CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On relève depuis quelques années, en France et à l’étranger, un regain d’intérêt pour l’étude du lien de germanité, dont témoigne la parution récente d’une première synthèse en français sur le sujet (Buisson, 2003). Plusieurs facteurs y concourent. D’abord, les sociologues de la famille, longtemps focalisés sur l’unité conjugale, ont pris conscience de la nécessité d’étendre leurs investigations à l’ensemble du réseau de parenté : lieu de sociabilité et d’entraide, espace de circulation des enfants en cas de recomposition familiale, le réseau de parenté apparaît désormais comme une composante à part entière des réalités familiales, et non plus comme une survivance paysanne. Ensuite, le vieillissement démographique pose la question de la dépendance du grand âge et des moyens d’y faire face. Les relations au sein du réseau de parenté, notamment entre père-mère et enfants adultes, sont directement concernées. Comme l’ont souligné Weber, Gojard et Gramain (2003), la prise en charge familiale de la dépendance met en évidence le rôle décisif des fratries et des principes qui, en leur sein, parviennent ou non à régir la répartition des responsabilités matérielles, affectives et morales.

2Enfin, les mutations familiales des deux à trois dernières décennies (Déchaux, 2006 a) ont conduit à modifier la conception du lien familial qui prévalait jusqu’alors : les normes statutaires qui définissaient rôles, droits et devoirs dans la parenté se sont affaiblies au profit d’une vision plus fluide, négociée et discrétionnaire du lien, marquée par un vif désir d’autonomie et d’épanouissement personnel. Ainsi le lien familial tendrait-il à se différencier moins nettement d’autres types de liens intimes. Cela concerne le lien conjugal mais aussi les relations au sein du réseau de parenté, en particulier dans leur dimension horizontale. Le lien de germanité serait donc tout particulièrement gagné par ce « nouvel esprit de famille » (Attias-Donfut, Lapierre, Segalen, 2002). Peut-être même préfigurerait-il l’évolution à venir du lien de parenté.

3Ces constats et ces interrogations justifient qu’une plus grande attention soit portée à l’étude de la germanité, dans le but d’en cerner plus précisément la spécificité. C’est ce que se propose de faire cet article en s’intéressant aux différentes formes de soutien moral et émotionnel entre germains adultes, étudiées à partir d’une enquête par entretiens (cf. encadré 1). Après avoir rappelé la fragilité des arguments qui associent germanité et aide de nature psychologique, on montre que celle-ci se réduit le plus souvent à une modalité d’attention à l’autre assez conventionnelle, quoique non dépourvue de normes. Les raisons en sont de deux types. D’une part, les contraintes structurales qui pèsent sur la relation entre germains limitent la liberté de ton et de jugement nécessaire à la confession et au conseil. D’autre part, les hommes, surtout en milieux populaires, observent en la matière une attitude de dédain qui a pour effet de renforcer la propension des femmes à prendre seules en charge ce type d’aide. Les conduites étudiées montrent ainsi la présence d’une éthique de la bienveillance fraternelle, mais aussi ses limites et sa profonde ambivalence [1].

1. Les germains sont-ils spécialisésdans le « soutien moral » ?

4La confidence et le soutien émotionnel sont considérés comme un élément spécifique de la relation interpersonnelle, notamment entre amis proches. L’amitié intime se définit prioritairement par la possibilité de se confier et/ou d’être compris, au contraire de l’amitié non intime qui se caractérise par le partage d’activités et la distraction (Moser, 1994, 136-137). Dans la parenté, le lien de germanité est sans doute celui qui présente le plus de similitude avec le lien d’amitié. Il concerne des pairs de même génération (sauf dans les fratries de grande taille où l’écart d’âge peut être important) et met en rapport des personnes qui se situent dans la même phase du cycle de vie et ont à traiter de problèmes similaires (mise en couple, arrivée des enfants, vie professionnelle, etc.). Par rapport au lien de filiation direct (père-mère / fils-fille), les positions dans la germanité sont globalement symétriques. A priori, cette parité offre un terrain favorable au soutien émotionnel.

5Plusieurs études en France et à l’étranger soutiennent que l’entraide entre germains adultes est spécialisée dans le « soutien moral » (White, Riedmann, 1992 ; Coenen-Huther, Kellerhals, von Allmen, 1994 ; Ortalda, 1998). Les frères et surtout les sœurs fourniraient une aide de nature « morale » lors des moments difficiles de la vie. Ce constat, qui s’appuie sur l’exploitation d’enquêtes par questionnaires, pose quelques problèmes.

6Le premier est que l’on ne sait pas très bien ce que signifie le soutien moral. Cette catégorie, retenue par les statisticiens, ne correspond vraiment à aucune expression indigène connue, définissant sous un même intitulé des services ou des formes de soutien comparables. Elle désigne imparfaitement un vaste domaine qui va du conseil au soutien psychologique en passant par toute une gamme d’attention à l’autre, de la plus conventionnelle à la plus intime. D’un point de vue sociologique, il est nécessaire de « déconstruire » cette catégorie pour dissocier les différents types de prestations qu’elle embrasse. La deuxième interrogation porte sur le raisonnement suivi. Comparativement à l’entraide matérielle et financière entre germains, l’entraide morale apparaît effectivement plus forte [2]. Il en va de même lorsque l’on compare relations en ligne directe et relations entre germains : les frères et sœurs s’offrent plus souvent un soutien moral que les père-mère ne le font à destination de leurs enfants (ou inversement). Mais cela n’implique pas que le lien de germanité soit spécialisé dans l’aide morale et affective. Il suffirait de changer les termes de la comparaison, en introduisant par exemple les amis, pour modifier la conclusion, voire l’infirmer.

7Par conséquent, l’étude du soutien moral ne peut être abordée qu’en étant attentive à la variété de ses formes et en comparant avec d’autres types de lien social de manière à mieux cerner la spécificité du lien de germanité en la matière, si toutefois elle existe.

Encadré 1. — Matériau et méthode

Le matériau mobilisé forme l’un des deux volets d’une recherche sur les relations et l’entraide entre germains à l’âge adulte (Déchaux, Herpin, 2003)1. Il est constitué de 40 entretiens réalisés en 2001 et 2002 auprès de 20 hommes et 20 femmes âgés de 30 à 55 ans, vivant en couple (marié ou non), les deux membres du couple ayant au moins un germain chacun. La population étudiée se répartit par moitié entre les « classes populaires » et les « classes moyennes et supérieures » selon le critère du niveau de diplôme obtenu par la personne (17 ont un niveau de diplôme strictement inférieur au baccalauréat, 23 ont au moins le baccalauréat).
1. La recherche a fait l’objet d’un financement de la MIRE (ministère des Affaires sociales). Outre les 40 entretiens, elle comprend un second volet constitué de l’exploitation de l’enquête « Réseau de parenté et entraide » (RPE), réalisée par l’INSEE en octobre 1997 dans le cadre de la partie variable de l’Enquête permanente sur les conditions de vie (PCV) des ménages auprès d’une population de 5 660 ménages. Dans cet article, on s’appuie exclusivement sur le premier volet.
L’enquête s’est efforcée de cerner la conception qu’a chaque personne du lien de germanité en vue de comprendre les choix effectués en matière d’entraide. Une attention particulière a été apportée à la teneur des liens et des sentiments moraux entre germains : sympathie, affinité ou, au contraire, indifférence, voire hostilité. Estimant que la mise en couple, celle d’Ego (la personne interrogée) comme celle de son (ou ses) germain(s), peut modifier la place de la germanité dans l’organisation d’ensemble de la parenté, l’enquête s’est aussi intéressée au rapport entre germanité et alliance.
Le corpus empirique est ainsi constitué de 40 entretiens, décrivant 80 fratries (cf. annexe 1), appréciées à chaque fois par deux personnes différentes : Ego et son conjoint. Les informations recueillies dans les entretiens concernent donc le couple, c’est-à-dire à la fois la personne interviewée (Ego) et son conjoint (que l’enquêteur n’a pas rencontré et dont le point de vue est rapporté par Ego).

