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Une intuition capitale de Durkheim

1« L’abstraction est un procédé légitime de la science. Assurément. Mais abstraire [...] ce n’est pas créer de toutes pièces un être de raison », écrit Durkheim (1970 [1886], 212).

2Il y a dans ce texte une intuition à la fois puissante et simple : à savoir que, si toute science procède par abstraction, il y a une bonne et une mauvaise abstraction et que ce qui caractérise la mauvaise abstraction, c’est qu’elle manipule des êtres de raison.

3En même temps, cette intuition est gâtée par l’exemple qui illustre la notion d’ « être de raison » dans ce texte même. La théorie économique est irréaliste, indique le contexte, parce qu’elle est fondée sur l’être de raison que représente l’homo oeconomicus. Or il y a des cas où l’homo oeconomicus est réaliste et d’autres où il ne l’est pas. Lorsque la théorie économique affirme que le blocage des loyers risque d’entraîner une contraction du marché de la location, elle est réaliste : il est de l’intérêt de certains propriétaires de retirer leur bien de la location dès lors que les loyers sont bloqués. Par contraste : le modèle de l’homo oeconomicus ne permet pas de rendre compte du phénomène du vote (Boudon, 1997). Le modèle de l’homo oeconomicus est donc à l’évidence réaliste dans certains cas, irréaliste dans d’autres. L’exemple à l’aide duquel Durkheim illustre son intuition est donc bien mal choisi.

4Sans m’étendre sur ce sujet, la condamnation par Durkheim de l’économie tient à de bonnes et à de mauvaises raisons. Il condamne l’économie, mais il ne connaît guère que l’école historique allemande. À la différence de Simmel ou de Weber, il ne perçoit pas du tout le renouvellement décisif qui se produit de son temps en Autriche avec Menger et le marginalisme. Randall Collins (2005) a justement suggéré qu’il y a des aspects stratégiques dans la condamnation par Durkheim de l’économie. On peut, en effet, préciser que c’est sans doute en partie par allégeance à Auguste Comte, dont, grâce à Littré, l’étoile brille en France de tous ses feux à la fin du XIXe siècle, que Durkheim condamne la psychologie et l’économie.

5J’écarterai donc l’exemple de Durkheim et ne retiendrai que l’intuition contenue dans son texte : l’intuition selon laquelle la mauvaise abstraction se définit par l’utilisation d’êtres de raison. Comme la science ne peut pas ignorer l’impératif qui la fonde, décrire le réel tel qu’il est, et comme les êtres de raison impliquent une perte de contact avec le réel, il en résulte que le recours à des êtres de raison est une source majeure de faiblesse pour toute science.

Tocqueville, Weber partagent l’intuition de Durkheim

6Cette intuition me paraît d’autant plus importante qu’elle est partagée par les plus grands. Elle l’est très explicitement par Tocqueville et par Weber, pour ne citer qu’eux.

7Dans la seconde Démocratie en Amérique, dont le thème central est, comme on sait, que l’égalitarisme est le cœur de la modernité et qui vise à déterminer les effets de l’égalitarisme, Tocqueville déclare : « J’ai souvent fait usage du mot égalité dans un sens absolu ; j’ai, de plus, personnifié l’égalité en plusieurs endroits, et c’est ainsi qu’il m’est arrivé de dire que l’égalité faisait de certaines choses, ou s’abstenait de certaines autres [...]. Ces mots abstraits [...] agrandissent et voilent la pensée » (Tocqueville, 1986 [1840], 475). L’auto-ironie de ce passage indique que Tocqueville s’est bien gardé en fait de constituer l’égalité en être de raison. Dire que l’égalité fait ceci ou cela, c’est simplement, indique-t-il, une manière sténographique de dire que les hommes ont un désir d’égalité : qu’ils ont le désir de voir leur dignité d’homme reconnue, indépendamment de leurs mérites ou de leurs qualités, et que ce désir entraîne toutes sortes de conséquences. Tocqueville affirme donc ici qu’on doit se garder de prêter une action causale à des êtres de raison. Deuxièmement, il suggère que les êtres de raison ne sont légitimes que s’ils sont en fait l’expression sténographique de propositions acceptables.

8Tocqueville pense peut-être dans ce texte à l’une de ses têtes de Turc favorites, Guizot, qui maniait généreusement les êtres de raison dans ses travaux historiques et expliquait par exemple la différence entre le style de la philosophie politique anglaise et française en évoquant la différence entre le « génie » du peuple anglais et le « génie » du peuple français : un exemple d’ « être de raison » dont Tocqueville voit bien qu’il ne fournit qu’une pseudo-explication. À la différence de la proposition « l’égalité fait telle ou telle chose » qu’évoque Tocqueville, la proposition « le génie du peuple anglais fait telle ou telle chose » ne peut être retraduite sous la forme de propositions psychologiques facilement acceptables. Elle évoque un authentique être de raison.

9Le même rejet des êtres de raison est partagé par Max Weber qui déclare, comme on sait, être devenu sociologue pour expulser les êtres de raison. Rien de moins : « Si je suis devenu sociologue, c’est surtout pour mettre fin à ces analyses à base de concepts collectifs qui rôdent toujours » ( « [...] Wenn ich nun jetzt einmal Soziologe geworden bin [..., ]dann wesentlich deshalb, um dem immer noch spukenden Betrieb, der mit Kollektivbegriffen arbeitet, ein Ende zu machen » ) dit une lettre souvent citée à l’économiste marginaliste Rolf Liefmann (Weber, 1920).

10Lorsqu’il évoque ces concepts collectifs dont le spectre rôde toujours parmi nous, il pense sans doute à des notions telles que l’ « âme » ou le « génie des peuples ». On peut ajouter qu’il n’aurait probablement pas vu un grand progrès dans le fait que l’on explique aujourd’hui toutes sortes de différences entre les nations comme des effets de leur « culture ». Voir par exemple l’évocation aujourd’hui courante de l’opposition entre la « culture française » et la « culture anglo-saxonne ». C’est elle par exemple qui expliquerait qu’il soit impossible de prendre en France des mesures qui permettraient de ramener le taux de chômage français au niveau anglais.

