1La diversité des orientations que présentent la carrière et l’œuvre de Jean Cazeneuve a été soulignée par ses confrères de l’Académie des sciences morales et politiques lors de sa disparition, le 4 octobre dernier. Elle est, en effet, manifeste. Maître de conférences à la Faculté des lettres d’Alexandrie entre 1948 et 1950, ensuite chercheur puis directeur de recherches au CNRS, J. Cazeneuve a été élu professeur de sociologie à la Sorbonne en 1966. Universitaire, il a assumé parallèlement des responsabilités de premier plan au sein de l’audiovisuel : administrateur de l’ORTF (1964-1974), président du Comité des programmes de la télévision de 1971 à 1974, il devient à cette date président-directeur général de TF1, fonction qu’il exercera pendant quatre ans. En 1978, il est nommé ambassadeur, représentant permanent de la France au Conseil de l’Europe : sa préparation à une carrière dans la diplomatie, interrompue par la guerre de 1939-1945 qui lui inspira son premier livre La psychologie du prisonnier de guerre (1944), trouvait là, pour deux ans, son aboutissement.
2Élu à l’Institut en 1973, Jean Cazeneuve est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages et de très nombreux articles dont la publication s’étend sur un demi-siècle. Les dieux dansent à Cibola (1957) – issu d’un long séjour chez les indiens du Nouveau-Mexique –, est la première contribution à l’ethnologie que suivront des études sur la mentalité archaïque (1961), Lucien Lévy-Bruhl (1963), les mythologies (1966) et un manuel consacré, en 1967, à cette discipline. Avec Sociologie de la radio-télévision et Les grandes chances de la télévision parus la même année (1963), commence l’analyse d’un phénomène majeur du XXe siècle ; Les pouvoirs de la télévision (1970), L’homme téléspectateur (1974), Les communications de masse (1976) donneront leur plein sens à ce dernier ; et c’est en sociologue, comme le montre bien La société de l’ubiquité (1972), qu’il l’a abordé, compris et conceptualisé. De la sociologie générale traitent précisément sept ouvrages qui ont rendu de grands services aux étudiants, notamment La sociologie (1970), la Sociologie de Marcel Mauss (1968) et Dix grandes notions de la sociologie (1976) – réunion d’articles de l’Encyclopædia Universalis dont il fut conseiller scientifique pour les sciences sociales. À tous ces ouvrages, il faut ajouter les textes qui, de la Psychologie de la joie (1952) aux variations sur la joie et le bonheur que composent Les roses de la vie (1999), en passant par Bonheur et civilisation (1966), Aimer la vie (1977), De l’optimisme (1987), développent une souriante conception de l’existence.
3La pluralité d’intérêts que ces différents titres indiquent n’est nullement exclusive d’une grande unité de fond comme de forme. De celle-ci, on dira simplement que l’ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie et diplômé de Harvard, ne l’a pas maltraitée : répudiant les jargons et idiomes particuliers aux membres de la corporation des sciences humaines et sociales, il a présenté avec autant de clarté que de rigueur des thèmes et problèmes parfois complexes qu’il s’est attaché à rendre accessibles. De celle-là, c’est-à-dire de l’apport à la connaissance de la société et des caractères originaux de La vie dans la société moderne (1982), on affirmera qu’elle trouve son unité dans la « communication » à laquelle l’ethnologue des Zunis, le professeur de sociologie et le spécialiste des médias ont assigné une signification globale, en la saisissant dans toutes ses dimensions.
4Dans le domaine des études sur les moyens de communication de masse où il fait légitimement figure de pionnier, Jean Cazeneuve a développé des analyses qui ne sont pas séparables de ses travaux ethnologiques. Il observe ainsi que si les rites et les mythes sont liés au sacré dans les sociétés traditionnelles, la fonction qui leur est assignée se trouve assumée par les médias au sein de la société moderne. Ce sont ces derniers, et plus particulièrement la télévision, qui opèrent la transfiguration du réel en spectacle : « C’est le social lui-même qui devient spectacle, c’est l’humanité qui, à la fois, vit sa vie et se regarde comme un objet » (1972). Le thème de la communication est aussi présent dans la thèse qu’il prépara sous la direction de Pierre-Maxime Schühl, Les rites et la condition humaine (1959) – contribution majeure à l’anthropologie qui a fait l’objet d’une nouvelle présentation, en 1971, sous le titre La sociologie du rite. Cette étude de l’action symbolique qu’est le rituel dans sa forme générale procède d’une interrogation philosophique sur les attitudes de l’homme face à ce qui le transcende. Comment la communication est-elle établie, ou barrée, avec le « numineux », notion élaborée et définie en 1917 par Rudolf Otto ? Le tabou, la magie et le sacré constituent des modes de participation qu’un corpus documentaire, aussi étendu que diversifié, permet d’identifier et d’illustrer.
