« Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. »
1Étudier la justice sociale suppose de mettre en relation un fondement théorique solide avec des données empiriques. Il en découle notamment la question du rapport entre philosophie et sciences sociales, et dès lors il peut paraître paradoxal d’affirmer que non seulement une telle relation est tout particulièrement requise lorsque ce fondement relève d’une approche kantienne mais que, qui plus est, c’est davantage dans ce cadre que dans d’autres qu’il convient de s’intéresser à ce que les gens pensent ou font en matière de justice, autrement dit que la liaison réciproque entre théorique et empirique est ici, non pas secondaire ou contingente, mais nécessaire.
2Même si la phrase de Kant citée en exergue rappelle la règle générale, on peut assurément se demander pourquoi une orientation théorique connue pour faire grand cas de l’a priori et du transcendantal devrait se soucier le moins du monde de données empiriques. Rechercher les raisons pour lesquelles il en va pourtant bien ainsi constituera donc l’objectif principal de cette étude, mais si tel est le cas, ne faudra-t-il pas, pour en tirer les conséquences, aller jusqu’à parler d’une théorie empirique de la justice sociale ? Bien sûr, ce concept devra être clairement délimité et c’est alors en quelque sorte un second paradoxe qu’il faudra lever. Contrairement à l’apparence de l’expression, « théorie empirique » n’est nullement un oxymoron.
1. Quelques éléments sur l’orientation kantienne
3Avant d’aborder directement ces problèmes, la première question semble bien être de savoir ce qu’il faut entendre par « orientation kantienne » en matière d’étude de la justice sociale, car il est bien certain que les interprétations sont en ce domaine aussi nombreuses que variées. On peut cependant tirer parti de cette diversité même pour préciser qu’il s’agit en tout premier lieu d’une orientation vis-à-vis de la morale pour laquelle les textes de Kant ou des kantiens servent d’appui et en aucun cas de dogme. Autrement dit, il est loisible de ranger ici certains des textes d’un Fichte (1796-1797), aussi bien que ceux d’un Rawls (1971) ou d’un Habermas (1991), pour se limiter à quelques exemples classiques ou contemporains. Il ne saurait être nié que des différences importantes séparent ces auteurs, mais on peut aussi soutenir qu’ils se rejoignent sur un noyau partagé définissant cette orientation kantienne dont il est question. Sans chercher à en donner une définition exhaustive, il est alors possible d’en cerner quelques caractéristiques essentielles.
4Tout d’abord, la morale traite du juste et du bien. Un principe moral est un principe formel qui vise à l’universalité (il vaut pour chacun) et à la généralité (il ne saurait comporter de noms propres ou faire valoir des intérêts singuliers). « Formel » signifie ici que ce principe cherche à définir une procédure et non à mettre en œuvre une conception du bien, pris au sens le plus large. Par opposition, un principe substantiel est par exemple : l’efficacité est une valeur absolue. La règle d’or est un exemple de principe formel, qui n’a cependant pas la généralité souhaitée et se heurte à des objections [1]. L’impératif catégorique, « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Kant, 1785) est un principe formel qui vise l’universel et le général et qui bien évidemment constitue le point fixe d’une orientation kantienne dans l’étude des questions morales.
5La mise en œuvre d’une conception du bien, ou d’une valeur comme on dit plus souvent aujourd’hui, relève d’une morale perfectionniste (substantielle) dont la discussion ne devrait pas intéresser le sociologue. Neutralité axiologique donc, mais très insuffisante si on la limite à cette manière de la considérer. Une déontologie relativiste ferait d’ailleurs tout aussi bien l’affaire : si tout se vaut, il est bien certain qu’il est absurde de chercher à porter des jugements de valeur sur des valeurs. Mais, adopter un tel point de vue, c’est ne pas voir que si chacun a sa conception du bonheur, on peut tout de même s’accorder sur ce qui permet de les accorder. C’est précisément là, dans la construction de cette objectivité pratique, que résident les vrais problèmes, qui intéressent le philosophe, le sociologue et le citoyen. Ils surgissent dès lors qu’il existe, comme dans toute société moderne, un pluralisme des intérêts et des valeurs et que, étant divergents, ils sont susceptibles d’entrer en conflit.
6Si conflit il y a, il n’y a au bout du compte, comme l’a fort bien remarqué Popper (1945, 236), que deux manières de trouver une solution généralisable pour vivre ensemble ou faire société – ce qui en principe devrait intéresser le sociologue. En dehors de exit, un départ en vertu duquel précisément on ne vit plus ensemble, ces deux solutions [2] sont : la force (ou un substitut) et la justice sociale, qui consiste en un accord raisonnable, c’est-à-dire justifié du point de vue de chacun, entre des intérêts ou des valeurs rationnels, mais au départ conflictuels. Or, on ne peut trouver une solution raisonnable sans adopter une attitude impartiale ou équitable à l’égard de chacune des positions en conflit. Le fondement de cette attitude est donc un principe moral qui, selon une orientation kantienne, doit de toute nécessité avoir les caractéristiques évoquées : il est seulement formel, universalisable et généralisable.
7Cette orientation soutient en outre que ce fondement ne dérive en aucune manière d’une expérience, d’une nature ou d’un bien. Il est a priori à rechercher dans la liberté d’un sujet autonome qui se donne à lui-même la loi morale qu’il doit suivre. Ce sujet reste bien sûr toujours libre de pouvoir arbitrer entre nature et liberté. Et il n’y a là aucun cercle vicieux. La justification de cette liberté/autonomie ne repose ni sur une croyance (Philonenko, 1972, 171), ni dans une fondation ultime de la raison (Apel, 1975). Au bout du compte, elle réside dans le fait de la raison (pure pratique). Puisqu’il s’agit de raison pure, il est clair que ce fait n’est en aucun cas un datum. Et cela nous aide au passage à ne pas mésinterpréter l’a priori dont il est question. Il ne s’agit absolument pas d’une donnée antérieure, par opposition à un a posteriori résultant de l’expérience d’un accord empirique. Le fait de la raison est fondamentalement la reconnaissance que la raison nous donne de toute nécessité, dans le monde sensible et intelligible dans lequel nous vivons, le pouvoir d’arbitrer entre le seulement rationnel (en finalité ou en valeur) et le raisonnable, ou entre nature et liberté (pratique), ou entre bien et juste. Celui qui arbitre en faveur du juste est un arbitre libre, alors que celui qui arbitre en faveur du bien, ou plus précisément de son bien sans considération de celui des autres, ne fait que suivre la nature qui l’affecte en ne cherchant pas à concilier ses intérêts ou ses valeurs avec ceux des autres. Il est clair cependant que dans les deux cas le choix repose toujours sur le libre arbitre [3], qui se trouve donc être une nécessité a priori, autrement dit un fait incontournable ou indépassable de la raison [4]. Il s’agit au fond de passer d’une liberté qui n’a pas encore rencontré celle d’un autre à la liberté d’un sujet fini, qui prend soin de ne contraindre une liberté que si elle en entrave une autre et qui ce faisant cherche une solution juste, c’est-à-dire acceptable par tous, aux conflits de valeurs ou d’intérêts. La liberté est donc bien le fondement a priori de toute solution raisonnable d’un conflit. Reconnaître à chacun une égale liberté de penser ou d’agir est a priori requis par la raison (pratique). Sans cela, point d’impartialité ou d’équité. Une telle approche est libérale puisque le pluralisme des conceptions du bien n’est jamais réduit au nom d’une conception du bien, mais elle est aussi déontologique car ce libéralisme est impossible sans reconnaître que le juste est indépendant du bien et qu’il a la priorité devant ce bien.
