CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1En 1999 est paru sur les écrans un film intitulé Matrix. Celui-ci a rencontré un succès considérable, à tel point que ses réalisateurs en produisirent deux épisodes supplémentaires en 2003 [1]. Matrix met en scène la prise de pouvoir sur terre d’une intelligence artificielle (IA), c’est-à-dire de machines capables d’agir de manière autonome. Afin d’asservir les humains, cette dernière branche leur cerveau sur une réalité virtuelle qui a pour nom la Matrice. La Matrice est un gigantesque programme de simulation du réel, qui reproduit à l’identique le monde tel qu’il était avant l’avènement des machines, et tel qu’il aurait continué à évoluer si celles-ci ne s’étaient pas emparées du pouvoir. Ce programme induit dans l’esprit des humains l’illusion que leur vie suit son cours normal, alors qu’elle est en réalité virtuellement générée et donc contrôlée par lui.

2Un groupe de rebelles, emmené par un chef dénommé Neo, parvient à se débrancher de la Matrice. Commence alors le récit de la lutte menée par ces rebelles afin de détruire cette dernière. La Matrice fait naturellement tout ce qui est en son pouvoir pour les empêcher de mener à bien leur entreprise. De nombreux procédés de brouillage des frontières entre le « réel » et le « virtuel » figurent notamment parmi son arsenal défensif. Les rebelles éprouvent par ailleurs le plus grand mal à faire comprendre aux humains asservis que la réalité dans laquelle ils évoluent n’est pas la bonne. Avant d’affronter l’IA, Neo doit en outre accomplir un parcours initiatique périlleux, qui lui permettra de déjouer les pièges tendus par la Matrice.

3Matrix est un film hollywoodien [2]. Pourtant, de la rédaction de son scénario à sa réception par le public, sa destinée fut à bien des égards singulière. Les réalisateurs de Matrix – Andy et Larry Wachowski – possèdent une culture importante dans le domaine des sciences humaines. Celle-ci s’exprime notamment au travers des multiples références mythologiques, religieuses et philosophiques incluses dans le film. Il faut dire que Matrix est une œuvre ouvertement métaphysique. Les séquences de combat entre les machines et les humains sont entrecoupées de nombreuses scènes de discussion, au cours desquelles les personnages s’interrogent sur la signification de l’expérience qu’ils vivent. Voici un dialogue entre Neo et Morpheus, l’un de ses principaux compagnons, qui apprend au héros le caractère virtuel du monde dans lequel il a vécu jusque-là :

Neo : Alors, rien de tout cela n’est réel ?
Morpheus : Qu’est-ce que le réel ? Quelle est ta définition du réel ? Si tu veux parler de ce que tu peux toucher, de ce que tu peux goûter, de ce que tu peux voir et sentir, alors le réel n’est qu’un signal électrique interprété par ton cerveau [3]...

4Les idées philosophiques incluses dans Matrix ont conduit de nombreux auteurs – philosophes, essayistes, journalistes – à proposer des exégèses du film. Des figures de proue de la philosophie contemporaine, comme Peter Sloterdijk ou Slavoj Zizek, se sont notamment adonnées à cet exercice [4]. Cinq ouvrages collectifs rédigés par des philosophes ont été consacrés à Matrix [5]. Les Wachowski ont initié un site internet portant sur le film, pour lequel ils ont sollicité des contributions de penseurs comme Hubert Dreyfus, Colin McGinn et David Chalmers [6]. De nombreuses conférences, incluant souvent des philosophes réputés, ont été organisées autour du film de par le monde. En France comme ailleurs, la presse s’est largement emparée du « phénomène Matrix », en particulier lors de la sortie en salle des deuxième et troisième épisodes. Par exemple, dans un long dossier consacré au film, Le Nouvel Observateur qualifia Matrix de « film d’horreur ontologique », et décrivit l’engouement du public à son égard en ces termes :

« ... sur les forums Internet du monde entier, philosophes de premier plan et cybersophistes se battent à grands coups de lasers dialectiques pour savoir si Descartes et Berkeley sont les précurseurs du pire des mondes de Matrix, ou si Adorno et Horkheimer auraient cautionné les cabrioles aériennes de la belle Trinity [le personnage féminin principal]. » [7]