11Pour revenir à Durkheim, il a la même réaction à l’égard de la « mentalité primitive » de Lévy-Bruhl que Tocqueville face au « génie des peuples » de Guizot. Il voit bien qu’on ne peut se satisfaire d’expliquer les croyances magiques en évoquant l’existence d’une « mentalité primitive ». Car il y voit un être de raison (Durkheim, 1979 [1912]).

Qu’est-ce qu’un être de raison ?

12Mais qu’est-ce qu’un « être de raison » ? C’est une entité causale qui n’existe que dans la tête de celui qui y a recours. Cela dit, il faut tenir compte de nuances essentielles. Pour fixer les idées, on peut distinguer trois types d’êtres de raison :

Type 1 : Les êtres de raison hypothétiques

13Il s’agit dans ce cas d’une entité dont : 1 / on n’a pas encore pu vérifier au moment où on l’évoque si elle existe effectivement dans le monde réel, mais 2 / dont on est capable de se représenter la nature de façon plus ou moins précise et 3 / dont on a en principe les moyens de vérifier qu’elle existe bel et bien. L’histoire de la découverte de la planète Neptune offre ici un exemple canonique. Au moment où il postule son existence, Le Verrier n’a pas vu la planète hypothétique : il n’est pas sûr de son existence. Mais il peut en imaginer la nature et voit bien que l’on peut en principe se donner les moyens de vérifier son existence. Autre exemple : les virus. On en a postulé l’existence avant de les voir, mais l’hypothèse était plausible et on pouvait même en identifier la nature de façon plus ou moins précise : une entité biologique microscopique différente des microbes, mais évoquant les microbes. La même histoire s’est répétée récemment, pour autant que je sois correctement informé, avec les prions.

Type 2 : Les êtres de raison conjecturaux

14Ici, les êtres de raison ne correspondent plus à des hypothèses plausibles, facilement partagées par la communauté scientifique, mais 1 / à des conjectures plus ou moins hardies, 2 / exprimées par des énoncés portant explicitement sur le réel, mais 3 / dont la vérification est rejetée dans un avenir indéterminé et dont on ne perçoit guère concrètement les voies et les moyens. C’est le cas de la « mentalité primitive » de Lévy-Bruhl. Elle suppose que les règles de l’inférence ont évolué dans le temps biologique, sous l’effet d’une évolution dans le câblage du cerveau. Lévy-Bruhl reprend ici la conjecture d’Auguste Comte selon laquelle les règles de l’inférence logique seraient un produit de l’évolution. Le même type de conjecture est repris aujourd’hui par de nombreux auteurs, comme Tooby et Cosmides (1992), qui postulent que, si l’intuition dérape facilement sur les questions relevant de l’inférence statistique, cela est peut-être l’effet du câblage du cerveau produit par l’évolution biologique. Une telle hypothèse est très difficile à démontrer. C’est pourquoi je propose de parler de conjecture plutôt que d’hypothèse.

Type 3 : Les êtres de raison boîtes noires

15Ici, la conjecture relative aux êtres de raison se présente comme définitive. « Il fait telle chose parce qu’il a une disposition à faire ladite chose. » Une telle proposition évoque un « être de raison » dont on ne voit pas du tout comment on pourrait en explorer la nature, sinon à présumer que dans un avenir vraisemblablement très lointain, les sciences de la vie auront su imaginer les moyens de la pénétrer. Ici, l’être de raison se présente comme une boîte noire qu’il est radicalement impossible d’ouvrir, du moins à l’aide de l’outillage des sciences sociales. En réalité, la proposition causale « Il fait telle chose parce qu’il a une disposition à faire ladite chose » ne dit rien de plus que la proposition descriptive : « Il fait telle chose plus ou moins régulièrement. » Dire que « l’individu X croit Y parce que ses parents y croient aussi » est de même une manière équivoque de retraduire la proposition « comme ses parents, X croit Y », surtout si X a sur toutes sortes d’autres questions un avis différent de celui de ses parents. Ces êtres de raison boîtes noires ont donc les propriétés suivantes : 1 / elles ne correspondent pas à des énoncés en principe testables sur le réel ; 2 / elles érigent des propositions descriptives en propositions explicatives et 3 / elles sont par suite en fait des tautologies cachées.

16Et l’on n’atteint pas davantage le réel quand on confère une valeur causale par exemple à la proposition statistique « les individus de catégorie C croient plus facilement que les individus de catégorie D que Y », car, tant qu’on n’a pas une vue précise et avérée des mécanismes élémentaires responsables de la corrélation, celle-ci a une valeur descriptive, mais non explicative.

17Ainsi, les êtres de raison traduisent une perte de contact avec le réel, mais dans le cas des êtres de raison de type 1, cette perte de contact est provisoire ; dans le cas des êtres de raison de type 2, le provisoire risque de durer ; dans le cas des êtres de raison de type 3, le provisoire apparaît comme risquant bien d’être définitif si l’on se limite à l’outillage des sciences sociales.

Les êtres de raison de types 2 et 3 sont très utilisés dans les sciences sociales

18Ces distinctions posées, on peut revenir à la question posée par Durkheim. Elle est très importante parce que les êtres de raison de types 2 et 3, les êtres de raison conjecturaux et les êtres de raison boîtes noires, sont monnaie courante dans les sciences sociales contemporaines et par suite sans doute en grande partie responsables de leurs faiblesses et du sentiment de scepticisme, répandu non seulement à l’extérieur mais dans leur sein même, sur leur capacité à être de vraies sciences.

Le cas de la sociologie

19Si on considère pour commencer le cas de la sociologie, on y observe en effet une utilisation généreuse d’êtres de raison de types 2 et 3. On l’observe même chez des catégories de sociologues que tout oppose par ailleurs.

