1Dans le contexte matérialiste de la science moderne, on admettra facilement que tous les faits sociaux ont une base naturelle, c’est.à-dire une base physique et organique. Mais certains sont accompagnés d’un sens endogène [2], c’est-à-dire d’un contenu susceptible d’être réfléchi, et en particulier jugé vrai ou faux, juste ou injuste, approprié ou inapproprié par l’agent lui-même. C’est ce type de constat qui fonde classiquement l’approche compréhensive comme alternative à une approche strictement externe des faits sociaux, calquée sur le modèle des sciences naturelles.
2Cependant, la démarche compréhensive n’est souvent qu’une alternative assez floue à des approches plus naturalisantes. Et celles-ci, à leur tour, explicitent rarement leur propre statut au regard des sciences naturelles. Le résultat est qu’on sait rarement comment situer les approches sociologiques au regard soit d’un naturalisme très engagé, qui prend aujourd’hui de plus en plus d’importance dans les sciences humaines, en liaison avec les sciences cognitives et les modèles néo-darwiniens [3], soit d’une approche phénoménologique plus stricte, qui devrait selon moi être clairement centrée sur les contenus intentionnels : visées, jugements, volitions, émotions, etc., et le rapport de ces contenus avec les objets ou les états qui peuvent les satisfaire ou les accomplir dans le monde [4]. Le type d’abstraction requis par ces deux sortes de démarche est en effet assez différent, avec dans un cas la possibilité de chercher des lois de couverture ou des mécanismes naturels expliquant les comportements observés, et dans l’autre une démarche clairement individualisante, centrée sur l’analyse conceptuelle de la réflexivité pratique des sujets sociaux.
3Pour essayer de mieux faire ressortir cette alternative, je partirai, une fois n’est pas coutume, d’un exemple concret, celui de l’addiction et de l’abus des produits psychotropes, issu d’une recherche en cours [5]. Je commencerai donc par souligner quelques ambiguïtés épistémologiques des approches sociologiques actuelles du phénomène. J’indiquerai ensuite comment le projet d’une explication sociologique de la toxicomanie finit par être surpassé aujourd’hui par des explications neurobiologiques. Puis, j’évoquerai certaines approches rationalistes du phénomène de l’addiction que je situerai par rapport à une approche phénoménologique plus large de l’exercice de la liberté, en situation de contrainte organique et sociale. Enfin, je proposerai un modèle du choix dépendant qui soulignera l’utilité de l’approche phénoménologique comme méthode d’explication individualisante des faits sociaux, non exclusive cependant d’autres explications sociologiques, de caractère plus structurel. Comme on le verra, le cas envisagé, celui de l’addiction, est assez spécial, mais il me semble que les problèmes qu’il pose à l’explication peuvent nous apprendre quelque chose de général sur l’abstraction sociologique.
1. Qu’y a-t-il à expliquer dans le cas de l’addiction ?
4Sans entrer ici dans une discussion détaillée, on pourrait définir l’addiction comme une habitude de consommation ou de pratique irrésistible, obnubilante et nuisible pour le sujet [6]. Cette définition englobe les caractères durable, intense, psychosocialement envahissant et préjudiciable, généralement associés au phénomène de dépendance pathologique (« tout tourne autour du produit », « on le recherche quels que soient les risques »...) et qui le distinguent d’un simple usage, abusif ou non. Or, la question fondamentale que pose ce type de phénomène est de savoir pourquoi des sujets sociaux deviennent pathologiquement dépendants de certains plaisirs, et en particulier des substances psychoactives. Cette question s’impose en effet comme la plus importante du point de vue de l’expérience humaine courante, aussi bien que de celui des politiques publiques qui cherchent à réduire les dégâts occasionnés par l’usage des drogues.
5Cependant, lorsqu’on prend connaissance de la littérature contemporaine de sciences sociales sur ce sujet, la première observation est que cette question est rarement posée directement et que ce sont plutôt des approches descriptives et pratiques, au statut épistémologique assez flou, qui prennent le pas sur les approches explicatives. Cela est particulièrement vrai des publications françaises qui abondent en études et monographies sur l’usage, le commerce et la perception des produits, ainsi que sur leur intégration dans la vie sociale des utilisateurs, ou encore qui développent des réflexions et commentaires normatifs sur les politiques publiques, mais qui cherchent rarement à articuler une explication générale du phénomène [7]. Et lorsque les études s’intéressent directement à la question des chaînes causales, c’est principalement dans un but d’évaluation politique : pour savoir par exemple quels pourraient être les effets de la dépénalisation de l’usage sur la consommation courante ou des politiques de réduction des risques sur la criminalité [8].
6Il en va sans doute différemment dans d’autres pays, en particulier aux États-Unis où les organisations de lutte contre la drogue entretiennent une quantité importante de recherches et de publications sur les liens causaux qui peuvent exister entre l’abus de drogues et toute une série de situations sociales qui vont des usages précoces de produits à l’habitude du repas familial en passant par les contextes sociaux, les négligences parentales, les influences religieuses ou l’âge des premières relations sexuelles [9]. Toutefois, dans ces différentes études, il s’agit souvent davantage de dégager des corrélations jugées significatives que de fournir une explication suffisante de la dépendance, et encore moins de préciser le statut de ces explications. On sait par exemple que l’addiction aux produits psychoactifs est corrélée à un usage précoce de tabac ou d’alcool ou à l’âge des premières relations sexuelles, mais on ne sait pas jusqu’à quel point ceci explique cela et surtout comment les deux sortes de faits s’articulent avec d’autres causes, organiques ou sociales, qui les commanderaient.
7Dans l’ensemble, les monographies, études de corrélations ou débats normatifs sur les avantages respectifs de la répression ou de la dépénalisation apportent néanmoins une très abondante information sur les conditions contextuelles dans lesquelles les addictions peuvent apparaître et, en ce sens, elles répondent d’une certaine façon à la question des causes de la dépendance. La sociologie interactionniste, par exemple, permet de comprendre ce que peut être la « carrière » d’un usager de drogues [10] et en quoi elle dépend de conditions sociales favorables et de l’implication de l’individu dans sa propre consommation. On sait également beaucoup de choses sur les liens qui peuvent exister entre les abus de consommation et les événements stressants ou douloureux de la vie, comme par exemple l’adolescence, les séparations ou le chômage.