5Les frères Wachowski sont des adeptes du « post-modernisme », dont on sait le succès qu’il rencontre dans certains secteurs de l’intelligentsia – universitaire ou non – nord-américaine [8]. En témoigne par exemple le rôle qu’ils ont offert dans le film à Cornel West, professeur à l’Université de Princeton et l’un des principaux promoteurs des « études post-coloniales ». Dans un entretien accordé au Los Angeles Times, West évoque sa rencontre avec Larry Wachowski en ces termes :

« Il m’a dit que mes écrits avaient influencé sa manière d’écrire le film. Il avait lu mon premier livre, Prophecy Delivrance, ainsi que Race Matters. J’étais stupéfait ! » [9]

6West relate également les discussions qui s’ensuivirent, qui portèrent notamment sur Schopenhauer et William James.

7Au sein de la nébuleuse post-moderne, les réalisateurs de Matrix ont un auteur fétiche, en la personne du philosophe Jean Baudrillard. Avant de débuter le tournage du film, ils ont conseillé aux acteurs de prendre connaissance des écrits de ce dernier afin de comprendre l’esprit dans lequel Matrix avait été conçu [10]. Au moment de la préparation des deuxième et troisième épisodes, ils ont pris contact avec Baudrillard pour lui demander de contribuer à l’écriture des scénarios. Le philosophe a décliné leur offre [11].

8Des références à Baudrillard apparaissent à deux reprises au cours du film. Dans l’une des premières scènes, Neo saisit un ouvrage de sa bibliothèque dans lequel sont dissimulées des disquettes informatiques. Son titre se révèle à l’écran : il s’agit de Simulacres et simulation, œuvre de Baudrillard dans laquelle figurent des essais consacrés à sa théorie de la « simulation » [12]. Plus tard au cours du récit, Morpheus dévoile l’existence de la Matrice à Neo. L’introduisant dans la « vraie » réalité, il dit : « Bienvenue dans le désert du réel ! » L’expression « le désert du réel » est elle aussi tirée de Simulacres et simulation [13]. Dans une version antérieure du scénario du film, Morpheus devait d’ailleurs citer le philosophe explicitement [14].

9Compte tenu des faits relatés ci-dessus, on peut dire que Matrix entretient un rapport certain avec la philosophie. Celle-ci est présente, tout d’abord, dans le film lui-même, comme en témoignent les propos de Morpheus rapportés plus haut. Elle apparaît également dans les explications de l’œuvre proposées par les réalisateurs, les producteurs ou les acteurs de Matrix dans des interviews écrites ou audiovisuelles. En outre, divers types de commentateurs se sont saisis de l’occasion pour développer des théories philosophiques en rapport plus ou moins étroit avec le film. Reste une catégorie de personnes concernées par Matrix dont il n’a jusqu’à présent pas été question : les spectateurs. Nous avons indiqué ci-dessus que la trilogie avait rencontré un succès considérable. La question demeure de savoir de quelle manière l’ « atmosphère philosophique » entourant le film fut perçue par son public.

Présentation de l’enquête

10Nous avons effectué entre mai et novembre 2003 une enquête auprès des communautés de fans de Matrix sur Internet [15]. Réunis par une passion pour ce film, ces derniers s’y retrouvent afin d’échanger des informations et des interprétations le concernant. L’existence de telles communautés n’est pas propre à Matrix. Chaque film dispose aujourd’hui d’une adresse Internet officielle, où figurent notamment la biographie des acteurs, les différentes versions du scénario ou la liste des produits dérivés disponibles. À cette adresse officielle s’ajoutent parfois des sites créés par les fans eux-mêmes, sans intervention de la firme qui a produit le film. Matrix est l’objet de nombreux sites de ce genre.

11Nous avons circonscrit notre enquête à deux communautés de fans localisées en France [16]. Notre matériau empirique est composé de 28 entretiens semi-directifs effectués avec des fans de vive voix. À ces derniers s’ajoute une dizaine d’entretiens réalisés par courrier électronique ou messagerie « en temps réel ». Nous avons par ailleurs pris connaissance de nombreuses pages de débats entre les fans, qui nous ont aidé à nous familiariser avec notre objet et à élaborer le questionnaire [17].