20Ainsi, pour évoquer deux catégories de sociologues que tout paraît opposer, les êtres de raison boîtes noires de type 3 sont observables aussi bien chez les théoriciens du choix rationnel que chez les sociologues réputés néo-durkheimiens.

21Les théoriciens du choix rationnel veulent que tout comportement soit l’effet d’un calcul d’intérêt. En même temps, ils voient bien que tous les individus n’ont pas la même conception de leur intérêt. Certains substituent alors la notion de préférence à la notion classique d’intérêt et avancent que ces préférences sont dues à ce que les gens ont dans l’esprit des cadres mentaux (frames, frameworks), des représentations, etc. que ces théoriciens traitent comme des données, sans se soucier de les expliquer. Ainsi, le paradoxe du vote – le fait que les gens votent, bien que leur vote ne puisse pas faire la différence – est expliqué par certains sociologues attachés à la théorie du choix rationnel par le fait que les individus surestiment l’influence de leur vote sur le scrutin : par le fait qu’ils sont victimes de biais. Mais ils ne vont pas plus loin et ne se soucient pas de savoir d’où proviennent ces biais. Autre exemple parmi mille autres : Bruno Frey (1997) révèle que les personnes qu’il a interrogées acceptent plus facilement le dépôt de déchets nucléaires à proximité de leur commune si on ne propose pas de compensation à leur commune que si on lui propose une compensation. L’observation est passionnante, mais Frey se contente de relever que l’acteur semble ici agir contre son intérêt sous l’effet de mécanismes psychologiques dont il ne cherche pas du tout à identifier ni la nature ni l’origine.

22Les sociologues réputés néo-durkheimiens, expliquent de même facilement tout comportement ou toute croyance par des êtres de raison de type 3. Le sociologue américain Daniel Bell a même écrit quelque part que la sociologie se voyait souvent comme la science des effets du conditionnement social. Comme les théoriciens du choix rationnel, ces sociologues expliquent le comportement, les attitudes ou les croyances par des concepts dispositionnels, frames, frameworks, représentations sociales, biais, effets de socialisation, etc. auxquels ils prêtent une valeur explicative, alors qu’ils n’ont le plus souvent qu’une valeur descriptive.

23D’autres, conscients de ces difficultés épistémologiques, essaient d’aller plus loin. Ils voient bien que les concepts de cadre, de représentation, de biais, etc. n’ont d’intérêt que si l’on peut établir les causes responsables de l’existence de ces dispositions. Ils mobilisent pour résoudre le problème des êtres de raison de type 2 : des êtres de raison conjecturaux.

24Ainsi, dans le cas du paradoxe du vote, Ferejohn et Fiorina (1974) supposent que l’électeur vote, bien que son vote n’ait guère de chances d’être décisif, parce qu’il se voit dans la situation du pari de Pascal : même si la probabilité que son vote soit décisif est infiniment petite, l’enjeu est si important pour l’électeur qu’il vote : epsilon que multiplie l’infini égale l’infini. Mais on ne nous explique pas pourquoi la situation du vote devrait être assimilée dans l’esprit du sujet à la situation du pari de Pascal.

25Autre exemple de mobilisation d’êtres de raison conjecturaux de type 2. Le criminologue américain James Q. Wilson (1993) observe que les sujets sociaux n’obéissent pas toujours à l’intérêt et qu’ils ont aussi des sentiments moraux. Il identifie alors quatre traits de la nature humaine : le sens de la justice, de la sympathie, du contrôle de soi et le sens du devoir. Pourquoi ces traits sont-ils positivement valorisés un peu partout ? Wilson propose une conjecture sociobiologique pour les expliquer. Celle-ci repose sur la théorie néo-darwinienne de l’évolution : un groupe humain ne peut subsister que si ses membres manifestent ces quatre types de sentiments moraux. L’évolution a donc sélectionné les groupes humains qui les manifestaient : ceux qui ne les manifestaient pas se sont trouvés en position de faiblesse par rapport à ceux qui les manifestaient ; ils ont été éliminés. Se sont reproduits les membres des groupes où les gènes porteurs des quatre sentiments moraux en question avaient été sélectionnés. Dans le vocabulaire de la sociobiologie, lesdits gènes assuraient à leurs détenteurs un avantage reproductif.

26Une autre conjecture, plus sommaire, permet de répondre au problème de l’origine des représentations, des cadres, des biais, etc. Elle consiste à supposer que la nature humaine est ainsi faite que l’homme est soumis à tels ou tels instincts dominants : ainsi, la théorie des mèmes de Dawkins (1976), très en vogue aujourd’hui, retrouve une conjecture centrale de la pensée de Tarde. Sous un habillage un peu artificiel empruntant à la théorie néo-darwinienne de l’évolution qui présente les mèmes comme des sortes de gènes culturels qui se transmettraient d’un individu à l’autre, elle revient en fait à postuler chez l’homme un instinct dominant d’imitation. Comme dans le cas de Wilson, la théorie des mèmes mobilise des êtres de raison conjecturaux de type 2, identifiant des causes supposées réelles, mais dont la mise en évidence est extrêmement problématique, si l’on se limite aux outils des sciences sociales du moins.

27On peut finalement distinguer trois catégories courantes d’attitudes à l’égard des êtres de raison :

281 / L’attitude consistant à se contenter d’expliquer les comportements, les attitudes ou les croyances des sujets sociaux par des « êtres de raison » boîtes noires de type 3, à confondre description et explication, et à imaginer qu’on peut attribuer une efficience causale à des êtres de raison dont on ne voit pas comment on pourrait démontrer leur réalité. Exemples : des sujets voient une corrélation là où il n’y en a pas : c’est un effet de la « pensée magique » qui les habite. Il pense la même chose que ses parents : c’est un effet de « socialisation ».

292 / L’attitude consistant à faire appel à une théorie conjecturale : par exemple à la théorie de l’évolution ou à une théorie de la nature humaine supposant l’existence d’instincts dominants.