5Parmi ces nombreux écrits, La personne et la société (1995) témoigne de l’incomparable talent de Jean Cazeneuve à faire le point sur un thème intéressant l’ensemble des sciences humaines et sociales, tout en renouvelant la perspective dans laquelle il est ordinairement situé. Synthétisant les analyses des anthropologues français et anglo-saxons, l’ancien titulaire de la chaire de sociologie générale à la Sorbonne et membre du comité de patronage de L’Année sociologique relève que tout se passe comme si l’homme des sociétés archaïques se donnait pour objectif de freiner le processus d’individualisation, en luttant contre la formation d’une image d’autrui qui serait autre chose que le simple point de rencontre des rapports et des rôles sociaux. Rien n’est plus éclairant à ses yeux que l’usage fait des masques dans lesdites sociétés – où, en se donnant le visage d’un autre être généralement mythique, l’homme répond à un intense besoin de voiler l’individuel et de nier l’hétérogène –, et les transformations que les Romains lui ont fait subir en convertissant la notion de masque, personnalité mythique, en notion de personnalité morale que le christianisme allait accentuer. Au mouvement qui conduisait à masquer autrui devait finalement succéder celui qui visait à le démasquer. Les Modernes, est-il observé, croient progresser dans la connaissance d’autrui quand ils dépouillent celui-ci de ses voiles pour atteindre ce qu’il a d’unique ; « l’homme des sociétés archaïques s’applique, au contraire, à masquer son prochain pour mieux le connaître dans sa réalité vraie qui est, pour lui, non pas individuelle mais collective ».
6Poursuivant dans cet ouvrage l’examen de l’exigence d’intégration et des phénomènes de dépersonnalisation, le sociologue universitaire cède la place au spécialiste des médias. À l’expert en communication, le contrôle social apparaît bien comme une fonction de régulation qui s’exerce sur les individus ; les formes et les moyens que revêtent et utilisent les processus d’influence sur la personne sont clairement identifiés, mais aussi relativisés les jugements excessifs habituellement portés sur le conditionnement, la propagande et la publicité. Rien, en effet, ne permet de conclure que le règne des nouveaux médias entraîne l’effacement des singularités personnelles en renforçant le conformisme unificateur : les messages sont de moins en moins uniformes et les « récepteurs » ne sont pas passifs. On retrouve ici une des propositions formulées dans La société de l’ubiquité : « Les médias n’agissent que dans la mesure où le récepteur est réceptif », ce qui conduit à étudier ce que le public attend d’eux, mais aussi, sur le plan méthodologique, à se détacher d’une représentation mécaniste pour y substituer un schéma explicatif fondé sur l’interaction.
7Après avoir retracé l’histoire de la notion de personne, J. Cazeneuve constate, en définitive, sa plasticité et son évolution dans un sens de plus en plus moral. Il met l’accent sur la responsabilité de l’individu qui, sans que soit d’aucune façon nié le poids des facteurs sociaux, se présente comme une personnalité autonome. « Contrairement à ce que l’on pouvait penser au début du XXe siècle, la personne est de plus en plus un sujet responsable ; elle est autre chose qu’un individu quand elle assume cette responsabilité. » Ce sont là des thèmes qu’il a approfondis dans son avant-dernier livre, L’avenir de la morale publié en 1998, sans basculer dans le moralisme des chevaliers à la triste figure. La sinistrose n’avait pas, en effet, sa faveur, et il faut lui savoir gré de n’avoir pas proscrit la gaieté et l’humour de la pratique des sciences humaines. Comme Alfred Sauvy le fit naguère, il a montré l’importance de cette disposition au plaisir de vivre et de la fonction du rire dans la société. De cet intérêt pour ce qui fait s’égayer l’individu procèdent plusieurs de ses ouvrages qui ne sont pas les moins attachants, notamment Le mot pour rire (1983) et Du calembour, du mot d’esprit (1996).
8L’ensemble de l’œuvre que nous laisse Jean Cazeneuve, ressortit finalement à une philosophie sociale de la communication. Par ce dernier terme, il faut également entendre une entreprise de diffusion, assortie d’une socialisation, du savoir. À cette entreprise, il a associé nombre de ses collègues et collaborateurs pour produire des ouvrages de synthèse tel que l’Histoire des dieux, des sociétés et des hommes (1985). En un temps où proliféraient les sociologues crispés sur les luttes de classes et les querelles internes à leur clan, celui qui a cheminé des « primitifs » aux « téléspectateurs » au fil des Hasards d’une vie (1989) tranchait par sa souriante sagesse, son souci de la modération, sa bienveillance. De celle-ci comme de sa fidélité en amitié, peuvent témoigner tous ceux qui l’ont connu, et singulièrement ses assistants à la Sorbonne qui, dans les années 1960 et 1970, eurent le bonheur de travailler à ses côtés – au premier chef André Akoun, Francis Balle et le signataire de ces lignes.