« L’égalité, prise au sens littéral, est un idéal mûr pour la trahison. »
1Le modèle de justice sociale dominant dans les sociétés démocratiques est généralement présenté comme une combinaison entre égalité des chances et mérite. Ce modèle de justice sociale est fondé sur une double abstraction théorique : l’égalité des chances implique une indétermination théorique de la position sociale par l’origine sociale ; et le mérite implique, de façon complémentaire, une détermination théorique de la position sociale par les contributions ou par les qualités individuelles.
2Dans l’espace imaginaire et symbolique des sociétés démocratiques, la notion d’égalité prend d’abord un sens ablatif. Non seulement elle présuppose la négation d’une hiérarchie « naturelle » entre les individus, mais elle est aussi liée à une lutte contre la domination sociale qui sous-tend cette hiérarchie (Dumont, 1986 ; Walzer, 1997). L’égalité formelle des individus devant la vie peut ainsi être explicitée, d’un côté, par la notion tocquevillienne d’ « égalité des conditions » : les sociétés démocratiques considèrent que les différences « naturelles » entre les individus, c’est-à-dire les différences héréditaires liées aux conditions sociales d’origine, sont des différences accidentelles, arbitraires et illégitimes (Tocqueville, 1840). L’égalité formelle peut également être explicitée, d’un autre côté, par les notions d’égalité de traitement et d’égale dignité morale : lorsque les individus sont considérés comme égaux, aucun individu ne peut légitimement bénéficier d’un traitement différencié (c’est.à-dire dérogatoire au droit commun) et préférentiel.
3D’un point de vue sociologique, l’égalité démocratique des individus renvoie à la notion d’égalité des chances sociales. L’égalité des chances sociales peut être définie comme l’égale probabilité pour des individus quelconques d’avoir accès à une même position sociale quelconque. Cette formulation probabiliste permet, en marquant le caractère abstrait sous-jacent à l’idée d’égalité démocratique (Marx, 1844 ; Marx et Engels, 1875), de tempérer ce que Lucien Sfez appelle la « rentabilité symbolique de l’égalité » : l’égalité des chances sociales repose en effet sur une indétermination théorique de la position sociale par l’origine sociale (Sfez, 1984).
4La seconde abstraction qui fonde le modèle démocratique de la justice sociale met en jeu, de manière complémentaire, la notion de mérite comme déterminant théorique de la position sociale. Les individus sont pensés comme également libres d’engager leurs capacités et leurs talents dans une même compétition sociale, où les inégalités inhérentes à l’origine ne sont pas supposées influencer directement leurs probabilités de réussite, et où la distribution des positions dans l’espace social est donc susceptible d’apparaître comme la conséquence directe de leurs différences de performance.
5Les inégalités résultant du mérite individuel s’introduisent ici comme un « substitut fonctionnel » des inégalités liées aux qualités « naturelles » de l’individu (Merton, 1953). Les institutions sociales sont tenues de remplacer, ou au moins de garantir la possibilité d’un remplacement des inégalités « naturelles » par une autre forme d’inégalité, où les acteurs sont théoriquement hiérarchisés en fonction de leur seul mérite (Dubet et Duru-Bellat, 2004). La détermination théorique de la position sociale par le mérite assure donc une double fonction de socialisation des inégalités naturelles et de naturalisation des inégalités sociales. Elle permet de recouvrir socialement la contingence des inégalités « naturelles » qui séparent arbitrairement les individus les uns des autres ; mais elle permet simultanément de donner comme immédiates et comme évidentes les inégalités qui dérivent, par construction, du libre jeu des mérites individuels.
La validité interne du modèle de « l’égalité méritocratique des chances »
6L’expression d’ « égalité méritocratique des chances », proposée par François Dubet, indique la circularité de cette relation entre égalité des chances et mérite (Dubet, 2004, 13-34). La fiction démocratique de l’égalité des chances accrédite l’opportunité d’une compétition « pure » entre les individus : la compétition serait pure parce que les individus qui s’y engagent sont formellement susceptibles d’être considérés comme des égaux, c’est-à-dire qu’ils peuvent être théoriquement soustraits aux inégalités réelles qui résultent de leurs origines socialement différenciées. La fiction méritocratique d’une compétition pure accrédite en retour la possibilité d’une égalité « naturelle » entre les individus : les individus seraient égaux parce qu’ils sont également libres de mettre à l’épreuve des qualités inégales dans une compétition théoriquement non biaisée par leur origine sociale.
7Il est possible, dans ces conditions, de saisir l’ « égalité méritocratique des chances » comme un modèle, c’est-à-dire comme un ensemble de propositions articulées qui autorisent à tirer des conséquences plus ou moins systématiques sur les phénomènes dont elles sont supposées rendre compte. Le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » interroge d’emblée la question de la justice sociale sur un registre normatif. Il renvoie en effet à un couplage entre la norme sociale de l’égalité et la norme sociale du mérite.
8Le couplage normatif entre égalité et mérite est généralement présenté, dans les sciences sociales, comme un couplage paradoxal. Deux types d’argumentation peuvent néanmoins être distingués. Le premier type d’argumentation est commun à la sociologie des systèmes normatifs, à la psychologie sociale et à l’économie positive. Il s’attache à souligner une incompatibilité d’ordre cognitif entre égalité et mérite : la norme de l’égalité et la norme du mérite seraient fondées sur des principes opposés, voire antithétiques. La norme d’égalité repose sur un principe d’identité entre rétributions sociales : chacun, quelle que soit sa contribution, reçoit exactement la même gratification. La norme du mérite repose à l’inverse sur un principe de proportionnalité entre contributions et rétributions sociales : chacun reçoit en fonction de ce qu’il a apporté au système d’interaction dans lequel il est inscrit (Kellerhals, Modak et Perrenoud, 1997). L’actualisation conjointe des deux normes sociales serait donc problématique, dans la mesure où les inégalités sociales issues de l’application du mérite pourraient s’avérer incompatibles avec le principe d’identité des rétributions introduit par l’égalité. Le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » apparaîtrait alors comme un modèle hautement paradoxal, voire comme un modèle autocontradictoire. Cette incompatibilité entre égalité et mérite peut toutefois être réduite en considérant deux éléments.