8Il existe en outre de multiples études qui ont décrit l’introduction de nouveaux produits dans des groupes qui jusque-là n’en faisaient pas usage – par exemple l’apparition en France de la consommation d’héroïne dans les banlieues pauvres (voir Mauger, 1984 ; Dubet, 1991). Enfin, tout ce qu’on peut savoir sur l’expansion rapide de nouveaux produits dans de nouvelles populations, comme par exemple le crack dans la population noire des États-Unis au cours des années 1980 (Bourgeois, 2001) ou le développement des polytoxicomanies de fin de semaine chez les étudiants américains, par l’addition de produits comme le tabac, l’alcool, le cannabis, les amphétamines et la cocaïne [11], montre qu’il est certainement beaucoup plus facile d’introduire de nouveaux usages que de rompre un cycle habituel de consommation abusive dans une population donnée.
9Tout cela alimente finalement une phénoménologie sociale extrêmement riche de l’addiction mais ne répond pas à la question fondamentale que je posais en commençant. Or, si on accepte de prendre au sérieux cette question, ce qui est mon cas, il faut aussi se demander pourquoi les études sociologiques ne se préoccupent guère de la poser. Et la réponse à cette question doit, à mon avis, se faire en deux parties, l’une qui tient au statut actuel de l’explication sociologique et l’autre à la place des explications plus strictement naturalistes, neurophysiologiques en particulier, qui ont en réalité pris le dessus sur les précédentes.
2. Explications sociologiqueset explications neurophysiologiques
10En ce qui concerne la sociologie, il semble d’abord évident que les grands modèles explicatifs dont nous héritons, celui du suicide par des courants sociaux anomiques (Durkheim, 1897) ou celui du capitalisme par une éthique religieuse de la tâche (Weber, 1905), pourraient difficilement être appliqués tels quels au phénomène de l’addiction. Imaginons pas exemple une explication durkheimienne de la dépendance par une sorte de courant addictogène qui toucherait de façon différenciée les groupes sociaux. Manifestement, une telle hypothèse serait à la fois trop évidente et trop grossière pour être utile. On peut en effet admettre que les usages se répandent par des mimétismes sociaux ou des influences idéologiques, mais ce simple constat ne fait que nous mettre devant une complexité qu’on n’est pas près de pouvoir débrouiller : il existe en effet toutes sortes de produits, de mimétismes, d’influences et de conditions contextuelles susceptibles de favoriser les courants addictogènes en question. Et la meilleure façon de tenir compte de cette complexité est de multiplier les descriptions fouillées, comme le font précisément les recherches microsociologiques actuelles, mais avec peu de chances de produire des lois naturelles du social comme celles que Durkheim appelait de ses vœux.
11Imaginons maintenant une explication plus compréhensive liée à des croyances ou habitus religieux ou culturels ; autrement dit, adoptons le point de vue grossièrement culturaliste qui a caractérisé une grande partie de la sociologie postwebérienne. On sait par exemple que l’usage de l’héroïne est beaucoup plus répandu dans le sud de l’Europe (Waal, 1999). Y aurait-il des affinités électives entre ce produit et l’habitus catholique ? Mais comment pourrait-on alors accorder cette hypothèse avec l’usage dominant de l’héroïne dans l’est des États-Unis, par opposition à son usage mixte dans l’ouest (Waal, 1999) ? En fait, je ne crois pas que beaucoup de sociologues utiliseraient encore ce type d’explication pour rendre compte de pratiques dont tout laisse penser qu’elles sont capables de traverser brutalement les barrières ethniques et culturelles, même si celles-ci peuvent servir de protection pendant un temps. Il en va de même, me semble-t-il, pour les versions « classistes » du culturalisme. On sait en effet que les produits réputés artistiques ou aristocratiques comme par exemple la cocaïne passent d’autant plus facilement les barrières de classe sociale qu’ils deviennent économiquement accessibles, par exemple sous forme de crack (Sanchez, 2003).
12On pourrait conclure de ce qui précède à la grande misère des explications sociologiques, qui serait simplement dissimulée par des approches microsociologiques au statut épistémologique incertain et paraissant d’autant plus suffisantes sur un plan particulier qu’elles sont moins nécessaires sur un plan général. Cette situation est peut-être liée à la longue prédominance d’une explication sociopolitique, popularisée par le Dr Olievenstein, suivant laquelle « la drogue n’est pas une maladie, c’est un symptôme » (Olievenstein, 1977). On sait bien en effet que les conditions sociales prises au sens large (cadre familial, événements sociaux et influences du milieu) jouent un rôle dans l’apparition des fragilités psychologiques propices à l’addiction, et on suppose en outre que si ces conditions psychosociales étaient meilleures, les choses iraient un peu mieux. Mais la limite de ce modèle est de réduire l’addiction à un problème de mal-être individuel suscité par des conditions socioculturelles peu favorables, sans dire grand-chose ni sur la nature de l’état psychologique, ni sur sa phénoménologie, en termes notamment de rapport subjectif aux plaisirs et aux risques. Ce modèle s’est d’ailleurs un peu estompé ces dernières années, mais surtout pour des raisons normatives, lorsqu’on s’est avisé de l’inefficacité des politiques d’éradication des drogues et de la possibilité d’un usage récréatif qui ne serait pas nécessairement destructeur (Faugeron et Kokoreff, 2002).
13En définitive, toutes ces discussions font surtout ressortir les échecs et les limites des explications sociologiques courantes et ne font qu’attirer l’attention sur d’autres types d’explication, qui ont fini par s’imposer jusque dans la connaissance commune. Il suffit d’un simple pas en dehors du cercle français des sciences sociales pour se rendre compte que le tableau explicatif de l’addiction s’est profondément modifié depuis une vingtaine d’années sous l’effet d’une meilleure connaissance de ses bases neurophysiologiques. Aujourd’hui, en effet, la plupart des spécialistes prennent pour le moins au sérieux un slogan parfaitement alternatif à celui du centre Marmottan et suivant lequel : « La drogue est une maladie du cerveau. » [12]
14Ce slogan, comme tout slogan, a évidemment quelque chose de réducteur, car le cerveau pense et la catégorie de la maladie n’épuise pas, loin s’en faut, le sens logique et moral de l’addiction. Mais les arguments qui soutiennent le diagnostic neurophysiologique ne sont pas négligeables. Ils reposent, en gros, sur la découverte du rôle que jouent une certaine partie du cerveau, la zone mésolimbique, et les neurotransmetteurs qui y sont associés, à l’intérieur de ce qu’on appelle le système dopaminergique ou système de la récompense, dans la motivation ou le plaisir à l’usage des drogues. On sait aujourd’hui que les addictions sévères entraînent des modifications profondes et en partie irréversibles de ce système et on suppose en outre qu’elles pourraient être favorisées par certaines dispositions génétiques, ce qui semble indiquer une inégalité organique profonde entre les individus [13].