8On peut aussi dire que le propre d’une approche kantienne est de considérer que la justice dans son fondement est purement procédurale (techniquement, pur = a priori). Si, comme nous venons de le voir, les raisons qui font que l’on considère qu’un principe, une procédure, une forme et non une substance, est juste ont un fondement a priori, il en résulte que, pour une justice procédurale pure, il n’y a pas de critère indépendant du juste à satisfaire. Au lieu de cela, comme le rappelle Rawls (1971, § 14) : « C’est une procédure correcte et équitable qui détermine si un résultat est également correct et équitable, quel qu’en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée. » En somme, le fondement de la morale et de la justice est à rechercher dans la raison pure pratique (le raisonnable) et non dans la raison pratique empirique (le rationnel en finalité ou en valeur) qui peut seulement aboutir à des impératifs hypothétiques.
9Mais dès lors, et pour revenir à notre question, comment prétendre ici à un nécessaire rapport réciproque entre théorique et empirique ? Si la forme du jugement moral ou du juste est donnée a priori, quel intérêt peut-il bien y avoir à se préoccuper des jugements moraux ordinaires ou des opinions sur la justice sociale ?
2. Toute étude empirique du juste s’appuie sur une théorie du juste
10Pour trouver des éléments de réponses, il faut tout d’abord éviter de penser que sociologues, étudiant empiriquement des valeurs et des normes, et philosophes, produisant des théories, même si elles sont normatives, n’auraient rien à apprendre les uns des autres.
11Certains sociologues soutiennent qu’une approche philosophique, quelle qu’elle soit, parce qu’elle vise par essence à la pérennité est dès le départ totalement disqualifiée du point de vue des sciences sociales qui sont, elles, par essence plongées dans le relatif. Il est cependant facile de montrer, et cela a déjà été fait à de nombreuses reprises, que le relativisme, notamment moral, n’est qu’une attitude normative comme une autre, bien que particulièrement dévastatrice, et qu’il ne se déduit en rien des faits étudiés par les sciences sociales. À l’autre extrême, certains philosophes argumentent qu’ils n’ont que faire de savoir ce que les gens pensent du juste, puisque le juste, comme le vrai, « ne se vote pas à la majorité » [5]. De fait, ce n’est pas parce qu’une majorité d’individus, voire tous, soutiennent que telle ou telle opinion est juste que celle-ci est juste. Ce serait tomber dans le fameux sophisme naturaliste (naturalistic fallacy) que condamnent à juste titre Moore (1903) et avant lui Hume (1740) : de is on ne saurait tirer ought. Cependant, si l’on ne peut évidemment pas déduire le devoir-être de l’être de cette manière et sans autre forme de procès, n’existe-t-il pas une autre façon de penser le rapport nécessaire entre les deux et qui ne tombe pas sous le coup du sophisme naturaliste tel qu’on l’entend habituellement ? On voit d’ailleurs qu’une théorie kantienne, qui recourt à une forme a priori, est sans doute particulièrement bien placée pour ne pas trébucher sur les travers de ce sophisme. Nous aurons donc à y revenir. Pour l’instant, et en laissant de côté le propos relativiste, la question posée est en fait : pourquoi donc aurais-je, comme sociologue, psychologue, économiste, etc., besoin d’une théorie pour étudier empiriquement la justice sociale ?
12Il y a évidemment plusieurs réponses, mais on peut commencer par observer que pour ce qui est du juste, on ne peut présupposer un consensus des spécialistes sur sa définition. Or, si l’on décide de procéder à une investigation empirique, il faut tout de même se donner un concept de ce qui va être étudié. Rappelons que pour certains la justice sociale se réduit à la justice distributive. Pour d’autres, elle inclut aussi la justice corrective. Pour d’autres encore, elle inclut la justice procédurale, mais cette dernière n’a pas de statut particulier. Pour d’autres enfin, et notamment les kantiens, elle couvre tous ces aspects, mais la justice procédurale, surtout lorsqu’elle est pure, n’a pas du tout le même statut que les autres puisqu’elle joue un rôle fondateur. Il n’y a en ce sens pas lieu de distinguer de prime abord entre différents compartiments du juste. La justice sociale forme un tout. Les règles générales (équité, impartialité) qui valent dans un domaine valent dans un autre, notamment parce qu’elles prennent pour fondement une même justice procédurale pure.
13Face à cette situation, il faut être en mesure de délimiter le domaine de l’étude. S’il s’agit de mener une enquête de terrain, il en découlera entre autres la liste des questions qui seront posées ou non dans les entretiens, et cela ne se fera pas sans recours à une théorie. Il est, par exemple, hautement souhaitable de tenir compte des arguments en vertu desquels l’égoïsme, même défendu empiriquement par une catégorie d’acteurs comme « juste », ne relève pas du juste. On pourrait songer à faire appel ici à l’évidence, mais une telle justification est bien sûr largement insuffisante. L’altruisme, pour certaines théories, n’est pas non plus du domaine du juste. Et l’on voit bien qu’il n’est plus question ici d’évidence. On peut encore prendre sur ce point l’exemple de l’égalité.
14Pour beaucoup, l’égalité est une valeur. Mais les applications à des cas de justice distributive peuvent conduire à respecter soit une égalité absolue soit une égalité relative ou équité (equity), comme récompense de mérites en vertu de laquelle les outputs doivent être proportionnels aux inputs. Les deux entrent en conflit puisqu’une égalité relative se traduit par une inégalité absolue. La question est alors de savoir si toute inégalité est injuste, même pour celui qui soutient que l’égalité est une valeur, puisqu’il ne peut pas simultanément satisfaire aux revendications d’égalité absolue et relative. Avant même d’aller plus loin dans ses investigations, il doit savoir si l’inégalité, comme l’égoïsme, est hors du champ de la justice sociale ou si, au contraire, elle en fait partie.
