1La question de la faisabilité d’une sociologie des œuvres, déjà posée lors du colloque de sociologie de l’art à Marseille en 1985 (Moulin, 1986) [2], puis relativement laissée de côté depuis [3], a été de nouveau régulièrement abordée à partir des premières rencontres du Groupe de recherche CNRS OPuS (Œuvres, Publics, Sociétés), à Grenoble en 1999 [4]. Cette question donne encore très fréquemment lieu à des controverses et des polémiques entre sociologues de l’art et sociologues d’autres sous-disciplines, mais aussi entre sociologues de l’art eux-mêmes : certains d’entre eux entendent, en effet, pratiquer une sociologie des œuvres, tandis que d’autres développent encore les critiques les plus âpres à la possibilité même de mener une telle analyse sociologique.
2Nous présenterons donc différentes interrogations qui jalonnent les critiques de la sociologie des œuvres pour tenter de les explorer systématiquement : l’œuvre d’art constitue-t-elle un fait social, et donc un objet légitime pour la sociologie ? Ne s’agit-il pas là d’une « boîte noire », d’un domaine qui pourrait échapper à la sociologie, sous peine de faire presque inévitablement preuve de « sociologisme » ? Doit-on mécaniquement déduire du fait que l’œuvre d’art est étudiée par d’autres biais, à partir d’autres disciplines scientifiques ou dans le cadre de simples approches sans visée scientifique, la conséquence que la sociologie ne peut pas tenir de discours sur elle ? Si tel n’est pas le cas, en quoi le discours de la sociologie est-il spécifique ? Comment encadrer le plus rigoureusement possible la dimension presque inévitablement interprétative de l’approche sociologique de l’œuvre ? Comment concilier l’interprétation émanant du sociologue avec celle – faisant argument d’autorité – portée par l’artiste lui-même, notamment lorsqu’elles sont contradictoires ?
3En outre, en nous appuyant d’une part sur plusieurs exemples de recherches s’inscrivant en sociologie des œuvres, d’autre part sur certains de nos propres travaux – en particulier celui concernant les textes littéraires des écrivains juifs de langue française (Lévy, 1998), ainsi qu’un article qui, à partir de l’exemple d’un film, tentait d’évoquer la possibilité d’une analyse sociologique des œuvres, sans chercher à masquer certaines limites de cette démarche (Quemin, 1999, 429-448), nous essaierons de montrer dans et à quelles conditions peut être tenu sur les œuvres un discours proprement sociologique (au sens le plus large du terme, c’est-à-dire qui propose une forme d’explication et de compréhension du monde social) distinct des analyses purement internalistes, sans pour autant que ce discours n’ « oublie » l’œuvre d’art.
4Nous nous efforcerons donc de signaler, dans un premier temps, les différents obstacles qui jalonnent le parcours du sociologue désirant tenir compte de l’œuvre d’art sans renoncer à ses ambitions proprement sociologiques, avant de proposer, dans un second temps, un certain nombre de principes qui nous paraissent valider la possibilité logique de mener une telle analyse [5].
Les obstacles à une analyse sociologique des œuvres d’art
5Le projet même d’une sociologie des œuvres (Péquignot, 1997, 7.10), après avoir suscité des débats réguliers depuis le colloque de sociologie de l’art de Marseille en 1985 (Moulin, 1986), s’est plus particulièrement cristallisé à la fin des années 1990 en France. C’est, en effet, à ce moment-là qu’a été créé un groupe de recherche du CNRS, le GDR OPuS (Œuvres, Publics, Sociétés), spécifiquement constitué autour de cette thématique, mais c’est aussi à cette même période que s’est engagé simultanément un débat au cours duquel furent exprimés des doutes, voire une contestation radicale, envers un tel projet (Raynaud, 1999, 119-143).
6Dès la constitution de la sociologie de l’art, l’approche marxiste en particulier avait tenu à éclairer l’œuvre même : Georg Lukács dans sa Théorie du roman en 1920 ou Lucien Goldmann dans Le dieu caché en 1959 puis dans Pour une sociologie du roman en 1964 ont ainsi cherché à rendre compte du contenu des œuvres en le rapportant à leur société de production. Force est de constater qu’aujourd’hui l’héritage de ce courant en sociologie de l’art est assez mince. Cela est-il lié à la fragilité du projet consistant à développer une sociologie des œuvres ou à un recul plus global de l’influence marxiste en sociologie ? La prise en considération d’un autre courant théorique à travers son chef de file peut aussi inciter à la prudence. Si L’amour de l’art publié en 1966 par Pierre Bourdieu et Alain Darbel nous semble devoir, aujourd’hui encore, susciter l’admiration, en raison de la remarquable avancée que cet ouvrage a constituée pour la sociologie de l’art, Les règles de l’art, paru en 1992, que l’on peut envisager comme une contribution au projet de sociologie des œuvres, ne peut sans doute manquer d’entraîner des réserves. L’utilisation, par Pierre Bourdieu, du texte de Gustave Flaubert se limite en effet, pour l’essentiel, à la reprise de l’intrigue dans sa dimension la plus sociale – afin de montrer l’homologie entre le parcours du héros et celui de son auteur. Les prises de position esthétiques sont, de même, systématiquement lues au travers de la grille de l’homologie avec les positions sociales et les prises de position éthiques – et rarement envisagées dans leur dimension proprement stylistique. La déception parfois ressentie à la lecture de cet ouvrage est-elle due aux seules limites de la théorie mise en application par son auteur ou, plus généralement, à l’aporie sur laquelle déboucherait le projet même de procéder à une sociologie des œuvres ?
7Une réponse nuancée consisterait peut-être à souligner, à la suite de Bruno Péquignot, que l’approche bourdieusienne de la sociologie des œuvres ne constitue qu’une perspective particulière, celle qui « travaille les œuvres d’art – et ce n’est sans doute pas un hasard ici s’il s’agit pour l’essentiel de littérature – comme un lieu contenant des informations qu’on peut traiter comme on traite toutes les informations recueillies par d’autres méthodes » (Péquignot, 1999, 20). L’œuvre est alors, pour le sociologue, plus source ou ressource qu’objet d’investigation à proprement parler. Plus précisément, la sociologie des œuvres telle qu’elle est pratiquée par Pierre Bourdieu est surtout une sociologie des producteurs, en tant qu’ils sont définis par leurs positions et leurs prises de position dans le champ littéraire. C’est ce qui explique que, comme le signale Jean-Louis Fabiani, dans Les règles de l’art, « le nerf de l’argumentation tient tout entier dans la postulation d’une homologie entre l’espace des œuvres et l’espace de la population des producteurs. On peut toujours dire qu’à un certain type d’œuvres correspond un certain type de producteurs » (Fabiani, 1993, 159) [6]. Ainsi, la sociologie des œuvres telle qu’elle a été pratiquée par P. Bourdieu dans « son Flaubert » (et cette manière-là de présenter son travail est en elle-même symptomatique) s’apparente plutôt à la sociologie de la production et des producteurs qu’à une sociologie de l’œuvre même. Pour autant, il est clair que Pierre Bourdieu caressait le projet de développer une véritable sociologie des œuvres – ce dont témoigne, par exemple, le séminaire précisément intitulé « Sociologie des œuvres », qu’il organisa à l’École normale supérieure au début des années 1970 [7].
8Malgré le regain d’intérêt, dans une perspective renouvelée, pour la sociologie des œuvres, à la fin des années 1990, Nathalie Heinich n’hésitait pas – dans un ouvrage de synthèse proposant un bilan de la sociologie de l’art – à établir un constat sévère et bien plus général : « La sociologie des œuvres d’art constitue la dimension à la fois la plus attendue, la plus controversée et, probablement, la plus décevante de la sociologie de l’art » (Heinich, 2001, 87). Pourquoi un tel jugement ?
9Nous avons pu montrer ailleurs (Quemin, 1999, 429-448) comment l’analyse sociologique d’une œuvre d’art ne nous semble guère poser de problèmes, lorsqu’elle procède a minima en opérant une lecture de l’œuvre qui recherche les thèmes sociaux que celle-ci illustre [8]. Le film de Pedro Almodovar, Tout sur ma mère, se prête, comme moult autres films, à un discours sociologique, dans la mesure où il fait constamment référence aux (plus ou moins) grands « problèmes de société » contemporains – qu’il s’agisse de thèmes tels que le don d’organe et la transplantation, l’homosexualité, la transsexualité, la toxicomanie, le sida, le célibat et la chasteté du clergé, les guerres dans les pays du Tiers Monde (Rosa, un personnage de jeune religieuse, envisageant au début du film de partir vivre son apostolat au Salvador où règne la guérilla) ou encore l’identité (de genre, mais aussi familiale, liée aux origines, puisque le fils de l’héroïne est à la recherche de son père, tout comme Rosa, la jeune religieuse, est « en crise » avec sa famille et n’est plus reconnue par son père qui a perdu la raison).