Encadré 2. — Soutien moral et âge

Selon l’enquête RPE (INSEE, 1997), le soutien moral entre germains concerne surtout les jeunes (les moins de 30 ans), période de la vie au cours de laquelle les relations dans la fratrie sont très intenses (Déchaux, Herpin, 2003). Par la suite, la fréquence du soutien moral décline régulièrement. Toutefois, il est probable que d’autres formes de soutien moral, plus difficiles à recenser statistiquement, car touchant à des questions sur lesquelles règne un certain tabou, caractérisent aussi les plus âgés : la perte d’autonomie des père et mère, puis leur mort et les problèmes de succession suscitent autant d’occasions d’offrir attention et réconfort, et d’échanger des confidences.
Ces deux catégories d’âge échappent à l’investigation qualitative sur laquelle s’appuie cet article, puisque n’ont été interrogés que les 30-55 ans. On peut estimer que les modalités de soutien moral les plus banales et rudimentaires (qualifiées ici d’attention polie et de formes élémentaires de réconfort) sont majorées au détriment des formes plus poussées exigeant un investissement relationnel plus profond.

2. Attention polie et autres formes élémentairesde réconfort

8On associe spontanément le soutien moral à une aide de nature psychologique, fondée sur l’écoute et la confidence. Nos résultats montrent au contraire que les confidences entre germains sont rares et parfois redoutées. Ce qui prédomine est une modalité d’attention à l’autre assez conventionnelle et anodine en apparence qui tient plus de l’obligeance polie que du soutien psychologique. Il s’agira de prendre des nouvelles de la santé des uns et des autres, de la scolarité des enfants, de la vie familiale et professionnelle, etc., un peu comme on le fait avec de simples connaissances ou des collègues de travail. Naturellement, il est possible d’aller au-delà de ce soutien minimum, mais beaucoup s’en contentent et ne s’aventurent guère sur le terrain de l’aide psychologique et de la confidence.

9Cette attitude, qui tend à se confondre avec la conversation ordinaire, mérite-t-elle d’être qualifiée de soutien moral ? On peut à première vue en douter. L’objectif est plutôt de maintenir la relation, de l’entretenir par un minimum d’attention, de prévenance. C’est en partie une stratégie pour protéger son capital relationnel et éviter qu’il ne se dévalue. Mais à cette dimension stratégique s’ajoute une composante normative qui apparente davantage l’attention polie à une forme de soutien moral. Lorsqu’un frère ou une sœur fait face à des difficultés, que celles-ci sont portées à la connaissance de tous dans la famille ou au moins dans la fratrie, il est bon de manifester son soutien en prenant des nouvelles ou en offrant ses services. Un minimum de prévenance est ici attendu.

10Annette (40 ans, employée de commerce, mariée à un employé de banque, deux frères et une sœur, son conjoint ayant un frère et une sœur) décrit la relation entre Patrice, son conjoint, et le frère de celui-ci comme étant peu chaleureuse mais exigeant néanmoins, dans certaines circonstances, cette forme d’attention polie :

A. — Oui, c’est vrai que ça leur arrive de s’appeler pour un anniversaire, mais c’est pas coutumier. Quand ils y pensent, ils s’appellent mais s’ils n’y pensent pas, c’est pareil.
Q. — Ils ne sont pas en froid, mais ils ne sont pas proches non plus ?
A. — Non, non. On ne peut pas dire qu’ils soient proches, proches.
Q. — C’est de l’indifférence ?
A. — Oui, on pourrait dire ça. Enfin non, pas de l’indifférence parce qu’on se voit. Comme là par exemple, avant-hier, Bernard s’est fait voler sa voiture et ma belle-mère nous l’a appris, et hier matin Patrice l’a appelé pour savoir.

11Le coup de fil de Patrice illustre cette attitude de prévenance à laquelle se résume pour beaucoup le soutien moral. Cela suppose d’être au courant, de se tenir informé et de réagir vite pour offrir sa sympathie, montrer que l’on compatit. Antoine (53 ans, agent technique, marié à une agent technique en école maternelle, six frères et sœurs, sa conjointe ayant aussi six frères et sœurs) évoque brièvement un accident de voiture d’un beau-frère (un des frères de son épouse) qui a donné lieu à la même attitude. Il précise que les choses en sont restées là et que le soutien n’a pas excédé ce minimum d’égards :

« On est allé à l’hôpital tout de suite. Q : Et vous n’avez pas essayé d’aider sa femme pendant le temps où il était absent ? A : Non, non, non... Ils se débrouillent. On est autonome. »

12Cette forme rudimentaire d’attention à l’autre est, bien sûr, fonction de la qualité affective du lien : si le lien est peu investi sur le plan affectif, le soutien moral se limitera à cela. Mais l’inverse n’est pas toujours vrai : un lien affectivement positif n’ira pas forcément au-delà de l’attention polie. Il y a d’autres façons d’exprimer son affection que de se confier ou d’offrir son écoute.

13Les circonstances propices à cette aide de réconfort, quelle qu’en soit la forme, sont la maladie, la mort et le divorce. Curieusement la perte d’emploi et la précarité sociale ne sont jamais mentionnées. Faut-il penser que les problèmes socio-économiques touchent de trop près à la sphère délicate de l’argent et que le tabou dont ce dernier fait l’objet dans les fratries (Déchaux, 2005) gagne aussi les difficultés de la vie professionnelle ? Par contraste, la maladie, la mort et, dans une moindre mesure, le divorce apparaissent comme des « coups du sort » qui engagent bien moins la responsabilité morale des personnes qui en sont victimes. Ego se sent donc autorisé à intervenir. Toutefois, le divorce (ou la séparation) n’est pas tout à fait traité sur le même plan que le décès ou la maladie. Il pose la question du mode de vie conjugal, des choix de vie qui ont été faits dans ce domaine par la personne. Selon le double principe de l’autonomie et de la parité qui caractérise le lien de germanité [3], il n’est pas bon d’avoir à prendre position dans ce domaine qui regarde la vie privée du frère ou de la sœur. En matière de vie conjugale, comme de soutien financier, la non-ingérence est de mise, sauf si l’on est invité à intervenir à la demande expresse de l’intéressé. C’est parfois le cas et cela requiert alors, comme pour l’argent à nouveau, une grande confiance entre germains.

3. Des règles d’entraide principalement négatives

14Coenen-Huther, Kellerhals et von Allmen (1994, 321) observent que rares sont les soutiens moraux offerts qui ne débouchent sur des déceptions et du découragement. Cela résulte en partie du flou normatif qui caractérise ces interventions : les acteurs ne savent pas très bien ce qu’il convient de faire et, lorsqu’ils offrent leur aide, ils ont le sentiment qu’elle n’est pas appréciée à sa juste valeur. Mais un tel point de vue n’est pas nécessairement celui du receveur. Aussi limitée soit-elle, l’aide de réconfort peut, dans certains cas, représenter beaucoup pour son bénéficiaire. Il suffira de quelques prises de nouvelles et invitations pour qu’elle soit très appréciée compte tenu de l’état psychologique de ce dernier.