15Ce genre d’approche réserve ainsi l’explication ultime de l’addiction aux sciences naturelles, ce qui paraît nous éloigner considérablement de la sociologie. Néanmoins, la plupart des recherches neurophysiologiques actuelles sur l’addiction soulignent aussi l’importance des interactions du sujet avec son environnement, puisque c’est de ces interactions que vont dépendre la transformation de simples fragilités psychologiques en addictions caractérisées, ainsi que les rechutes lorsqu’il arrive que la maladie soit enrayée [14]. Toute la question est alors de savoir quels sont les outils analytiques qui permettraient de saisir la nature et le sens de ces interactions entre mécanismes organiques et conditions de la vie sociale.
16Je voudrais souligner la portée générale de cette question, car l’exemple de l’addiction n’est nullement un cas isolé de résurgence d’explications biologiques, qu’on applique aujourd’hui à des faits qui restent fondamentalement des faits sociaux comme, par exemple, l’attraction sexuelle, les soins aux enfants ou à autrui, les relations de dominance, les alliances et hostilités intergroupes, les coopérations réciproques, les considérations de justice, les émotions sociales en général et en particulier la peur et les sentiments de sympathie, etc. [15]. Lorsqu’on visite le champ actuel des sciences humaines dans les pays anglo-américains, on pourrait même avoir le sentiment que la sociobiologie a finalement remporté la bataille, même si ce n’est plus sous les formes sulfureuses et grossières des livres d’Edward Wilson d’il y a trente ans.
17On a en effet abandonné l’idée selon laquelle on pourrait associer les différents traits psychologiques et sociaux à des caractères génétiques favorisés par la sélection naturelle, entre autres parce que la complexité des mécanismes épigénétiques a ruiné une bonne partie des explications en termes du « gène de quelque chose » [16]. En revanche, les explications éthologiques et cognitives de type évolutionniste ont connu un très grand essor et, surtout, la connaissance plus directe des mécanismes neurologiques par l’imagerie cérébrale offre de réelles possibilités de renouvellement des recherches sur les interactions entre le corps et son environnement naturel et social.
3. États organiques et exercice de la liberté
18Il est possible, comme le font les sciences naturelles, de traiter ces interactions corps/environnement sous le seul angle des prédispositions génétiques et cognitives, mais on peut aussi les étudier dans leur dimension sociale et logique, ce qui peut alors permettre de redéfinir la place des sciences sociales dans l’explication des phénomènes anthropologiques fondamentaux. À vrai dire, un tel projet n’est pas nouveau, puisqu’il est déjà largement assumé par les modèles rationalistes en sciences sociales, spécialement en économie, que j’ai pour l’instant volontairement laissés de côté dans mon aperçu des approches de sciences sociales. De tels modèles sont certainement beaucoup plus satisfaisants du point de vue de leur portée explicative, bien que leur statut ne soit pas forcément beaucoup plus clair quant au type d’abstraction naturalisante ou phénoménologique qu’ils impliquent.
19Les modèles rationalistes peuvent en effet s’inscrire aisément dans la continuité des explications naturalistes, soit qu’on suppose, comme le font les cognitivistes contemporains, qu’il n’y a pas de faculté générale de raison en dehors des modules cognitifs spécialisés légués par la sélection et l’évolution naturelle [17], soit qu’on les utilise dans un sens très positiviste en vue simplement de vérifier empiriquement des sortes de lois ou théorèmes de la motivation humaine. Dans ce dernier cas, la situation des modèles rationalistes resterait assez proche des explications durkheimiennes qui peuvent elles aussi s’inscrire dans une sorte de naturalisme socioculturel où les lois sociales ne sont au fond qu’une espèce particulière de lois naturelles agissant souverainement sur, ou derrière le dos des individus.
20Là encore, il est possible de mieux cerner le point à partir de l’exemple de l’addiction, car il se trouve que des économistes de renom s’y sont intéressés comme à une sorte de cas d’école du problème de la rationalité pratique, dont ils ont essayé de modéliser le processus. C’est ce qu’a fait en particulier Gary Becker, qui a proposé une « théorie rationnelle de l’addiction », fondée sur deux idées forces : d’une part, la dépréciation des utilités futures par les usagers de drogue, et d’autre part, la complémentarité entre consommation passée et consommation actuelle, qui serait plus grande pour les produits addictifs que pour les produits non addictifs (Becker, 1996). Cela expliquerait que dans la première prise comme dans les suivantes, l’utilité marginale de la prise soit toujours plus grande que celle de l’abstention. Le capital de consommation déjà acquis donnerait ainsi toujours des raisons de consommer davantage. Et, finalement, la meilleure façon d’enrayer le processus consisterait soit à augmenter de façon forte et régulière les prix, pour renchérir les utilités futures, soit à interrompre brutalement l’usage, pour interrompre le cycle d’augmentation du capital de consommation et rendre moins attractives les nouvelles prises.
21Cette théorie a fait l’objet de certaines critiques, entre autres celle du psychologue Georg Ainslie (Ainslie, 2001), qui lui reproche de tabler sur une courbe exponentielle de la consommation addictive alors que cette courbe serait plutôt hyperbolique, avec des phases où l’utilité de prise est faible, car on est provisoirement à l’abri de la tentation, et des phases où elle est très haute et irrésistible. Et de fait, si l’addiction se caractérise par une augmentation progressive des prises, ce n’est peut-être pas là son caractère essentiel. Il peut y avoir, suivant les produits et les pratiques, des aléas et des paliers de la consommation, sans que la dépendance irrésistible, obnubilante et nuisible soit en aucune façon guérie. La critique d’Ainslie insiste en outre, à juste titre je crois, sur le fait que le modèle de Becker néglige le rôle de la volonté et de ses faiblesses, dans les processus addictifs. Bien sûr, Becker intègre dans son modèle la possibilité d’un arrêt brutal, qui apparaît comme la seule voie de sortie de l’addiction. Mais il ne dit pas comment cet arrêt brutal peut se produire, ni pourquoi il ne se produit pas dans un très grand nombre de cas. Les recherches menées, à la suite de D. Davidson, autour du thème aristotélicien de l’akrasia ou faiblesse de la volonté [18], soulignent au contraire la part des propensions organiques plus ou moins contrôlables ou compulsives [19] dans les formes pratiques d’ « irrationalité motivée », c’est-à-dire les actes contraires au meilleur jugement du sujet.