9D’abord, elle concerne les principes sous-jacents aux normes de justice sociale, et non pas les critères de justification que mobilisent ces normes sociales. Le principe de proportionnalité inhérent à la norme du mérite peut en effet se décliner selon des critères de justification différents : la performance, la motivation, l’ancienneté, la productivité, la ténacité... De même, la norme d’égalité peut aussi bien traduire le principe d’identité des rétributions sous la forme stricte de l’égalité théorique (on distribue de façon identique une ressource X à un individu A et à un individu B, de sorte que A + X – X = B – X + X) que sous des formes assouplies (on attribue par exemple à A et à B une part identique de deux ressources différentes X et Y, de sorte que A/X = B/Y).
10Ensuite, la norme de l’égalité et la norme du mérite sont généralement actualisées de façon conditionnelle et non pas de façon simultanée. Pour saisir cette conditionnalité entre égalité et mérite, on peut se tourner vers Ralph Linton. Linton souligne que les statuts individuels sont actualisés de manière différée dans le temps, afin d’éviter que les rôles sociaux qui les accompagnent n’entrent en conflit (Linton, 1977, 70-75). Il est possible d’appliquer cette remarque au modèle de l’ « égalité méritocratique de chances » en distinguant analytiquement entre norme actuelle et norme latente : la norme du mérite est suspendue lorsque la norme d’égalité est actualisée, de même que la norme d’égalité est mise en vacances lorsque la norme du mérite est prise en considération. Si l’on écarte les difficultés que soulève une représentation de la justice sociale indexée sur la compétition sportive (Dupuy, 1997, 168-176), la métaphore de la course à handicaps exprime assez clairement cette conditionnalité. Les individus ont au départ des chances identiques de gagner ou de perdre, de sorte que ce sont leurs seules différences de performance qui autorisent à les départager. Les inégalités de classement peuvent alors être dites justes, dans la mesure où tous les compétiteurs sont partis d’un même point de départ et dans la mesure où les différences à l’arrivée se donnent comme le produit de leurs efforts respectifs (Dubet, 2000, 387). L’ « égalité méritocratique des chances » prend bien ici la forme d’une séquence, où les deux normes sont à la fois couplées (elles s’appellent mutuellement) et découplées (elles s’actualisent successivement). Le mérite n’entre en ligne de compte que lorsque l’égalité des chances a en principe déjà été garantie ; et l’égalité des chances est en principe garantie dans la perspective méritocratique d’une inégalité de résultats.
11Ce caractère séquentiel soustrait le modèle à l’illusion spéculative d’une antinomie entre égalité et mérite. De même qu’il existe plusieurs manières d’être juste, il n’existe pas de situation sociale qui soit « purement » justiciable d’une norme méritocratique ou « purement » justiciable d’une norme égalitaire. L’espace de justice sociale circonscrit par le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » ne peut pas être, par construction, un espace orthonormé au sens d’un espace aligné sur une unique norme qui serait la norme droite, bonne, vraie ou juste... (Kellerhals, Coenen-Huther et Modak, 1988, 142-143). Le paradoxe normatif posé par le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » se résout ainsi dans la notion d’inégalité juste. Les sociétés démocratiques admettent que tous les individus sont en principe égaux. Mais elles admettent en même temps que les individus puissent avoir accès, de par leurs différences de mérite, à des niveaux socioprofessionnels différents et hiérarchisés. La notion d’inégalité juste implique donc que les inégalités sociales sont susceptibles d’être considérées comme justes lorsqu’elles résultent des différences de mérite entre des individus initialement considérés comme égaux.
12Le second type d’argumentation présentant le couplage entre égalité et mérite comme un couplage paradoxal se rencontre dans le champ de la sociologie critique, mais aussi dans celui de la philosophie analytique et de l’économie normative. Il s’attache plutôt à pointer une incompatibilité d’ordre axiologique entre l’égalité des chances et le mérite. En se réclamant d’un modèle de justice sociale combinant égalité et mérite, les sociétés démocratiques se réclameraient en fait de deux aspirations contradictoires, voire plus fondamentalement de deux valeurs antagonistes. Il y aurait ainsi un clivage idéologique majeur, qui viendrait de ce que les sociétés démocratiques reposent sur deux horizons axiologiques foncièrement irréconciliables : l’égalité des chances relèverait d’un projet démocratique encore inachevé, alors que le mérite serait assimilable à la logique du marché ou à un argumentaire de couverture pour la logique du marché.
13Les sociétés démocratiques prétendent effectivement assurer à tous les individus une égale probabilité d’accès aux différentes positions sociales. L’égalité des chances se fonde sur une abstraction posant l’indétermination théorique de la position sociale par l’origine sociale. Mais cette abstraction démocratique rencontre aussitôt une limitation réaliste : comment assurer aux individus une probabilité de réussite identique, puisqu’ils ont des origines sociales différenciées qui leur donnent accès à des ressources également différenciées ? Comment lever alors l’hypothèque liée au fait que la possibilité d’ « être méritant » soit simultanément conditionnée par les qualités endogènes de l’individu et par sa position dans l’espace social : qui peut mériter son mérite lorsque personne n’a les mêmes chances sociales ni les mêmes chances « naturelles » de pouvoir être méritant ? À la limite, le mérite constitue une norme de justice autodestructrice puisque la distribution des atouts socialement valorisés est partiellement imputable au hasard et prend ainsi un caractère non mérité.