10Il existe ainsi de nombreux créateurs – romanciers, cinéastes ou photographes, par exemple – qui peuvent être considérés comme des « artistes sociaux », des observateurs attentifs des phénomènes de société et dont l’œuvre peut, à ce titre, faire l’objet d’une lecture particulièrement riche dans une perspective qui s’appuie sur les travaux des sociologues. Nous avons, par exemple, indiqué en quoi Tout sur ma mère constitue une très bonne illustration de l’ouvrage de Goffman, Stigmate (Goffman, 1975) [9], en ce que la déviance y est banalisée et y devient même l’objet d’un processus de retournement du stigmate qui rend le déviant plus humain, plus entier, que l’individu socialement conforme. Loin d’aborder certains thèmes précédemment évoqués comme ils le sont généralement en termes de débats de société, Almodovar prend le parti de les évoquer en tant que faits de société. Pour Almodovar, il existe des transsexuels comme il existe également des religieuses qui ont des enfants malgré leur vœu de chasteté, et cela ne donne lieu à aucun jugement moral. À l’inverse, le cinéaste adopte, face à l’ordre établi, une position subversive, corrosive, car ses personnages les plus déviants sont aussi moraux, sinon davantage, que ses personnages apparemment les plus respectables.
11Soulignons tout d’abord que l’homosexualité est complètement banalisée dans le film. Peu après avoir rencontré l’héroïne, Manuela, la comédienne Huma lui demande de travailler pour elle comme assistante et, pour définir le poste qu’elle lui propose, lui dit qu’elle devra tout faire... sauf coucher avec elle, sa compagne Nina lui suffisant pour cela. De même, lorsqu’elle raconte son histoire à Rosa et la transformation de son mari Esteban en Lola en cours de mariage – transformation qu’elle avait, à l’époque, acceptée –, Manuela explique cela de la façon suivante : nous, les femmes, nous sommes « connes et un peu gouines ». Là encore, l’homosexualité est donc banalisée et même généralisée, et la déviance étendue aux personnes supposées socialement conformes – et plus spécifiquement à certaines d’entre elles, celles que Goffman propose de désigner sous le terme d’ « initiés » [10].
12La frontière entre la moralité et l’immoralité que les bien-pensants voudraient croire étanche est sans cesse transgressée avec humour et le processus de retournement des différents stigmates est à plusieurs reprises illustré dans le film. De tous les personnages, les plus catholiques sont la jeune religieuse (qui a entretenu une liaison avec un transsexuel toxicomane...) et un transsexuel, Agrado, qui invoque la Vierge, porte une croix au cou et possède plusieurs objets de piété dans son appartement. Plein(e) de commisération, Agrado, qui aspire à la respectabilité, porte un tailleur Chanel, mais il s’agit d’un faux, car, comme il/elle l’explique, il serait immoral d’en porter un vrai avec toute la misère qui existe dans le monde. À l’inverse, la mère de la jeune religieuse Rosa, qui incarne la bourgeoisie la plus respectable, peint en fait de faux Chagall dans son appartement. Ainsi, la stratégie des faux-semblants – qui, dans l’analyse de Goffman, est une de celles employées par les stigmatisés pour atténuer, édulcorer, voire dissimuler leur stigmate (Goffman, 1975, 97) – se retrouve, dans le film, être l’apanage des personnes « normales ». La bêtise des bourgeois est également moquée, puisque la mère de Rosa prend Manuela pour une prostituée la première fois que celle-ci lui est présentée. Ce jeu avec les normes sociales et la mise à distance de celles-ci sont ainsi récurrents dans le film.
13Par ailleurs, le film joue constamment sur les stéréotypes du masculin et du féminin à travers des personnages outranciers. Agrado, transsexuel et caricature de femme hyperféminine, révèle à l’actrice Huma qu’il/elle était camionneur lorsqu’il/elle était jeune. Le même Agrado, transsexuel respectable puisqu’il/elle a décidé d’arrêter de se prostituer, fait la morale à Nina l’héroïnomane et, lorsque la jeune femme lui fait des avances, il/elle reste digne et repousse ses propositions. De même, lorsque Mario, l’acteur hyperviril qui interprète Kowalski dans Un tramway nommé désir – pièce que jouent certains acteurs dans le film –, fait lui aussi des avances à Agrado, le réalisateur prend un plaisir évident à se moquer des faiblesses de la virilité affichée. Le ressort comique de la scène de négociation de la fellation entre Mario et Agrado repose ainsi sur l’inversion inattendue des rôles, le macho se laissant convaincre d’exécuter, lui, la fellation au transsexuel. Tout au long du film, il est ainsi clair que les frontières entre la respectabilité et la déviance sont fragiles et que les personnages effectuent de fréquents allers et retours entre ces deux espaces. En cela, le film offre, là encore, une bonne illustration des thèses de Goffman sur la déviance et sa dimension tant situationnelle que relationnelle [11].
14Pour autant, il est impossible de réduire le film précédent ou toute autre œuvre d’art à sa dimension sociale ou sociologique, car ce serait négliger sa dimension proprement artistique, et ce premier niveau d’analyse – celui de la lecture sociologique de l’œuvre, consistant en une recherche des thèmes déjà traités par l’analyse sociologique – ne saurait, quoi qu’il en soit, recouvrir l’ensemble de la sociologie des œuvres pour les tenants de ce domaine.
15La rapide analyse précédente peut-elle convenablement illustrer ce que recouvre la sociologie des œuvres ou, pour formuler cette interrogation différemment, qu’est-ce donc précisément que la sociologie des œuvres ? La question mérite pour le moins d’être posée, tant les frontières que l’on fixe à cet objet influent directement sur le consensus qui pourra émerger, ou non, lorsque l’on s’interroge sur la possibilité de procéder à une sociologie des œuvres. Si l’on inclut dans la sociologie des œuvres les deux étapes de la création et de la réception, il se trouvera bien peu, sinon aucun opposant à la sociologie des œuvres parmi les sociologues de l’art, tant ces thèmes de recherche sont légitimes et même désormais classiques en sociologie [12].
16Dominique Raynaud rappelle ainsi que la sociologie des œuvres se différencie de « la classique sociologie de la production et de la réception artistiques » et souligne : « La sociologie des œuvres, distincte d’une sociologie de la production et de la réception artistiques, appelle une étude du contenu des œuvres. Le slogan de l’ “œuvre même” signifie le refus d’abandonner l’analyse interne à l’histoire de l’art ou à la philosophie de l’art (esthétique) » (Raynaud, 1999, 119 et 121).
17La vraie question consiste davantage à savoir si cette vaste sociologie des œuvres traitant de la production et de la réception peut ou non se prolonger là où l’analyse sociologique s’arrête le plus souvent, c’est-à-dire au seuil de l’œuvre elle-même, et rendre compte de celle-ci. Pour notre part, nous avons bien conscience que, lorsque nous avions tenté de traiter sociologiquement d’une œuvre d’art, un film d’Almodovar, à aucun moment l’analyse que nous avions développée n’avait pu éclairer la dimension artistique de l’œuvre (si ce n’est en évoquant des techniques et en insistant sur leur nature conventionnelle, comme nous aurions pu insister sur leur insertion dans un certain circuit économique et social [13]), ce qui pose sans doute problème pour procéder à une véritable sociologie des œuvres.
18Si l’on définit la sociologie des œuvres de façon suffisamment étroite pour ne pas confondre ce domaine avec la sociologie de l’art tout entière, différentes difficultés se posent à l’analyse.
19Le problème de l’interprétation, tout d’abord, apparaît central en sociologie des œuvres. Certes, il n’est pas spécifique à cet objet d’étude, mais il existe généralement en sociologie un minimum d’accords sur l’interprétation proposée. Ainsi, confrontés à un phénomène comme la mobilité sociale, les sociologues spécialistes de ce domaine seront-ils d’accord pour reconnaître que s’impose un instrument comme la table de mobilité sociale. Et, dans la lecture qui sera menée de celle-ci, il existe un second accord, largement répandu, pour considérer que la diagonale, rendant compte du phénomène d’immobilité sociale, fait tout particulièrement sens. Certes, on aura beau jeu de souligner les différences interprétatives qui, même dans le cas précédent, peuvent donner lieu à des lectures divergentes, liées tout particulièrement à des appartenances d’écoles. Il nous semble toutefois utile de souligner que les divergences de vue sont ainsi largement rapportables à des options théoriques, généralement clairement assumées. Rien de tel en sociologie des œuvres. L’interprétation y apparaît beaucoup plus labile et court le risque d’être personnalisée à l’extrême. S’il s’agit, en partie, d’une différence de degré, cela introduit néanmoins une spécificité qui tend à distinguer la sociologie des œuvres d’autres (ou des autres ?) objets sociologiquement légitimes [14]. Pour valider ses interprétations et même, plus en amont encore, pour s’autoriser à proposer des interprétations (dont certaines sont différentes, voire contradictoires, avec les interprétations du créateur lui-même et de son public), la sociologie des œuvres doit reposer en grande partie sur le postulat que l’art est un langage, condition grâce à laquelle « l’existence d’un code permettrait au sociologue de faire l’économie d’une référence aux interprétations de l’artiste et du public » (Raynaud, 1999, 124).