12Le but de notre enquête était double. En premier lieu, nous souhaitions déterminer si le discours philosophique présent dans et autour de Matrix était parvenu jusqu’aux fans. Autrement dit, la philosophie a-t-elle constitué pour ces derniers une raison d’apprécier le film ? En second lieu, nous nous sommes intéressés à la manière dont les idées philosophiques se propagent au sein des communautés d’internautes. Notre objectif était, en d’autres termes, de comprendre le mode de circulation des représentations philosophiques au sein des forums. Les pages qui suivent proposent des éléments de réponse à ces deux questions.

Une réception philosophique

13Chaque fan que nous avons questionné fréquente les sites dédiés à Matrix régulièrement. Certains y consacrent plusieurs heures par jour, d’autres ne s’y connectent qu’une ou deux fois par semaine. Si les sites reposent généralement sur un noyau dur d’adhérents, tous les inscrits n’en sont pas nécessairement des habitués. Il suffit en effet de se créer un « alias » – un pseudonyme – afin d’être autorisé à s’y connecter. La plupart des personnes que nous avons rencontrées en sont néanmoins des participants assidus.

14La principale raison qu’invoquent les fans pour expliquer leur présence au sein des forums est la recherche d’informations à propos de Matrix, ainsi que la volonté de se mettre en contact avec des personnes désireuses de commenter le film :

« Au départ c’était vraiment pour discuter sur les forums... qu’est-ce que les gens pensaient et tout... et de fil en aiguille il y a plein de théories qui se créent comme ça, comme une toile d’araignée... enfin comme un arbre avec plein de branches et chacun apportant sa petite feuille... » (Virgile, 28 ans).

15Les « théories » évoquées par cette personne ne sont certes pas toutes philosophiques. Certaines sont mythologiques – les personnages du film portent pour la plupart des noms évoquant la mythologie grecque –, d’autres sont consacrées aux effets spéciaux employés par les Wachowski, d’autres encore s’interrogent sur l’éventualité d’une suite à la trilogie. Toutefois, la philosophie est perçue comme une caractéristique centrale de Matrix par la plupart des personnes que nous avons interviewées. Qui plus est, elle est systématiquement mise en avant par les fans pour expliquer leur passion pour le film :

« ... au niveau de la philosophie... Matrix c’est vraiment quelque chose qui fait réfléchir... » (Didier, 18 ans).
« ... moi Matrix m’a touché... il m’a touché parce qu’en fait il apporte des réponses à des questions existentielles qu’on a tous tendance à se poser... » (José, 32 ans).

16L’importance qu’ils accordent à la philosophie véhiculée par Matrix a poussé les fans à se renseigner à propos des œuvres qui l’ont inspiré. Ainsi, la grande majorité des personnes que nous avons rencontrées connaît Jean Baudrillard, et nombre d’entre elles ont acheté Simulacres et simulation :

« ... quelque part si tu veux comprendre Matrix, tu te pousses à lire des bouquins... à lire Jean Baudrillard, Simulacres et simulation... les Wachowski se sont inspirés là-dessus... » (Pascal, 27 ans).
« ... par exemple dans le un [le premier épisode], on voit à un moment Neo qui sort un livre... c’est Simulacres et simulation... j’ai acheté ce livre, j’ai commencé à le lire, je l’ai pas lu en entier... » (Paul, 30 ans).

17Parmi les fans qui se sont procurés l’ouvrage, rares sont toutefois ceux qui sont parvenus à en lire l’intégralité, et plus rares encore ceux qui, selon leurs propres dires, en ont compris le contenu. La lecture de Baudrillard requiert de toute évidence des compétences philosophiques que, la plupart des fans n’ont pas. Nous verrons cependant par la suite que si ces derniers n’ont pas compris Baudrillard dans le texte, ils disposaient néanmoins d’une « assistance pédagogique » au sein des forums leur permettant d’accéder à ses idées sous une forme vulgarisée.