14Le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » assigne donc aux sociétés démocratiques un programme complexe. Ce programme est complexe dans la mesure où il n’engage pas à éliminer les inégalités sociales elles-mêmes, mais l’effet des inégalités sociales sur les chances de succès des individus. Prenons l’exemple de la justice scolaire. Rendre l’école conforme au modèle de justice sociale défini par l’ « égalité méritocratique des chances » n’implique pas de soustraire les élèves à l’influence de leur milieu social d’origine, mais bien plutôt de créer les conditions d’une épreuve méritocratique d’où les différences imputables à l’origine sociale des élèves sont susceptibles d’être évacuées. La recherche de l’égalité des chances ne vise donc pas à supprimer les inégalités liées à l’origine sociale. Elle vise à neutraliser l’impact des inégalités liées à l’origine sociale sur les probabilités de réussite individuelle.
15La nuance, objectera-t-on à raison, est d’ordre rhétorique : les chances de succès des individus sont directement affectées par leur origine sociale, de sorte qu’on ne saurait supprimer l’effet sans supprimer également sa cause. L’idée d’une compétition méritocratique apurée de l’influence des positions individuelles dans l’espace social se signale effectivement par sa naïveté sociologique. Le sociologue est alors fondé à souligner, avec Rawls, que la famille constitue le principal point aveugle de la conception démocratique de la justice sociale (Rawls, 1987 ; De Singly, 2005).
16Plus globalement, la norme du mérite introduit une ambiguïté fondamentale puisqu’elle s’impose comme étant la norme qui justifie les inégalités sociales alors qu’elle n’est pas nécessairement la norme qui les produit. L’exemple le plus saillant de cette inadéquation est sans doute celui de l’ « idéologie charismatique ». Le « don » se présente comme un critère méritocratique qui assure une justification des inégalités dont il n’est pourtant pas lui-même la cause, mais dont les mécanismes de la reproduction sociale sont à l’origine. Légitimant des inégalités sociales sans les produire et permettant même de masquer le processus de production de ces inégalités, le mérite se donne alors comme une mystification idéologique dont l’ « essentialisme » est destiné à renforcer l’action des déterminismes sociaux (Bourdieu et Passeron, 1964). En traitant également des individus inégaux, l’égalité des chances assure une simple translation des inégalités de départ que l’ « idéologie charismatique » vient ensuite consacrer.
17Cet exemple montre bien que l’adéquation fonctionnelle n’est jamais définitivement garantie entre le critère qui produit les inégalités sociales et le critère qui les justifie. Cette inadéquation potentielle tend à être masquée par le fait qu’il existe généralement une congruence objective entre les deux critères : les différences de salaires issues de l’ancienneté sont par exemple objectivement justifiables par le nombre d’années passées dans l’entreprise, de même que les différences de notation issues du travail des élèves peuvent l’être par l’inégale qualité de ce travail ou que les différences de prestige entre des musiciens peuvent l’être par leur inégale virtuosité technique...
18Dans ces conditions, l’adhésion au principe d’une distribution méritocratique des biens sociaux relèverait moins d’un registre mystificateur que d’un registre performatif. La double croyance en l’existence et en l’efficacité du mérite aurait une fonctionnalité essentiellement psychologique : elle représenterait une « fiction nécessaire » pour donner du sens à l’expérience individuelle. Le modèle de l’ « égalité méritocratique de chances » jouerait alors surtout comme une « fiction heuristique » (sur le mode kantien du « als ob ») : les acteurs seraient contraints de faire comme si ce modèle était juste, dans la mesure où il représenterait « la seule façon de produire des inégalités justes quand on considère que les individus sont fondamentalement égaux et que seul le mérite peut justifier les différences de revenu, de pouvoir, de prestige » (Dubet, 2004, 7).
19Réduire la qualité du modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » à une fonctionnalité psychologique conduit toutefois à passer sous silence le caractère ambivalent de sa cohérence interne. On appréhende mieux la validité du modèle si l’on précise que le mérite est une norme de justice sociale ambiguë, qui autorise à produire et à justifier les inégalités sociales sans pour autant que l’adéquation soit assurée entre ces deux dimensions.
20D’un côté, le modèle est robuste dans la mesure où le mérite est généralement susceptible de justifier les inégalités sociales qu’il produit : les individus peuvent alors faire comme si le modèle était juste précisément parce qu’il l’est, au sens où la congruence est objectivable entre le critère qui produit les inégalités et le critère qui les légitime. Les différences de salaires issues des primes à l’ancienneté sont ainsi tenues pour justes parce qu’elles peuvent être objectivement justifiées par le nombre d’années passées dans l’entreprise, de même que les différences de notation issues du travail des élèves sont tenues pour justes parce qu’elles peuvent être objectivement justifiées par l’inégale qualité de ce travail ou que les différences de prestige entre musiciens sont tenues pour justes parce qu’elles peuvent être objectivement justifiées par leur inégale virtuosité technique...
21Si l’on raisonne en termes d’intériorisation des normes par la bande de l’expérience sociale (Baechler, 2001, 133-137), on peut soutenir que la robustesse (i.e. la puissance persuasive et le caractère transsubjectif) du modèle tient au fait que le mérite autorise en règle générale une justification solide des inégalités sociales. La fonctionnalité psychologique du modèle aurait alors comme point d’origine l’exigence cognitive dans laquelle les acteurs sont pris de s’appuyer sur leur expérience vécue pour construire un jugement rationnel rendant compte de leur croyance (Boudon, 2003, 138-142).
22Mais d’un autre côté, l’adéquation objective demeure fragile entre le critère qui justifie les inégalités sociales et le critère qui les produit. Les primes à l’ancienneté sont-elles exclusivement imputables au nombre d’années passées dans l’entreprise, et ne dérivent-elles pas aussi de caractéristiques non méritocratiques comme la capacité à connaître et à tirer avantage de la structure des rémunérations, comme la connivence développée entre hiérarchiques et subordonnés... ? Les différences de notation entre élèves ne sont-elles pas également liées aux attentes des enseignants ou à des effets contextuels plus larges, de même que les différences de prestige entre musiciens peuvent l’être aux dotations des maisons de disque ou aux politiques des industries culturelles ?