20Un autre point, étroitement lié au précédent, mérite sans doute également d’être davantage traité par les sociologues de l’art qui entendent tenir compte des œuvres. Peut-on de façon identique ou, du moins, proche analyser les différentes formes de créations artistiques ? Il nous semble que les formes artistiques littéraires, et plus généralement les formes narratives, se prêteraient mieux à une analyse sociologique que d’autres formes, pour lesquelles la dimension projective des interprétations de l’analyste sera sans doute maximale [15]. Ce n’est probablement pas un hasard si Dominique Raynaud formule de vives critiques à la sociologie des œuvres en retenant l’exemple des arts plastiques et si Nathalie Heinich, tout en étant pour le moins réservée face au projet global de sociologie des œuvres, concède que les tentatives les plus concluantes en ce domaine ont été menées en sociologie de la littérature. Il serait donc souhaitable que les partisans les plus inconditionnels de la sociologie des œuvres explicitent les différences introduites par les diverses formes d’art dans le projet d’analyse qu’ils défendent. Quelles formes d’expression artistique se prêtent davantage ou moins bien à une sociologie des œuvres ? Et selon quelles modalités doit-on adapter les différentes méthodes pour tenir compte des spécificités éventuelles de l’objet d’étude ?
21Le point précédent, que l’on ne saurait écarter trop rapidement, de l’interprétation, nous semble se prolonger assez logiquement par les problèmes que soulève également tout particulièrement l’administration de la preuve. L’exemple que nous avions tenté de traiter dans le domaine cinématographique montre sans doute bien le parti pris qui consiste à traiter de l’œuvre sociologiquement. À trop vouloir rendre compte d’une œuvre d’art à partir d’un positionnement sociologique ou même d’un simple regard sociologique, comme nous l’avions fait de façon délibérée, ne risque-t-on pas de faire preuve de sociologisme ? Ériger le sociologique en explication unique ou même principale d’une œuvre nous semble aussi risqué que de procéder à une explication psychanalytique d’une œuvre d’art. Aussi séduisante soit-elle, la thèse de Freud à propos de Léonard de Vinci (Freud, 1991) permet d’avancer une explication sur la forme de l’œuvre picturale, mais elle ne dit pas grand-chose sur ce qui fait sa qualité artistique, si ce n’est que la création artistique relève de la sublimation des pulsions. Voilà une explication intéressante, mais qui est sans doute limitée, car très partielle. Par ailleurs, toute œuvre relevant d’une sublimation des pulsions ne prend pas place par là même au panthéon des œuvres artistiques, ce qui indique, en creux, la faiblesse explicative du schéma précédent.
22L’interprétation (plus ou moins) sociologique que nous avions donnée du film d’Almodovar permet-elle de comprendre différemment le film ? Peut-être. Mais en quoi ouvre-t-elle des perspectives fondamentalement différentes de celles que tout critique cinématographique averti aurait lui-même pu ouvrir ? Par ailleurs, s’il s’agit d’une interprétation sociologique, le fait qu’il ne s’agisse pas de l’interprétation sociologique n’apparaît-il pas plus clairement que dans bien d’autres domaines [16] ? Un autre sociologue qui aurait vu ce film et en aurait traité sociologiquement aurait-il distingué les mêmes éléments, aurait-il produit la même analyse (ou, du moins, une analyse suffisamment proche pour qu’elle ne relève pas de la pure psychologie de l’analyste, qui se munirait simplement de quelques concepts sociologiques pour développer un discours sans doute insuffisamment scientifique) ? L’expérience pourrait (devrait ?) être tentée, qui consisterait à faire travailler plusieurs sociologues sur la même œuvre de façon séparée puis amènerait à réfléchir ensuite sur les différences d’analyse. Après tout, ce type d’exercice permettrait, on peut du moins l’espérer, de faire progresser le débat sur la possibilité de traiter sociologiquement des œuvres d’art. Certes, il serait exagéré d’exiger une parfaite similitude des analyses, puisque cela n’est, de toute façon, pas le cas dans les autres domaines parfaitement reconnus de la sociologie, mais une forte dispersion des analyses devrait, quant à elle, interroger sur la nature scientifique de la démarche et, notamment, de sa dimension interprétative. De plus, se trouveraient ainsi illustrées de facto les différences du travail interprétatif mené en fonction des différents types d’œuvres (par exemple, un morceau de musique ou un texte littéraire ; ou bien encore, comme nous l’avons déjà signalé, parmi les textes littéraires, un extrait narratif ou un poème).
23Pour notre part, plutôt que d’adopter une démarche internaliste qui nous semble généralement bien peu sociologique, puisque les œuvres sont décontextualisées du cadre social qui les a vues émerger, nous préférons opter pour une perspective largement externe. Dans notre analyse du film d’Almodovar, nous avons bien conscience d’avoir adopté une perspective explicative a minima. Là où d’autres auraient voulu expliquer (et expliquer à coup sûr) les caractéristiques du film par celles de son auteur comme individu singulier, nous nous en sommes tenus à une position plus générale en considérant que le regard de l’auteur était informé par la société dans laquelle il vit. Le cinéaste est donc clairement témoin de son temps – et, ici, témoin des mœurs de son époque. Si l’œuvre doit être rapportée au cadre social pour que la sociologie ait quelque chose à dire, encore faut-il que le sociologue sache laisser une part de liberté au créateur pour que l’œuvre d’art existe en tant que telle, ce que la notion d’ « information » permet sans doute davantage de formaliser que d’autres schèmes plus mécanistes.
24Un dernier problème peut être rappelé : est-il possible de traiter sociologiquement d’une œuvre ? Alors que Jean-Claude Passeron indique, à l’aide d’arguments convaincants, qu’il n’est pas possible de rendre compte sociologiquement d’un cas individuel (Passeron, 1991), pourquoi devrait-il en aller différemment pour les œuvres d’art ? De la même façon, traiter sociologiquement d’un ensemble d’œuvres dû à un artiste ou même de son œuvre dans son ensemble permet-il d’échapper aux limites précédentes ?
25Si le regard sociologique peut être porté sur une œuvre d’art, sans doute ne constitue-t-il qu’un des regards possibles et, à notre avis, non seulement il n’épuisera pas le sens d’une œuvre, mais encore il n’en éclairera qu’une infime partie ; on rejoint ici la théorie de Jean-Claude Passeron sur les plaisirs de l’art (Passeron, 1990, 99-123). Ce qui fait précisément l’art – et ce à quoi doit, sans doute, avant tout s’attacher la sociologie des œuvres – c’est probablement la multiplicité des signifiants. Dès lors, rendre compte d’une œuvre d’art implique de se munir d’une multitude d’approches, sociologique certes, mais aussi de toutes les autres susceptibles d’aider à mieux comprendre l’œuvre.
26Après tout, la sociologie des œuvres est probablement possible, mais seulement si elle est entreprise de façon très prudente. Il s’agit alors moins d’une sociologie des œuvres – comme on parlerait de sociologie du travail ou de sociologie de la famille – que d’un regard sociologique porté sur les œuvres et qui, selon nous, ne peut nullement prétendre en restituer tout le sens, ni même, peut-être, constituer un point de vue central. Il nous semble qu’une sociologie des œuvres est envisageable lorsqu’elle s’intéresse à la production des œuvres d’art, production matérielle qui les fait exister en tant qu’œuvres, et production sociale qui les fait exister en tant qu’œuvres d’art (ce qui se poursuit par l’analyse des conditions de consommation). Pourtant, il est incontestablement paradoxal qu’une sociologie des œuvres d’art puisse n’en dire qu’assez peu sur l’œuvre même – c’est-à-dire désormais sur la dimension intrinsèquement artistique (si l’on peut considérer dorénavant que les mondes et les marchés de l’art sont assez bien connus, la dimension esthétique, lorsque l’on refuse de la rapporter à des processus conventionnels, représente le point aveugle central qui résiste à l’analyse). Dès que cette dimension artistique ou, ici, esthétique est questionnée, apparaissent de réels problèmes épistémologiques, que l’on ne peut se contenter d’ignorer superbement et qu’il convient d’autant plus d’identifier, de cerner et de disséquer, lorsque l’on ambitionne de les surmonter pour livrer une analyse proprement sociologique des œuvres d’art.