18Hormis Baudrillard, d’autres références philosophiques sont mobilisées pour interpréter Matrix. Celle qui revient le plus souvent est Platon et son mythe de la caverne :

« ... par exemple quand on parle de Matrix, c’est Platon, l’allégorie de la caverne... » (Thomas, 17 ans).

19Selon cette personne, le fonctionnement de la Matrice serait analogue au dispositif de projection des ombres décrit par Platon dans le livre VII de La République. La récurrence de la référence à Platon dans le propos des fans s’explique par deux facteurs. D’une part, l’allégorie de la caverne compte parmi les premières doctrines philosophiques enseignées au lycée. C’est là que bien des interviewés disent l’avoir rencontrée – même si des lectures ultérieures se sont souvent avérées nécessaires pour en rafraîchir le souvenir. D’autre part, l’allégorie platonicienne présente une affinité incontestable avec la théorie des « simulacres » de Baudrillard, qui tient lieu de philosophie « officielle » de Matrix. Dans les deux cas, l’accent est mis sur la rupture entre les « apparences » et la « réalité », les premières empêchant les humains d’accéder à la seconde en se faisant passer pour elle.

20Socrate, Aristote, Descartes, Lacan, Derrida, Zizek et l’ « existentialisme » sont également apparus au cours des entretiens, la plupart du temps sous forme d’allusions au cours de développements consacrés à la signification de Matrix. S’ajoutent à cela des références à une série d’écrivains dont le trait commun est d’avoir développé une interrogation sur la nature de la réalité, ou sur la propension des humains à tenir pour vraies des illusions. Les principaux d’entre eux sont George Orwell, Aldous Huxley, Philip K. Dick et William Gibson. Les cinq ouvrages philosophiques consacrés à Matrix furent eux aussi évoqués par les fans. Le plus régulièrement cité fut The Matrix and Philosophy (Irwin, 2002), qui est le plus ancien.

21Si tous évoquent la dimension philosophique du film, le rapport qu’entretiennent les fans avec cette dernière est variable. Nous avons identifié trois types de fans au cours de notre enquête, c’est-à-dire, plus précisément, trois types d’attitudes adoptées par les fans à l’égard de la philosophie. Un premier type peut être qualifié de spontanéiste. Ce genre de personnes s’en tient généralement à des questions que tout un chacun peut être amené à se poser après avoir vu Matrix, et ne se livre que rarement à des recherches concernant les théories philosophiques qu’il renferme :

« ... un soir sur la terrasse je réfléchissais... par exemple tu vois on vit et on meurt... tu te dis : il y a sûrement une raison... mis à part le fait que nos organes... pour moi il y a une raison... ça [Matrix] nous fait réfléchir aussi au niveau de tout ça... » (Didier, 18 ans).

22Il est rare que des références philosophiques précises interviennent dans le propos de ces fans, même s’ils peuvent avoir eu vent de l’existence d’un Jean Baudrillard ou d’un Cornel West admirés par les Wachowski. Le qualificatif de « spontanéiste » employé pour désigner ce type de fans ne vise pas à caractériser la profondeur ou le degré de sophistication des interprétations de Matrix qu’ils proposent. Il renvoie simplement à l’absence de références explicites aux penseurs évoqués ci-dessus dans l’élaboration de ces dernières.

23Un deuxième type de fans est documentaliste. Celui-ci s’informe à propos des œuvres philosophiques qui ont présidé à la conception de Matrix, mais ces dernières ne semblent pas jouer un rôle effectif dans sa compréhension du film. Pour ce type de fans, la philosophie a une fonction « ornementale » : elle leur permet de participer au « jeu de langage » philosophique qui a cours au sein des forums, sans pour autant que ce jeu influe sensiblement sur leur interprétation de l’œuvre :

« Dans le premier [épisode], c’est plutôt la question de l’existentialisme... en quelque sorte être ou ne pas être... savoir prendre conscience de ce que l’on est... mais on pourrait dire que les ignorants sont les plus heureux en fait... » (Alice, 25 ans).
« ... bon évidemment Lacan et tout ça... dans ce qui est des liens... des liens mi-amicaux, mi-familiaux, mi-haineux parfois... c’est plutôt important, surtout dans le trio de tête [Neo, Morpheus et Trinity]... » (Stéphanie, 16 ans).

