue sociologique » que prône Comte reste essentiellement un point de vue philosophique. Mais il s’agit d’une philosophie « positive » : la sociologie comtienne incarnerait à la fois une synthèse entre science et philosophie, tout en permettant l’établissement d’un lien direct entre philosophie et société. La sociologie est ainsi tantôt présentée comme la science des faits sociaux, tantôt comme la systématisation de tous les savoirs scientifiques, en vue de leur utilisation publique. En ce sens, si l’on peut dire que Comte est bien le père de la sociologie (ou plutôt son parrain, comme le note Bourdeau), ça n’est pas tant parce qu’il aurait lui-même été sociologue avant l’heure (ce qu’on pourrait dire d’un Tocqueville, par exemple), mais plutôt parce qu’il fut le premier à appeler de ses vœux l’avènement d’une science de la société.
45Dans le deuxième et le troisième chapitres, Bourdeau analyse plus précisément l’âge positif et le positivisme de Comte. Ce faisant, il apporte de nombreuses nuances à la vulgate comtienne. Il écarte notamment l’erreur courante qui consiste à associer le positivisme de Comte à un empirisme absolu. Il montre au contraire comment Comte décrit théorie et pratique dans une relation d’interdépendance, le scientifique se trouvant « obligé en quelque sorte de créer simultanément les observations et les lois, vu leur indispensable connexité » (p. 39). Ainsi, alors qu’on ne connaît habituellement Comte que par les aspects de sa pensée qui ont été rejetés, Bourdeau montre dans ces passages que d’autres aspects de son œuvre sont au contraire tout à fait compatibles avec la philosophie des sciences et l’épistémologie contemporaine. Il en va de même concernant le recours à l’hypothèse dans le processus scientifique, ou encore concernant sa vision de l’unité de la science.
46Chez Comte, théoriser l’unité de la science n’implique pas de nier les différences qui séparent les disciplines scientifiques. Il s’agit pour lui de « relier les sciences entre elles tout en respectant la spécificité de chacune » (p. 74). En ce sens, pour Bourdeau, « Comte est le premier épistémologue au sens moderne du mot. Il n’est plus question [chez lui] de théorie de la science, mais de philosophie des sciences » (p. 21), Comte pouvant ainsi être considéré comme le premier philosophe à mettre en œuvre le principe d’épistémologies régionales. La recherche de l’unité de la science et le refus de distinguer sciences naturelles et sciences de l’homme font partie des griefs récurrents portés au père du positivisme. Cependant, Bourdeau montre bien que cette idée d’unité de la science est seulement une sorte d’idée régulatrice, s’opposant à l’émiettement des savoirs, émiettement lui-même entraîné par le processus de spécialisation de la science contemporaine. Or, pour Comte, cette spécialisation conduirait les scientifiques vers une forme d’indifférence au cours du monde... Plus généralement, on peut noter à ce propos que, chez Comte, le positivisme n’implique pas une « admiration béate » de la science (p. 164), la science telle qu’elle existait à son époque étant au contraire l’objet de nombreuses critiques de sa part.
47Tout en analysant sa philosophie des sciences, Bourdeau distingue régulièrement le positivisme de Comte des positivismes de ses successeurs (Mill, Littré ou encore Spencer). Il s’interroge également sur les points qui éloignent ou qui rapprochent Comte et les néopositivistes (Carnap, Hempel, etc.). À titre d’exemple, on peut noter que Comte ne donne aucune place à la logique, alors qu’elle est centrale chez les néopositivistes. Mais, au-delà de ces différences, on trouve bien entre ces différentes versions du positivisme un « air de famille ». On pourrait par exemple évoquer la place centrale accordée à la physique dans la pensée épistémologique, ou encore la centralité des concepts de loi et d’hypothèse. De ce point de vue, malgré les archaïsmes de sa philosophie, « Comte est bien le fondateur de la philosophie moderne des sciences » (p. 76).
48Ayant commencé (comme Comte lui-même) sa description des trois états par le dernier (le positif), Bourdeau consacre son quatrième chapitre à l’âge théologique et le cinquième au métaphysique. Il rappelle que Comte prônait évidemment une rupture absolue avec la pensée théologique, mais que sa théorie relationnelle des trois états l’amenait malgré tout à considérer la pensée théologique comme une étape nécessaire dans le développement de l’humanité. On retiendra que cette période théologique est elle-même subdivisée en trois sous-étapes : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Étonnamment, Comte considère que c’est le deuxième état – le polythéisme – qui représente l’apogée de ce type de pensée. Il s’oppose ainsi à l’opinion courante de ses contemporains, qui voyaient souvent dans le monothéisme la forme la plus achevée de la pensée théologique. Selon lui, la théologie monothéiste est contaminée par la scolastique et par les discours abstraits des métaphysiciens. Il disqualifie donc cet état au profit du polythéisme, voire du fétichisme, auquel il accordera un intérêt croissant à la fin de son œuvre.