15Yves (44 ans, employé communal, divorcé puis remarié à une cantinière elle-même divorcée, quatre frères et sœurs, sa conjointe ayant six frères et sœurs) se souvient du réconfort que lui procurait la simple rencontre de ses frères et sœurs chez ses parents :

« Ça me faisait un point d’attache surtout. Je me suis retrouvé tout seul avec la gamine, donc ce n’était pas évident. C’était pas évident... donc ça m’a fait un bon réconfort. Il y avait des mauvais moments où je prenais la voiture, j’emmenais la gamine et j’allais chez mes parents. Ça faisait un changement d’ambiance, quoi ! »

16Il faut donc se garder de juger de la valeur du service à la seule aune du donneur ou à partir d’une estimation strictement « matérielle » (le temps consacré par exemple) du service offert. Les formes les plus anodines de soutien moral (attention polie, simple présence) offrent l’assurance d’un réconfort muet où tout risque de jugement négatif est exclu, une sorte de soutien sans ingérence qui concilie aide et autonomie, soutien et parité.

17Le flou normatif concerne davantage le contenu des aides que son principe. Sur ce dernier point, l’aide de réconfort entre germains constitue au contraire un domaine très normé. Le caractère anodin de certaines formes de soutien moral ne doit pas tromper. Ne pas faire montre de ce minimum d’égards qu’est l’attention polie revient à s’exposer à la sanction des autres membres de la fratrie ou de la famille. Une bonne part des fâcheries (qu’il s’agisse de simples condamnations morales ou de franches ruptures) naît d’attitudes qui peuvent sembler dérisoires, mais qui sont jugées indignes ou incorrectes parce que l’attention attendue n’a pas été exprimée. C’est le cas lorsque la relation est fragilisée, que le germain est estimé peu loyal dans ses relations avec ses proches parents. Inversement, l’absence d’égard est sans effet si la discorde est déjà installée.

18Jean-Laurent (47 ans, cadre supérieur dans la banque, marié à une bibliothécaire, deux sœurs, sa conjointe ayant deux sœurs et un frère) n’a pas pardonné la désinvolture de Cathy, l’une de ses sœurs, lors du décès de son père. Déjà délicates, les relations avec elle vont cesser :

« La dernière fois que je l’ai rencontrée, c’était au décès de mon papa, donc c’est il y a 4 ans, oui, 3-4 ans, et puis avant je l’avais vue deux fois en 10 ans. [...] Et en plus elle est partie à un moment qui était difficile à vivre. Maman est décédée en 68-69... Moi en 69, j’avais 15 ans et elle, elle partait de la maison. [...] En fait, elle a décidé d’abandonner quand pour nous c’était dur. Et puis, quand mon papa était en train de mourir, je l’avais appelée et elle m’avait dit : “Faut vraiment que je vienne le voir ?” C’est pas passé ! [...] La dernière fois que je l’ai vue, c’est au décès de Papa. Depuis, je l’ai pas vue. »

19La sanction de ces attitudes est souvent collective : elle est le fait de la fratrie restante (ou de l’un de ses clans lorsqu’elle est divisée), parfois appuyée par les père et mère. L’anecdote racontée par Monique (51 ans, employée de la fonction publique, mariée à un employé de mairie, huit frères et sœurs, son conjoint ayant une sœur) l’illustre. Ici, le manque d’attention d’un frère (Claude) se traduit par son absence aux obsèques de l’une de ses sœurs. Après quelques tentatives, restées vaines, pour renouer les liens, la fratrie restante et la mère vont couper tout contact avec le « coupable » :

Q. — Avec Claude, j’ai compris que ça se passait pas très bien...
M. — Non. C’est malheureux à dire, c’est pour une broutille...
Q. — Une broutille ?
M. — Une broutille, une histoire de pétard dans... dans un mariage qui avait abîmé un pantalon. C’est vraiment un truc con ! À un tel point que, lorsque ma sœur est décédée, il est pas venu. [...] Ma mère, à l’enterrement de ma sœur [il y a sept ans], jusqu’au bout elle..., elle a attendu, elle était persuadée qu’il allait venir quand même. Et moi je l’ai appelé d’ici dans le Nord [Claude réside dans le nord de la France]. Il avait choisi sa famille et... et il a fait la même réponse à mes deux frères qui ont essayé aussi, pour le persuader de venir quoi. [...]
Q. — Maintenant vous vous téléphonez plus jamais ?
M. — Ah non ! Plus jamais !

20La sanction des attitudes désinvoltes ou alors provocatrices signale que, dans le domaine du réconfort, l’aide n’est pas seulement déterminée par la qualité affective du lien, mais aussi par la régulation du lien, par la manière dont se décline entre germains l’ « éthique de bienveillance » [4] (Fortes, 1969). Même si le lien est peu investi sur le plan affectif, Ego n’acceptera pas une attitude de franche indifférence face aux problèmes qu’il peut rencontrer dans la vie. Un minimum de bienveillance fraternelle est requis, a fortiori lorsque les père et mère sont encore en vie et jouent leur rôle classique de coordinateur et d’instance de contrôle au sein de la parentèle proche (Déchaux, Herpin, 2003). La présence parentale renforce dans la fratrie le cadre normatif des relations de réconfort illustrant à nouveau le principe du primat structural de la filiation directe sur la germanité, déjà décelable en matière de rencontres (Crenner, Déchaux, Herpin, 2000). Comme le note Coleman (1990), la structure relationnelle minimale requise pour qu’une sanction soit appliquée est une triade transitive. L’exercice de la sanction a un coût que l’instance de contrôle ne peut assumer seule. La sanction requiert l’union de deux acteurs (ici les père-mère et la fratrie restante) vis-à-vis du troisième (le fautif), c’est pourquoi elle revêt un caractère collectif.

21Cette régulation de l’aide de réconfort ne s’oppose pas au constat général relatif à la parenté dans les sociétés occidentales modernes : le caractère flou et indistinct des règles. Plus précisément, le fait qu’elles soient plus souvent « négatives », i.e. précisant ce qu’il ne faut pas faire (ne pas s’ingérer, ne pas aider sans y être invité, ne pas rester indifférent aux épreuves rencontrées par un proche, etc.) que « positives », i.e. énonçant ce qu’il faut faire (Cuningham-Burley, 1985 ; Finch et Mason, 1991). Le principe de l’aide est d’emblée posé comme légitime, ce qui facilite la coordination et la coopération entre les acteurs. En revanche, sa réalisation relève davantage d’appréciations personnelles. Un large espace est donc laissé au jeu des affinités interpersonnelles, avec ce que cela peut susciter d’incompréhension ou de désaccord dès lors que les attentes réciproques de chacun ne coïncident pas.

22Les règles d’entraide définissent donc un cadre formel qui – c’est le propre d’un cadre – encadre, instruit, paramètre les stratégies des acteurs en présence, mais ne les détermine pas. Ce cadre est fondé sur deux principes normatifs qui sont en tension : la bienveillance et la parité. Sans bienveillance, la parité conduirait à l’indifférence ; sans parité, la bienveillance pourrait se muer en contrôle. Il appartient à chacun de trouver le point d’équilibre entre les deux. Si les règles d’entraide morale ne sont pas une création des acteurs et leur préexistent, l’inverse est vrai aussi, car c’est la règle interprétée et mise en œuvre par l’acteur qui compte. C’est l’usage que les acteurs font des règles qui permet de comprendre leur action. Règles et normes fournissent des repères (en partie contradictoires) et des ressources pour l’action : ils indiquent comment faire face à une situation. Mais c’est par leur interprétation que les acteurs rendent ces normes opératoires.