Les conditions de possibilité d’une sociologie des œuvres
27Force est d’ailleurs de le constater : bien souvent, même les sociologues les plus bienveillants vis-à-vis de l’éventuelle pratique d’une sociologie des œuvres signalent le réductionnisme sociologiste auquel conduirait fréquemment une telle approche. « On pourrait dire des sociologues de l’art qu’ils réduisent l’œuvre d’art à quelque chose de moindre qu’elle-même, à quelque chose qui reflète ou contient simplement quelque chose d’autre (... les classes sociales, les races, les organisations, les institutions ou les mondes de l’art) » (Becker, 1999, 449). Pourtant, déjà depuis les rencontres de sociologie de l’art organisées à Marseille en 1985, Jean-Claude Passeron indiquait à la sociologie de l’art la voie – exigeante, abrupte car passant inévitablement par les œuvres – qu’il lui paraissait indispensable d’emprunter : « [On attend], patiemment et depuis longtemps, de la sociologie de l’art qu’elle honore pleinement le double contrat que son nom lui impose, à savoir, bien sûr, qu’elle s’affirme comme connaissance sociologique en réussissant ici un apport d’intelligibilité et de même forme que dans d’autres domaines, mais aussi que cette connaissance sociologique soit spécifiquement connaissance des œuvres en tant qu’œuvres d’art et de leurs effets en tant qu’effets esthétiques » (Passeron, 1986, 449).
28Pour tenter de satisfaire à cette injonction, signalons qu’un certain nombre de raisons logiques semblent ouvrir au sociologue la possibilité de s’intéresser aux œuvres d’art proprement dites, tout en demeurant dans les limites de sa discipline. Nous citerons ici (sans prétendre à l’exhaustivité) trois raisons complémentaires qui devraient permettre d’aider à admettre le principe de l’analyse sociologique des œuvres [17]. Premièrement, nul ne conteste que, en plus d’être un fait esthétique, l’œuvre d’art est également un fait social – et qui donc, en tant que tel, peut être appréhendé par le sociologue. Deuxièmement, le fait que d’autres disciplines travaillent déjà sur l’œuvre et produisent sur elle un discours informé, cohérent et heuristiquement pertinent ne disqualifie en rien la sociologie, puisque celle-ci cohabite, dans plusieurs autres de ses sous-champs, avec la philosophie, l’économie, l’histoire, et bien d’autres matières encore, sans pour autant estimer qu’elle doive céder le pas à ces autres disciplines. Enfin, la délicate question de la marge interprétative que s’autorise le sociologue des œuvres, et qui ne se poserait qu’à lui, relève largement d’une conception scientiste de la sociologie – conception qui négligerait la vulnérabilité (certes, plus ou moins prononcée) de bien des résultats proposés par cette discipline.
29Nul sociologue adversaire, même acharné, de la sociologie des œuvres ne nierait l’idée que l’œuvre d’art constitue un fait social parmi d’autres. Or cette proposition implique logiquement qu’elle représente, au même titre que l’ensemble des autres faits sociaux, un objet légitime pour le sociologue. L’interrogation initiale se déplace donc mécaniquement : il ne s’agit plus de se questionner sur la légitimité du sociologue à travailler, à sa manière, sur l’œuvre, mais de s’interroger justement sur cette « manière sociologique-là » d’envisager les œuvres d’art comme des faits sociaux. La question devient alors celle de la méthode : comment produire une connaissance proprement sociologique de l’œuvre, c’est-à-dire une connaissance qui ne soit ni purement formaliste (et qui perdrait, du même coup, toute vigueur sociologique), ni excessivement sociologiste (et qui négligerait, par là même, les spécificités esthétiques de l’objet étudié) ? Nous laisserons ici volontairement de côté les travaux qui se centrent sur les phases de production et de réception de l’œuvre, pour tenter de nous rapprocher au maximum, par l’analyse, de cette œuvre même, et ce au travers de l’exemple des textes littéraires [18].
30La distinction entre forme et fonction de l’élément littéraire comme caractéristique essentielle de celui-ci a pour la première fois été mise en évidence par l’école des formalistes russes [19], et notamment par J. Tynianov – qui souligne à la fois cette différence et le caractère inséparable du fond et de la forme au sein du texte littéraire. C’est là une des principales caractéristiques rituellement reprises (notamment par l’institution scolaire – d’où son insistance sur la dichotomie complémentaire forme/fond dans les œuvres) pour rendre compte de la nature particulière des textes littéraires : les procédés d’écriture ne sont pas inféodés à l’expression d’une thématique préétablie, mais les uns et l’autre sont rigoureusement indissociables dans le texte littéraire. L’apport supplémentaire de la sociologie par rapport au formalisme consiste, une fois tenu compte de cette relation entre forme et fond dans le texte littéraire, à donner à cette relation un sens sociologiquement pertinent – c’est-à-dire à en rendre compte en l’insérant dans la logique du monde social où cette œuvre a été élaborée. « La sociologie de l’art, convient-on, n’existe que si elle sait s’obliger à mettre en relations les structures de l’œuvre et les fonctions internes de ses éléments avec les structures du monde social où sa création, sa circulation et sa réception signifient quelque chose ou exercent quelque fonction. C’est donc dire, à la fois contre le sociologisme externaliste, que l’analyse des effets ou des contextes sociaux de l’art appelle l’analyse structurale interne des œuvres, et plus précisément des œuvres singulières, puisqu’elle ne peut, sans risque d’auto-annulation, être conduite comme analyse passe-partout d’une pratique symbolique anonymisée ; et, contre le formalisme internaliste forcené, que l’analyse interne de la “littérarité” ou de l’iconicité picturale doit trouver dans la structure du texte ou de l’icône les raisons suffisantes et les interrogations pertinentes qui la contraignent et la guident dans l’analyse externe du fonctionnement des œuvres comme fonctionnement culturel » (Passeron, 1986, 455-456) [20].
31Le sociologue peut alors user avec profit de ce double conseil, par exemple à propos d’un ouvrage emblématique de ce point de vue-là : La Disparition, publié en 1969 par Georges Perec, où joue de manière exacerbée et constante la correspondance entre forme et fonction – correspondance qui ne peut prendre tout son sens qu’une fois mise en relation avec la trajectoire de l’auteur et de sa famille. La Disparition est un roman rédigé par Perec sous contrainte lipogrammatique – c’est-à-dire en se privant entièrement de l’emploi d’une ou de plusieurs lettres, – en l’occurrence, de la voyelle la plus fréquemment utilisée en français : le « e ». Or, si l’on peut lire le roman tout entier comme un ouvrage « normal », et sans jamais prendre conscience de l’absence totale de « e » en 312 pages, dès lors que la contrainte est révélée le texte tout entier revêt un aspect nouveau – pas uniquement du point de vue de la contrainte formelle désormais repérée, mais également du point de vue de l’intrigue romanesque, entièrement élaborée autour de cette absence. L’un des personnages principaux, Anton Voyl (voyelle atone), soupçonne que manque à son langage un élément disparu, dont Perec signale dès la troisième page que c’est « un rond pas tout à fait clos, finissant par un trait horizontal ». L’histoire est menée en vingt-six chapitres, dont manque le cinquième (comme la cinquième lettre de l’alphabet) ; les parties sont numérotées de un à six, mais la deuxième manque aussi (comme la deuxième voyelle). Ce qui est particulièrement intéressant pour nous, c’est de voir ici fonctionner idéalement le lien entre fond et forme dans la composition d’un texte littéraire, où c’est bien la contrainte formelle qui donne le ton et le fond de l’intrigue, puisque le texte se raconte sans arrêt lui-même :
« Alors naquit mot à mot, noir sur blanc, surgissant d’un canon d’autant plus ardu qu’il apparaît d’abord insignifiant pour qui lit sans savoir la solution, un roman qui, pour biscornu qu’il fut, illico lui parut plutôt satisfaisant. D’abord, lui qui n’avait pas pour un carat d’inspiration (il n’y croyait pas, par surcroît, à l’inspiration !), il s’y montrait au moins aussi imaginatif qu’un Ponson ou qu’un Paulhan (...).
« Puis, plus tard, s’assurant dans son propos, il donna à sa narration un tour symbolisant qui, suivant d’abord pas à pas la filiation du roman, puis la constituant, divulguait, sans jamais la trahir tout à fait, la Loi qui l’inspirait, Loi dont il tirait, parfois non sans friction, parfois non sans mauvais goût, mais parfois aussi non sans humour, non sans brio, un filon fort productif, stimulant au plus haut point l’innovation » (Perec, 1969, 310-311).