303 / L’attitude, qui est celle notamment de Tocqueville, de Weber ou de Durkheim, qui consiste à chercher à se débarrasser de tout être de raison.

31Avant d’insister sur les voies et moyens de cette troisième stratégie, je voudrais souligner que ces trois attitudes ne se décèlent pas seulement dans le cas de la sociologie, mais dans l’ensemble des sciences sociales. J’évoquerai rapidement deux autres cas à l’appui de cette remarque : celui de l’anthropologie et celui de la psychologie cognitive.

Le cas de l’anthropologie

32En anthropologie, le recours à des êtres de raison de types 2 et 3 est en effet courant.

33Ainsi, pour Geertz (1984), l’un des noms les plus prestigieux de l’anthropologie américaine d’aujourd’hui, l’homme est caractérisé par un trait fondamental : il hérite des idées et des croyances de son milieu. Selon l’article fondateur de Geertz intitulé « anti anti-relativism », c’est la culture dans laquelle l’individu est immergé qui détermine ses croyances et ses comportements. Geertz veut en un mot que les effets de socialisation soient l’alpha et l’oméga de l’explication des croyances et des comportements : que les croyances et les comportements traités comme acceptables dans une culture donnée se transmettent de façon mécanique d’une génération à l’autre. Pour évoquer un autre nom connu, Mary Douglas recourt, elle aussi, facilement à des êtres de raison de types 2 et 3 : pour elle, les croyances et les comportements individuels sont des effets plus ou moins mécaniques du contexte culturel.

34Geertz se présente dans son article comme le disciple fidèle de Montaigne. Mais je crois qu’il commet un profond contresens. Il ne voit pas que Montaigne est plus subtil qu’il ne le dit et que ses sauvages éprouvent le besoin d’argumenter pour justifier leurs pratiques. Ceux qui donnent une dernière demeure à leurs parents en les mangeant justifient leur pratique, explique en effet Montaigne en souriant, en affirmant qu’ils leur donnent ainsi la sépulture la plus noble possible ; ils n’admettraient pas de confier le corps de leurs parents aux vers de terre. Car Montaigne pressent bien que l’on n’hérite pas de convictions comme on hérite de traits physiques et qu’on n’accepte une idée que si on peut la juger fondée.

35Par contraste avec Geertz, à l’instar de Montaigne, Evans Pritchard ou, plus près de nous encore, Robin Horton s’efforcent toujours d’expliquer les croyances ou les comportements qu’ils observent à partir de raisons et de motivations compréhensibles de la part des acteurs, s’abstenant entièrement de faire appel à des êtres de raison. Ainsi, Evans Pritchard montre que, pour comprendre les pratiques de consultation des oracles des Azandé, il suffit de constater qu’ils ont développé des théories du monde qui ne sont pas les mêmes que les nôtres et que, cela posé, ils obéissent à une logique strictement identique à la nôtre. La démarche de Horton (1982) est la même : les chrétiens convertis d’Afrique noire ne pratiquent pas la même forme de christianisme que les Occidentaux parce qu’ils n’ont pas la même théorie du monde physique. Ils ignorent les théories scientifiques et voient le monde physique comme animé par des esprits qu’on peut amadouer. En conséquence, ils mâtinent leur christianisme de pratiques magiques empruntées à la tradition africaine et ne se soucient guère de savoir que ces pratiques sont condamnées par les Églises chrétiennes. L’analyse proposée par Horton de ces phénomènes de conversion massive souligne : 1 / la faible efficacité des prétendus effets de socialisation, 2 / le fait que la fréquence et la nature de ces phénomènes s’explique plutôt par des raisons et des motivations compréhensibles.

Le cas de la psychosociologie cognitive

36La psychosociologie cognitive mobilise beaucoup, elle aussi, les êtres de raison de types 2 et 3. Il est intéressant de s’y arrêter un instant, car il s’agit d’une discipline qui s’est révélée particulièrement féconde dans les dernières décennies. Elle a montré que la pensée ordinaire est sujette à des glissements plus ou moins systématiques par rapport à ce que la logique, la mathématique ou la statistique autorisent. Les gens voient des corrélations là où il n’y en a pas ou bien surestiment ou sous-estiment des probabilités. Pourquoi ? Parce que l’intuition est soumise à des biais, parce que la pensée ordinaire est magique, nous disent ensemble les psychosociologues cognitifs. Les hommes disposeraient selon cette théorie d’un système d’inférence double, celui de la semaine et celui des dimanches : celui de la pensée ordinaire et celui de la pensée scientifique.

37Kahnemann et Tversky (1973) observent, par exemple, qu’un échantillon de médecins voit dans tel type de comportement le symptôme de telle maladie, alors que les arguments statistiques à l’aide desquels ils justifient cette association ne l’autorisent pas. Le diagnostic de Kahnemann et Tversky fait appel à des êtres de raison boîtes noires de type 3 pour rendre compte de leur observation : ces dérapages sont dus à ce que l’intuition des médecins en matière statistique est victime de « biais ». Ils ne vont pas plus loin.

38D’autres, comme Tooby et Cosmides (1992), mobilisent plutôt des êtres de raison conjecturaux de type 2. L’une de leurs expériences, parmi les plus connues, fait apparaître que les gens surestiment de façon spectaculaire la crédibilité de certains tests médicaux, comme celui du sida, par rapport à ce qu’indique la théorie statistique. Cosmides et Tooby proposent d’expliquer l’origine des divers biais que font apparaître leurs travaux par une conjecture évolutionniste : l’expérience de la chasse aurait empêché nos lointains ancêtres de percer les secrets de l’inférence bayésienne. Cela aurait provoqué un câblage du cerveau humain qui aurait affecté l’intuition en matière de statistique de toutes les générations suivantes. On se demande évidemment pourquoi l’évolution n’a pas corrigé cet effet à partir du moment où la chasse est devenue une activité marginale.

39Ces exemples me paraissent suffisants pour indiquer que les sciences sociales, quelles qu’elles soient, utilisent généreusement, sans trop se poser de questions sur la validité de cette démarche, des êtres de raison de types 2 et 3.