22C’est sans doute là que réside la principale difficulté du modèle « abstrait » de la théorie du choix rationnel, qui ne tient sans doute pas tant à la multiplication dans le texte de fonctions arithmétiques (qui sont en effet assez pesantes), qu’à une sorte de réification du rôle de la rationalité par rapport à la diversité des états réflexifs qu’un sujet peut appliquer à ses émotions et tentations corporelles, dans la gestion de sa propre consommation. Ma critique rejoint ici, je crois, celle que Raymond Boudon adresse à la théorie du choix rationnel [20], avec cependant deux insistances particulières, l’une qui concerne le statut aisément naturalisable de la rationalité consommatoire et l’autre l’étendue des contenus phénoménologiques qui doivent être associés à ce que Boudon appelle la rationalité axiologique et qui, à mon avis, impliquent d’analyser précisément l’exercice du jugement, de la volonté, de la liberté, par rapport à l’estime et aux devoirs qu’un sujet peut avoir à l’égard de lui-même.
23Pour cela, on pourrait partir d’un paradoxe assez largement admis dans les recherches actuelles sur l’addiction et qui est lié à deux sortes de constat : l’un qui relie, comme je l’ai dit, la dépendance à un état organique jugé au moins partiellement irréversible – ce constat s’exprimant sous la forme du slogan suivant lequel l’addiction serait un brain disease. Mais d’un autre côté, on a une littérature abondante et très estimée, y compris par les biologistes, relative au rôle de la décision personnelle dans le succès des traitements ou des arrêts définitifs de consommation [21]. C’est ce qu’on appelle les cas de natural recovery, c’est-à-dire de rémission ou d’arrêt spontané, qui sont réputés être les moyens de désintoxication les plus efficaces à long terme, mais qu’on aurait longtemps négligés parce qu’on se focalisait sur les effets des traitements, sans prendre en compte l’évolution des consommateurs dans leur ensemble.
24L’incidence des arrêts spontanés sur le tabac, l’alcool ou la marijuana paraît évidente, mais de nombreux cas sont rapportés aussi pour la cocaïne ou l’héroïne – avec en particulier l’exemple fameux des soldats du Viêt-nam qui cessaient leur consommation une fois de retour aux États-Unis (Klingeman, Sobell, 2001, chap. 2). Dans les recherches menées sur ce sujet, on avance plusieurs sortes de modèles susceptibles de rendre compte de la conversion : théorie des conflits personnels, cristallisation du mécontentement, changement de rôle pour devenir un « ex », « mûrissement » de l’usage, examen du pour et du contre, changement par étapes... Ces différents modèles ont en commun de mettre l’accent sur un certain travail réflexif du sujet sur ses propres états, qui ne se réduit pas à l’exercice d’une rationalité strictement consommatoire, mais met en jeu différents régimes de la liberté et de la volonté dans la gestion des plaisirs et des comportements.
25Ces approches rejoignent des observations que j’ai moi-même recueillies auprès de psychiatres travaillant dans un centre de traitement de la toxicomanie et selon lesquelles c’est d’abord la décision ou le désir d’arrêter qui met en route le travail psychothérapeutique, en particulier dans le cas des addictions où il n’existe pas de produits de substitution (alcool, cocaïne, cannabis...). J’ai d’ailleurs pu également observer, dans mes propres entretiens avec des patients, que la réflexivité du sujet ne produit pas uniquement des effets favorables sur le plan thérapeutique : par exemple, chez des patients qui sont en programme de substitution à la méthadone, c’est le jugement bien réfléchi qu’on sera toujours incapable de contrôler le produit, qui a les effets les plus déprimants sur la volonté d’arrêter.
26C’est pour tenir compte de cette complexité individuelle qu’on doit finalement admettre que les êtres sociaux : personnes, qualités, actes, sentiments... sont des êtres semi-abstraits qui ont toujours, en plus de leur substrat physique, une dimension réflexive distincte de leur existence matérielle. Une personne qui souffre d’addiction est en effet quelqu’un qu’on peut décrire par des comportements précis, consommatoires et non-consommatoires, et par un certain état du corps ou du cerveau. Mais c’est aussi quelqu’un qui peut penser à ces différents états corporels. Et cette dimension réflexive est susceptible d’avoir elle-même certains effets, favorables ou défavorables, sur les autres états. Évidemment, si on est matérialiste, on pensera que la dimension réflexive a elle-même un substrat physique mais, en l’état actuel de l’art, on ne peut la saisir indépendamment de l’approche phénoménologique et individualisante indiquée précédemment [22].
4. Un modèle socio-éthique du choix dépendant
27Lorsque, finalement, parvenu à ce point de la réflexion, on cherche à produire une réponse sociologique à la question massive posée en commençant, celle des causes de l’addiction, il paraît indispensable de prendre appui sur les deux dimensions explicatives susceptibles d’orienter le comportement individuel : l’une, clairement fondée sur une psychologie naturaliste, qui insiste sur les dispositions organiques au plaisir des êtres humains acquises au cours de l’évolution naturelle ainsi que sur les mystifications neurologiques, très étudiées aujourd’hui [23], que suscite l’abondance d’offre de produits fournie par les conditions socio-économiques des sociétés libérales contemporaines. L’autre, de caractère phénoménologique, centrée sur le traitement réflexif et moral des impulsions du corps et l’usage des plaisirs qui peut en découler et qui, selon les options prises par le sujet aux différents moments de son itinéraire biographique, peut permettre de comprendre l’individualité de chaque parcours en termes d’abstention, de consommation contrôlée, de désintoxication ou de couloir de la mort.