23La justification que la norme du mérite rend possible reste donc marquée par une forme d’incertitude cognitive, qui tient à l’instabilité de la congruence entre les critères qui produisent les inégalités sociales et les critères qui les légitiment. Ce caractère potentiellement contrefactuel, et donc falsifiable, de la justification des inégalités sociales par le mérite contribue largement à faire du modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » une fiction heuristique : les individus sont contraints de faire comme si le modèle était juste parce qu’il ne peut jamais l’être complètement, parce que l’adéquation fonctionnelle n’est jamais intégralement objectivable entre ce qui produit les inégalités et ce qui les justifie.
« Égalité méritocratique des chances » et sentiment de justice sociale
24L’analyse du sentiment de justice permet d’éclairer en quoi le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » constitue une fiction théorique particulièrement compatible avec l’idéologie démocratique des sociétés occidentales. Les théoriciens de l’équité ont mis en évidence que pour évaluer si une situation sociale est juste ou injuste (pour évaluer, par exemple, la qualité du traitement salarial qui lui est réservé), le sujet procède par une série de comparaisons entre contributions et rétributions. Il identifie d’abord le ratio entre ce qu’il apporte à un système social donné (en termes d’effort, de performance, de temps de travail, de sacrifice...) et ce qu’il reçoit de ce même système social (en termes de salaires, de reconnaissance, de valorisation...). Le sujet compare ensuite ce ratio avec ce qu’il perçoit comme étant le ratio contribution/rétribution pour un autre individu qui est considéré comme subjectivement significatif dans la mesure où il est placé dans la même situation (à l’intérieur ou à l’extérieur du système social). Une situation sociale sera donc évaluée comme juste lorsque le rapport contribution/rétribution est équilibré pour un individu comparativement à un autre individu dont la situation est proche. Les théoriciens de l’équité concluent, en ce sens, que le sentiment de justice sociale est issu d’un équilibre entre les contributions et les rétributions de sujets qui sont placés dans des situations équivalentes (Kellerhals, Coenen-Huther et Modak, 1986).
25Cette modélisation psychologique du sentiment de justice sociale demeure toutefois problématique pour le sociologue, dans la mesure où les mécanismes de comparaison sur lesquels il repose ne sont pas nécessairement accessibles aux individus. Il existe par exemple de nombreuses situations de travail où la comparaison peut être contrariée par l’opacité d’un règlement ou des termes d’un contrat, par l’obscurité du mode de détermination des revenus du travail, par l’absence de stabilité d’une grille de salaires, par le recours à des primes au rendement ou à l’ancienneté, par la détérioration des conditions matérielles de travail, par un déficit de socialisation ou de communication à l’intérieur du collectif de travail... Faute d’avoir toujours des points de comparaison concrets, locaux et interpersonnels, les salariés tendent à développer des mécanismes complexes qui mettent simultanément en jeu l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et l’image qu’ils se font de leur travail (Baudelot, Gollac et al., 2002 ; Dubet, 2005). L’absence d’évidence d’un autrui socialement significatif montre bien que la modélisation psychologique du sentiment de justice sous la forme d’une comparaison croisée entre pairs peut être rapprochée de l’illusion démocratique d’une société d’égaux et potentiellement transparente à elle-même.
26On peut se demander, plus largement, si l’ « individualisation » de l’éthique du travail ne contribue pas à individualiser le sentiment d’injustice au travail en brouillant les mécanismes d’évaluation croisés qui soutiennent la construction du sentiment de justice [1]. Il existe en effet une tension latente entre, d’un côté, le caractère interpersonnel du processus de comparaison auquel les individus ont recours pour évaluer la justice d’une situation et, d’un autre côté, le double caractère infrapersonnel (l’individualité au travail est présentée comme unique et incommensurable) et impersonnel des référents mis aujourd’hui en avant par le discours éthique des entreprises (l’organisation est présentée comme un « nous » pseudo-communautaire et socialement indifférencié, où les clivages d’âge, de sexe, de situation économique, d’appartenance ethnique et religieuse sont abolis). En polarisant le sentiment de justice sur un métaréférent sociétal (l’entreprise comme « personne globale » et « socialement responsable », artefact organisationnel constitué surtout à partir des techniques performatives du langage), le discours éthique des entreprises tendrait en fait à dévaluer une ressource cognitive qui semble fondamentale pour les acteurs de l’organisation.
27On se situerait alors dans un schéma empirique, dont peut rendre compte la théorie de la privation relative : le sentiment de privation se développe sur la base d’attentes qui sont fondées sur la comparaison entre une situation réelle et une situation contrefactuelle (Pharo, 2004). Trivialement, quand on ne peut pas se comparer à autrui, on tend à remettre en question les faits en imaginant ce qu’il aurait dû se passer à la place. Or, les rétributions contrefactuelles sont par principe supérieures aux rétributions réelles. C’est la raison pour laquelle la comparaison contrefactuelle entraîne le plus souvent un profond sentiment d’iniquité et une amplification du sentiment de frustration individuelle : les individus s’estiment davantage sous-rétribués lorsqu’ils procèdent à une évaluation négative en comparant leurs avantages actuels à ce qu’ils estiment que l’organisation devrait ou aurait dû leur offrir.