32Or l’importance de la thématique identitaire et de la question de la judéité chez Perec passerait presque totalement inaperçue (comme cela fut d’ailleurs très longtemps le cas) si le sociologue s’interdisait de mettre en rapport le fait stylistique de la disparition du « e » avec la problématique, esthétisée par l’écrivain dans ses textes, de la disparition d’ « eux » – c’est-à-dire de son père, mort au front, et de sa mère, déportée comme Juive étrangère, et plus largement de l’ensemble des Juifs exterminés – pendant la Seconde Guerre mondiale. Son ouvrage constitue un fait social qui ne peut se comprendre que dans un contexte sociohistorique précis – lequel ne peut être perçu comme primordial pour l’ouvrage que si le sociologue s’autorise à tenir compte, de manière très précise, de la forme de ce dernier. L’étape suivante de compréhension de ce fait social qu’est le texte suppose de replacer celui-ci d’une part au sein de l’ensemble de l’œuvre littéraire de son auteur et, d’autre part, parmi l’ensemble des ouvrages rédigés par des écrivains juifs contemporains de langue française (c’est-à-dire partageant, avec Perec, un certain nombre de caractéristiques sociales) pour tenter de déterminer, de manière comparative, si cette esthétisation de la problématique identitaire repérée ici fonctionne de manière plus large (Lévy, 1998).
33Un des arguments par ailleurs souvent brandis contre la sociologie des œuvres consiste à dresser la longue liste des autres disciplines dont l’œuvre constitue l’objet privilégié, pour en déduire que la sociologie n’aurait de fait guère de possibilité, de légitimité ou d’intérêt (et parfois des trois à la fois...) à investir elle aussi un espace aussi bien balisé [21]. « Lorsque nous nous donnons pour tâche, en tant que sociologues, de parler de l’ “œuvre elle-même”, nous nous donnons pour tâche de marcher sur des brisées qui, selon une division universitaire conventionnelle du travail, sont celles d’autres disciplines. Les musicologues (certains d’entre eux, parfois) se consacrent à l’analyse d’œuvres d’art “en elles-mêmes”. Les critiques d’art et les analystes littéraires (certains d’entre eux, parfois) se consacrent à des œuvres d’art visuel ou littéraire “en elles-mêmes”. Et ainsi de suite. Chaque art a ses propres spécialistes dont certains, parfois, expliquent, interprètent, analysent l’ “œuvre elle-même” » (Becker, 1999, 450).
34Certes, de multiples autres disciplines travaillent déjà sur les œuvres (histoire, critique, discours des artistes eux-mêmes...), mais cela ne justifie nullement, selon nous, de renoncer à un travail proprement sociologique, qui ne se situerait pas comme concurrentiel, mais comme complémentaire aux autres recherches menées. On ne voit, en effet, pas pourquoi le simple fait que d’autres disciplines s’emparent des œuvres littéraires et délivrent sur elles un discours, parfois convaincant et parfois discutable, empêcherait mécaniquement le sociologue de s’impliquer scientifiquement, lui aussi, dans le domaine artistique – que ce soit du point de vue de la production, de la réception ou des œuvres elles-mêmes. C’est souvent le lot de la sociologie de partager ses objets d’étude avec moult autres disciplines, sans que, pour autant, ne soit remise en cause de façon interne (c’est-à-dire par les sociologues eux-mêmes) ou externe (c’est-à-dire par les praticiens de ces autres disciplines) la légitimité de l’approche sociologique.
35On ne s’étonne ainsi nullement, par exemple dans une recherche de sociologie des professions, de voir présentées des données – soit recueillies par le sociologue lui-même, soit résultant d’une analyse secondaire – qui relèvent explicitement et prioritairement d’autres disciplines. On peut ainsi citer les détours quasi obligés par l’histoire de cette profession ou par la présentation de ses caractéristiques de type économique. Aucun de ces détours n’est traditionnellement remis en cause, puisque tous sont ensuite inféodés à l’analyse proprement sociologique, qui prend appui sur les disciplines mobilisées pour en dire et en faire autre chose, c’est-à-dire des éléments d’un raisonnement proprement sociologique [22]. On peut citer l’exemple – choisi parmi une multitude d’autres au seul motif qu’il concerne un des auteurs du présent article... – situé au croisement de la sociologie de l’art et des professions, de l’ouvrage Les commissaires-priseurs, dans lequel Alain Quemin inaugure précisément son analyse par une fresque historique de l’évolution de la profession, depuis son apparition jusqu’à nos jours, puis par la présentation et l’analyse d’un certain nombre de données économiques et financières concernant les études sur lesquelles porte son enquête. Pour autant, sa recherche est incontestablement sociologique – et donc ni historique ni économique –, puisque ces préalables servent de support et d’appui à la construction d’une typologie clairement sociologique, qui lui permet de repérer différents types-idéaux de commissaires-priseurs. Il n’est venu à l’idée d’aucun des lecteurs de cette étude de s’interroger sur son inscription disciplinaire, ou de regretter le recours à l’économie, l’ethnographie et l’histoire (Quemin, 1997).
36Dès lors, on ne voit guère pourquoi ce qui est permis, et même encouragé au nom de la pluridisciplinarité, pour maintes analyses sociologiques « classiques », deviendrait subitement suspect, voire inenvisageable, lorsqu’il s’agit de sociologie des œuvres... Si on lui concède ce qui est consenti à l’ensemble des sociologues, le sociologue des œuvres serait ainsi, de fait, habilité à puiser dans les apports principaux des autres disciplines qui s’intéressent à l’œuvre, du moins s’il parvient à mobiliser et instrumentaliser ces apports dans une perspective qui lui soit spécifique (comme, par exemple, la sociologie des professions mobilise et instrumentalise l’histoire, l’économie et le discours des acteurs sociaux). Encore une fois, l’enjeu de la discussion se déplace donc sensiblement : le fait que d’autres disciplines interviennent sur l’œuvre et tiennent sur elle un discours pertinent ne présente pas de problème en soi – pourvu que le sociologue soit suffisamment familiarisé avec ces disciplines pour pouvoir faire un usage raisonné et sociologiquement orienté des résultats qu’elles produisent et sur lesquels il peut alors s’adosser solidement. Comme le souligne Raymonde Moulin : « Chacune des disciplines fournit, selon son propre mode de construction et d’analyse, une grille d’interprétation propre à enrichir la compréhension de l’œuvre et à démultiplier le plaisir esthétique » (Moulin, 1999, 472).
37La question de la marge interprétative du sociologue renvoie enfin à l’une des plus virulentes critiques adressées à la sociologie des œuvres. Comment le sociologue peut-il proposer une analyse qui s’annonce comme scientifique (ou visant la scientificité), alors que cette analyse est plus ou moins entièrement fondée sur une interprétation pas toujours facile à contrôler ? Comment être sûr que l’interprétation proposée correspond à celle qu’accepterait l’artiste créateur de l’œuvre ? Sur quels critères décider que cette interprétation est bonne (ou, plus ambitieux encore, est la bonne...) par rapport aux multiples autres pistes interprétatives possibles [23] ? La longue liste de ces interrogations sous-tend ainsi l’analyse menée par Florent Champy à partir des multiples lectures sociologiques interprétatives menées sur l’œuvre de Marcel Proust. On ne peut, en effet, que noter « la grande diversité des explicitations de la sociologie de Proust, tour à tour présenté comme interactionniste (Belloï), annonciateur de Bourdieu (Dubois), théoricien du changement social proche de Bourdieu et d’Elias (Bidou-Zachariasen), disciple de Tarde sceptique à l’égard de l’histoire pour les études proustiennes plus anciennes (Henry), durkheimien enfin pour le philosophe Vincent Descombes. Comment une œuvre, fût-elle littéraire, peut-elle véhiculer en même temps des messages sociologiques difficilement conciliables dans des recherches, notamment parce qu’ils reposent sur des conceptions de l’individu antinomiques ? Quel est l’intérêt des interprétations sociologiques proposées, et quels critères propres à ce type de projets peuvent être utilisés pour évaluer leur pertinence respective ? » (Champy, 2000, 347).