24Il est peu probable que les thèses de Lacan aient eu une influence substantielle sur la compréhension de Matrix par l’auteur de la deuxième phrase citée. La raison en est notamment que contrairement à celle de Platon ou de Baudrillard, la doctrine du psychanalyste n’a jamais fait l’objet d’une mise en rapport vulgarisée, c’est-à-dire accessible à des individus n’ayant pas de formation particulière en sciences humaines, avec le film [18]. La suite de notre entretien avec cette personne révèle d’ailleurs que la référence à Lacan ne débouche pas chez elle sur une interprétation de Matrix inspirée de lui. De ce point de vue, son apport cognitif peut être considéré comme relativement faible [19].

25Un troisième type de fans peut être qualifié de critique. Celui-ci déploie une attitude analytique à l’égard des références qu’il invoque, et de leur application à tel passage du film. Par exemple, un fan a contesté la pertinence du modèle de la caverne de Platon pour comprendre le dispositif de la Matrice dans les termes suivants :

« C’est différent... la caverne c’est comme si on regardait la télé en fait... c’est des ombres qui sont... alors que là c’est l’esprit... c’est intérieur... la caverne c’est des ombres qui se réfléchissent et des gens qui regardent... comme si on regardait la télé, le théâtre... » (Marc, 16 ans).

26La différence entre cet extrait d’entretien et celui qui renfermait la référence à Lacan est que ce fan semble réellement mettre à contribution l’allégorie platonicienne dans son analyse de Matrix. Le mythe de la caverne est considéré par lui comme ne permettant pas de comprendre le dispositif de la Matrice, car il ne rend pas compte du fait que la Matrice agit directement sur l’esprit des individus, et non pas seulement sur leur environnement. Le rejet de cette comparaison suppose que l’interviewé en a compris les termes, et qu’il a adopté à son égard une posture évaluative. Un autre exemple d’attitude critique de ce type est présent dans la phrase suivante, qui concerne le rapport entre la Matrice et les thèses de Baudrillard :

« ... apparemment pour lui [Baudrillard] il y a que du virtuel, il y a pas de monde réel... dans Matrix il y a un monde réel... donc apparemment ils [les Wachowski] l’ont pas suivi complètement pour faire la Matrice... » (Magali, 28 ans).

27L’appartenance des fans à ces trois catégories est fluide. Certains peuvent être qualifiés de globalement spontanéistes, documentalistes ou critiques, mais la plupart oscillent entre ces attitudes, en fonction notamment du temps qu’ils sont en mesure de consacrer à leur passion [20]. Le rapport qu’entretiennent les fans avec la philosophie est également tributaire de l’intérêt pour cette dernière des autres fans qui fréquentent les mêmes forums qu’eux. La présence de quelques personnes critiques est, en d’autres termes, susceptible d’entraîner un forum dans son ensemble sur cette voie. Nous reviendrons sur ce point dans un instant.

Un objet culturel contradictoire

28Le fait que la philosophie compte parmi les principales raisons avancées par les fans pour expliquer leur passion pour Matrix n’a à vrai dire rien d’étonnant. Cette dimension, nous l’avons dit, y est omniprésente. L’un des motifs du succès de Matrix tient probablement à sa capacité à exprimer ce type d’interrogations dans un langage cinématographique accessible à tous, c’est-à-dire le langage cinématographique hollywoodien. Cette capacité est le fruit d’une intention avouée de la part des Wachowski, comme en témoigne la déclaration suivante :

« Nous aimons les films d’action, de kung-fu, et toutes sortes de films de genre. Nous voulons juste qu’ils soient plus intelligents, qu’ils aient des résonances sociales ou politiques, que l’enjeu ne soit pas uniquement de passer un bon moment en les voyant. » [21]

29Il est à noter de surcroît que la philosophie a systématiquement été mise en avant lors de la promotion du film par ses producteurs. Celle-ci a constitué, en d’autres termes, un véritable argument de vente au moment du lancement de ce dernier, notamment en ce qui concerne les deuxième et troisième épisodes [22]. Les fans ont d’ailleurs conscience du rôle commercial joué par la philosophie dans le succès de Matrix. Comme le dit l’un d’entre eux à propos des textes philosophiques disponibles sur le site officiel du film :

« Ils servent aussi la partie commerciale de Matrix... mais bon... » (Olivier, 30 ans).