15Au total, il apparaît tout simplement impossible de délimiter le domaine du juste sans recourir à une théorie du juste qui, si elle n’est pas l’apanage de la philosophie, est généralement développée par elle. Ceux qui ne le font pas explicitement le font toujours implicitement ou « réinventent le plastique ». Le nier relève de la naïveté. C’est d’ailleurs sans doute la raison pour laquelle ce sens de la relation entre théorique et empirique, sauf relativisme extrême, ne pose vraiment pas de difficultés particulières. On trouvera assez facilement un consensus sur ce point.
16Un empiriste peut certes toujours soutenir qu’il ne s’intéresse qu’à des jugements distributifs et que peu lui chaut que ces jugements relèvent d’une préoccupation de justice ou d’efficacité par exemple. Mais précisément en ce cas, il étudie seulement des distributions empiriques, et non la justice sociale. Car, pour celui qui étudie la justice sociale, il est fondamental de pouvoir départager entre ce qui est motivé par un principe de justice et ce qui l’est par un principe d’efficience. Et s’il cherche à bien distinguer entre les deux, c’est qu’il dispose d’une théorie qui lui permet de penser que l’efficacité n’est pas en soi une garantie de justice.
17Ce sera donc un premier acquis : il est impossible d’étudier empiriquement le juste sans se donner une théorie du juste. L’approche philosophique, entendue dans son rôle de clarification des concepts et d’enchaînement logique des arguments (qui en ce sens peut bien sûr être concrètement développée par des sociologues, des économistes, etc.), est alors indispensable pour parvenir à une théorie solide, autrement dit qui ne se réfute pas simplement par des arguments de la raison théorique avant même d’être appliquée à des cas empiriques.
18Un deuxième argument justifie cette liaison. Une théorie du juste n’est pas seulement nécessaire pour savoir ce que l’on va étudier empiriquement, elle est aussi indispensable pour pourvoir interpréter correctement les résultats obtenus. Quel que soit le type d’expérience (expérimentations en laboratoire, entretiens, questionnaires, observations sur le terrain, etc.), les données empiriques doivent être correctement classées pour pouvoir être correctement interprétées. Or encore une fois, sauf à vouloir réinventer le plastique en permanence, ce sont des théories du juste qui permettent un classement efficace. Par exemple, pour départager les justifications qui relèvent d’une optique conséquentialiste de celles qui suivent une optique déontologique. Ou celles qui fondent la justice sur un critère d’utilité sociale par opposition à celles qui n’y voient qu’un critère au mieux contingent, une externalité possible mais qui ne fonde en aucun cas le juste.
19En résumé, la théorie intervient nécessairement en amont et en aval de l’étape empirique d’une étude de la justice sociale. Si ce sens de la relation entre devoir-être et être ne pose pas de difficultés dirimantes, c’est aussi parce que ce qui est s’inspire de ce qui doit être. Les justifications, les croyances observées s’inspirent d’idéaux, de modèles, et dans ces conditions il n’est guère possible de ne pas tenir compte de ces modèles pour décrire, comprendre et expliquer ce qui est. Les sciences sociales n’aiment pas l’idéal, mais pour étudier la justice sociale elles auraient bien tort de ne pas le prendre en compte.
3. « De is vers ought »
3 . 1. Le lien entre forme et matière du juste n’est jamais donné d’avance
20C’est cependant dans l’autre sens que la relation entre théorique et empirique est beaucoup plus problématique. De is vers ought. Nous savons que nous devons éviter le sophisme naturaliste, mais pour autant n’y a-t-il pas malgré tout un chemin ? Les professionnels des sciences sociales doivent tenir compte des théories philosophiques, mais si ce chemin existe aussi dans l’autre sens, les philosophes devraient à présent eux aussi tenir compte des résultats empiriques établis en sciences sociales.
21Qui plus est, et selon l’hypothèse faite plus haut, si cette liaison est avérée il faut aussi montrer que c’est dans le cadre et en vertu d’une orientation kantienne, ce qui ne va pas de soi s’agissant d’une philosophie qui se fonde sur des raisons a priori. Mais comme il a aussi été dit, il ne faut pas se méprendre sur le sens de cet a priori.
22Il faut tout d’abord remarquer que si le fondement du juste est donné par la raison pure pratique et en tant que tel n’est pas motivé par un contexte ou des circonstances empiriques (l’impératif catégorique ne cesse jamais de valoir), l’application est, quant à elle, bien sûr toujours liée à un contexte et des circonstances. Autrement dit, s’agissant de choisir une opinion morale pour un problème donné (comment par exemple résoudre un dilemme ou, ce qui revient au même, comment trancher avec justice un conflit), je sais a priori que l’opinion que je choisirai (la matière de mon jugement) devra respecter une forme. Mais voilà en quelque sorte tout ce que je sais, et voilà pourquoi Kant n’hésite pas à écrire dans la Critique de la raison pure (1787, II, I, 2) qu’ « il est tout à fait absurde d’attendre de la raison des lumières et de lui prescrire cependant d’avance le côté où elle doit nécessairement se tourner ». En effet, a priori la raison me dit seulement qu’il n’est pas possible que le fondement de mon jugement moral sur ce qui est juste soit une matière ou une proposition substantielle, aussi sympathique que cette proposition puisse par ailleurs paraître. Il doit respecter une forme, qui a donc la priorité, et cette forme est indépendante de tout contenu (nous avons déjà rappelé plus haut cet aspect déontologique de la théorie). Mais pour ce qui est de l’application, je dois encore établir le lien entre la matière (son choix dans tel contexte et dans telles circonstances) et la forme que je sais devoir respecter : l’universalisation et la généralisation. Et ceci, c’est-à-dire le résultat de cette liaison, ce jugement synthétique, n’est pas donné d’avance par la raison, ou le prétendre serait, excusez du peu, « tout à fait absurde » selon l’expression de Kant dans la citation ci-dessus. On verserait en effet dans le dogmatisme d’une raison déterminant l’action, alors qu’en la raison réside seulement le pouvoir de se déterminer d’après des principes que l’on se donne à soi-même en toute liberté, comme sujet autonome – ce qui est déjà trop pour certains, notamment les holistes.