49Mais, malgré l’intérêt qu’il porte à l’état théologique, Comte le présente malgré tout comme étant implacablement voué à disparaître. Par la suite, le métaphysique sera essentiellement envisagé en tant qu’agent critique, dissolvant du théologique, préparant l’avènement du positif. Le métaphysique annonce ainsi l’esprit positif de par son abstraction ; mais, alors que le métaphysique reste dans l’abstraction « pour elle-même », la méthode expérimentale de la science positive articule raisonnement abstrait et expérience concrète.
50Au cours de ces analyses, on se rend compte que, dans le détail, les « trois états » ne se trouvent pas toujours dans un rapport de stricte succession. « Métaphysique » comme « positif » semblent parfois être pour Comte des adjectifs, s’appliquant à l’état de développement d’une discipline scientifique de manière plus souple que ne le laisse penser la vulgate comtienne. Par exemple, dans la Grèce antique (donc dans l’âge théologique), l’astronomie est déjà positive, alors que la physique (celle d’Aristote, par exemple) est encore métaphysique...
51Dans la dernière partie de l’ouvrage, et en particulier dans le chapitre 6, intitulé « L’existence sociale des savants », Bourdeau lève le voile sur certains aspects plus méconnus de la pensée de Comte, tel que le véritable « programme » de sociologie des sciences qu’il développe notamment dans les Considérations philosophiques sur les sciences et les savants. Dans ce texte, Comte propose en effet de s’intéresser non seulement à « la science » d’un point de vue théorique et épistémologique, mais aussi aux « savants en tant qu’ils forment un groupe organisé » (p. 123), préfigurant en cela certaines directions de la sociologie des sciences contemporaine. Il mène également une réflexion sur le rôle social des savants, abordant par exemple la question de la vulgarisation du savoir scientifique et de l’intégration de la science dans les programmes scolaires (cette réflexion ayant eu, d’après Bourdeau, une influence directe sur les réformes scolaires de Jules Ferry).
52Plus généralement, dans ces écrits, l’interrogation de Comte porte sur la fonction sociale de la science : il s’agit pour lui de déterminer si la science a essentiellement une fonction critique (développer « l’esprit critique », dans une acception proche de celle des Lumières) ou si, au contraire, son rôle est essentiellement dogmatique. Or, même s’il admet que la science puisse avoir, à certaines époques, une fonction critique (par exemple, dans le cadre de la remise en cause de la pensée théologique), Auguste Comte affirme que la science ne doit pas en rester à cet état et que son rôle authentique est dogmatique : autrement dit, la fonction sociale de la science est avant tout de fournir à la société un socle de connaissances stables et non remises en cause.
53Le septième et dernier chapitre est consacré à la religion de l’Humanité. L’élaboration de cette religion reste sans doute le point le plus embarrassant de la théorie du « deuxième Comte » (après 1847). Pourtant cette religion finira par occuper le cœur de sa théorie. Le Système de politique positive est d’ailleurs sous-titré « Traité de sociologie instituant la religion de l’Humanité ». Dans la religion de l’Humanité, le culte de Dieu est remplacé par le culte de l’humanité par elle-même. Pour Comte, la justification de toute religion ne réside pas dans le salut de l’âme, mais dans celui de la société (ici, le sociologue ne pourra qu’être frappé par les liens avec la théorie de la religion du Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse). Ce culte « laïque » de l’Humanité prend notamment la forme de fêtes commémoratives (c’est le fameux calendrier positiviste, avec son culte des grands hommes, qui inspirera si fortement la vie publique de la IIIe République). Cette idée de religion de l’Humanité, qui paraît aujourd’hui si farfelue, est là encore replacée dans son contexte par Michel Bourdeau, qui montre que cette tentative était loin d’être isolée et que, à la suite de Saint-Simon, d’autres projets similaires avaient vu le jour à la même époque.
54À la suite de ces développements, la conclusion de l’ouvrage, intitulée « Et si Comte avait raison ? », apparaît cependant relativement rhétorique. Au cours de ses analyses, Michel Bourdeau ne démontre par exemple pas réellement que la théorie des trois états puisse être réhabilitée (lui-même ne semble d’ailleurs pas convaincu que cela soit nécessaire). Par contre, il réussit parfaitement à montrer que, dans la perspective d’une histoire des sciences sociales consistante, on a intérêt à dépasser la vulgate comtienne pour donner au père du positivisme une place plus équilibrée, qui aille au-delà de la simple figure de repoussoir qui lui revient habituellement. De ce point de vue, au terme de la lecture de cet ouvrage, on dispose indéniablement d’une présentation solide et nuancée de la théorie des trois états, tout en étant sensibilisé aux différentes directions de la pensée d’Auguste Comte.
55Laurent TESSIER
ISP-Faculté d’éducation, Paris