38D’emblée, on peut noter que, une fois encore, cette critique de l’importance excessive accordée à la part interprétative de l’analyse ne devrait pas concerner uniquement la sociologie des œuvres, mais la quasi-totalité de la discipline. Cette question de l’interprétation se pose toujours en sociologie, même dans les domaines inscrits dans le noyau dur de la discipline, et même pour les argumentaires qui sont construits à partir de données strictement quantitatives. On retiendra ici comme exemple particulièrement emblématique la controverse acharnée sur la question de l’interprétation de l’inégalité des chances, en France, dans les années 1960-1970 (Bourdieu et Passeron, 1964 et 1970 ; Baudelot et Establet, 1971 ; Boudon, 1973). Plusieurs études, désormais classiques, partent de données identiques et d’un même constat – l’école ne joue pas son rôle prétendu d’ascenseur social et contribue même à perpétuer les inégalités sociales et à les reproduire d’une génération à l’autre. À partir de ce constat, les auteurs proposent des analyses radicalement distinctes, puisque fondées sur des postulats épistémologiques et des options théoriques opposés, et, du même coup, sur des interprétations différentes de la réalité sociale. L’interprétation bourdieusienne insiste sur le rôle des structures – en l’occurrence, l’institution scolaire et les enseignants qui la font fonctionner. L’interprétation marxisante signale l’importance de l’idéologie bourgeoise que les deux réseaux scolaires instillent d’une part aux écoliers bourgeois, d’autre part aux écoliers d’origine populaire. Enfin, l’interprétation boudonienne souligne, quant à elle, la marge de manœuvre des individus et la manière dont ils choisissent de prendre position et de comparer les coûts et les bénéfices d’une situation donnée. Cet exemple, trop succinctement cité, a pour seul objectif d’illustrer à quel point la lecture interprétative de données statistiques, orientée par les partis pris théoriques des auteurs, amène à des analyses foncièrement différentes d’un même objet.
39La question de l’interprétation, déjà sensible lorsque les données recueillies sont quantitatives, se pose de manière plus aiguë lorsque la sociologie évolue dans la sphère qualitative, par exemple en mettant au jour puis en analysant l’écart entre pratiques et discours. Pour demeurer encore dans un terrain classique de la sociologie, on peut s’appuyer sur les analyses des sociologues américains D. Roy et M. Burawoy qui montrent, contre C. Taylor, que les ouvriers travaillent plus qu’ils ne le devraient rationnellement et plus qu’ils ne sont prêts à le reconnaître explicitement, parce qu’ils se prennent au jeu du travail à la chaîne (Fournier, 1996, 88-93). Les auteurs aboutissent à cette conclusion après avoir constaté, à trente ans d’écart, par l’observation participante au travail ouvrier à la chaîne, qu’eux-mêmes, et également leurs collègues de travail, ne cherchent nullement à ralentir la cadence, mais, bien au contraire, à augmenter leurs rendements, alors même que cela n’apporte guère de bénéfices financiers. Or les deux sociologues notent, et c’est cela qui nous intéresse particulièrement ici, que, si on ne procédait que par entretiens, on ne pourrait pas recueillir de discours sur cette réalité, qui a du mal à se verbaliser en dehors du cercle empathique des collègues de travail. Là encore, c’est bien un raisonnement de type interprétatif qui doit se mettre en place pour, d’une part, comprendre pourquoi et comment des individus sous-payés travaillent plus qu’ils ne le devraient, et, d’autre part, pourquoi ils ne seraient pratiquement jamais disposés à l’admettre devant un tiers. L’interprétation de Roy et Burawoy (le fait de se prendre au jeu) n’invalide pas totalement celle de Taylor (la flânerie systématique) : l’une ou l’autre peut être valable dans une entreprise donnée, pour un individu donné ou à un moment donné.
40Si la question de l’interprétation se pose de manière plus dure et plus saillante en sociologie des œuvres, c’est parce qu’elle renvoie directement à celle de l’administration de la preuve, déjà évoquée ci-dessus. Paradoxalement, le sociologue des œuvres est l’un des seuls qui soumette à ses lecteurs une analyse qu’il est possible de confronter directement à ce qui est analysé, c’est-à-dire précisément l’œuvre, qui est en effet le plus souvent accessible. Il s’agit là d’une exception dans l’espace sociologique, où les données sur lesquelles travaille le chercheur sont, la plupart du temps, présentées de manière déjà filtrée (et donc en partie inévitablement déformée, et évidemment toujours déformée dans un sens qui les rend compatibles avec l’argumentaire qui leur est appliqué) : le plus souvent, le sociologue – même s’il propose des annexes extrêmement denses et fournies – ne peut, bien sûr, pas rendre compte de manière exhaustive de l’ensemble des matériaux composant la réalité sociale qu’il étudie. Avant même de l’étudier, il passe donc celle-ci au tamis plus ou moins acceptable de l’enquête, que ce soit en produisant des statistiques, en menant des entretiens ou en pratiquant l’observation. Dans le cas du sociologue des œuvres, en revanche, il est particulièrement simple d’accéder à ce matériau (musique, texte littéraire, film, peinture, sculpture, installation...).
41Si l’on ne dispose pas de la parole de l’artiste qui valide, a priori ou a posteriori, l’interprétation sociologique, il paraît alors commode et relativement aisé de remettre en cause les interprétations sociologiques, sous prétexte qu’on ne peut pas établir la plus grande fiabilité d’une interprétation par rapport à une autre – et que toutes les interprétations sont potentiellement fantaisistes et très relatives à la subjectivité du chercheur qui les énonce. Cette remise en cause de l’interprétation sociologique paraît encore plus immédiate et moins réfutable lorsque l’artiste lui-même la conteste explicitement. Pourtant, dans quel autre domaine de la vie sociale soumet-on la validité de l’argumentation sociologique à l’acceptation de celle-ci par les acteurs sociaux ? Dans quasiment aucun – si ce n’est pour les chercheurs inscrits dans le paradigme de la sociologie de l’action –, puisqu’il arrive qu’on signale même plutôt la résistance des individus à l’analyse sociologique de leur situation comme un critère de la validité et de la pertinence de cette analyse, qui suscite refus et contestation... Et il semble possible de retourner ici l’argument de Nathalie Heinich, selon lequel « ce n’est pas l’œuvre qui peut nous en apprendre le plus sur les intentions du créateur : c’est le créateur lui-même dans la mesure où il peut s’expliquer » (Heinich, 2002 b, 135), en considérant que ce ne sont pas nécessairement les intentions du créateur telles qu’il les explique qui nous en apprennent forcément le plus sur l’œuvre, mais que c’est bien l’œuvre elle-même.
42De manière plus générale, à cette critique portant sur la part interprétative de l’analyse sociologique, la réponse de Jean-Claude Passeron – qui concerne d’ailleurs l’ensemble des sciences sociales et pas seulement la sociologie de l’art ou la sociologie des œuvres – consiste à poser que, lorsqu’il est impossible d’apporter une preuve factuelle incontestable, on doit se « contenter » d’un faisceau d’indices convergents (Passeron, 1991). Autrement dit, il s’agit pour la sociologie d’assumer sa dimension interprétative – difficilement contestable – mais tout en proposant une argumentation suffisamment solide et honnête (par exemple, en multipliant les explicitations des éléments qui ont mené le sociologue à privilégier telle interprétation sur telle autre) pour que le lecteur puisse reconstituer le parcours argumentatif de l’auteur et, de ce fait, décider en toute connaissance de cause s’il le suit ou pas dans ses conclusions. On ne peut que rendre justice à Dominique Raynaud d’invalider les interprétations rapides faites, par exemple, des « colonnes de Buren » du Palais-Royal, à Paris (Raynaud, 1999). Mais le constat selon lequel « les interprétations sociologiques sont nécessairement subjectives et arbitraires » ne suffit pas forcément à invalider la possibilité même d’interpréter sociologiquement toute œuvre d’art. Comme le souligne Nathalie Heinich, à l’issue de son analyse interprétative d’un roman d’Ismaïl Kadaré, « un texte peut accepter des interprétations multiples – et c’est peut-être justement cette capacité qui en fait, au moins pour une part, la qualité – sans que cela invalide forcément l’une ou l’autre » (Heinich, 2002 a, 217).
43Si, au lieu d’être mené en termes d’univocité, le raisonnement tient compte d’une pluralité d’interprétations qui s’accompagnent toutefois d’une certaine forme de convergence, la possibilité de procéder, sous conditions donc, à une sociologie des œuvres nous semble envisageable logiquement. Pour revenir alors sur l’exemple des lectures sociologiques de Proust, Florent Champy montre ainsi (malgré lui ?) qu’elles sont toutes plausibles, quoique inconciliables (mais comme les théories de l’inégalité des chances que nous avons évoquées ci-dessus), puisqu’elles se fondent toutes sur des analyses de certains passages des textes proustiens qui fournissent précisément les faisceaux d’indices mentionnés par J.-C. Passeron.