L’autre stratégie : supprimer les êtres de raison

40Je voudrais maintenant revenir sur l’intuition de Durkheim selon laquelle la meilleure stratégie explicative est encore d’essayer de se passer de tout être de raison. C’est, je l’ai dit, la stratégie qu’utilisent notamment Tocqueville, Weber ou Durkheim, mais aussi, dans le cas de l’anthropologie, Evans Pritchard ou Horton et bien d’autres. Quelques exemples précis illustreront ce point.

Exemple 1 : Tocqueville contre Guizot

41Pour Guizot, c’est, je l’ai dit, le « génie » respectif des peuples anglais et français qui explique le caractère abstrait de la philosophie politique française par rapport à la philosophie politique anglaise. Tocqueville voit bien qu’une telle explication, qui fait appel à un être de raison boîte noire de type 3 est peu satisfaisante et il en propose une autre, débarrassée de tout être de raison. Le caractère encore très aristocratique de la société anglaise de la fin du XVIIIe siècle, explique-t-il, fait que les intellectuels anglais ont de la peine à concevoir l’idée de l’homme en général comme pertinente. Pour concrétiser la pensée de Tocqueville ici : en France, un Rousseau est discuté, mais reconnu. En Angleterre, il est beaucoup plus difficilement accepté parce que les Anglais ont du mal à percevoir l’intérêt d’une théorie politique fondée sur le postulat de citoyens tous égaux et indistincts les uns des autres. Quant au fait que la société anglaise reste plus aristocratique que la société française, bien que l’Angleterre de l’époque soit par bien des côtés plus moderne que la France, il résulte de ce que la monarchie britannique n’a pas cherché à laminer l’aristocratie, à la différence de ce qui s’est passé en France. Aucun être de raison ici. Tocqueville analyse la différence macroscopique entre le style de la philosophie politique anglaise et le style de la philosophie politique française comme l’effet de mécanismes psychologiques qu’il est facile de « comprendre », au sens wébérien du terme.

Exemple 2 : Weber et Durkheim contre Lévy-Bruhl

42Lévy-Bruhl lui-même a, comme on sait, baissé pavillon dans ses Carnets posthumes, renonçant apparemment à la fin de sa vie, en partie sous l’effet des critiques de Durkheim et de Evans Pritchard, à son hypothèse de la « mentalité primitive ». Mais pendant des années, il avait multiplié les écrits où il proposait d’expliquer les croyances magiques par cet être de raison conjectural de type 2. La « mentalité primitive » ferait que le cerveau des « primitifs » est soumis à des règles d’inférence différentes des nôtres (Lévy-Bruhl, 1960 [1922]). La théorie de la « mentalité primitive » suppose en d’autres termes que la rationalité dépend de la culture. De nombreux anthropologues contemporains, comme Needham (1972), ont repris, en les modernisant, les idées de Lévy-Bruhl.

43Wittgenstein (1967) a bien vu que cette explication des croyances magiques est peu satisfaisante et il en a proposé une autre : les Occidentaux accepteraient à tort l’idée que les primitifs croient dans l’efficacité de la magie. Selon Wittgenstein, une conduite magique devrait être interprétée comme expressive plutôt que comme instrumentale : les primitifs ne croiraient pas réellement en l’efficacité de leurs rituels, ils exprimeraient par ces rituels leur désir que la pluie tombe. Sa théorie a l’avantage d’évacuer la mentalité primitive de Lévy-Bruhl et de se passer de tout être de raison, mais elle est rejetée par les acteurs eux-mêmes : ils n’acceptent pas l’idée que les rituels magiques n’aient pas d’effet.

44Bien avant Wittgenstein, Durkheim, Weber ou Evans Pritchard et, après Wittgenstein, leurs continuateurs, comme Horton, ont proposé une solution au problème de l’explication des croyances magiques beaucoup plus acceptable que celle de Lévy-Bruhl parce qu’ils parviennent à éliminer tout être de raison ; plus acceptable aussi que celle de Wittgenstein, parce que congruente avec les données de l’observation.

45Weber résume sa théorie en une phrase compacte : « Pour le primitif, faire du feu est aussi magique que faire tomber la pluie. » Pour nous, Occidentaux, l’opération par laquelle le primitif fait du feu – en frottant deux morceaux de bois – est fondée sur des lois valides. Par contraste, nous voyons les rituels de pluie comme magiques parce qu’ils ne sont pas objectivement fondés. Nous faisons une différence entre les deux parce que nous connaissons les lois de la transformation de l’énergie. Mais, pour le « primitif », la distinction est dépourvue de signification. Les primitifs ont probablement découvert empiriquement le moyen de faire du feu. Mais la théorie par laquelle ils expliquent cette technique est vraisemblablement tout aussi magique que la théorie fondant dans leur esprit l’art de faire tomber la pluie. Il n’est pas nécessaire de supposer avec Lévy-Bruhl que le cerveau des primitifs soit câblé de manière différente du nôtre. Il suffit tout simplement de prendre au sérieux le fait qu’ils n’ont pas étudié la physique occidentale sur les bancs de l’école.

46Durkheim (1979 [1912]) développa plus en détail une théorie similaire. Quand les primitifs cultivent une plante, ils utilisent des savoir-faire transmis de génération en génération. Mais ils ressentent aussi le besoin de savoir pourquoi elle croît, se flétrit et meurt. Or cela ne peut être déterminé empiriquement. Aussi doivent-ils se forger une « théorie biologique ». Ils tirent cette théorie de l’interprétation religieuse du monde considérée comme légitime dans leur société. Quant aux recettes magiques, elles sont des procédures techniques déduites de cette théorie religieuse. Mais ces recettes magiques ne sont pas fiables. Cela ne démontre-t-il pas, comme le postule Lévy-Bruhl, que le cerveau des Australiens de Durkheim est câblé autrement que le nôtre ?