23On peut aussi dire qu’il s’agit ici d’établir le lien entre un concept et une intuition – intuition empirique, et non pure, entendue donc comme représentation des phénomènes. La question n’est pas banale si l’on se souvient que pour Kant (1787) la validité, en général, repose toujours sur la liaison d’un concept et d’une intuition. C’est donc bien d’un problème central pour une théorie du juste qu’il s’agit et, de ce point de vue, la notion d’équilibre réfléchi, que Rawls (1971) développe pour montrer comment se construit cette liaison pour un sujet, fournit un premier élément de solution [6].
3 . 2. L’équilibre réfléchi
24Pour tester la validité d’une théorie de la justice, nous dit Rawls, nous devons commencer par considérer nos jugements bien pesés (considered judgments) sur ce qui est juste. Ces jugements bien pesés sont ceux qui ne reposent pas sur nos émotions ou nos intérêts personnels ou tout autre facteur perturbant. Ce sont donc des croyances concrètes sur la justice ou l’injustice de certaines actions ou institutions auxquelles nous accordons une certaine confiance. Elles sont bien sûr empiriques. Ensuite, nous nous demandons si ces jugements bien pesés s’accordent avec les principes établis par la théorie du juste à laquelle nous adhérons. Si les principes sont en contradiction complète avec les jugements bien pesés, ils doivent être révisés. Mais, en retour, si un principe auquel nous accordons notre confiance est suffisamment fort pour que nous ne le remettions pas cause, alors il nous faut reconsidérer nos jugements bien pesés. Au terme de ce processus réflexif, nous aboutissons à un équilibre entre nos jugements moraux et les principes de la justice, entre nos intuitions et le concept de justice, entre forme et matière. Lorsque les deux se correspondent nous parvenons à un équilibre réfléchi.
25À ce stade il faut souligner que selon ce modèle il est incontestable que les aspects empiriques peuvent amener à corriger des aspects théoriques et que l’inverse est tout aussi vrai. Petit à petit, nous découvrons que ce que nous pensions être en équilibre ne l’est pas. Rawls cherche en quelque sorte à nous donner le point final. Pour parvenir à un équilibre réfléchi parfait, il faut selon lui se placer dans la position originelle ou derrière un voile d’ignorance, notamment en ce qui concerne notre propre position au sein de la société régie par les principes de justice choisis derrière ce voile. C’est le moyen d’être certains que nos jugements ne seront pas perturbés et en équilibre avec ces principes. Comme on le sait, ils s’avèrent alors être ceux d’une justice comme équité (fairness). Derrière le voile d’ignorance, ils font l’objet d’un accord unanime ou, ce qui revient au même, définissent un contrat social.
26On peut bien évidemment conserver un regard critique sur telle ou telle caractéristique méthodologique du voile d’ignorance tel que formulé par Rawls. Par exemple, dans la Théorie de la justice (1971), les individus derrière le voile d’ignorance restent rationnels au sens étroit du terme ; ils sont supposés ne défendre que leurs intérêts ou être réticents au risque. Pour maintenir la généralité souhaitée de la théorie, il est préférable de penser qu’ils sont tout simplement raisonnables [7]. Sinon comment être certain que derrière le voile d’ignorance les individus ne proposeront pas des principes (déraisonnables) qui seront rejetés une fois le voile levé et qu’ils auront retrouvé la pleine connaissance de leur conception du bien ?
27Moyennant donc quelques « aménagements », l’équilibre réfléchi derrière le voile d’ignorance correspond à ce qu’avec Maxime Parodi (Forsé et Parodi, 2002) nous avons appelé la position d’un spectateur équitable ou à ce que Kant appelle l’impératif catégorique. On peut aussi dire que l’équilibre réfléchi est atteint lorsque le principe de justice qui est choisi pour régler un conflit fait l’objet d’un accord unanime. Il n’est guère possible de montrer ici pourquoi toutes ces positions s’équivalent, mais c’est bien le cas. Si des nuances existent, elles ne touchent pas au fond.
28En particulier, l’équilibre réfléchi est bien le résultat d’un processus et l’on sait combien Kohlberg (1981) a attaché d’importance à cette idée dans sa psychologie morale. Au cours des différents stades de l’évolution morale qu’il décèle dans ses enquêtes entre l’enfance et l’âge adulte, le passage d’un stade à un autre se produit lorsque, face à un nouveau problème, on s’aperçoit que ce que l’on croyait être en équilibre ne l’est pas, parce que ne permettant pas de trouver une solution au problème ou dilemme posé. Par exemple, si je résous le dilemme de Heinz en stipulant que la vie est une valeur absolue, je ne peux avec ce même principe résoudre le dilemme du capitaine [8]. Le passage d’un stade à un autre du développement moral correspond à un équilibre réfléchi qui s’approfondit. On part, comme le montre Piaget, dans la petite enfance d’un sujet hétéronome qui se fie à des principes substantiels pour aboutir au dernier stade, le stade 6 de Kohlberg, selon ce que Piaget (1973) nomme une abstraction réfléchissante et Kohlberg une adoption réversible de rôle, à des jugements qui reposent sur un principe purement formel, qui est celui qui serait choisi derrière un voile d’ignorance ou celui d’un spectateur équitable. Au stade 6 du développement moral, il faut souligner au passage qu’il y a toujours accord unanime. Cela vient de ce qu’à ce stade ultime, c’est l’impératif catégorique qui est mis en œuvre. Or il n’y a qu’un seul impératif catégorique. Les désaccords ne peuvent plus provenir que d’une erreur sur la généralisation ou l’universalisation.
29L’équilibre est aussi atteint, par exemple, lorsque des droits sont correctement et clairement associés à des devoirs. Tant que cette association n’est pas faite, ou partiellement faite, les jugements ne sont pas parfaitement équilibrés. Ce mouvement vers l’équilibre réfléchi provient encore de ce que si l’injustice est en général clairement ressentie, il est plus difficile de définir un état juste. On va vers ce qui semble plus juste, par degré. C’est pourquoi les jugements sur le juste établissent des relations d’ordre. On affirme sans difficulté qu’une action ou une institution est injuste, mais on ordonne les solutions qui permettent de la rendre plus juste.
30Si l’équilibre réfléchi apparaît bien être ainsi le processus qui permet d’associer la forme et la matière du jugement moral, il faut donc surtout, pour maintenir cet équilibre, éviter de figer la forme dans une matière déterminée. Un tel blocage se produit notamment lorsqu’on traite d’un sujet hétéronome (cf. Scanlon, 1998, et beaucoup d’autres). Le propos devient alors moralement normatif : on sait « de quel côté la raison doit se tourner ». Au contraire, dans une optique kantienne, s’il faut modéliser pour étudier un phénomène, c’est parce que, comme on ne sait pas d’avance comment se fait concrètement la liaison entre concept et intuition empirique, il faut être en mesure de la tester. Cette activité, notons-le, relève d’une norme scientifique parfaitement ordinaire et, en aucun cas, morale.