28En tout état de cause, le mérite se présente comme une norme sociale ambiguë et comme une « boîte grise » de la justice sociale, dans la mesure où il enveloppe des critères hétérogènes comme la productivité, la performance, la motivation, l’efficacité, la responsabilité... (Demeulenaere, 2003). Dans les sciences humaines et sociales, une distinction analytique est souvent opérée entre les « talents » et les « efforts ». Les talents renverraient aux caractéristiques exogènes que l’individu reçoit de la nature ou de la société, et qui ne relèveraient pas de son choix ou de sa volonté. Les efforts correspondraient au contraire aux caractéristiques endogènes qui relèveraient directement du contrôle individuel ou du contrôle social. L’hétérogénéité du mérite poserait alors une double question éthique (quelles sont les caractéristiques individuelles que la société devrait récompenser ? Et comment devrait-elle les récompenser ?), à laquelle les théories de la justice sociale s’attachent aujourd’hui à répondre dans le champ de la philosophie morale et politique (Kymlicka, 2003) comme dans celui de l’économie positive (Fleurbaey, 1996).
29Pour les égalitariens (comme Roemer, Arneson ou Cohen), les individus ne devraient être tenus responsables ni de leurs efforts ni de leurs talents, de sorte que l’égalité théorique (c’est-à-dire la stricte identité entre les contributions et les rétributions individuelles) représenterait la solution la plus juste. À la question de savoir comment la société devrait récompenser les individus, les égalitariens répondent donc : elle doit les récompenser tous de la même manière parce qu’ils ne sont pas davantage responsables des caractéristiques endogènes que des caractéristiques exogènes de leur mérite.
30Pour les libertariens (comme Nozick, Gauthier ou Flew), les inégales probabilités de réussite individuelle ne sont pas principalement conditionnées par l’origine sociale, de sorte que la distribution des positions dans l’espace social se donne comme une expression objective des différences de mérite. Les individus devraient donc être tenus responsables tout à la fois des efforts et des talents qu’ils décident d’engager, et la proportionnalité entre contribution et rétribution individuelles s’imposerait alors comme la solution la plus juste.
31Pour les libéraux égalitaires (comme Rawls, Dworkin, Bossert ou Fleurbaey), les individus devraient être récompensés pour les facteurs qui sont sous leur contrôle, mais ils ne devraient pas l’être pour les facteurs qui tombent en dehors de leur contrôle. Cette prime donnée à l’effort recouvre le principe libéral de la responsabilité individuelle : si les individus doivent être récompensés pour leurs efforts, c’est parce qu’ils ne sont à strictement parler responsables que des caractéristiques qu’ils choisissent de mettre en jeu dans la compétition pour la réussite sociale. Mais la prime donnée à l’effort recouvre aussi, de façon complémentaire, le principe égalitaire selon lequel les talents ne doivent pas être récompensés dans la mesure où ils se soutiennent de facteurs qui échappent partiellement au contrôle individuel. Dans ces conditions, les inégalités sociales issues des différences entre les talents individuels sont appelées à être neutralisées puisqu’elles ne peuvent pas être considérées comme des inégalités justes [2].
32Les données issues de l’enquête internationale ISSP de 1999 sur les « Inégalités sociales » permettent d’évaluer, de façon indirecte, l’équivocité qui accompagne ces deux composantes du mérite [3]. On peut ainsi observer une systématicité modérée entre l’affirmation du fait que « les gens sont récompensés de leurs efforts » et l’affirmation du fait que « les gens sont récompensés pour leur intelligence et leurs capacités » ; ou, symétriquement, entre la négation du fait que « les gens sont récompensés de leurs efforts » et la négation du fait que « les gens sont récompensés pour leur intelligence et leurs capacités » (graphique 1) [4].

33Pays : Allemagne, Angleterre, Autriche, Chypre, Espagne, Hongrie, Irlande, France, Lettonie, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède.
34Bien que les deux appréciations fassent l’objet d’une série d’opinions relativement équilibrées d’un point de vue numérique, on n’observe pourtant pas sur cette question de relation systématique entre les deux appréciations du mérite : la diagonalisation des associations apparaît comme extrêmement modérée (tableau 1). L’adhésion conjointe aux deux composantes du mérite n’est d’ailleurs pas proportionnellement plus forte que leur rejet conjoint. D’un côté, 81 % des répondants qui affirment leur accord avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux efforts affirment également leur accord avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux capacités, tandis que 67 % des répondants qui tendent à rejeter la première idée tendent également à rejeter la seconde. Mais d’un autre côté, 61 % des répondants qui s’accordent avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux capacités s’accordent également avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux efforts, alors que 85 % des répondants qui rejettent la première idée rejettent également la seconde.
35Les réponses sont distribuées de façon plus équilibrée sur la modalité moyenne : 54 % des enquêtés qui ne sont « ni d’accord ni pas d’accord » avec l’idée de la récompense selon les efforts le sont également avec l’idée de la récompense selon les capacités ; et 50 % des enquêtés qui ne sont « ni d’accord ni pas d’accord » avec l’idée de la récompense selon les capacités le sont également avec l’idée de la récompense selon les efforts. Le rejet tendanciellement plus fort de la composante volontariste du mérite (les « efforts ») semble aussi se vérifier : 37 % des répondants qui ne sont « ni d’accord ni pas d’accord » avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux capacités sont plutôt en désaccord avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux efforts ; mais seulement 10 % des répondants qui ne sont « ni d’accord ni pas d’accord » avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux efforts sont plutôt en désaccord avec l’idée d’une récompense proportionnelle aux capacités.
36L’absence de relation ordinale (positive ou négative) stricte et la faiblesse des associations systématiques entre les deux composantes du mérite peuvent être confirmées par un indicateur statistique du caractère potentiellement significatif de la relation existant entre deux classements. Le tau-b de Kendall indique ainsi une relation modérée entre les deux séries de prise de position (τ = – 0,58 ; n = 17 039 ; p < 0,01). Il y a donc davantage de paires discordantes (couples de modalités de réponse ordonnées dans un sens différent) que de paires concordantes (couples de modalités de réponse ordonnées dans le même sens) : les cas avec un score supérieur sur l’une des deux composantes du mérite auront plutôt un score inférieur sur l’autre composante [5].