47Non seulement, objecte Durkheim, le « primitif » n’aime pas davantage la contradiction que l’Occidental, mais il la traite comme le ferait n’importe quel savant : en inventant des hypothèses auxiliaires. Comme il ne sait pas a priori quel élément de la théorie est défaillant, il est raisonnable pour lui de supposer qu’une hypothèse auxiliaire réconcilierait la théorie avec les données. C’est bien ce que font les hommes de science, comme le démontre l’histoire des sciences. Le magicien comme le savant obéissent à la thèse dite « de Duhem-Quine ».

48Une autre objection est que les recettes magiques, étant non fondées, devraient échouer dans environ 50 % des cas. La réponse de Durkheim est que, comme les rituels de pluie sont effectués dans la période de l’année où la pluie a plus de chances de tomber, ils réussissent plus souvent qu’ils n’échouent. La corrélation est bien entendue fallacieuse. Mais les Occidentaux fondent eux aussi couramment leurs croyances sur des corrélations fallacieuses.

49La théorie de Durkheim non seulement évacue tout être de raison, de plus, elle explique de façon convaincante des données comparatives énigmatiques. Elle explique pourquoi, les pratiques magiques, qui étaient courantes du temps d’Homère, s’effacent du temps d’Euripide, les caprices des dieux ayant entre-temps largement cédé la place aux forces impersonnelles présidant à l’harmonie du cosmos dans la théorisation religieuse grecque du monde. Elle explique pourquoi les pratiques magiques furent paradoxalement plus fréquentes en Europe au XVIe ou au XVIIe siècle qu’au XIVe et plus fréquentes dans les parties modernes que dans les parties moins développées de l’Europe : plus fréquentes en Italie du Nord qu’en Italie du Sud par exemple. C’est que la modernité du XVIe siècle s’accompagne d’une disqualification de l’aristotélisme au profit du néo-platonisme, lequel voit le monde comme gouverné par des forces occultes.

50Durkheim utilise ici la psychologie rationnelle ordinaire. Sa thèse centrale est que ses Australiens sont rationnels au sens où les hommes de science le sont : ils ont de fortes raisons de croire en l’efficacité de leurs rituels magiques. Tous les hommes sont aussi rationnels, mais tous n’ont pas le même savoir. Cette donnée de fait suffit à dissiper, selon Weber et Durkheim, l’étrangeté des croyances magiques. Elle suffit en d’autres termes à les expliquer.

Exemple 3 : Les êtres de raison de la psychosociologie cognitive peuvent également être évacués

51Dans l’expérience de Kahneman et Tversky (1973) que j’évoquais plus haut, ces auteurs demandent à des psychiatres s’ils croient qu’il y a une relation de cause à effet entre la dépression et le suicide. La plupart des psychiatres ayant répondu par l’affirmative, Tversky et Kahneman leur ont demandé sur quoi ils fondaient leur affirmation. Tous répondirent qu’ils avaient souvent observé que des malades atteints de dépression avaient fait une tentative de suicide. Ils fondent donc leur affirmation sur une information unique, alors qu’il en faut en principe quatre pour déterminer s’il y a ou non corrélation entre deux variables binaires. Pour le statisticien, la réponse des psychiatres s’appuie donc sur une grossière erreur. D’où l’idée que la pensée ordinaire obéit à des règles invalides : à des règles « magiques ». Mais on peut objecter que c’est en fait plutôt les médecins qui ont raison : dans le cas où les effectifs marginaux d’un tableau de contingence binaire sont asymétriques, le fait d’observer un nombre respectable de cas de convergence peut légitimement entraîner une forte présomption de causalité. Si l’on suppose, par exemple, que dans la clientèle du psychiatre 20 % des patients ont fait une tentative de suicide (ce qui est vraisemblablement déjà beaucoup) et que 20 % manifestent des symptômes dépressifs, si le pourcentage de ceux qui présentent les deux caractères est, disons, de 10 %, cette information unique suffit à affirmer l’existence d’une corrélation.

52Bien des expériences de la psychosociologie cognitive relèvent de la même analyse critique. Une expérience de Shweder (1977) propose à des infirmières de consulter 100 cartes représentant chacune un malade sur lesquelles sont portés deux renseignements : présence ou non d’un symptôme, présence ou non d’une maladie. Question : le symptôme est-il un symptôme de la maladie ? Une majorité répond oui.

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Tableau 1. — Une corrélation faiblement négative perçue comme positive par une population d’infirmières

53Les infirmières n’utilisent, semble-t-il, qu’une seule information pour déterminer leur réponse : la proportion des cas où le patient à la fois est atteint par la maladie et présente le symptôme. Ces cas sont « relativement fréquents », puisqu’ils sont au nombre de 37 sur un total de 100. En théorie, cette seule information ne permet pas de conclure à la relation de causalité « M cause de S ». En effet, on ne peut déterminer si « M cause de S » que par une comparaison entre la proportion des malades parmi les sujets présentant le symptôme et la proportion des malades parmi les sujets ne le présentant pas. Or cette comparaison inclut quatre informations. De fait, lorsqu’on condense les informations contenues dans les cartes présentées aux infirmières sous la forme d’un tableau de contingence (tableau 1), celui-ci fait apparaître que la probabilité pour qu’un patient soit atteint est un peu plus faible lorsqu’il présente le symptôme que quand il ne le présente pas (37/70 = 0,53 ; 17/30 = 0,57).

54Mais si on avait utilisé des marginaux réalistes, et supposé par exemple que dans un hôpital général du type de celui où travaillent les infirmières la proportion des malades ayant un symptôme donné est de l’ordre de 20 % et que la proportion des malades ayant une maladie donnée est du même ordre de grandeur, le fait que 37 % des malades présentent les deux caractères, étant très supérieur à 4 %, aurait constitué une preuve quasi certaine de causalité. En d’autres termes, on peut dans certains cas fonder un diagnostic de causalité sur une donnée numérique unique, même s’il en faut quatre en principe. C’est vraisemblablement une démarche de ce genre qui a guidé les infirmières et qui explique leur quasi-unanimité.