44L’on peut citer, comme exemplaire mais peu connue, la brève analyse de la peinture de Chagall par Lucien Goldmann, qui apparaît d’autant plus intéressante que l’auteur y prend lui-même une certaine distance à l’égard du structuralisme génétique orthodoxe, qu’il a contribué à diffuser en France (Goldmann, 1970, 415-444). Lucien Goldmann s’emploie, dans son article, à montrer la nécessité de compléter une analyse technique des moyens d’expression d’un artiste par une analyse sociologique de la signification de ces moyens. « Même une étude proprement technique des moyens d’expression ne saurait avoir de valeur que dans la mesure où elle se fonde sur une analyse sociologique de la signification, le véritable problème esthétique n’étant pas de savoir quels sont les moyens employés par l’artiste, mais bien, et surtout, pourquoi ces moyens sont les plus adéquats pour exprimer sa propre vision du monde » (Goldmann, 1970, 417). L’objectif de l’article consiste alors à expliquer l’évolution de la peinture de Chagall, et notamment de sa représentation du monde juif, en rendant compte de l’évolution des sentiments de l’artiste à l’égard du judaïsme – et cela en distinguant quatre périodes. Dans la première période, c’est-à-dire avant son premier voyage en Occident, le peintre oppose le monde juif de la chambre au monde paysan du village : « Chagall, à cette époque, peint le monde juif dans la chambre, à la fois pour en dire la réalité quotidienne et sa vision des moments exceptionnels, imprégnés de spiritualité, tout en sentant, déjà, qu’il y a dans ce monde et cette spiritualité quelque chose d’étrange, de ridicule, qu’il aime pourtant, mais par rapport à quoi il prend ses distances » (Goldmann, 1970, 423-424). La seconde période correspond au premier séjour en Occident, au cours duquel Chagall s’éloigne progressivement du mode de vie et de pensée des Juifs russes. « Curieusement, cependant, cette distance ne s’exprimera dans sa peinture que plus tard ; pour l’instant, elle enlève simplement au groupe juif l’élément de spiritualité surnaturelle auquel le peintre ne croit plus, ou, plus exactement, auquel il n’accorde plus assez d’importance pour le représenter » (Goldmann, 1970, 428-429). Les peintures de la troisième période, qui coïncide avec le second séjour en Russie, proposent une vision inquiète du monde juif, présenté comme fragile et précaire. « Si nous regardons, en effet, les tableaux à sujet juif de cette période, nous voyons que la conscience du caractère maladif de la société juive est poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’était à l’époque précédente. Le rabbin vert (1914) succède au Rabbin jaune ; il y a quelque chose de profondément dramatique dans ce tableau : par le jeu des couleurs, l’homme est presque transformé en fantôme ; une partie du corps, surtout une des mains, semble en train de mourir (...). De nombreux tableaux à sujet juif de cette époque ont le même thème : le monde juif ébranlé, en train de s’effondrer » (Goldmann, 1970, 431-432). La dernière période, inaugurée par l’établissement définitif en Occident, comporte deux phases. Dans la première, avant la Seconde Guerre, le monde juif, autrefois insolite et maladif, apparaît comme irréel, idéalisé et porteur des valeurs et sentiments authentiques. Dans la seconde phase, après la fin de la guerre, Chagall « essaie de raconter la grandeur du peuple juif, ce qui est une entreprise tout à fait différente. Elle suppose une relation autrement abstraite et médiatisée à celui-ci » (Goldmann, 1970, 443). Et Goldmann d’expliquer que ce nouveau traitement thématique correspond à la nouvelle conception chagallienne du judaïsme : après la Seconde Guerre mondiale, le judaïsme tel que le peintre l’avait connu et expérimenté a disparu ; il est mythe, et non plus réalité – en tout cas pour Chagall, progressivement devenu très extérieur par rapport au monde juif [24].
45Une des limites de l’article de Goldmann réside dans l’absence totale de contextualisation historique de la trajectoire de Chagall. Mais une concordance entre rapport au monde juif et création picturale est cependant mise en évidence : à quatre conceptions successives du monde juif par Chagall (ou du moins à quatre conceptions supposées) ont correspondu quatre manières différentes de représenter ce monde dans ses peintures. Sont donc réintroduits dans l’analyse sociologique d’une part l’œuvre elle-même, d’autre part les partis pris esthétiques (en termes de formes et de couleurs) qui ont présidé à son élaboration – et pour lesquels sont proposées des interprétations de nature sociologique, puisqu’elles sont immédiatement reliées à l’évolution de la conception, par le peintre, de son identité. Ainsi, même dans une des formes d’expression artistique dont nous avons pu souligner qu’elle se prête moins aisément que d’autres à une analyse sociologique, les interprétations de Goldmann peuvent être considérées comme fondées sur un faisceau d’indices qui les rendent sinon incontestables, du moins plausibles, c’est-à-dire susceptibles d’être examinées et discutées sérieusement par les observateurs (sociologues ou pas) des peintures de Chagall.
46Nous n’avons nullement la prétention d’avoir, dans ce texte, apporté des réponses définitives aux questions soulevées par la sociologie des œuvres. Les arguments échangés entre partisans de ce domaine et ceux qui restent sceptiques, voire hostiles, ont donné lieu à un débat qui ne saurait être tranché en quelques pages. Il nous a toutefois paru nécessaire de revenir sur certains problèmes posés, de façon générale, par la démarche, mais aussi d’illustrer les manières dont, malgré les difficultés épistémologiques plus ou moins propres à ce type d’objet, il nous semble possible de procéder à des analyses sociologiques qui éclairent, de façon originale, ce qu’il est convenu d’appeler l’ « œuvre même ». Si la sociologie a apporté une contribution déterminante à la compréhension de l’art en faisant ressortir toute la dimension sociale de la production et de la réception, il est sans doute encore envisageable de procéder, certes avec prudence, et plus facilement dans certains domaines que dans d’autres, à une sociologie des œuvres, pour que la démarche sociologique continue d’enrichir notre compréhension de l’art. Cela, toutefois, ne peut se faire qu’en tenant réellement compte des spécificités de l’objet et de la démarche à lui appliquer pour progresser plus sûrement sur la voie d’une sociologie des œuvres. Cela revient à ne pas développer une croyance fervente et forcenée en l’objectivité sociologique absolue – sans pour autant renoncer à se rapprocher au plus près de cet horizon. Cela signifie que le sociologue doit s’efforcer de toujours vérifier que le discours tenu sur et à propos de l’œuvre permet certes de mieux goûter celle-ci, de mieux la comprendre – mais aussi et surtout d’apporter plus largement, comme tout autre sociologue, une plus-value dans la compréhension et l’explication du monde social. Cela amène aussi à revendiquer et à assumer ce que certains sociologues de l’art considèrent comme « le droit exorbitant de choisir un point de vue » (Hennion, 2002, 221) (mais ce droit exorbitant n’est-il pas attribué à chaque sociologue, quel que soit son objet, pour peu que le point de vue adopté reste « raisonnable » et scientifiquement défendable ?), non pas pour considérer que ce point de vue-là sur l’œuvre est exclusif de l’ensemble des autres points de vue, mais pour préciser honnêtement le lieu et la position d’où l’on parle et d’où l’on produit des résultats qu’il ne s’agit alors nullement d’universaliser, mais bien de soumettre à une discussion scientifique et collective. Ainsi, reconnaître que la sociologie des œuvres peut se pratiquer sous conditions permettrait sans doute de raffermir le statut de la sociologie des œuvres.
Notes
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[1]
Nous tenons à remercier ici Emmanuelle Sebbah, qui a longuement discuté avec nous des multiples versions de ce texte, ainsi que les membres du comité de rédaction de L’Année sociologique, dont les remarques et les observations nous ont été précieuses.
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[2]
Lorsqu’elle revient sur le colloque de Marseille dans la postface à la publication des actes de rencontres ultérieures, organisées en 1999 à Grenoble, Raymonde Moulin, figure marquante de la sociologie de l’art, y signale que ce colloque marseillais, « rendant compte des chantiers en cours, consacrait trois des quatre tables rondes à l’analyse de l’amont et de l’aval de l’œuvre (... et) se terminait pas une interrogation : une sociologie des œuvres est-elle possible ? » (Moulin, 2001, 465).
-
[3]
Ainsi, dans le chapitre qu’elle consacre à la sociologie de l’art dans un manuel paru en 1988, Raymonde Moulin ne jugeait-elle pas utile d’évoquer la question de la sociologie des œuvres et privilégiait-elle clairement d’autres thématiques et problématiques (Moulin, 1988, p. 185-193). Dans la réédition de 1999 d’un dictionnaire de sociologie, elle consacre une seule phrase – assez critique – à cette question (Moulin, 1999). Quant au numéro de la revue Recherches sociologiques consacré à la « Sociologie de l’art », il est inauguré par une introduction posant la question – explicitement dans la continuité du colloque de Marseille – « une sociologie des œuvres est-elle possible ? », mais sans que les textes rassemblés ne répondent véritablement (ni de manière générale, ni par des études de cas) à cette interrogation (Dechaux et Ducret, 1988, 129-132).