4. Les confidences : exception et apanage des sœurs

23Entre germains, la confidence est l’exception. Neuf enquêtés sur 40, dont 6 femmes, en font mention. Cette surreprésentation féminine confirme des résultats plus anciens (White, Riedmann, 1992 ; Coenen-Huther, Kellerhals, von Allmen, 1994 ; Cicirelli, 1994), y compris dans le domaine de l’amitié intime [5]. La propension des femmes à se confier est un résultat classique, dans la parenté comme en dehors. En revanche, la faible proportion de confidences l’est beaucoup moins. C’est ici que la comparaison avec le lien amical s’impose. Non seulement les confidences entre germains sont rares, mais encore celles entre amis leur sont préférées. Le fait de distinguer germains et amis pour réserver les confidences aux seconds est très général. Seules 8 personnes (dont 7 femmes) sur 40 refusent de faire la distinction ou préfèrent se confier à leurs germains.

24La confidence est ici entendue comme une catégorie indigène dont la signification est laissée à la libre appréciation des enquêtés [6]. Elle recouvre un vaste domaine aux contours flous et l’aborder comme un ensemble homogène ne va pas de soi. Pour certains, il s’agit de véritables confessions pouvant toucher tous les domaines de la vie ; pour d’autres, c’est davantage une demande de conseils ou d’avis sur une question plus ou moins ciblée : problèmes regardant la vie privée (conception du couple, éducation des enfants) ou problèmes plus délimités, plus techniques (puériculture, choix d’une section d’étude), mais dans les deux cas nécessitant entre protagonistes une certaine confiance. Parfois le conseil sera apprécié et suivi, parfois non. Il en va de même pour la confession : la confession peut échouer, la confiance que l’on portait à autrui étant déçue ou trahie [7]. Enfin, la fréquence de la confidence est aussi très variable.

25La confidence régulière est un élément important de la sororité. Elle est souvent le fruit d’une connivence qui remonte à l’enfance ou à certains épisodes décisifs de la vie de famille (décohabitation, divorce parental, épreuves partagées, etc.). Dans ces situations, la relation de confidence est nécessairement duelle : elle résulte d’une préférence affirmée, donc d’une différenciation dans la fratrie dès lors qu’elle comprend au moins trois membres. Ces affinités prennent parfois un aspect exclusif et passionnel. Dans certaines dyades existe une sorte d’amour fraternel (assez indifférent à la composition sexuelle de la dyade). Les autres membres de la fratrie et les conjoints ont alors beaucoup de mal à trouver leur place. Ces dyades très complices ont un net fondement homophilique, mais il s’agit moins d’une homophilie de statut social que de mode et de choix de vie : les individus justifient leur proximité par le fait de partager un même regard sur l’existence. Qu’il y ait ou non amour fraternel, s’engager dans une relation de confidence, c’est être prêt à faire des différences, à s’écarter du principe de parité qui définit le lien de germanité [8]. La personne qui se confie reconnaît établir des préférences fondées sur la proximité affective et la confiance. Certains s’y refusent, d’autres y voient au contraire une chose tout à fait naturelle.

26Les propos de Nicole (49 ans, dentiste, mariée à un dentiste, deux demi-sœurs, son conjoint ayant une sœur et deux demi-sœurs) méritent d’être cités assez longuement, car ils illustrent bien cette différence de traitement dans la fratrie. Nicole se confie beaucoup plus à Nathalie, sa plus jeune demi-sœur, qu’à Catherine, la cadette. Avec la première, les sujets abordés sont très variés, y compris ceux sur lesquels les deux demi-sœurs sont régulièrement en désaccord :

N. — Curieusement je suis beaucoup plus proche de ma plus jeune sœur... parce que, elle, je l’ai maternée, j’ai attendu sa naissance comme quand on attend Noël... et ça été vraiment... j’ai ressenti comme un amour maternel pour elle... J’avais presque 12 ans, et ça été vraiment très fort. [...] Et actuellement, même maintenant, je suis un peu comme ça avec elle : on est très proches, on est très très proches... [...]
Q. — Est-ce que vous vous dites des choses très personnelles ?
N. — Oui, ah oui ! Ça peut être par rapport à un problème de santé... Ça peut être par rapport à une engueulade à la maison, ça peut être par rapport au travail... Ah oui, elle comme moi, quand ça va mal, c’est... ah oui, on est vraiment très très proches. [...]
Q. — Est-ce qu’il y a des sujets sur lesquels vous êtes en désaccord ?
N. — [...] Par exemple, sur l’éducation des enfants, je trouve que... elle est dure, elle est pas... Ça va être, à Noël, pas de cadeaux, ou c’est vraiment très limité... Les fêtes, il faut pas les souhaiter, même le fait de dire « bonne fête »... Elle veut pas les habituer à... être gâtés... et puis par rapport à la façon dont ils mangent, dont ils se tiennent à table... Bon moi là, je trouve que c’est trop, c’est beaucoup trop... parce que bon maintenant, ils sont plus grands, ils arrivent à lui cacher des choses parce qu’ils savent bien qu’ils se feraient rouspéter. Donc moi je préfère voir les miennes faire leurs bêtises, les voir fumer même si ça me plaît pas. Donc c’est là-dessus qu’on serait en désaccord...
Q. — Et est-ce qu’il y a des sujets que vous n’aborderiez pas avec elle ?
N. — Ah si, là, je pense qu’on peut aborder... à peu près tout : que ce soit sur... elle est très homéopathie, médecine douce... Bon c’est... même si je suis pas d’accord avec certaines choses, on en discute... On arrive à donner notre avis chacune, sans que ça prenne...
Q. — Sur l’éducation des enfants par exemple, vous en parlez ?
N. — Ah oui oui oui, on en parle... ah oui... non c’est ça avec elle, elle va me dire : « Non, je suis pas d’accord avec toi », et puis moi pareil, mais ça va pas être... ça va pas aller plus loin... mais on a le droit de pas être d’accord. [...]
Q. — Et est-ce que vous connaissez ses convictions politiques ?
N. — Oui. Alors elle est de gauche, son mari est de gauche... Nous on était de gauche, et puis maintenant on n’est plus rien du tout. [...]
Q. — Et ça vous en parlez ?
N. — Ah oui... non c’est pas du tout un sujet de conflit.
Q. — Est-ce qu’il y a des sujets de conflits entre vous ?
N. — Non, de conflits non... dans les discussions on se dispute pas. [...]
Q. — Avec Catherine non plus vous ne vous disputez pas ?
N. — Non, non...
Q. — Et avec elle est-ce qu’il y a des sujets que vous n’aborderiez pas ?
N. — Oh j’aborderais pas la politique, j’aborderais pas la religion, j’aborderais pas les modes de vie... j’aborderais pas les vacances...

27Il existe entre Nicole et Nathalie une liberté de ton et une confiance mutuelle qui font totalement défaut aux relations de Nicole avec son autre sœur. Cette différenciation renvoie à l’enfance et aux liens qui se sont tissés depuis la naissance de Nathalie [9]. Il n’est pas rare que les affinités électives entre germains soient associées par les intéressés à la prééminence symbolique d’une des deux lignées parentales :

« Élise et moi, on est très proches. On se ressemble, on tient toutes les deux de Papa. Nina, c’est plutôt Maman. »

28Cette rhétorique naturaliste est une bonne façon de justifier le non-respect du principe paritaire censé régir les liens entre germains : plutôt qu’un choix personnel, la préférence est vue comme une fatalité découlant des liens du sang ou des gènes, donc de la nature. On mesure à nouveau dans le rapport à la règle l’ampleur de la marge d’interprétation des acteurs.