37Pays : Allemagne, Angleterre, Autriche, Chypre, Espagne, Hongrie, Irlande, France, Lettonie, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède.
La validité externe du modèle de « l’égalité méritocratique des chances »
38On peut également éprouver la validité externe du modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » à partir de variables tirées de l’Enquête sur les valeurs des Européens de 1999 [6]. Les données EVS montrent en effet un très large consensus de l’opinion publique européenne autour des items relatifs à l’égalité et au mérite (graphique 2). Lorsqu’on leur demande d’apprécier l’importance de la reconnaissance du mérite comme critère de justice sociale sur une échelle allant de 1 à 5 (1 représentant « très important » et 5 représentant « pas important du tout »), les Européens sont 72 % à se porter sur la modalité 1 et 81 % à se porter sur les modalités 1 à 2. Lorsqu’on leur demande d’apprécier, sur une même échelle de Likert, la réduction des inégalités de revenus comme critère de justice sociale, les Européens sont 39 % à se porter sur la modalité « très important » et 66 % à se porter sur les modalités 1 à 2 [7].
39Ces statistiques descriptives font apparaître trois points importants. Tout d’abord, le consensus de l’opinion publique européenne met en évidence ce que l’on peut appeler une conception stratifiée des normes de justice sociale : une société juste est une société qui satisfait à la reconnaissance du mérite individuel, mais qui se donne aussi les moyens de résorber les grandes inégalités de revenus. Précisément, 85 % des Européens qui déclarent qu’il est important d’éliminer les inégalités de revenus déclarent également qu’il est important de reconnaître le mérite individuel. Et 69 % des Européens qui affirment qu’il est important de reconnaître le mérite individuel affirment également qu’il est important d’éliminer les inégalités de revenus (modalités 1 et 2 agrégées).

40Pays : Portugal, Angleterre, Portugal, Portugal, Danemark, Portugal, Estonie, Finlande, Hollande, Hongrie, Portugal, Portugal, Portugal, Grèce, Lettonie, Lituanie, Portugal, Malte, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède.
41La distribution croisée des réponses indique donc une assez forte homogénéité entre les deux prises de position méritocratique et égalitaire. Bien que l’égalité et le mérite engagent deux représentations divergentes de la justice sociale (l’égalité renvoie les individus à une représentation essentialiste fondée sur la similarité des caractéristiques individuelles, alors que le mérite renvoie plutôt à une représentation différentialiste fondée sur l’incommensurabilité des qualités individuelles), les répondants qui assument simultanément les deux affirmations sont très largement majoritaires (tableau 2). La représentation essentialiste et la représentation différentialiste de la justice sociale semblent s’articuler ici comme les deux faces d’un même individualisme démocratique qui, d’un côté, doit garantir la commensurabilité des talents mais qui, d’un autre côté, doit garantir aussi l’irréductibilité des singularités individuelles (Gauchet, 1985).
42Le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » semble également congruent avec une conception redistributive de la justice sociale. Les données EVS permettent en effet de montrer que les deux prises de position méritocratique et égalitaire s’articulent de façon tout à fait cohérente avec les prises de position favorables à une distribution socialement indifférenciée des ressources fondamentales. Ainsi, 97 % des Européens qui affirment qu’il est important de réduire les grandes disparités de revenus et de reconnaître les individus selon leur mérite affirment également qu’il est important de garantir les besoins de base pour tous. De même, 87 % des Européens qui affirment qu’il est important de garantir les besoins de base pour tous et de réduire les grandes disparités de revenus affirment également qu’il est important de reconnaître les individus selon leur mérite. Enfin, 72 % des Européens qui affirment qu’il est important de garantir les besoins de base pour tous et de reconnaître les individus selon leur mérite affirment également qu’il est important de réduire les grandes disparités de revenus.
43Le fait de garantir les besoins de base semble donc s’imposer aussi bien comme une modalité constitutive que comme une modalité d’ajustement du modèle de l’ « égalité méritocratique des chances ». D’un côté, l’allocation indifférenciée des « biens primaires » rend possible l’égale liberté de tous en permettant aux individus de se présenter sur la même « ligne de départ » démocratique. Son absence de garantie constitue alors une rupture de l’égalité des chances sociales et, par conséquent, une entorse au principe du libre jeu des mérites individuels. Mais d’un autre côté, la garantie des besoins de base protège les individus des conséquences dysfonctionnelles entraînées par les « inégalités justes » (i.e. par une répartition des capitaux sociaux uniquement indexée sur le mérite). La notion d’équité, telle qu’elle s’est aujourd’hui diffusée dans le sens commun, peut être comprise dans cette perspective : le fait de « donner plus à ceux qui ont moins » (ou, pour parler le langage de Rawls, de tourner les inégalités économiques et sociales de façon à servir au mieux les intérêts des individus les plus désavantagés [8]) prend sens à partir d’un socle normatif commun combinant égalité des chances et mérite, mais dont les effets arbitraires appellent néanmoins à être rectifiés.

44Le large consensus des Européens sur les items relatifs à la réduction des inégalités, à la reconnaissance du mérite et à la garantie des besoins de base se soutiendrait donc d’un modèle cumulatif de justice sociale. Ce modèle cumulatif impliquerait une conception étendue de la justice, où l’équité s’introduit comme un principe compensatoire des effets pervers imposés par la simple allocation méritocratique des ressources rares. Il serait alors possible d’avancer une lecture fonctionnaliste de la justice sociale, permettant de stratifier deux formes d’ « inégalités justes » : les « inégalités justes » qui sont les conséquences fonctionnelles d’une distribution méritocratique des biens sociaux, et les « inégalités justes » qui visent à réguler les conséquences dysfonctionnelles résultant d’une même distribution méritocratique des biens sociaux.