L’expérience de Tooby et Cosmides

55On pose à des médecins la question suivante : « Une maladie a un taux de pénétration de 1/1 000. Il existe un test permettant de détecter sa présence. Ce test a un taux de faux positifs de 5 %. Un individu est soumis au test. Le résultat est positif. Quelle est la probabilité pour qu’il soit effectivement atteint ? » Les expérimentateurs avaient vérifié préalablement que les médecins interrogés connaissaient tous parfaitement la signification de la notion de « faux positif ».

56La distribution des réponses données par les médecins est intéressante pour deux raisons. En premier lieu, elle est très structurée. D’autre part, la réponse la plus fréquemment donnée est très éloignée de la bonne réponse. En un mot, on observe dans cette expérience l’apparition d’une croyance collective franchement fausse.

57Une majorité de médecins répondent en effet que, dans les conditions décrites, le sujet « positif » a 95 % de chances d’être réellement atteint par la maladie. Si on fait la moyenne des réponses des médecins, le sujet positif au test se voit attribuer 56 % de chances d’être malade. Quant à la réponse correcte, à savoir 2 %, elle est donnée par un peu moins d’un médecin sur cinq, exactement par 18 % des médecins. La bonne réponse est bien 2 %. En effet, la question nous dit que sur une population de 100 000, il y a 100 malades et 99 900 non-malades ; or ces 99 900 non-malades ont 5 chances sur 100 d’être déclarés positifs. Il y a donc un peu moins de 5 000 « faux positifs » dans une population de 100 000 personnes. D’où la probabilité d’être malade quand on est positif est un peu inférieure à 100/(5 000 + 100), soit un peu inférieure à 2 %.

58Cette expérience a puissamment renforcé l’idée que la pensée ordinaire est magique et véhiculé des messages alarmistes. Elle a inspiré à Tooby et Cosmides l’explication par l’être de raison conjectural de type 2 que j’évoquais précédemment : l’évolution aurait câblé le cerveau humain de manière défectueuse s’agissant de l’estimation intuitive de la probabilité des événements. En réalité, on peut ici aussi se débarrasser des êtres de raison de Tooby et Cosmides.

59On peut en effet supposer que les répondants se disent : il s’agit d’un test, donc il doit être valide. La probabilité d’être malade quand on est positif au test doit donc être élevée. D’un autre côté, on dit aux répondants que le taux de « faux positifs » est de 5 %. Ils savent ce qu’est un « faux positif », mais on ne leur précise pas si ce taux se rapporte aux non-malades ou aux malades. Dire que le taux des « faux positifs » est de 5 %, cela peut en effet vouloir dire que parmi les non-malades 5 % sont positifs au test, mais aussi que parmi ceux qui sont malades au vu du test, 5 % sont de faux malades. La première interprétation est bien sûr celle qui est littéralement conforme à la définition de la notion de « faux positif ». Mais la seconde seule aboutit à un résultat compatible avec la notion de test. En un mot, la question posée était complexe et pleine d’embûches. Ce sont ces paramètres de la situation qui ont sans doute amené une majorité de répondants au raisonnement : soit x le nombre inconnu des vrais malades, on observe 100 positifs, le nombre de vrais malades est plus faible : il est surestimé de 5 % : il doit donc être de 95 (en fonction de l’équation résumant le raisonnement, à savoir : x + 5 % ; x = 100 (1 + .05) ; x = 100 ; x = .95). On explique ainsi par des mécanismes psychologiques compréhensibles à la fois le fait que les réponses s’éloignent de beaucoup de la bonne réponse et aussi que la réponse « 95 % » soit la plus fréquente.

Peut-on se débarrasser complètement des êtres de raison ?

60Se débarrasser des êtres de raison est bien, comme l’indique Durkheim dans le texte que j’ai évoqué au début de cet exposé, une stratégie essentielle. Je conclurai cette discussion par quelques remarques générales.

611 / Les exemples de Tocqueville, de Durkheim ou les exemples tirés de la psychosociologie cognitive que j’ai évoqués suggèrent une idée générale, à savoir qu’on s’épargne bien des difficultés en se représentant l’acteur social comme immergé dans une situation caractérisée par des paramètres contextuels bien déterminés qu’il s’agit d’identifier. Le « primitif » australien ne connaît pas les lois de la transformation de l’énergie, ni celles de la biologie. Il se trouve donc par là dans une situation différente de celle de l’observateur occidental. Le psychiatre à qui on demande si la dépression est cause de suicide ne peut faire abstraction de son expérience : il a reçu dans son cabinet une certaine proportion de patients ayant fait une tentative de suicide et présentant des symptômes de dépression ; il peut par ailleurs estimer plus ou moins confusément la fréquence des deux caractères. La personne à qui on demande d’évaluer la fiabilité d’un test imagine qu’elle doit être proche de 1 : sinon, on ne voit pas comment le test en question pourrait être qualifié de test. Dès lors qu’on prend en compte ces paramètres de situation, les réponses des sujets deviennent « compréhensibles ». On pourrait évidemment citer bien d’autres exemples, empruntés à de tout autres registres, de ces effets de situation. L’ouvrier luddite ne peut croire que le machinisme crée de l’emploi, puisqu’il voit le contraire. L’ouvrier d’aujourd’hui ne peut facilement croire que la globalisation crée de l’emploi, puisqu’il voit le contraire. Dans les deux cas, des idées douteuses apparaissent dans l’esprit des gens, mais elles sont « compréhensibles » à partir du moment où l’on prend en compte les paramètres situationnels qui les caractérisent.