29La confidence concerne moins les frères que les sœurs, mais elle peut s’établir entre un frère et une sœur. Pour que s’établisse une relation de confidence, il faut la présence d’un élément féminin, au moins comme confident [10]. Tout type de lien confondu, les femmes sont plus souvent citées comme confidentes que les hommes (Moser, 1994, 135). Les cas de confidence entre germains croisés font état d’une moindre propension à la confession qu’entre sœurs. La confidence est plus mesurée ; elle fonctionne davantage comme une assurance, un recours en cas de difficultés, que comme une relation où chacun a coutume de se livrer à l’autre. Si les sœurs entre elles, dans certaines conditions d’estime et de confiance, sont à l’aise dans le partage émotionnel et la confession, il n’en va pas de même des frères. En conséquence, la confidence entre germains croisés n’est pas exactement comparable à la confidence sororale. La part de la conversation, du temps consacré à parler et à s’autorévéler, est moindre. Il y a dans le rôle de frère, comme plus largement dans celui d’homme, une forte valorisation de l’indépendance et de l’assurance, peu compatible avec le fait de se confier et de partager ses émotions par la conversation.

5. Entre confession et loyauté :le poids des structures relationnelles

30La confidence entre germains n’est pas le signe d’une confiance absolue et d’une totale liberté de ton. Elle n’est pas nécessairement vécue comme une relation idyllique. Outre le fait que la confiance présumée peut être déçue ou trahie, les germains n’ont pas toujours la liberté de jugement qu’ils pourraient avoir dans un autre contexte, par exemple non familial. Le lien de germanité n’est pas une relation isolée. Il fait partie d’un ensemble de relations de parenté entre plusieurs parties : les autres frères et sœurs, leurs conjoints, mais aussi les père et mère, et éventuellement d’autres parents plus éloignés. Il n’est qu’une composante d’un système qui exerce ses propres contraintes structurales [11]. Entre ces différentes personnes se sont créés des loyautés, des allégeances, des alliances et des conflits, qui ont forcément une influence sur la relation de confidence entre deux germains. Ainsi, il existe souvent une contradiction entre le caractère duel de la relation de confidence, sorte de prérequis indispensable à la confession, et les contraintes structurales qui pèsent sur elle. Cela a pour effet de limiter la possibilité effective de la confidence : les intéressés éprouvent le sentiment de ne pas pouvoir prendre parti, contraints qu’ils sont de renoncer à leur liberté de jugement pour éviter des conflits de loyauté, i.e. pour protéger d’autres relations dans lesquelles ils sont aussi engagés.

31Ce genre de contradiction se rencontre typiquement lorsque, au cours de la confidence, l’avis ou le conseil attendu doit porter sur des problèmes de vie conjugale. Le soutien moral n’est pas assuré en cas de séparation, de divorce ou encore de mise en couple « atypique » [12], car il invite à prendre position à propos de sujets sur lesquels règne tacitement entre germains la règle de non-ingérence. Mais à cette raison s’ajoute le refus d’être en situation de conflit de loyauté.

32Prenons l’exemple de Catherine (33 ans, professeur en collège, mariée à un professeur en lycée, deux sœurs, son conjoint ayant six frères et sœurs). La mise en couple de sa sœur Marie-Agnès avec un homme portugais, séparé mais pas encore divorcé de sa précédente épouse, n’a pas été acceptée au départ par les père et mère. Marie-Agnès s’en est beaucoup ouverte à Catherine, mais celle-ci n’a pas très bien su quel rôle tenir, ne souhaitant pas non plus mettre à mal ses relations avec ses parents :

C. — C’est une histoire un peu particulière parce que... Quand Mario [l’ex-conjoint de Marie-Agnès] est rentré dans la vie à Marie-Agnès, il était marié, il était pas encore divorcé, et il venait du Portugal et pour les parents ça a été quelque chose de très très mal vécu. Ils n’ont pas accepté Mario tout de suite...
Q. — Le fait qu’il soit marié et pas divorcé ou le fait qu’il vienne du Portugal ?
C. — Je pense les deux... Peut-être davantage le fait qu’il soit marié et pas divorcé et puis ça a rajouté sa nationalité, oui, le fait qu’il soit étranger... Pour Maman c’était quelque chose qui pouvait pas se... ça pouvait pas coller avec Marie-Agnès, quoi... Donc ils ont fait blocus pendant longtemps. Marie-Agnès qui est quand même un caractère assez conciliant comme ça, elle a dû... s’affirmer, par rapport aux parents, et il y a eu des moments... Pas facile hein... Ça a pas toujours été facile ! [...]
Q. — Et vous là-dedans vous avez pris parti ?
C. — Pfou... très partagée... Parce que... on n’est pas les parents... maintenant... nous c’était l’époque où on se fréquentait Jean [le conjoint de Catherine] et moi, donc il y avait deux histoires parallèles... et nous on était très mal à l’aise parce qu’on était plus dans le... dans la lignée, la tradition familiale, alors que Marie-Agnès à côté vivait quelque chose de complètement différent qui était pas imaginable quelque part pour les parents. On a ménagé un peu la chèvre et le chou, je dirais. On a... on a essayé de concilier, mais bon... je sais pas si ça a été heureux... C’est vrai qu’on a été très mal à l’aise parce qu’on avait un peu cette aura vis-à-vis des parents et puis avec Marie-Agnès on n’a jamais coupé le contact, on a... On s’invitait, il y a pas de problèmes... On se parlait beaucoup : Marie-Agnès pouvait pas se confier à Maman, donc elle se confiait à nous, parce que c’est sûr qu’elle vivait des choses pas forcément faciles... [...] Je dirais on a essayé d’être un peu au milieu quoi, on louvoyait, on savait pas trop... C’est pas évident...

33Catherine a bien conscience d’avoir été prise dans un jeu de loyauté croisée et d’avoir fait le choix de ne pas prendre le parti de sa sœur sans doute pour protéger ses parents. Le rôle de confident et de conseil supposait une liberté de jugement à laquelle elle a préféré renoncer. C’est pour des motifs de cette nature que la plupart des personnes se confient à leurs amis plutôt qu’à leurs frères ou sœurs. Le domaine unanimement cité pour expliquer l’impossibilité des réelles confidences entre germains est la vie de couple. Gérard (48 ans, employé, marié à une employée, un frère et deux sœurs, sa conjointe ayant dix frères et sœurs) donne les raisons de cette préférence pour les amis. Il fait référence aux conflits de loyauté qui risquent de surgir dans le cadre de la famille et qui biaisent le point de vue que l’on peut avoir sur telle personne ou tel événement :

« Si j’ai besoin de secours... je pense que j’en parlerais plus facilement à des amis. Non pas parce que j’ai pas confiance en mes frères et sœurs, mais je veux pas les mêler, à des histoires peut-être... parce que je pense que justement on est trop proches... je voudrais pas les mêler... parce que forcément tu vas prendre parti... je veux dire si tu vas te confier... je suis malheureux parce que voilà... ça va prendre une ampleur... peut-être que tu souhaites pas que ça prenne, parce que après y’aura plus moyen de revenir. Tu vois, ils vont se mêler et tout ça et ça risque d’aggraver les choses. Qu’avec des amis... ils vont peut-être être là pour essayer de concilier... Tu vois moi l’ami que j’ai, c’est un ami du couple, c’est pas... c’est mon ami à l’origine, mais il est autant un ami de Brigitte [l’épouse de Gérard]. Et si je lui demandais quelque chose, lui il va pas essayer de démolir Brigitte, il va essayer d’aller voir l’un et l’autre... essayer d’arranger les choses. Que frère et sœur, tu vas peut-être prendre parti... »

34Gérard redoute que les frères et sœurs n’enveniment inutilement les choses en prenant position alors que Catherine a plutôt fait le constat pénible d’une nécessaire neutralité. Mais, dans les deux cas, l’écoute et le conseil sont biaisés par les contraintes structurales du réseau familial qui pèsent sur les intéressés. De ce point de vue, l’ami, qui par définition est en dehors de la famille [13], est supposé plus libre et plus juste dans ses appréciations et ses conseils.