31On en vient alors à des conditions très générales de validité d’un modèle théorique, et comme elles n’ont rien de particulier à l’optique dont il est ici question, il n’est pas nécessaire de s’y étendre outre mesure. Remarquons seulement qu’il y a bien au cœur de cette activité un aller et retour entre théorique et empirique. Si une théorie doit s’appliquer, il faut bien qu’elle stipule quelque chose à propos du réel, et le modèle est là pour « organiser » le réel selon les hypothèses de la théorie. En retour, un examen empirique doit impérativement confirmer la validité du modèle, le réalisme des hypothèses (au moins en établir le degré). S’il prouve le contraire, il faut corriger le modèle, voire l’abandonner, et il n’y a bien sûr là aucun naturalisme fallacieux.
3 . 3. La raison publique
32De tout ceci il ressort que l’équilibre réfléchi est une manière de va-et-vient entre les jugements empiriques sur la justice et les principes généraux qui les systématisent, mais dans ces conditions il ne peut pas s’agir d’un équilibre pour une personne seulement. Il faut forcément que cet équilibre soit intersubjectif, autrement dit qu’il se réalise entre les différentes personnes qui composent une communauté ou une société. À nouveau, le théoricien doit alors sérieusement se préoccuper de ce que les gens pensent effectivement du juste.
33Sur quoi se fonde cependant cette exigence d’intersubjectivité (Chazel, 1997, 205) qui s’ajoute à la transsubjectivité (Boudon, 1997, 23) dont il était jusqu’ici implicitement question [9] ? Dans une orientation kantienne, elle procède de ce que la raison en cause est publique. Autrement dit, un principe de justice sociale doit nécessairement être publiquement justifiable. La notion de raison publique (Kant, 1784, § 5) contient en elle-même cette idée. C’est la raison des citoyens ou raison du public. Sa nature et son contenu sont publics, autrement dit ils sont « fournis par les idéaux et les principes exprimés par la conception de la justice politique de la société, et ils sont visibles sur cette base » (Rawls, 1993, 260). Son objet est le bien public mais aussi les questions relatives au fondement de la justice sociale car le principe de publicité se tire immédiatement de l’impératif catégorique. Il est bien certain que je ne puis universaliser une maxime, même formelle, si je souhaite la tenir secrète. Dès lors, « toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime est incompatible avec la publicité, sont injustes » (Kant, 1795, 2e App.). Ce principe, comme Kant le précise dans le même texte, est à la fois moral et juridique – en tant qu’il relève des droits de l’homme. Complétant l’équilibre réfléchi, il représente un second aspect d’une théorie kantienne de la justice sur lequel Rawls (1993) a particulièrement insisté.
34Or, si un principe de justice sociale n’est pas valide tant qu’il n’est pas justifiable vis-à-vis de tout autre par les moyens logiques de l’argumentation, il faut y voir une raison de plus pour que le théoricien se préoccupe de données empiriques. Si le but est de découvrir ces principes publiquement justifiables, comment ne pas commencer par s’intéresser aux principes que les gens endossent effectivement – sauf à les inventer à leur place ? Il est peu probable qu’un principe de justice sociale dans une société moderne n’incorpore pas au moins partiellement certaines idées fondamentales implicites ou explicites de la culture publique d’une société démocratique. Cet argument de Rawls (1993, 38) est parfaitement recevable, mais il reste insuffisant, car ledit principe ne se déduit pas de ces idées. Il permet de les accorder lorsqu’elles sont en conflit. Or, et c’est là le point important, dès lors que l’on refuse de figer la forme, comment savoir en quoi cet accord consiste si l’on ne sait pas ce qu’il accorde effectivement ?
3 . 4. Une théorie ouverte du juste
35C’est pourquoi, avec Maxime Parodi (Forsé et Parodi, 2004), nous avons insisté sur le fait qu’une théorie de la justice est nécessairement ouverte. Elle l’est notamment parce qu’elle recourt à la réalité empirique pour établir le lien entre une application donnée (une matière donnée a posteriori) et la fondation ou la forme a priori du juste ; et cela pour des raisons qui tiennent à cette théorie elle-même.
36Le principe ou le fondement (l’accord unanime) est certes une forme a priori et la connaissance de la loi morale est posée comme étant possible a priori pour chacun. Il revient au même de dire que chacun sait qu’il faut un accord de tous et que chacun peut en comprendre les bonnes raisons. Mais personne ne connaît infailliblement la loi et il n’est pas possible d’anticiper absolument l’accord de l’autre. Autrement, la forme se trouverait figée dans un contenu et la liberté serait niée – ce qui pour une théorie libérale serait évidemment autocontradictoire.
37Dans ces conditions, il est clair que personne, théoricien ou citoyen, n’est légitimement fondé à parler à la place d’un autre (il n’est évidemment pas question ici d’une procédure d’application légitime consistant en une représentation contrôlée démocratiquement). Cela signifie que la volonté générale, si l’on préfère les termes de Rousseau (1762), est une procédure d’abstraction (légitime) mais pas seulement. C’est aussi, et notamment pour Rousseau, un processus d’intégration des différences et, de ce point de vue, aucun projet de vie rationnel ne peut se trouver privé de débat public par anticipation indue de l’accord. Au-delà de la structure logique de l’accord unanime qui doit bien sûr être a priori respectée, une discussion réelle est donc impérative et une telle discussion ne peut pas être anticipée. En somme, l’usage public de la raison est requis. Nous savons certes que c’est une procédure pure qui définit le fondement du juste (et non des propositions substantielles), mais la procédure doit être appliquée (correctement). L’accord unanime comme raison est absolument inséparable de l’accord unanime comme procédure effective. La connaissance est pour quelqu’un, mais la construction de l’accord unanime exige la participation de tous.