28Dans les deux cas, les conditions sociales existantes : règles de droit et conditions économiques gouvernant l’accès aux produits, courants idéologiques et médiatiques, modes et mimétismes sociaux (Sperber, 1996), microcontextes culturels... interviennent sur le système de détermination pratique du sujet, tant par l’attractivité des produits que par leur mise à disposition effective. Et, compte tenu de ce qu’on sait aujourd’hui sur les structures organiques des êtres humains, on doit pouvoir vérifier empiriquement que certaines conditions sociales relatives à l’offre seront globalement plus favorables que d’autres aux phénomènes d’abus et d’addiction ou, au contraire, aux phénomènes d’interruption. C’est par exemple en se fondant sur des arguments empiriques de ce genre qu’on peut sérieusement mettre en cause certaines propositions extrêmes de libéralisation : si tous les produits étaient librement disponibles au bureau de tabac ou à la pharmacie à un prix conforme au coût de production, on aurait toutes chances d’avoir une augmentation insupportable de la consommation, compte tenu du nombre accru d’individus vulnérables exposés à l’offre (Waal, 1999). Les choses sont évidemment beaucoup moins claires lorsqu’il faut évaluer empiriquement l’effet d’une seule mesure particulière, comme par exemple la légalisation du cannabis, compte tenu de la multiplicité des variables à prendre en compte pour la comparaison des situations sanitaires dans les différents pays. À l’inverse, cependant, on n’a plus aujourd’hui le moindre doute sur les effets favorables en termes de santé et d’utilité publique (transmission de l’hépatite C et du VIH, overdoses, délits et incarcérations, resocialisation...), de l’introduction en France, au milieu des années 1990, des programmes de substitution à la méthadone et à la buprénorphine pour les usagers d’héroïne (voir Fédération française d’addictologie, 2004).
29Dans l’optique individualisante qui est celle du présent article, la question principale reste néanmoins celle des moyens d’analyse du traitement réflexif par un sujet particulier de sa propre insertion dans un système d’offres agissant sur ses dispositifs organiques et pouvant, le cas échéant, biaiser ou altérer son jugement, sa volonté, l’exercice de sa liberté et le sentiment qu’il a de lui-même. On peut en effet distinguer ces quatre dimensions comme étant essentielles à l’usage des plaisirs en général, et en particulier de ceux qui sont liés à l’usage des produits psychoactifs [24] :
30— Le jugement individuel sur les plaisirs résulte d’un exercice plus ou moins éclairé ou distordu de la faculté rationnelle. On peut supposer ici, dans la ligne des travaux classiques sur les défauts et biais cognitifs [25], que le mode d’accès à l’information sur les produits et les pratiques, ajouté aux caractéristiques individuelles des sujets, est susceptible d’altérer le jugement rationnel et, en particulier, d’infléchir les investissements ou désinvestissements sur le futur [26], qui sont un élément fondamental de la retenue en matière d’usage des produits. De plus, pour être évalué dans un sens non restrictif, le caractère éclairé ou distordu du jugement ne peut être réduit à la recherche efficiente des utilités immédiates ou même futures, mais doit inclure la satisfaction des différentes exigences morales qui peuvent être légitimement levées vis-à-vis d’autrui (respect et absence de nuisance) ou vis-à-vis de soi-même (autoconservation, bonheur ou estime de soi). C’est l’ensemble de ces éléments qui procure au jugement son caractère plus ou moins bien-fondé ou au contraire distordu, lequel reste évidemment toujours un enjeu de la discussion rationnelle et perdrait toute pertinence s’il pouvait être réduit à un dogme préétabli, prohibitionniste (« il faut proscrire l’usage des drogues ») ou libertarien (« en matière d’usage de drogues, chacun fait ce qui lui plaît »).
31— L’exercice heureux ou malheureux de la volonté est relatif aux occasions de plaisir et de consommation de produits. La plus ou moins grande fermeté de cette volonté nous ramène aux aléas pratiques de ce qu’on appelle habituellement le choix rationnel. Selon D. Davidson [27], les principes du choix rationnel s’énoncent comme suit : si un sujet juge qu’il veut faire x plutôt que y et qu’il est libre de le faire ; s’il juge meilleur de faire x plutôt que y, alors il veut faire x plus que y ; la conclusion pratique qui suit de ces prémisses est en principe que le sujet fait x et non pas y, puisque c’est ce qu’il veut et qu’il est libre de le faire, ce qui exclut qu’il agisse contre son meilleur jugement. Or, le fait est que cela arrive, et en particulier en matière d’usage de substances psycho-actives. L’échec pratique peut alors être mis sur le compte d’une faiblesse de la volonté (akrasia), qui n’a pas résisté à la tentation.
32— L’exercice de la liberté enregistre le choix effectif du sujet, c’est-à-dire ce qu’il fait en réalité ou sa « volonté exécutive » (Proust, 2005). Le choix pratique effectif est en principe capable de moduler ou de remettre en question et finalement d’arbitrer en dernière instance un jugement spontané aussi bien qu’un désir ou une volonté ajustée ou non à ce jugement. Cet arbitrage de dernière instance peut se faire au nom de toutes sortes de considérations et d’impulsions : ludiques, hédoniques, d’autoconservation, de conformité sociale, de réputation, mais aussi, le cas échéant, des principes moraux : respect de soi, devoirs à l’égard des proches ou de son propre avenir... Si cet arbitrage se traduit par un décalage résolu de la volonté pratique par rapport au meilleur jugement, sous l’effet par exemple d’un désir compulsif ou irrésistible, autrement dit s’il n’y a plus de conflit de volonté mais unité d’une volonté pratique contraire au meilleur jugement, on pourra parler de faiblesse de la liberté comme on parle de faiblesse du jugement (s’il est altéré) ou de faiblesse de la volonté (si elle ne résiste pas à une tentation).
33— On a enfin le rapport réflexif à soi et en particulier l’estime de soi [28] qui accompagne ou même détermine les positions précédentes. On peut supposer que ce rapport réflexif à soi constitue au fond l’élément moteur du système de choix car, en agissant sur le sens et la valeur de chacun des éléments de ce système, il procure une partie de l’énergie nécessaire aux différents efforts pratiques que le sujet doit fournir pour essayer d’être celui qu’il préfère être. Le sens psychologique et moral de l’exercice pratique de la liberté dépend en effet de son rapport au contenu du jugement et de la volonté, mais aussi de la façon dont le sujet conçoit sa propre unité cognitive et pratique, suivant qu’il accepte, valorise ou rejette certaines formes de cohérence ou d’incohérence.