35Cette réticence à aborder entre germains le domaine de la vie privée est conforme au principe parsonien du primat de l’unité nucléaire (Parsons, 1955 [1943]). Sitôt que les germains ont constitué leur propre famille, les relations entre eux se modifient : les rencontres deviennent plus épisodiques (Crenner, Déchaux, Herpin, 2000) et s’établissent sur la base d’une autonomie réciproque, interdisant toute ingérence. Parsons a bien relevé le phénomène, mais n’en a pas correctement perçu la nature. Il ne s’agit pas d’une « règle de parenté » [14] négative, imposée par la modernisation de la société, mais d’une régularité statistique qui résulte à la fois de stratégies d’acteurs et de normes tacites.

36D’un point de vue analytique, il est important de préciser qu’action stratégique et régulation normative coexistent. À certains égards, l’autonomie réciproque qu’observent entre eux les membres de la fratrie est le corollaire du principe de la parité qui caractérise le cadre normatif de l’entraide morale. Respecter l’autonomie de chacun est en effet le meilleur moyen de ne pas faire de différence. Mais la réticence à intervenir sur le terrain de la confidence équivaut aussi à une stratégie de retrait dans une configuration structurale où le risque de conflit de loyauté est tel qu’il apparaît plus sage de rester sur la réserve. En ce sens, l’autonomie est bien souvent une stratégie d’équilibre. Les propriétés structurales du réseau de parenté peuvent dans certains cas produire de la coopération entre acteurs (voir l’effet positif de la présence parentale sur l’application des règles de bienveillance) et dans d’autres circonstances, au contraire (voir le cas de Catherine), de la défiance ou du retrait.

6. Le dédain du réconfort et de la confidence

37La réticence à se confier peut prendre une forme très tranchée : celle d’un refus de principe, assumé sans aucune gêne, voire revendiqué avec aplomb. Elle exprime un véritable dédain du soutien moral. Il ne faut pas croire que l’aide de réconfort est souhaitée par tous et que ceux qui n’en bénéficient pas en sont injustement privés du fait d’obstacles extérieurs. La démarche en laquelle elle consiste (c’est encore plus vrai pour la confidence) est parfois dépréciée au nom d’une conception du lien de germanité fondée sur l’égalité, l’autonomie et l’unanimisme.

38Pour la plupart des gens, la germanité est un lien entre pairs. Ce souci de parité se traduit par un fort attachement à l’autonomie réciproque. Sans être forcément incompatible avec l’entraide, cela signifie que le principe de non-ingérence ne peut être contourné que dans certaines circonstances et en prenant grand soin de ne pas créer trop d’inéquité (à moins d’intervenir secrètement ou de déguiser son aide sous une forme la rendant moins perceptible [15]). Or, parce qu’il suppose une grande confiance mutuelle, le soutien moral, spécialement la confidence, exige de faire des préférences dans la fratrie. Au non-respect du principe d’autonomie s’ajoute donc un traitement différencié des germains (dans les fratries d’au moins trois) : se confier est ainsi doublement périlleux.

39Pour certaines personnes, rien ne peut justifier ce double péril. La confidence est alors refusée parce qu’elle rompt l’unité de la fratrie. Non seulement elle est un signe de faiblesse, l’aveu d’une impossible autonomie comme peut l’être l’aide matérielle substantielle ou en argent, mais encore elle est aussi la preuve de l’existence de différences et de préférences dans la fratrie. Les personnes partageant cette vision et par conséquent les plus hostiles à toute forme un peu poussée de soutien moral entre germains sont des hommes, en particulier issus des classes populaires ou y appartenant.

40Sur les 40 entretiens, on recense 8 cas de refus explicite de la confidence, 7 étant le fait d’hommes. Sur ces 8 personnes, 6 sont de milieux populaires, les deux autres appartenant aux classes moyennes ou supérieures. Lorsqu’ils sont interrogés sur ce thème, les hommes évacuent le problème et se montrent peu loquaces. Les témoignages les plus riches sont donnés par les épouses. Ainsi, Christine (37 ans, secrétaire médicale, mariée à un ouvrier, quatre sœurs et deux frères, son conjoint ayant six frères et sœurs) parle de la réserve qui marque les relations entre frères dans la fratrie de son conjoint :

C. — En fait, ils ont chacun leur vie. C’est un peu comme ça. Chacun a sa vie. Bon, s’il y en a un qui est dans la merde, ils vont l’aider, c’est pas ça. S’il y a quelqu’un qui appelle au secours, ils iront... mais s’il n’appelle pas, ils n’iront pas. C’est par respect, c’est chacun sa vie. On n’a pas le droit de s’immiscer dans la vie de son frère ou de sa sœur. [...] Une fois, un truc tout bête : Francis [le conjoint de l’une des sœurs du conjoint de Christine] avait été faire des examens parce qu’il avait un problème au poumon ou je ne sais plus trop quoi et je lui dis : « Tu as eu des nouvelles de ton beau-frère ? », et il me dit : « Non, j’ai pas demandé », et je lui dis : « Tu n’as pas vu ta mère ? », « Si », « Et tu ne lui as rien demandé ? », et il me répond : « Non, ça ne me regarde pas, s’ils ne veulent pas nous le dire. » Et j’ai dit : « Mais de quoi vous vous parlez chez vous ? Je sais pas mais moi, mon beau-frère aurait un problème de santé, la moindre des choses, c’est de demander des nouvelles ! » Ce n’est pas que ça ne l’inquiète pas, mais c’est pas dans leur fonctionnement.
Q. — C’est la peur de gêner ?
C. — Oui voilà. C’est la peur de gêner, ils ressentent les mêmes choses. Il sera inquiet pour son frère ou sa sœur ou son neveu ou n’importe quel membre de sa famille mais ils ne se demandent pas forcément certains trucs. [...]
Q. — Mais toi, tu n’appelles pas à sa place parfois ?
C. — Ah si ! Parce que moi, je ne peux pas rester comme ça. Et puis lui après, il est content que j’ai appelé.

41Le mutisme des hommes étonne les femmes qui, elles, sont plus portées à offrir du réconfort ou à en demander, à se mettre à l’écoute ou à se confier. S’établit ainsi dans le couple une sorte de division du travail relationnel (Rosenthal, 1985) qui fait de la femme la personne en charge des relations « expressives » pouvant impliquer l’échange de confidences, y compris avec les membres de la fratrie du conjoint (Déchaux, 2006 b) comme dans le cas de Christine et son mari. Cette prédilection des femmes pour la conversation et l’échange de confidences n’est pas propre à la germanité. On sait que les amitiés féminines se fondent sur un partage émotionnel, alors que les amitiés masculines consistent plutôt en activités communes : les femmes ont des amitiés « face à face », les hommes « côte à côte » (Booth, 1972 ; Moser, 1994). La division du travail relationnel dans le couple ne fait que reproduire ce clivage.