38On peut aussi rappeler que si une théorie du juste repose sur un fondement et une forme, elle n’est complète que dans leur liaison avec une application et une matière qui, elles, dépendent des circonstances et des contextes. Or, à nouveau, une telle liaison ne peut en aucune manière être anticipée par la théorie. Application et matière sont des réalités empiriques et le théoricien, sauf s’il était doté d’une raison infinie, lorsqu’il souhaite donner un contenu à sa théorie, doit forcément se préoccuper de ce que sont concrètement et effectivement ces éléments de réalité empirique. En un mot, ce qui se déduit de l’accord unanime en termes d’application (en ce lieu et en ce temps), de normes, de lois positives, n’est jamais donné a priori. Par exemple, on peut bien poser l’idée de consensus par recoupement (Rawls, 1993), mais quant à savoir s’il existe et ce que sont les éléments d’un tel consensus, il n’y a pas d’autres moyens que de les rechercher empiriquement. Il en va de même pour ce qui est de connaître l’opinion substantielle d’un spectateur équitable sur une question donnée. Une théorie ouverte est donc (aussi) une théorie qui cherche dans la réalité empirique du débat public de quelle manière se fait le lien entre les contenus, les applications et la forme ou la fondation.
39Au total, puisque équilibre réfléchi il y a, dans le cadre d’une raison publique, et puisque pour plusieurs raisons que nous venons d’analyser il s’en déduit que le théoricien doit tenir compte des données empiriques et des résultats des modélisations, il est clair que ces résultats peuvent amener à revenir sur la théorie qui s’avère mal formulée, incomplète, etc.
3 . 5. Exemples de cas où des résultats empiriques doivent amener à réviser la théorie
40Plusieurs exemples peuvent en être pris. En se limitant ici à deux, commençons par examiner celui du spectateur équitable. Son opinion repose sur une théorie de la justice comme accord unanime. Il choisit l’opinion qui est susceptible de se prêter à un accord unanime. On peut dire de manière équivalente que son opinion est celle qui serait choisie dans la position originelle ou qu’elle est justifiée pour tout autre, ou encore qu’elle exprime la volonté générale, etc. Il y parvient en faisant abstraction de ses mobiles subjectifs pour ne s’appuyer que sur ses motifs objectifs, par capacité d’abstraction, de décentrement, ou toute autre méthode du même genre. Que nous apprennent les données sur ce point ? Tout d’abord, bien sûr ce que pense ce spectateur équitable, mais aussi que ce qu’il pense n’est pas seulement une position en regard d’autres opinions. Il s’agit également d’un horizon. C’est en effet l’opinion que l’on trouve lorsque l’on contrôle les intérêts ou les ambitions d’imposer sa conception de la vie bonne. Mais, travaillant sur des données d’enquêtes statistiques, il se pourrait fort bien que ce contrôle n’aboutisse à rien de significatif statistiquement. Cela condamne-t-il pour autant la théorie de l’accord unanime et le modèle du spectateur équitable ? Non, bien sûr. Il s’avère seulement que l’on est devant un cas empirique de conflit fort et ouvert où il n’y a d’espace que pour l’expression d’acteurs partiaux. Cela n’invalide pas le spectateur équitable comme horizon. On le verra resurgir lorsque les acteurs concevront qu’ils doivent négocier et se mettre d’accord pour sortir du conflit qui les oppose. Le spectateur équitable serait-il alors irréfutable ? Ce serait un sérieux coup dans une optique poppérienne, mais la réponse est bien entendu négative. On réfute la thèse du spectateur équitable si l’on peut affirmer qu’empiriquement aucun acteur n’est capable de décentrement. De ce point de vue, les données de la psychologie sociale ont largement établi cette capacité, mais méthodologiquement, il faut souligner qu’il y a bien avec cet argument un chemin qui va de l’empirique au théorique. Ce n’est toutefois pas le seul. On réfute aussi le spectateur équitable, si l’on peut empiriquement montrer qu’il s’autocontredit. Pour ce faire il suffit que la position qu’il adopte concrètement, la matière de son jugement sur le juste, contredise l’accord unanime dans son principe même. Si tel est le cas, le modèle du spectateur équitable s’effondre. Par définition, son opinion est en effet choisie en vertu du principe qu’elle est celle qui est susceptible de se prêter à un accord unanime, de convaincre un autrui quelconque, de se justifier publiquement, etc. Si donc il s’avère qu’empiriquement son opinion sur le juste est la négation d’une justice comme accord unanime, le modèle est réfuté. Par exemple, la discrimination négative est objectivement la négation même de l’accord unanime. Si donc l’opinion d’un spectateur équitable devait empiriquement consister à admettre une discrimination négative comme principe substantiel de justice, la théorie s’effondrerait par autoréfutation. Ce cas, qui revient tout en respectant formellement l’impératif catégorique, valablement ou sans faille logique cela va de soi, à choisir une position substantielle qui nie cet impératif catégorique, n’a jamais été observé et je doute qu’il puisse l’être. Mais on se trouverait cependant bien alors devant une donnée empirique qui aurait une conséquence, d’ailleurs ici catastrophique, pour la théorie. On va donc bien encore une fois, dans un cadre pourtant kantien et sans aucun sophisme naturaliste, de l’empirique au théorique.
41Le second exemple que l’on peut prendre d’une telle relation est celui du principe de différence énoncé par Rawls (1971) qui, comme on le sait, conduit à rechercher une maximisation du sort des plus démunis (maximin). Un certain nombre de considérations théoriques amènent à se demander si ce principe a bien le même statut de fondement du juste que le principe (seulement lexicalement antérieur) d’égale liberté [10], aussi énoncé par Rawls. Empiriquement, plusieurs enquêtes ont en tout cas été menées sur ce principe de différence, et notamment celle de Frohlich et Oppenheimer (1992). Leur étude nous apprend tout d’abord que l’accord unanime est obtenu dans tous les cas observés (100 %), pour autant qu’on laisse aux gens plus de cinq minutes pour se mettre d’accord sur un principe de justice distributive qui leur sera ensuite appliqué. L’idée d’accord unanime comme base de la justice sociale est donc totalement validée. Mais le principe distributif choisi par les enquêtés en ignorant le revenu qui leur sera attribué en vertu de ce principe sur lequel ils se sont mis d’accord n’est ni le maximin de Rawls, ni d’ailleurs la maximisation de la moyenne sans contrainte de plancher d’Harsanyi (1977), et ce de façon extrêmement nette. On peut argumenter de problèmes méthodologiques concernant le voile d’ignorance qui est un idéal et qui en tant que tel ne peut être qu’approché empiriquement. Il reste que Frohlich et Oppenheimer s’en approchent au mieux et que le résultat de leur investigation est sans appel. Il s’en déduit que le principe de différence n’a pas le même statut que celui d’égale liberté ou d’égalité des chances. Ces deux principes sont bien des principes formels (qui seraient tout de même réfutés empiriquement par autocontradiction) et qui peuvent donc jouer un rôle fondateur. Le principe de différence est un principe d’application. Il peut être choisi, comme c’est le cas dans d’autres enquêtes (Yaari et Bar-Hillel, 1984) qui mettent davantage l’accent sur les besoins, ou fortement rejeté comme c’est le cas ici. La théorie de la justice doit alors être révisée pour retenir qu’elle repose fondamentalement sur le principe d’égale liberté et qu’il peut s’en déduire ou non le principe de différence. C’est là une question empirique. Autrement dit, le principe de différence n’est pas nécessaire a priori pour un équilibre réfléchi. Méthodologiquement, des données empiriques conduisent donc à amender la théorie initiale pour la recentrer sur son noyau, son principe formel qu’elle n’aurait pas dû étendre pour s’adjoindre un autre principe qui n’a en fait pas le même statut. Encore une fois, il y a bien là, et sans aucun naturalisme fallacieux, un chemin qui va de l’empirique au théorique.