34On peut à partir de là construire un modèle assez simple de l’usage des plaisirs et du choix dépendant, dont les quatre premiers cas rendent compte d’une situation dans laquelle le meilleur jugement est de s’abstenir :

35Si on considère d’abord la dimension cognitive (le jugement), on voit que, dans tous les cas, le sujet peut se tromper, soit en jugeant qu’il doit s’abstenir alors que, par exemple, l’usage n’aurait eu aucun effet négatif pour personne, soit en jugeant qu’il doit passer à l’acte, alors que l’usage se révélera destructeur pour lui-même ou pour ses proches, ou même parce que c’est précisément cet effet destructeur qui est visé : dans ce cas on suppose que le sujet ne se trompe pas par rapport à lui-même, mais par rapport à des valeurs de retenue qui lui restent extérieures [29]. Le sens psychologique ou moral d’un jugement d’abstention n’est cependant jamais le même que celui d’un jugement de consommation puisque, si le jugement est bien fondé, sa mise en œuvre manifestera des vertus de contrôle de soi ou de tempérance ; et au contraire de la pusillanimité, si le jugement est mal fondé. En revanche, un acte de consommation indique dans tous les cas des qualités de puissance ou d’audace qui, en cas de jugement mal fondé, prendront plus facilement un sens moral négatif.
36Si on considère maintenant le lien entre la cohérence cognitive (ajustement du choix au jugement) et la cohérence conative (ajustement du choix à la volonté dominante), on voit que les cas 1 et 2 correspondent respectivement à des vertus de tempérance, lorsque la volonté dominante du sujet, c’est-à-dire en fait son désir, est déjà conforme à son jugement d’abstention, ou de contrôle de soi, lorsque le sujet suit son jugement d’abstention, malgré son désir [30]. Et lorsque le sujet passe à l’acte, malgré le jugement d’abstention (cas 3 et 4), la différence cruciale entre les deux cas est que, dans le cas 3, la volonté est encore contrôlée par le jugement (suivant le modèle rationaliste de Davidson), même si l’acte va finalement contre l’une et l’autre – c’est pourquoi on parle dans ce cas-là d’intempérance ou de « faiblesse de la volonté » ; tandis que dans le cas 4, la volonté n’est déjà plus sous l’emprise du jugement, ce qui laisse supposer une impulsion ou une compulsion plus forte que le jugement s’exerçant sur le désir – ce dont rend compte précisément la notion de faiblesse de la liberté.
37Sur un plan empirique et, en particulier, clinique, le problème que posent ces quatre premiers cas est : 1 / de comprendre les mécanismes individuels et les opérations réflexives qui vont faire basculer le sujet des cas 1 ou 2 dans les cas 3 ou 4 ; et 2 / de faire un diagnostic sur la situation du sujet par rapport aux cas 3 ou 4, car de sa place dans l’un ou l’autre de ces cas dépendent à la fois ses chances de sortie de l’abus de produit et les modalités de cette sortie. On peut en effet associer le cas 3, dans lequel le sujet intempérant lutte encore contre lui-même (par exemple dans un état initial du parcours de consommation), à un usage seulement abusif, et le cas 4, dans lequel le sujet auto-indulgent ajuste sa volonté à son choix effectif, à des états de dépendance beaucoup plus forte – états qui, dans les tableaux psychiatriques actuels, n’ont pas du tout la même portée en termes neurologiques. Le sujet dépendant ou addict est réputé avoir subi des altérations beaucoup plus profondes de son système de la récompense ; et s’il sort, même définitivement, de son addiction, il risque de devoir toujours en parler au présent, comme le font certains alcooliques qui ne boivent plus depuis longtemps, mais disent encore : « Je suis alcoolique », car ils savent bien que le moindre écart les ferait retomber dans leur addiction [31]. Suivant cette analyse, la seule différence qu’il y a entre un acte compulsif ou auto-indulgent (cas 4) et un acte de contrôle de soi (cas 2) vient du pouvoir de la liberté sur la volonté défaillante, conformément d’ailleurs aux modèles de natural recovery rappelés plus haut.
38En ce qui concerne les quatre derniers cas (jugement favorable à la prise du produit), on voit que le cas 5 peut rendre compte d’usages modérés ou contrôlés des produits aussi bien que d’usages triomphants ou frénétiques (par exemple l’usage répétitif de stimulants comme la cocaïne au cours de la même soirée). C’est en effet ici la validité du jugement qui détermine le sens de la puissance : contrôle raisonnable de ses plaisirs, si le jugement favorable à la consommation paraît (ou se révèle) justifié, ou illusion de la toute-puissance, si le jugement est faux. Et on ne pourra parler de faiblesse du jugement, comme on parle de faiblesse de la volonté ou de la liberté, que si le jugement d’abstention ou de consommation peut faire l’objet d’une évaluation objective, ce qui peut être contesté au nom d’un certain relativisme pratique ou d’un libertarisme extrême. Néanmoins, cette possibilité de jugement objectif est acceptée en pratique par presque tout le monde, y compris par ceux qui défendent un usage contrôlé, et donc au fond tempérant, des produits.
39Le cas 6, quant à lui, s’appliquerait davantage à certaines décisions rationnelles d’expérimentation qui caractérisent les usages débutants : le sujet pense qu’il faut essayer, alors que son désir est assez faible, souvent pour des raisons externes à la jouissance proprement dite : transgression, expérience limite, distinction sociale... Enfin, les deux derniers cas, 7 et 8, rendraient assez bien compte de jugements favorables sur la drogue venant de personnes qui se gardent bien d’en prendre, soit par incapacité, comme dans le cas 7, l’incapacité pouvant relever par exemple de la peur ou du non-accès aux produits ; soit, comme dans le cas 8, par prudence ou par la chance qu’a le sujet de n’être pas naturellement tenté par des expériences qu’il juge pourtant légitimes : il en prendrait si ça le tentait, mais, fort heureusement, ça ne le tente pas.