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[4]
Dans le chapitre « La sociologie de l’art et de la culture » de l’ouvrage La sociologie française contemporaine (Péquignot, 1999, 251-263), Bruno Péquignot consacre le dernier des six points qu’il aborde à ce qu’il appelle « une science des œuvres », pour laquelle il signale de nombreux et récents développements.
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[5]
Le caractère dichotomique du plan proposé – ainsi que le fait que l’on pourra trouver dans cet article, à quelques pages d’écart, des propos qui, sans être contradictoires, n’en seront pas moins résolument divergents – tient, pour une large part, au fait que celui-ci a été rédigé à quatre mains : il s’agit, en effet, d’un dialogue entre deux sociologues de l’art, qui tentent chacun de défendre (en théorie, mais aussi en pratique dans leurs recherches) des positions différentes et parfois opposées sur la question de la sociologie des œuvres. Ces différences et ces oppositions nous ont toujours amenés non pas à conclure à l’impossibilité d’une discussion, mais, au contraire, à débattre continûment (de manière informelle ou plus institutionnalisée) entre nous. Chaque auteur a rédigé l’essentiel de la partie où il fait état des arguments qui lui paraissent les plus probants ; il n’en reste pas moins que les co-auteurs assument et prennent en charge de conserve l’ensemble des propos tenus dans le cadre de cet article.
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[6]
On peut néanmoins noter que, tout en se situant dans une perspective bourdieusienne assez stricte, certains auteurs ont réussi à proposer une analyse sociologique des œuvres très convaincante (Héran, 1986, 317-334).
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[7]
Nous remercions Jean-Louis Fabiani pour nous avoir transmis cette information.
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[8]
Il sera plusieurs fois signalé, au fil de cet article, que ce sont les œuvres narratives en général, et tout particulièrement les œuvres littéraires, qui se prêtent le mieux à une analyse sociologique interne. L’analyse développée ici se définit elle-même comme « superficielle » par rapport à ce que serait une authentique sociologie des œuvres, et c’est pourquoi nous nous sommes autorisés à la conduire à propos d’un film.
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[9]
Les stigmates almodovariens relèvent du deuxième type défini par Goffman : « Les tares de caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles (...) et dont on infère l’existence chez un individu, parce que l’on sait qu’il est ou a été, par exemple (...) drogué, alcoolique, homosexuel » (Goffman, 1975, 14).
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[10]
« L’individu stigmatisé peut donc attendre un certain soutien d’un premier ensemble de personnes : ceux qui partagent son stigmate, et qui, de ce fait, sont définis et se définissent comme ses semblables. Le second ensemble se compose – pour reprendre une expression d’abord employée chez les homosexuels – des “initiés”, autrement dit, de normaux qui, du fait de leur situation particulière, pénètrent et comprennent intimement la vie secrète des stigmatisés, et se voient ainsi accorder une certaine admission, une sorte de participation honoraire au clan. L’initié est un marginal devant qui l’individu diminué n’a ni à rougir ni à se contrôler, car il sait qu’en dépit de sa déficience il est perçu comme quelqu’un d’ordinaire » (Goffman, 1975, 41). Manuela est une initiée, c’est-à-dire un personnage non stigmatisé en lui-même, mais qui ne cesse de côtoyer, fréquenter, d’assister et de secourir d’autres personnages, quant à eux clairement stigmatisés.
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[11]
Cette double dimension est particulièrement importante dans l’analyse de Goffman, qui insiste longuement sur les contacts mixtes, « ces instants où normaux et stigmatisés partagent une même “situation sociale”, autrement dit, se trouvent physiquement en présence les uns des autres » (Goffman, 1975, 23). Or « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue. Ces points de vue sont socialement produits lors des contacts mixtes » (Goffman, 1975, 161).
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[12]
Raymond Boudon – qui, en sociologue des valeurs, tente d’expliquer le succès de certaines œuvres artistiques en ambitionnant de dépasser d’une part la vision essentialiste qui considère que le Beau est dans l’œuvre d’art, d’autre part la version structuraliste, à la Bourdieu, qui rabat ce succès sur des considérations totalement externes à l’œuvre – en vient ainsi inévitablement, dans une réflexion qui est pourtant, au départ, une analyse de la réception, à s’intéresser au contenu et à la forme de certaines des œuvres retenues par la postérité, par exemple le Tartuffe ou Madame Bovary (Boudon, 1999, 251-294).
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[13]
Nous nous référons ici aux démarches respectives d’Howard S. Becker et de Raymonde Moulin (Becker, 1988 ; Moulin, 1992).
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[14]
Nathalie Heinich poursuit cette critique en soulignant « l’absence d’une méthode de description sociologique des œuvres – sauf à passer par le compte rendu des acteurs, ce qui nous renverrait alors à une sociologie de la réception » (Heinich, 2001, 88).
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[15]
À l’intérieur d’un même domaine d’expression artistique, il est également probable que l’analyse sociologique de la peinture abstraite soit plus risquée que celle de la peinture figurative, celle de la poésie davantage que celle du roman.
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[16]
On sait bien, depuis Max Weber, que la question de l’interprétation se pose avec une acuité particulière en sciences sociales (cf. notamment Weber, 1992), puisque la subjectivité du savant et son rapport aux valeurs s’expriment inévitablement avec vigueur dans ses analyses. Il n’en reste pas moins que, dans plusieurs des sous-champs de la discipline sociologique, cette subjectivité et ce rapport aux valeurs peuvent être plus aisément contrôlés qu’en sociologie de l’art, et en particulier en sociologie des œuvres.
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[17]
Une fois admis que, en ce domaine comme dans les autres champs de la discipline sociologique, sont bien entendu conduites des recherches convaincantes et d’autres critiquables.
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[18]
En procédant ainsi, nous avons bien conscience de retenir une forme artistique qui, selon nous, se prête davantage que d’autres à la sociologie des œuvres, comme indiqué plus haut dans cet article.
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[19]
« Formalisme fut le mot qui désigna, en l’acception péjorative où le tenaient ses adversaires, le courant de critique littéraire qui s’affirma en Russie, entre les années 1915 et 1930 » (Todorov, 1965, 15).
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[20]
On notera que cette remarque de Passeron permet, du même coup, de répondre à l’interrogation – qui se fondait d’ailleurs sur une observation de ce même auteur – sur la possibilité d’étudier sociologiquement une œuvre singulière.
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[21]
Signalons que l’on trouve également l’argument symétrique selon lequel, lorsqu’elle s’attache à l’œuvre elle-même, la sociologie porterait une prétention à l’hégémonisme, qui disqualifierait les autres discours tenus sur l’œuvre. C’est en tout cas l’un des risques de la sociologie des œuvres indiqué par Nathalie Heinich (Heinich, 2001, 87-88), et repris en première partie de cet article. Cette mise en garde à l’égard des supposées prétentions de la sociologie des œuvres reste néanmoins assez mystérieuse, dans la mesure où elle ne s’appuie pas toujours sur des exemples précis et concrets de textes où cet hégémonisme se donnerait à voir...
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[22]
Symétriquement, et exactement selon les mêmes modalités, les chercheurs d’autres disciplines – par exemple, historiens et économistes – peuvent réaliser des emprunts à la discipline sociologique, qu’ils se réapproprient en les retravaillant dans la perspective de la problématique disciplinaire qui est la leur.
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[23]
C’est là un des multiples obstacles, selon Dominique Raynaud, à un programme scientifiquement valable de sociologie des œuvres (Raynaud, 1999, 129 et s.). Pour lui, « l’homogénéité des interprétations – ou tout au moins la faible variablité de celles-ci – est une condition nécessaire pour que le programme de sociologie des œuvres soit logiquement consistant ». Cette objection a été longuement présentée dans la première partie de l’article.
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[24]
L’extériorité de Chagall par rapport au judaïsme semble manifeste dans le tableau L’apparition de la famille de l’artiste (1935-1945) : « L’on voit les représentants de l’univers juif de son enfance demander des comptes au peintre sur son comportement dans un univers où ils sont menacés et sacrifiés par la barbarie. L’opposition des couleurs entre le bleu dans lequel se trouve le peintre, les couleurs claires du tableau qu’il peint et le rouge sanglant qui situe les personnages de sa jeunesse – un brasier en feu et qui jette des reflets violents jusque sur ses propres habits –, cette opposition exprime et renforce le thème du tableau » (Goldmann, 1970, 440-441).