45Le consensus des Européens sur les normes de justice sociale n’est d’ailleurs pas écorné par les caractéristiques individuelles des répondants (tableau 3). Cette observation est classique dans les enquêtes sur les inégalités : les jugements de valeur sont généralement formulés dans un cadre cognitif qui n’est pas lié de façon significative aux variables sociodémographiques. Et de fait, le sexe, l’âge, l’âge de fin d’étude, la situation professionnelle, la profession, le niveau de revenu et la position politique ne discriminent pas plus l’adhésion ou le rejet de la reconnaissance du mérite individuel que l’adhésion ou le rejet du nivellement des grandes inégalités de revenus (Forsé et Parodi, 2005 ; Piketty, 2003).
46Ce dernier point permet de confirmer la solidité externe du modèle de l’ « égalité méritocratique des chances ». Les répondants endossent un modèle cumulatif de justice sociale qui est cognitivement contraignant. Cette contrainte cognitive n’implique cependant pas que les individus interrogés souscrivent aux items proposés en faisant, à la manière de l’artifice rawlsien de la position originelle, délibérément abstraction de leur position sociale. Raymond Boudon a bien montré que la plausibilité des choix individuels opérés sous le « voile d’ignorance » est sociologiquement douteuse (Boudon, 1993, 159-169 ; 1995, 410-412). Elle implique plutôt que c’est la double validité interne et externe du modèle qui les conduit à suspendre leurs intérêts particuliers, et à privilégier une conception stratifiée des normes de justice sociale. Il semble que l’on puisse vérifier ici la pertinence sociologique de l’hypothèse d’un « spectateur équitable » et avancer, avec Michel Forsé et Maxime Parodi, que le « juste » ne contraint pas moins que le « bien » même s’il contraint différemment, c’est-à-dire raisonnablement (Forsé et Parodi, 2004).

47Pays : Allemagne, Angleterre, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Hollande, Hongrie, Irlande, Italie, France, Grèce, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède.
Égalité, mérite et reconnaissance
48Mais qu’en est-il de la validité du modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » si on le confronte à la thématique de la reconnaissance ? L’équivocité de cette thématique pose un certain nombre de problèmes au sociologue. S’il affirme avec Axel Honneth que la reconnaissance réciproque est un mode de construction intersubjectif de l’identité (Honneth, 2002), ou bien s’il affirme avec Charles Taylor que les sociétés démocratiques se caractérisent par l’attention croissante qu’elles accordent à l’authenticité et à la responsabilité de l’individu (Taylor, 1999), alors le sociologue doit également affirmer que la reconnaissance ne constitue pas une norme sociale spécifique, mais qu’elle est plutôt de l’ordre de ce qui rend les normes sociales possibles et acceptables. L’exigence de reconnaissance s’impose en effet comme un impératif fonctionnel : reconnaître à l’individu le droit de se construire, de se vivre et de se réfléchir pour ce qu’il est représente une condition à laquelle tout système social doit, à des degrés évidemment variables, satisfaire pour pouvoir se maintenir.
49S’il préfère affirmer que la reconnaissance est liée à la production sociale d’un « déni de reconnaissance » (les individus et les groupes sociaux demanderaient aux institutions de les reconnaître, c’est-à-dire de restaurer l’intégrité et la dignité que la société leur a ôtée en portant atteinte à l’image positive qu’ils ont pu forger d’eux-mêmes dans l’échange intersubjectif – Renault, 2004-1 et 2004-2), alors le sociologue doit également affirmer que la critique dont ce type de reconnaissance est porteuse reste extérieure au modèle de l’ « égalité méritocratique des chances ». Elle remet en question le cadre ou les conditions sociales dans lequel les normes constitutives du modèle sont appliquées, et qui les empêche de fonctionner correctement. Mais elle ne remet pas plus en question ces normes elles-mêmes que leur capacité à générer des « inégalités justes ». Soutenir, par exemple, que les stéréotypes sexistes constituent une forme de mépris social qui contredit l’égalité fondamentale entre les hommes et les femmes, ce n’est pas soutenir que le libre déploiement des mérites individuels est fondé sur des normes contradictoires mais simplement que les conditions de la compétition sont biaisées, ou que la compétition n’est pas « pure » parce qu’elle est entravée en amont par des préjugés socioculturels.
50Si le sociologue affirme en revanche que la reconnaissance constitue un paradigme de justice sociale alternatif, au sens où il est fondé sur des normes qui sont potentiellement concurrentes par rapport aux normes inhérentes au paradigme de la redistribution, alors il affirme effectivement quelque chose dont le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances » ne rend pas compte [9]. En effet, la thématique de la reconnaissance renvoie ici l’analyse sociologique vers des critères catégoriels : les individus sont par exemple définis sur la base de critères ethniques, sexuels, religieux..., de sorte que c’est l’appartenance à une catégorie sociale donnée qui justifie l’allocation de certaines ressources. Or, ces critères catégoriels ne sont pas seulement incompatibles avec le caractère fortement consensuel des inégalités justes, qui résultent d’une reconnaissance indifférenciée des mérites individuels. Ils sont également incompatibles avec les prémisses impersonnelles, qui sont sous-jacentes à l’égalité des chances sociales. L’égalité des chances sociales repose en effet sur des critères situationnels : elle prend en compte des situations sociales indépendamment de la qualité des individus qui se trouvent dans ces situations.
51Les recherches en sciences sociales montrent que la norme qui est valorisée par les individus en situation de groupe est surtout celle du mérite, et que cette norme a pour objet de préserver la cohésion et la conformité du groupe en évitant les conflits interpersonnels. Le sentiment de justice se construit, dans ce cadre, sur la base d’une comparaison entre soi et autrui : les individus qui convoitent une ressource (l’accès à l’emploi par exemple) se comparent à ceux qui disposent de cette ressource, ou qui ont le droit d’en disposer. Que se passe-t-il lorsque les ressources sont distribuées sur la base de critères catégoriels qui ne prennent pas en compte la norme du mérite, mais qui impliquent au contraire que ce soit l’appartenance à une catégorie spécifique qui décide de leur allocation ? Les individus qui ne bénéficient pas de ces ressources développent un sentiment naturel de privation.