Conclusion
40Je voudrais souligner, en guise de conclusion, que le type d’explication individualisante de l’addiction qui vient d’être proposé n’épuise pas l’exigence d’explication qu’on peut attendre de la sociologie. Pour éviter ici les ambiguïtés, il convient en effet de distinguer entre un modèle explicatif individualisant, comme celui que je propose, et sa mise en œuvre dans des conditions historiques et contextuelles particulières. Dans une approche radicalement individualisante des faits sociaux, les traits holistiques ou culturels d’une société n’ont pas, en tant que tels, d’influence notable sur les comportements, mais seulement en tant que conditions sous lesquelles certaines dispositions et capacités réflexives inhérentes aux comportements humains peuvent être mises en œuvre. Dans une approche toujours individualisante, mais un peu moins radicale, on peut reconnaître la part des traits structurels ou contextuels d’une société dans le développement de telle ou telle sorte de pratique : on considérera par exemple que l’offre légale ou illégale de produits psycho-actifs ou les idéologies et les mimétismes consommatoires qui se développent dans une société donnée sont des éléments à la fois contingents et structurels susceptibles de favoriser l’orientation dans un sens ou un autre de certaines dispositions organiques et capacités réflexives. L’approche phénoménologique que je propose est conciliable avec les deux formes d’individualisme méthodologique, radical ou plus circonspect, de même qu’elle est conciliable avec certaines formes de naturalisme psychologique ou sociologique.
Notes
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[1]
Les données et les réflexions qui sous-tendent cet article ont pu être réunies grâce à une convention de recherche avec la MILDT et l’INSERM. Voir Plaisir et intempérance, anthropologie morale de l’addiction, rapport de recherche, MILDT-INSERM, septembre 2006.
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[2]
J’ai utilisé cette notion pour préciser l’expression webérienne de sens subjectivement visé (Pharo, 1985).
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[3]
Voir par exemple, parmi une littérature très abondante, quelques recueils significatifs : Barkow, Cosmides et Tooby, 1992 ; Simpson et Kenrick, 1997 ; Carruters et Chamberlain, 2000 ; Barrett, Dunbar et Lycett, 2002. On trouvera aussi un aperçu dans l’ouvrage que j’ai coordonné (Pharo, 2004).
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[4]
Ce que je désigne ici comme démarche phénoménologique peut être vu comme un point de confluence entre la phénoménologie husserlienne et la sémantique logique issue de Frege et de Russell. Pour plus de détails, voir mon ouvrage (Pharo, 1997).
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[5]
Les réflexions qui suivent s’inscrivent dans le cadre du contrat de recherche avec la MILDT et l’INSERM indiqué précédemment. Cette recherche a donné lieu à deux types d’investigation : l’une, à caractère conceptuel et documentaire, porte : 1 / sur la littérature philosophique relative au plaisir, en particulier chez Platon, Aristote, Épicure, et dans les discussions contemporaines sur la faiblesse de la volonté et les pratiques compulsives ; 2 / les recherches actuelles sur la neurophysiologie de l’addiction ; et 3 / certaines réflexions socio-anthropologiques contemporaines relatives à l’usage des drogues. La seconde, de caractère plus empirique, a donné lieu à deux enquêtes : la première menée pendant six mois (d’octobre 2004 à mars 2005) auprès du Centre d’aide aux toxicomanes de l’hôpital Cochin à Paris, où j’ai rencontré le personnel soignant et réalisé des entretiens auprès de personnes en traitement de substitution à la méthadone. La seconde réalisée pendant cinq semaines (avril 2005) à New York au Center on Addiction and Substances Abuse (CASA at Columbia University), qui est le principal think tank américain dédié à la lutte contre l’addiction ; j’y ai rencontré une vingtaine de chercheurs et intervenants de terrain. J’ai profité aussi de mon séjour pour rencontrer, à Washington, des chercheurs du NIAAA (National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism) et du NIDA (National Institute on Drug Abuse). Je remercie Béatrice Badin de Montjoye et Susan Foster, respectivement directrice du Centre Cassini et vice-présidente de CASA, sans qui ce travail n’aurait pas été possible.
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[6]
Il existe quelques définitions largement admises de la « dépendance à une substance » dues à l’American Psychiatric Association (DSN IV) ou du « syndrome de la dépendance » par l’Organisation mondiale de la santé (CIM 10), qui se recoupent sur des critères tels que la tolérance, le syndrome de sevrage, la perte de contrôle sur la consommation, le temps passé à se procurer la substance, l’abandon des activités sociales habituelles, le maintien de la consommation malgré la connaissance des dégâts... Comme on le verra, la littérature neurophysiologique actuelle insiste sur la dimension de « maladie du cerveau » fondée notamment sur le dysfonctionnement des neurotransmetteurs.
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[7]
Un travail bibliographique a été réalisé en 1992 par l’équipe d’Alain Ehrenberg (Ehrenberg, 1992), qui aurait évidemment besoin d’être réactualisé compte tenu de l’immensité du thème et des réflexions auxquelles il donne lieu. En ce qui me concerne, n’étant pas un spécialiste des problèmes de toxicomanie, je m’en suis tenu, en dehors des aspects neurophysiologiques sur lesquels je reviendrai, à un ensemble de publications récentes de sciences sociales qui me permettaient de prendre connaissance de l’état des connaissances et discussions. J’ai utilisé en particulier les recueils suivants : Sanchez, 2003 ; Faugeron et Korkorf, 2002 ; Ehrenberg, 1996. Dans ce qui suit, une partie de mes références sont empruntées à la synthèse d’A. Ehrenberg, en introduction de ce dernier ouvrage.
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[8]
Sur le débat concernant la dépénalisation, voir Caballero et Bisiou, 2000 ; De Greiff, 1999 ; et surtout H. Waal, « To Legalize or not to Legalize : Is that the Question », in Elster et Skog, 1999.
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[9]
Mon information sur les travaux américains repose principalement sur des anthologies (telles que Inciardi et McElrath, 2004) et sur l’enquête que j’ai menée auprès des chercheurs de CASA, dont les travaux semblent assez représentatifs des préoccupations du public américain – CASA étant une organisation consensuelle soutenue par les deux grandes familles politiques. Quelques titres de rapports récents publiés par CASA donnent une idée de ses centres d’intérêt : Criminal Neglect : Substance Abuse, Juvenile Justice and the Children Behind (2004), “ You’ve Got Drugs ! » Prescription Drug Pushers on the Internet (2004), Teen Dating Practices and Sexual Activity (2004), Food for Thought : Substance Abuse and Eating Disorders (2003), Report on Teen Cigarettes Smoking and Marijuana Use (2003), The Importance of Family Dinners (2003), Teens and Parents (2003), The Economic Value of Underage Drinking and Adult Excessive Drinking to the Alcohol Industry (2003), Crossing the Bridge : An Evaluation of the Drug Treatment Alternative-to-Prison (2004), The Formative Years : Pathways to Substance Abuse Among Girls and Young Women Ages 8-22 (2003), So Help me God : Substance Abuse, Religion and Spiritality (2001), Malignant Neglect : Substance Abuse and America’s Schools (2001), The Impact of Substance Abuse on State Budgets (2001), Winning at Any Cost : Doping in Olympic Sport (2000), Dangerous liaisons : Substance Abuse and Sex (1999), No Place to Hide ; Substance Abuse in Mid-Size Cities and Rural America (1999), Non-Medical Marijuana : Rite of Passage or Russian Roulette ? (1999)...