42Les mêmes données confirment d’ailleurs aussi, comme il vient d’être rappelé, que l’accord unanime n’est pas une chimère théorique. Il a, au contraire, une forte valeur pratique. Elles montrent cependant que cet accord ne se traduit pas toujours par le choix du même principe de justice distributive appliquée, même s’il y a un très large consensus autour d’une sorte de mixte entre Harsanyi et Rawls, c’est-à-dire autour d’une recherche de maximisation de la moyenne des revenus avec contrainte de plancher. Ce choix massif des enquêtés n’a évidemment rien de contradictoire avec la forme a priori qui seule s’impose et qui est celle de l’accord unanime. Finalement, les données de Frohlich et Oppenheimer valident pleinement une orientation kantienne, à condition d’admettre que le principe de différence n’est pas un principe de la raison pure pratique.
43Dans le même temps, cette étude, comme d’autres, conforte l’idée d’une contrainte de plancher. Dans l’analyse d’un sondage d’opinion à propos de la hauteur du revenu minimum (RMI), nous avions également, avec Maxime Parodi (Forsé et Parodi, 2004), montré que cette contrainte intervenait fortement, toutes choses égales par ailleurs (car il s’agit du résultat d’une régression), pour expliquer les réponses des enquêtés. Mais une telle contrainte en tant que telle n’est pas équivalente au maximin. Rawls lui-même semble ne plus être, en 1987, aussi certain qu’en 1971 de ce que le principe de différence serait du même ordre que ses deux autres principes (égale liberté, égalité des chances), puisqu’il écrit dans la préface à l’édition française de la Théorie de la justice (13) : « Je continue à penser que le principe de différence est important et je continuerai à le défendre à condition qu’il soit accompagné d’institutions respectant les deux principes antérieurs. Mais il vaut mieux reconnaître que cette argumentation ne va pas de soi et n’aura jamais la force de celle en faveur des deux principes (lexicalement) antérieurs ». Selon nous, au vu de l’analyse du sondage évoquée, ce serait plutôt la combinaison d’un principe de plancher et d’un principe de réciprocité qui pourrait se substituer au maximin. L’idée sous-jacente au premier principe est assez simple : chacun doit disposer du minimum lui permettant de vivre (décemment). Selon le second, on refuse qu’autrui vive à ses dépens. Il exige la réciprocité au sens où si j’étais dans la position du plus démuni, j’attendrais l’aide que je prétends soutenir mais pas plus. Il implique donc l’idée que si chacun doit contribuer (par une cotisation obligatoire permettant de financer un revenu minimum), il doit le faire dans une juste proportion et n’a pas à faire davantage. La manière de combiner ces deux principes peut assurément conduire à des interprétations divergentes, mais c’est ce modèle moral qui rend le mieux compte des opinions sur le niveau du revenu minimum. Il y a donc là un résultat empirique qui devrait amener à revenir sur l’application de la théorie de justice au problème du sort des plus démunis.
Conclusion
44Au total, plusieurs raisons montrent qu’il y a bien, notamment dans une théorie kantienne de la justice sociale, un va-et-vient entre théorique et empirique. Et si cette liaison va dans les deux sens, c’est qu’elle se fonde sur un équilibre réfléchi entre ses deux côtés – l’un venant souvent, même si pas seulement, d’une approche philosophique, et l’autre venant le plus souvent des sciences sociales, même s’il n’est pas un exclu qu’un philosophe s’intéresse, avec les méthodes appropriées, à des résultats empiriques. Dans le cadre d’une orientation kantienne, il faut alors souligner que cet équilibre n’a rien de contingent et qu’il est au contraire pensé comme une nécessité.
45Des caractéristiques de cet équilibre réfléchi, remarquons qu’il en résulte aussi que la neutralité axiologique ne doit pas s’interpréter en un sens relativiste. Cette neutralité axiologique ne peut consister à admettre que toutes les positions sur la justice sociale sont en équilibre réfléchi. Ce serait totalement contradictoire avec la notion même d’équilibre réfléchi. Certaines le sont, lorsqu’elles correspondent au choix unanime derrière un voile d’ignorance (ou choix d’un spectateur équitable), et d’autres non. Même si l’on pense que le voile d’ignorance est un idéal dont on ne peut que s’approcher, il reste que parmi les positions qui ne sont pas pleinement en équilibre réfléchi, certaines le sont forcément plus que d’autres, parce qu’elles sont plus proches de ce qui serait choisi derrière le voile d’ignorance. Pour l’établir, et mettre en évidence cette hiérarchie, il ne s’agit évidemment en aucun cas de porter des jugements de valeur. Il serait d’autant plus dommageable de se soumettre ainsi à une norme morale qu’il n’est pas besoin d’autre chose dans cette affaire que d’une norme scientifique. Il s’agit tout simplement de tester un modèle théorique ; le test consistant ici comme ailleurs à examiner la liaison entre une forme et une matière. La théorie kantienne apparaît alors particulièrement bien placée puisqu’elle stipule que le modèle moral ne doit être que formel et non substantiel – sinon on ne fait que tester la liaison entre une substance et une substance.
46Si l’équilibre réfléchi, joint à une raison publique, est bien dans ces conditions une caractéristique importante de l’orientation kantienne, on comprend alors mieux ce que Rawls veut dire lorsqu’il qualifie lui-même sa propre théorie de « théorie empirique » (1971, § 40, 294). On n’a sans doute pas prêté assez attention à cette formule, peut-être parce qu’elle est de prime abord difficile. On a au contraire souvent coutume de présenter la théorie de Rawls (ou d’autres approches philosophiques) comme une théorie normative du juste. Elle l’est si l’on en retient seulement qu’il y est question de justifier une théorie du juste, en l’occurrence le libéralisme égalitaire. Mais sur le fond elle est bien une théorie empirique, précisément en raison du fait que cette justification se fonde publiquement sur un équilibre réfléchi entre théorique et empirique.