622 / La psychologie cognitive, l’anthropologie, la sociologie et sans doute la plupart des sciences sociales donnent l’impression de patiner, notamment parce qu’elles continuent d’utiliser une psychologie que, par opposition avec la « psychologie rationnelle » au sens de Nisbet (1993, 110), on peut qualifier de « causaliste ». Or elle est par construction génératrice d’êtres de raison. En partie sans doute parce que la science doit ses succès à ce qu’elle a réussi à substituer des causes matérielles aux causes finales de la théologie, beaucoup de sociologues, d’anthropologues ou de psychologues partent plus ou moins confusément du principe que leurs disciplines ne peuvent être de vraies sciences qu’à condition de naturaliser le sujet humain, de le supposer mû par des causes matérielles, et d’ignorer ses intentions, ses motivations et ses raisons. C’est pourquoi beaucoup de sociologues paraissent croire que leur discipline a vocation à être, selon la remarque ironique de Daniel Bell que j’ai déjà évoquée, la science du conditionnement social. Réciproquement, on a l’impression de tomber dans l’herméneutique, dans l’interprétation, bref dans la « littérature » au sens désobligeant du terme, dès qu’on veut que le sens pour l’individu de son action, de ses croyances, de son comportement en soit la cause et la cause exclusive. Ce sont sans doute des a priori douteux de ce genre qui assurent le succès des psychologies « causalistes ». Ils constituent le terreau sur lequel s’est développée leur influence. À quoi il faut ajouter que ces psychologies causalistes, en dépit de leur fragilité, ont été légitimées par de grands noms, ceux de Marx ou de Freud en tout premier lieu, et par des mouvements d’idées à succès, comme le behaviorisme, le structuralisme ou le culturalisme.

63Or la grande leçon de Tocqueville, Weber et Durkheim est que les sciences humaines doivent fuir les psychologies causalistes et se contenter de la « psychologie rationnelle » au sens de Nisbet, à savoir la psychologie qui veut qu’on cherche toujours à imputer le comportement et les croyances des sujets sociaux à des raisons et à des motivations « compréhensibles ». Exemple de raison « compréhensible » : je crois que la globalisation provoque nécessairement une augmentation du taux de chômage au niveau national puisque mon entreprise vient d’être délocalisée et que je suis licencié. Exemple de motivation « compréhensible » : comme Durkheim l’admet dans son Suicide, en période de crise politique grave, le sujet dépressif est détourné de ses problèmes personnels. Lorsque l’on peut s’en tenir à la « psychologie rationnelle », on évite les êtres de raison de types 2 et 3.

64Il y a, en d’autres termes, une relation étroite entre la théorie webérienne de la compréhension, la « psychologie rationnelle » et la solidité des sciences sociales. Ce n’est pas en adoptant une psychologie causaliste toujours incertaine qu’elles peuvent être de vraies sciences, mais en se détournant au contraire scrupuleusement de toute psychologie de ce genre.

653 / L’évocation que j’ai introduite à travers plusieurs exemples de la théorie de l’évolution ou de la sociobiologie pose finalement une question : depuis toujours, les sciences sociales ont tenté de préciser leurs relations avec les sciences du vivant, sans jamais arriver sur ce point à un résultat bien satisfaisant. D’un autre côté, comme le démontre la puissance d’œuvres comme celles de Tocqueville, de Weber ou de Evans Pritchard, il existe un large espace pour les analyses sociologiques pouvant se contenter de la psychologie rationnelle et se développer sans tenir compte des sciences du vivant. Mais, bien que cet espace soit beaucoup plus vaste que ne le croient tous ceux qui, nolens volens, le sachant ou sans le savoir, épousent les a priori causalistes que je viens d’évoquer, il ne recouvre pas l’ensemble des phénomènes sociaux. Ainsi, les dispositions évoquées par les sciences sociales ne prendront sans doute un statut scientifique qu’à partir de la traduction que les sciences de la vie seront éventuellement capables de leur donner dans un avenir plus ou moins éloigné.

66Peut-être la question de l’articulation entre sciences sociales et sciences de la vie apparaîtra-t-elle en fin de compte demain comme un thème essentiel. Peut-être même le succès croissant aujourd’hui de la sociobiologie et de la théorie néo-darwinienne de l’évolution dans les milieux sociologiques, au Royaume-Uni particulièrement, doit-il être interprété plutôt comme symptomatique d’une résurgence de cette question que comme fondé sur les apports de ces disciplines à l’analyse sociologique, lesquels paraissent à ce jour du moins bien ténus.

Annexe

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Hypothèses : Prévalence 1/1 000 ; faux positifs : 5 % ; hypothèse implicite, faux négatifs : 0 %

67Prob p : 100/5 095 = 0,0196.

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Hypothèses : Prévalence 1/1 000 ; faux positifs : 5 % ; hypothèse implicite, faux négatifs : 5 %

68Prob p : 95/5 090 = 0,0186.

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Modèle implicite utilisé par la majorité des médecins

69Proba p : x + .05 ; x = 100 ; 1,05 x = 100 ; x = 95 ; p = .95.

Français

RéSUMé. — Selon Durkheim, l’abstraction est une démarche naturelle à toute science, mais il y a une bonne et une mauvaise abstraction. La mauvaise se caractérise notamment par l’utilisation d’ « êtres de raison », à savoir des concepts dont on n’est pas sûr qu’ils correspondent à une réalité. Tocqueville et Weber partagent cette idée essentielle avec Durkheim. Leurs explications se sont imposées parce qu’elles évitent soigneusement les « êtres de raison ». Ce n’est pas toujours le cas des sciences sociales contemporaines. Sociologues, anthropologues et psychosociologues les utilisent au contraire généreusement. Pourtant, on obtient des explications scientifiquement beaucoup plus convaincantes en les éliminant, ce qu’on peut souvent faire en recourant aux ressources de la « psychologie rationnelle » au sens de Nisbet : celle qui se conforme au postulat wébérien de la « compréhension ». L’abus que les sciences sociales font des « êtres de raison » est dû à ce que, sous l’influence de mouvements de pensée importants, elles témoignent couramment d’une vision causaliste de la psychologie de l’acteur social. En empruntant à ces mouvements les sciences sociales espéraient se consolider. Elles en ont été au contraire fragilisées.

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Raymond Boudon
Maison des sciences de l’homme, GEMAS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/anso.062.0263
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