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[10]
Voir les études classiques de H. Becker sur la marijuana dans Outsiders (Becker, 1963).
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[11]
Voir le rapport de CASA : « Under the Counter : The Diversion and Abuse of Controlled Prescription Drugs in the US », juillet 2005.
-
[12]
Le thème du craving brain est aujourd’hui extrêmement répandu aux États-Unis, y compris dans la littérature grand public. Voir par exemple l’ouvrage plusieurs fois réédité de R. A. Ruden, with M. Byalick, The Craving Brain, 1997, Quill, HarperCollins Publishers. Voir aussi le site internet de NIDA (National Institute on Drug Abuse), le plus grand pourvoyeur mondial de recherches et de fonds de recherche sur l’addiction.
-
[13]
Dans la littérature spécialisée, on trouve une synthèse dans Neuron, Special issue on Reward and Decision, vol. 36, no 2, octobre 10/2002. Voir aussi E. L. Gardner, J. David, « The Neurobiology of Chemical Addiction », 1999, in Elster et Skog, op. cit. ; B. H. Hochel et al., « Neural Systems for Reinforcement and Inibition of Behavior : Relevance to Eating, Addiction, and Depression », in Kahneman, Diener et Schwarz, 1999. On trouve des présentations de plus large audience dans des revues comme Cerveau Psycho, Pour la science (voir le no 7, Dépendances sans drogues, novembre 2004) et dans l’ouvrage de C. Lowenstein (Lowenstein, 2005).
-
[14]
C’est en particulier ce qui ressort de mes entretiens avec des chercheurs en neurobiologie, dans des instituts spécialisés comme NIDA ou NIAAA, l’insistance sur le rôle des contextes déclenchants étant complémentaire de celle qui porte sur les mécanismes neurophysiologiques.
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[15]
Voir Abramson et Pinkerton, 1995, ainsi que les références de la note 3.
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[16]
Voir Morange, 1998, et l’ouvrage que j’ai coordonné (Pharo, 2004), où plusieurs articles font le point sur ces questions.
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[17]
Voir D. Papineau, « The Evolution of Knowledge », 2000, in Carruters et Chamberlain, op. cit.
-
[18]
Voir D. Davidson, « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? » (in Davidson, 1993), ainsi que Elster, 1999.
-
[19]
Voir G. Watson, « Skepticism about Weakness of the Will », in Watson, 2004.
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[20]
Voir en particulier Boudon, 2003.
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[21]
La principale référence est ici : Klingeman et Sobell, 2001. L’importance de cette référence m’a été signalée à la fois par des chercheurs travaillant sur les dimensions psychosociales de l’addiction et par des neurobiologistes, qui y accordaient le même intérêt.
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[22]
Certains travaux utilisant des techniques d’imagerie cérébrale font d’ailleurs état de localisations beaucoup plus diffuses en cas d’activité réflexive, de type catégoriel. Voir par exemple R. Versace, B. Nevers, « Sur les traces de la mémoire » (in Versace et Nevers, 2001, 92-95). Voir aussi les travaux sur les différentes aires de contrôle cognitif, synchronique, diachronique ou polychronique (Koechlin, Ody et Kounejher, 2003).
-
[23]
Voir Koob et Le Moal, 1997, ainsi que P. R. Montague et G. S. Berns, « Neural Economics and the Biological Substrates of Valuation », in Neuron, Special issue on Reward and Decision, op. cit.
-
[24]
On sait d’ailleurs aujourd’hui que c’est toujours la même zone mésolimbique du cerveau qui est concernée, quels que soient les plaisirs : sexualité, alimentation, jeu, psychotropes... – avec néanmoins quelques exceptions notables, comme les hallucinogènes dont le mode d’action neurologique serait assez différent (voir Gardner et David, « The Neurobiology of Chemical Addiction », op. cit.).
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[25]
Voir Nisbett et Ross, 1980 ; Kahneman, Slovic et Tversky, 1982 ; Bronner, 2006.
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[26]
Loewenstein, Read et Baumester, 2003 ; Réach, 2005.
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[27]
Voir « Comment la faiblesse de la volonté est-elle possible ? », op. cit., p. 39-40.
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[28]
Sur ces aspects, voir le chapitre 4 de mon ouvrage La logique du respect (Pharo, 2001).
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[29]
En termes aristotéliciens, ce sujet serait un akolastos, c’est-à-dire un déréglé, plutôt qu’un akratès, c’est-à-dire un intempérant. Voir Éthique à Nicomaque, VII. Ce type d’erreur morale sera, en revanche, considérée comme impossible par des libertariens qui jugent que, tant qu’il ne nuit pas autrui, le sujet est libre de faire tout ce qui lui plaît (voir Feinberg, 1986).
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[30]
En pratique, d’ailleurs, comme le suggère G. Becker, un sujet confronté à une offre de produits ou de plaisirs, est plus souvent dans le cas 2 que dans le cas 1, sauf s’il est particulièrement insensible, ou du moins s’il croit l’être, car il y a des insensibilités supposées qui ne résistent pas très longtemps à la tentation.
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[31]
Les propriétés du système de la récompense sont surtout connues depuis les fameuses expériences de Olds et Milner en 1954, qui montraient la possibilité d’induire des comportements addictifs chez des rats par stimulation électrique directe de certaines zones du cerveau (Olds et Milner, 1954, 419-427). Ces travaux et leurs développements actuels ont montré en particulier que des rats sensibilisés mais désintoxiqués, redevenaient beaucoup plus vite addicts que ceux qui n’avaient jamais été exposés.