47Soutenir qu’une approche kantienne de la justice sociale consiste en une théorie empirique de cette justice n’est certes pas convenu. Peut-être cela oblige-t-il à des réaménagements partiels de certains aspects de cette approche. Il faut sans doute, comme le veut Rawls (ibid.), retravailler les dualismes ou aller, comme le souhaite Audard (2004, 38), vers une meilleure assise de l’unité de la raison. Il faut sans doute aussi accorder davantage de place à l’intersubjectivité, comme le font Habermas ou Apel, ou insister, comme Fichte, sur sa réciprocité avec la subjectivité. Tout cela est sûrement souhaitable et en tout cas possible sans remettre en cause le fond d’une orientation kantienne qui, pour ce qui concerne la justice sociale, aboutit bien à une théorie empirique du juste.
Notes
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[1]
Par exemple, comme le remarque déjà Kant (1785), en suivant la règle « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », un coupable pourrait réclamer d’un juge qu’il ne le condamne pas puisqu’à sa place il ne souhaiterait pas l’être.
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[2]
L’altruisme, comme solution éthique, n’est pas pris en compte ici parce qu’il ne peut se généraliser pour des raisons à la fois théoriques et pratiques. Logiquement, l’altruisme réel généralisé est une mise en abyme infinie qui ne peut trouver un point d’arrêt que si elle rencontre un égoïsme (Spencer (1879) réfute déjà avec cet argument le fameux « altruisme comme devoir pour l’humanité » de Comte). Pratiquement, la surérogation est trop exigeante pour s’universaliser. De plus, même une communauté de saints a besoin de justice.
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[3]
Sur la distinction kantienne entre libre arbitre et arbitre libre (freie Willkür), on pourra consulter la très intéressante étude de P. Osmo (2003).
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[4]
Le fait de la raison est ainsi la ratio cognoscendi de la liberté et il trouve réciproquement dans cette liberté sa ratio essendi (cela se déduit aisément de Kant, 1788, préface, n. 1). Il n’y a de cercle vicieux que pour qui confond les deux.
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[5]
On se souvient que Flaubert pose joliment le problème dans Bouvard et Pécuchet, mais déjà Rousseau (1762, I, 5) se demandait : « D’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point ? » De là, la nécessité de distinguer soigneusement entre « volonté de tous » et « volonté générale ».
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[6]
D. Miller (1999) trouve aussi chez Rawls l’exemple d’une théorie « normative » de la justice sociale qui, en s’appuyant sur ces notions importantes que sont l’équilibre réfléchi et la justificabilité publique, devrait logiquement se lier fortement à des recherches empiriques. Nous le suivrons sur ce point, mais en allant en réalité au-delà pour montrer qu’une fois ce lien fait, puisqu’il est vrai que tout concourt à l’établir, la théorie de Rawls ne peut plus être qualifiée de seulement normative et surtout qu’un tel lien est plus généralement une nécessité pour toute approche kantienne ; la théorie de Rawls ne faisant tout simplement pas exception. L’équilibre réfléchi est une manière de nommer la liaison réciproque et nécessaire entre concept et intuition et la notion de raison ou de justification publique, sur laquelle nous reviendrons plus loin, apparaît dès la première note de la première préface (1781) de la Critique de la raison pure.
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[7]
Rawls est certes revenu sur cette intention première consistant à inclure la théorie de la justice dans la théorie du choix rationnel. Dans Libéralisme politique (1993, 364, n. 1) il écrit que ce serait un « contresens » (misinterpretation) de penser que « la justice comme équité cherche à sélectionner des principes de justice purement sur la base d’une conception du choix rationnel tel qu’il est compris en économie ou en théorie de la décision ». Néanmoins, pour éviter le contresens, il serait sans doute nécessaire de reformuler beaucoup plus nettement cette partie de la théorie.
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[8]
Après avoir épuisé tous les moyens légaux de se procurer un médicament très onéreux qui sauvera la vie de son épouse, Heinz se résout à le voler à son pharmacien. À un stade intermédiaire du développement moral, certains enquêtés répondent que cela est justifié parce que la vie est une valeur absolue qui ne peut se mettre en balance avec le profit du pharmacien. Mais ils ne peuvent pas s’appuyer sur ce principe pour résoudre le dilemme d’un capitaine à la tête d’une troupe qui sera sauvée d’une mort probable s’il est possible de faire sauter le pont que l’ennemi doit traverser pour perpétuer son massacre. Pour savoir qui il doit envoyer (parmi ses soldats, y compris lui-même) pour accomplir cette mission très risquée, car sous le feu de l’ennemi, il est en effet bien évident que le capitaine ne peut se fonder sur le principe précédent.
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[9]
Sans pouvoir ici développer davantage ce point, il nous semble que les approches dialogiques (Habermas, Apel) ou monologiques (Kant, Rawls) de la justice, ou plus généralement de la morale, sont davantage complémentaires que concurrentes. Pour reprendre l’expression d’Habermas, et sans doute sous réserve de quelques aménagements de part et d’autre, il s’agit bien plutôt d’une « querelle de famille » et l’on trouvera chez Fichte des éléments solides pour penser, dans le cadre d’une approche qui reste kantienne, la réciprocité entre subjectivité et intersubjectivité.
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[10]
Le principe de différence a pour conséquence que tout accroissement des inégalités n’est pas injuste. Si le sort des plus démunis s’améliore autant qu’il est possible, il n’y a rien d’a priori injuste à ce que la condition des mieux lotis soit dans le même temps meilleure. La situation n’est injuste que si cette amélioration de la condition des plus favorisés se traduit par une détérioration de celle des plus démunis. Qu’en est-il de cette situation du point de vue de l’accord unanime ? Pour que cette dernière proposition soit susceptible de recueillir l’assentiment de tous, il faut exclure l’altruisme ; c’est d’ailleurs ce que fait Rawls par construction. Sous cette réserve qu’au moins un des plus démunis ne soit pas altruiste, alors la proposition consistant à admettre l’injustice sociale de la situation en cause est la seule qui soit a priori susceptible de recevoir l’assentiment de chacun, sans abandon de son droit de veto. Dans le cas contraire, l’individu altruiste se trouverait a priori privé de son droit à la surérogation ou à la sollicitude. Mais le fait même de cette argumentation suffit à montrer qu’il faut, de manière tout à fait essentielle, s’enquérir de ce qu’il en est empiriquement.