42Hubert (39 ans, ouvrier qualifié, marié à une ouvrière, quatre frères et sœurs, sa conjointe ayant deux frères), qui entretient pourtant de bonnes relations avec ses germains, refuse de se confier à quiconque. Il s’appuie sur un fonctionnement familial et conjugal qui réserve la conversation aux femmes :

« Nos rapports [entre frères] c’est beaucoup... Quand on s’appelle c’est surtout quand on a besoin de bricoler ensemble, c’est-à-dire que bon moi je suis électricien, lui il est maçon... Donc là c’est... les coups de téléphone, c’est pratiquement que pour ça, quand j’appelle, c’est que pour... c’est soit pour lui demander un service, soit c’est lui qui me demande un service quoi... Autrement on s’appelle pas pour avoir des nouvelles l’un de l’autre, si ça va quoi ! Non, c’est pas notre... ! [Rires]. Ça, c’est nos femmes plutôt qui ont l’habitude de... [...] Nous, on reste deux minutes au téléphone, Madame elle y est une demi-heure, quoi. Donc en deux minutes on va pas dire grand-chose, hormis ce qu’on a besoin pour bricoler... Une femme, elle parle beaucoup plus. Quand on appelle c’est pour une bricole ou n’importe, c’est pas pour demander, toutes les nouvelles, les enfants, si le chien il se porte bien, si... [Rires]. [...] Quand ma femme appelle Maman [la mère de l’épouse de Hubert], 35 minutes, c’est fréquent. Quand c’est sa mère qu’appelle, ça m’est égal, mais quand c’est elle qu’appelle je lui dis : “Oh !”... et le pire c’est qu’elles vont se voir le lendemain ou elles vont se voir le soir. »

43Dans cet exemple, toute la gamme des prestations relevant du soutien moral, de l’attention polie à la conversation intime, est du ressort des femmes (épouses, sœurs, belles-sœurs). Comme Hubert, les hommes, attachés à une conception virile de leur rôle, s’en gaussent volontiers et tournent en dérision le « bavardage » des femmes. Il reste que, ce faisant, ils n’ont pas à gérer les délicats problèmes relationnels liés aux confidences : choisir le bon interlocuteur, garder le secret, prendre parti ou refuser de le faire, etc. Ils peuvent ainsi facilement mettre en avant l’unité de la fratrie, le refus de comparer ou de faire des préférences.

44Si l’attention polie peut être appréciée par les hommes de milieux populaires, qu’il s’agisse d’en recevoir ou d’en offrir (par l’intermédiaire de leur conjointe), la réticence ou le refus pointe dès lors que le soutien moral évolue vers plus d’intimité et de confidence. Ce refus rejoint d’autres aspects de la relation de germanité qui paraissent caractéristiques des milieux populaires. L’un d’entre eux est la valorisation du « faire » au détriment du « dire ». Les rapports entre germains dans les familles populaires sont surtout constitués d’activités communes (services et coups de mains) ou de loisirs partagés (pêche, chasse, sport, jeux de cartes, etc.). La conversation n’est jamais l’activité principale, surtout entre hommes. Lorsqu’elle tient une place importante, c’est à l’occasion de réunions ou de repas de famille où les germains sont généralement regroupés en présence des père et mère. La discussion est souvent fort animée, mais elle se déroule dans un cadre collectif qui la normalise : des sujets de conversation sont écartés et considérés comme tabous car risquant d’alimenter des désaccords ou de souligner des différences [16]. Il importe de donner de la fratrie et, par extension, de la famille une image d’unité.

45Le « faire » comme registre de la relation est donc associé à une conception égalitaire et unanimiste de la germanité. Le dédain du réconfort et du soutien moral trouve là son origine. Il s’impose avec plus de rigueur aux hommes, car ces derniers sont dépourvus de la compétence relationnelle qui leur permettrait de réparer les éventuels dommages que pourraient engendrer les divisions entre germains. Ils sous-traitent le travail relationnel ordinaire à leurs épouses et sœurs, et se gardent de toute incursion dans le domaine des confidences. Ainsi l’opposition du « face à face » et du « côte à côte », caractéristique du clivage homme-femme, entre germains comme dans les amitiés, est-elle encore plus tranchée dans les milieux populaires.

46Le cadre normatif qui instruit les conduites entre germains est donc sensiblement différent selon le genre et la classe sociale. Cela rend plus complexes les relations au sein des fratries mixtes et des fratries socialement hétérogènes, par exemple sous l’effet de l’alliance ou de la mobilité sociale. Toutes deux sont souvent clivées, divisées en clans. Cela renforce aussi entre acteurs les risques d’ « erreur de cadrage » (Goffman, 1991 [1974]), déjà bien réels dans toutes les fratries du fait que les règles sont surtout négatives.

Conclusion

47L’analyse des différentes formes de soutien moral conduit à nuancer fortement l’idée que les germains seraient une source privilégiée de réconfort et de confidences. Certes, il arrive que les sœurs et plus rarement les frères interviennent dans ce domaine affectif et moral, mais dans des proportions qui restent modestes et de façon très mesurée. Ainsi, dans le réseau des proches et notamment par rapport aux amis, le lien de germanité paraît être un lien faible. La régulation statutaire du lien ne garantit la stabilité et la sécurité de celui-ci qu’au prix d’une relative neutralité. Toutefois, « faiblesse du lien » ne signifie pas « insignifiance ». L’attention polie ou le réconfort muet ne se confondent pas avec l’indifférence qui, elle, marque le degré zéro du lien. Même en l’absence d’initiatives, cette relation « sans qualité » qu’instaure le cadre statutaire présume entre germains une certaine bienveillance. Puisqu’un minimum de confiance et d’égard est requis, si les acteurs se saisissent du lien, il peut devenir fort (densité des échanges) et significatif (investissement affectif, pont possible vers d’autres liens sociaux, etc.) [17], au risque de porter atteinte au principe de parité.

48Sur le plan théorique, l’étude a permis de montrer que les relations entre germains sont situées dans un cadre qui instruit les conduites sans les déterminer. Ce cadre est fondé sur deux principes d’action qui sont en tension : parité et bienveillance. Le fait qu’ils soient en tension crée un espace pour les appréciations, jugements et stratégies personnels. Comme, en outre, le cadre diffère sensiblement selon les positions de genre et de classe, il peut en résulter des « erreurs de cadrage » de la part des acteurs qui se traduiront par des fâcheries et des brouilles. Cadre et stratégies doivent donc être analysées de concert. Le cadre sans les stratégies n’est qu’une coquille vide ; les stratégies ne prennent sens que dans le cadre qui offre des ressources pour l’action.

49Cela étant, le cadre n’est pas une création ex nihilo des acteurs. Certes, il n’est tel que parce que les individus s’y réfèrent dans leurs actions. Mais il ne s’explique pas lui-même par les acteurs. Les principes d’action (parité et bienveillance) qui le constituent sont des « objets collectifs », dotés d’une légitimité collective. Ils renvoient à la parenté comme institution sociale et, plus largement, à la société globale. La bienveillance résulte du modèle de parenté « biocentré » qui est, depuis fort longtemps, celui des sociétés occidentales et qui crée entre les parents primaires une « solidarité diffuse » (Schneider, 1968) en vertu de leur proximité généalogique. Cette conception de la parenté est en grande partie codifiée dans le droit et les mœurs. Quant à la parité entre germains, elle est liée à la « passion égalitaire » (Tocqueville, 1840) qui définit la société moderne et pénètre jusqu’au cœur de l’intimité familiale au point d’éroder les hiérarchies statutaires traditionnelles [18]. Pour le dire autrement, le cadre est une structure sociale préexistante. Il a, comme le précise justement Goffman dans Les cadres de l’expérience (1974), une signification « impersonnelle ». Ce n’est pas une simple convention établie entre acteurs dans le cours de leurs interactions. L’analyse sociologique montre que les acteurs ont des raisons fortes de souscrire à ce cadre (pour assurer entre eux les conditions d’une coopération durable mobilisable en cas de besoin) et qu’ils déploient tout un travail cognitif d’interprétation pour conjuguer ces deux registres d’action. Ce qui est déjà précieux, car aucun cadre ne détermine directement quoi que ce soit.

Annexes : présentation de l’enquête

501) Caractéristiques sociodémographiques de la population étudiée

Iimage 1
Composition de l’échantillon selon le sexe et le niveau de diplôme
Iimage 2
Répartition des fratries (Ego seul et Ego et son conjoint) selon leur taille

51La proportion de fratries de 4 ou plus est un peu surpondérée, mais de façon mesurée compte tenu du fait que les père et mère des personnes interrogées sont nés dans la première moitié du XXe siècle. La proportion de fratries de 4 enfants ou plus atteignait alors environ 50 % des enfants pour les mères nées de 1900 à 1930 (Toulemon, 2001).