52On sait par ailleurs que la privation relative est un bon prédicteur des comportements de revendication collective : l’action collective est généralement liée au fait d’expliquer une situation désavantageuse en l’imputant, non pas à une cause perçue comme interne et relevant de la frustration individuelle, mais à des causes perçues comme externes et relevant de l’injustice sociale (Hirschman, 1986). On rencontre ici un effet pervers analogue à celui entraîné par la discrimination positive : à l’augmentation du nombre d’individus bénéficiaires répond symétriquement une augmentation du nombre d’individus qui sont privés de l’accès à des biens désirés. De même que la discrimination positive est négative pour ceux qui n’en profitent pas, la reconnaissance impose paradoxalement d’objectiver un préjugé catégoriel tout en visant à en rectifier les conséquences dysfonctionnelles.
53La thématique de la reconnaissance est donc problématique par la prise de distance qu’elle suppose avec les référents qui, dans le cadre normatif tendu par le modèle de l’ « égalité méritocratique des chances », définissent la possibilité d’un socle moral intersubjectivement négocié (la compatibilité normative entre égalité et mérite) et d’un horizon rationnel transsubjectivement partagé (le modèle cumulatif de la justice sociale). On peut finalement se demander si la thématique de la reconnaissance ne dissimule pas un double abandon sociologique : l’abandon de la société à elle-même, où l’appel à une assignation identitaire de la responsabilité morale trouverait sa contrepartie libidinale dans l’extension d’un pathos victimaire ; l’abandon à une pensée « unidimensionnelle » qui, mimant le pluralisme démocratique, réduirait en fait l’identité à l’individualité et l’altérité à la diversité.
Notes
-
[1]
On peut parler d’ « individualisation » de l’éthique du travail, au sens où cette éthique est fondée sur une valorisation des qualités individuelles (autonomie, créativité, spontanéité, authenticité, responsabilité, capacité d’innovation, désir de communiquer et d’échanger, envie d’apprendre...) qui se reconduit dans la promesse d’un accomplissement existentiel (Salmon, 2004).
-
[2]
Rawls remarque en ce sens que « la répartition actuelle des revenus et de la richesse est l’effet cumulatif de répartitions antérieures des atouts naturels (...) en tant que ceux-ci ont été développés ou au contraire non réalisés, ainsi que de leur utilisation, favorisée, ou non, dans le passé par des circonstances sociales et des contingences, bonnes et mauvaises » (Rawls, 1987, 103).
-
[3]
L’International Social Survey Programme est un programme international d’enquêtes sociales auquel participent aujourd’hui 40 pays. L’enquête de 1999 est la troisième d’une série portant sur les « Inégalités sociales » (les enquêtes antérieures ont eu lieu en 1987 et 1992, dates auxquelles la France n’avait pas rejoint le programme). Le mode et les caractéristiques de la collecte sont variables selon les pays ; une variable de redressement est disponible pour la majeure partie d’entre eux. On présente ici les données disponibles pour les différents pays d’Europe.
-
[4]
Les deux questions ( « En France, les gens sont récompensés de leurs efforts » ; « En France, les gens sont récompensés pour leur intelligence et leurs capacités » ) engagent à choisir entre les cinq appréciations suivantes : tout à fait d’accord ; plutôt d’accord ; ni d’accord ni pas d’accord ; plutôt pas d’accord ; tout à fait en désaccord.
-
[5]
Le tau-b de Kendall mesure la corrélation entre des observations appariées. Sa valeur varie entre – 1 et + 1, selon qu’il y a plus de paires qui vont dans une direction opposée (– 1) que de paires qui vont dans la même direction (+ 1). Le signe négatif du tau indique ici qu’il y a moins de paires disposées dans le même ordre de classement (en l’occurrence de la valeur la plus faible vers la valeur la plus forte) que de paires disposées dans un ordre de classement opposé.
-
[6]
L’enquête European Values Survey s’inscrit dans un programme d’étude international qui vise à mesurer de façon régulière les valeurs des Européens. Les données utilisées ici proviennent de la vague européenne de 1999 (deux autres vagues ont été lancées en 1981 et en 1990). Elles ont été recueillies sous la forme d’enquêtes par sondages. Le questionnaire (d’une durée d’environ une heure) concerne un échantillon national représentatif. Les résultats présentés incluent 24 pays d’Europe qui représentent 456 millions d’habitants (7 % de la population mondiale) et qui sont représentés dans l’enquête par 31 108 répondants.
-
[7]
La question est formulée de la façon suivante : « Qu’est-ce qu’une société doit faire pour être considérée comme juste ? Garantir les besoins de base pour tous : nourriture, logement, habillement, éducation, santé ; Reconnaître les gens selon leur mérite ; Éliminer les grandes inégalités de revenus entre les citoyens. »
-
[8]
« Ainsi, ce principe (le principe de différence) affirme que, pour traiter toutes les personnes de manière égale, pour offrir une véritable égalité des chances, la société doit consacrer plus d’attention aux plus démunis quant à leurs dons naturels et aux plus défavorisés socialement par la naissance. L’idée est de corriger l’influence des contingences dans le sens de plus d’égalité » (Rawls, 1987, 131).
-
[9]
La « parité de participation » permettrait par exemple, non seulement de rendre droit aux aspirations sociales liées à l’autonomie et à la singularité de groupes sociaux spécifiques, mais également de distribuer les ressources de manière à garantir l’indépendance et l’égale possibilité d’expression des participants (Fraser, 1999 et 2004).