522) Les grandes lignes du guide d’entretien

53L’entretien, de type semi-directif, est organisé en quatre étapes : 1 / l’établissement du graphe de parenté destiné à situer le couple entre ses deux familles d’origine ; 2 / la sympathie qu’Ego et son conjoint éprouvent pour chacun des frères et sœurs dans les deux fratries ; 3 / les deux scènes de la vie familiale : festivités et formes de l’entraide entre germains, et entre enfants et père-mère ; 4 / le réseau amical du couple et la comparaison avec les deux fratries.

Notes

  • [1]
    Deux versions partielles et antérieures de cet article ont été présentées au séminaire du GLYSI-SAFA (Lyon, 18 octobre 2004) et au séminaire du CLERSé (Lille, 5 décembre 2005). La présente version a bénéficié des critiques et discussions lors de ces présentations. Je remercie aussi Nicolas Herpin pour ses observations et conseils.
  • [2]
    Ce résultat est confirmé par l’enquête RPE (INSEE, 1997). Le soutien moral est en tête du palmarès des aides données aux germains au cours de l’année devant les aides matérielles : 27 % des personnes (de plus de 15 ans) ont fourni un soutien moral à au moins un germain (lorsque Ego dispose de germain(s) dans son réseau familial) ; au second rang, se situent les courses (16 %) et le bricolage (13 %). Cf. Déchaux, Herpin (2003).
  • [3]
    Le lien de germanité relève plutôt d’un lien discrétionnaire ou affinitaire (Crenner, Déchaux, Herpin, 2000). Un fond statutaire modéré n’est toutefois pas absent et interdit d’assimiler pleinement le lien de germanité à un autre type de lien entre pairs. Il se traduit par le principe de la parité entre germains (le principe paritaire ne donnant pas toujours lieu à des normes strictement égalitaires), qui se double volontiers de celui de l’autonomie de chacun dans la fratrie, entendu comme la plus simple application du précédent. Cf. Déchaux, Herpin, 2003, chap. 7.
  • [4]
    L’éthique de bienveillance désigne selon Fortes un schéma idéal et énonce les principes légitimes du lien de parenté. Elle recommande d’observer entre membres de la parenté une bienveillance faite d’altruisme et de désintéressement. L’éthique de bienveillance ne concerne pas les seuls germains, mais plutôt l’ensemble de la parenté par opposition à ceux qui n’en relèvent pas (Déchaux, 2003).
  • [5]
    Les femmes déclarent avoir davantage d’amis intimes que les hommes et elles ont plus de facilités à solliciter leurs proches amis lorsqu’elles traversent une période difficile. Cf. Moser (1994, 129, 132).
  • [6]
    La seule précision donnée par le guide d’entretien est qu’il s’agit de discussions au cours desquelles les personnes abordent des problèmes importants pour elles. Naturellement, cela concerne des sujets très divers et l’autorévalation requise est elle-même très variable.
  • [7]
    Par exemple, une confidence devant rester secrète ( « Tu gardes ça pour toi... » ) peut avoir été divulguée. Le risque de divulgation est sans doute plus grand qu’avec les amis en raison d’une densité et d’une transitivité des liens plus fortes dans la parentèle que dans le réseau d’amis. Cette hypothèse mériterait cependant d’être vérifiée à partir d’une comparaison plus fouillée entre réseau de parenté et réseau amical. D’une façon générale, les contraintes liées à la structure des relations au sein de la parentèle pèsent plus lourdement qu’entre amis, sauf si ces derniers forment un réseau social au maillage très serré. Cf. infra, § 5.
  • [8]
    Dans les analyses de prise en charge familiale de personnes âgées dépendantes, Gramain et al. (2005, 476-477) observent aussi la prégnance du principe d’égalité entre enfants membres d’une même fratrie et l’interprètent comme l’écho du principe de l’héritage égalitaire.
  • [9]
    Notons que la position sociale des deux sœurs n’intervient pas dans le choix que fait Nicole. Ses deux sœurs sont enseignantes mariées à des enseignants. Cela confirme que le fondement homophilique de la confidence a moins à voir avec le statut social qu’avec une proximité de mode de vie et de regard sur l’existence.
  • [10]
    Il s’agit d’un résultat classique des études sur la parenté depuis Young et Willmott (1957). Les sœurs entre elles sont plus liées, puis viennent les relations de germanité croisée (frère-sœur) et enfin les frères entre eux. La composition sexuelle de la fratrie a beaucoup plus d’effet sur la confidence que sa taille dont l’influence n’est pas nette.
  • [11]
    Les positions des individus dans la parenté et les unités que plusieurs d’entre eux peuvent constituer (par exemple le groupe de la fratrie) se caractérisent par la « relativité structurale » (selon l’expression d’Evans-Pritchard) : je suis frère dans la relation avec mon frère, mais aussi fils du même père. Les deux positions coexistent et peuvent s’influencer mutuellement. Toute relation au sein du système de parenté n’existe que relativement aux autres. C’est un élément qui milite en faveur d’une approche structurale attentive à l’organisation d’ensemble de la parenté et à l’agencement de ses différentes composantes (positions, unités, relations). Cf. Déchaux, 2003.
  • [12]
    C’est-à-dire des unions très hétérogames ou « mixtes » considérées par le milieu familial et/ou social comme mal assorties.
  • [13]
    Ce n’est pas forcément le cas de tous : il existe des « amis de la famille » dont la liberté de propos n’est pas plus grande que celle des parents (Déchaux, Herpin, 2003, chap. 8).
  • [14]
    Par « règle de parenté », la tradition ethnologique entend une norme extérieure, fixant droits et devoirs selon la place occupée dans la parenté. Cette manière d’expliquer les relations entre parents privilégie la dimension institutionnelle de la parenté, assimilant cette dernière à une « corporation » (corporate group). Parsons reste très proche de cette façon de raisonner. Cf. Déchaux (2001).
  • [15]
    On sait que les aides matérielles se présentent souvent sous la forme de cadeaux. En matière de soutien moral, il s’agira par exemple de se confier ou de demander conseil de façon apparemment fortuite, à l’occasion d’une visite impromptue ou d’un échange de service.
  • [16]
    Cela concerne en priorité la politique et, dans une moindre mesure, l’argent, la religion et l’éducation des enfants (Déchaux, Herpin, 2003, chap. 7).
  • [17]
    Ajoutons, dans un registre qui n’est plus exactement celui du soutien moral mais qui n’en est guère éloigné, que la germanité offre à tous les âges de la vie un point de comparaison précieux qui permet de juger de sa propre évolution (situation sociale, mode de vie, style conjugal, éducation et réussite des enfants, etc.).
  • [18]
    Le statut de l’aîné, par exemple, a beaucoup perdu de sa prégnance au sein des fratries.
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RéSUMé. — Cet article étudie les diverses formes de soutien moral entre germains adultes à partir d’un corpus de 40 entretiens. Trois résultats principaux ressortent. D’abord, le lien de germanité n’apparaît pas comme un support notable de soutien moral, particulièrement entre frères. Toutefois, une certaine bienveillance entre germains est présumée et s’exprime à travers des règles principalement négatives qui encadrent l’entraide morale. Enfin, le poids des contraintes structurales propres au réseau que constitue la parentèle proche a pour effet de limiter la possibilité effective de la confidence et du conseil. Au total, l’entraide morale entre germains se caractérise par deux principes d’action en tension : la parité et la bienveillance.

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jean-Hugues DÉchaux
Université Lumière-Lyon 2 et MODYS, Lyon
Jean-Hugues. DDechaux@ univ-lyon2. fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/anso.071.0179
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