30S’il est aisé de démontrer que les idées philosophiques circulant autour de Matrix sont parvenues jusqu’aux fans, la question de savoir pourquoi ces derniers ont été sensibles à ce genre de thématique est plus difficile à résoudre. L’explication la plus fréquemment avancée dans la presse fut celle, bien connue, de l’accroissement de la « demande philosophique » – pour reprendre une expression de Jacques Bouveresse [23] – qui fit suite, au cours des années 1990, au « déclin des idéologies ». Matrix, au même titre que les « cafés philo », les magazines estivaux consacrés à « La leçon de vie des philosophes grecs » [24], ou les ventes records d’ouvrages de « sagesse philosophique », serait une expression de ce fait. La vérification de cette idée était hors de portée d’une enquête comme la nôtre. Les données dont nous disposons nous permettent de lui substituer l’hypothèse suivante.

31Matrix est un objet culturel contradictoire. D’une part, il s’agit d’un film hollywoodien, dont le budget est l’un des plus importants de l’histoire du cinéma, et qui inclut certains des acteurs les plus en vue du moment. D’autre part, cette œuvre est sans doute unique en son genre, en ce qu’elle endosse un discours ouvertement philosophique. Bien des fans perçoivent cette ambivalence inhérente à Matrix :

« ... le film est fait pour deux personnes : ceux qui ne rechercheront que les aspects cascades, effets spéciaux... et d’autres, dont je pense faire partie, qui vont plus loin que ça, qui se posent des questions... » (Alice, 25 ans).

32Cette personne considère que Matrix est passible d’une double interprétation. La première est superficielle, et en reste au niveau des « cascades » et des « effets spéciaux ». La seconde consiste à chercher dans l’œuvre un message plus profond. À ces deux interprétations correspondent deux types de fans : d’une part, le « mauvais » fan, qui apprécie en Matrix ce qu’il pourrait trouver dans tout film hollywoodien, d’autre part, le « bon » fan, qui prend prétexte du film pour se poser des questions philosophiques. Toutes les personnes qui ont établi cette distinction se sont naturellement rangées dans la seconde catégorie.

33L’intérêt des fans pour la philosophie véhiculée par Matrix est sans nul doute sincère. Le film renferme d’authentiques problèmes philosophiques – comme en témoigne l’attention que lui portent nombre de philosophes professionnels – et ils consacrent souvent de longues heures à en comprendre les termes. Mais la philosophie constitue également une ressource normative pour les fans. Indépendamment de son contenu, elle est mise à contribution par ces derniers pour tracer une ligne de partage entre deux attitudes à l’égard de Matrix. La première, connotée négativement, est « hollywoodienne », et caractérise de l’avis des fans la majorité des spectateurs du film. La seconde, connotée positivement, est « philosophique », et désigne les personnes sensibles aux problèmes de fond soulevés par Matrix.

34Le statut normatif de la philosophie auprès des fans ne se limite pas à distinguer une « bonne » et une « mauvaise » attitude envers le film. La philosophie confère également à ces derniers l’opportunité de différencier Matrix – et quelques autres films possédant selon eux des qualités analogues – du restant de la production cinématographique hollywoodienne. D’un point de vue général, les interviewés se sont montrés très critiques envers cette dernière. Certains sont allés jusqu’à soutenir que la Matrice était une métaphore de l’emprise de Hollywood sur la culture contemporaine :

« ... pour moi la Matrice c’est Hollywood... c’est la domination par les images... du peuple enfin... aveuglé par tout le divertissement et tout ce qu’on nous montre et tout ce qu’on nous vend... » (Virgile, 28 ans).

35La critique du cinéma hollywoodien s’est également exprimée chez les fans par la mise en opposition des producteurs du film, dont le seul intérêt résiderait dans les bénéfices qu’il génère, et de ses réalisateurs, supposés mus par des aspirations plus artistiques et intellectuelles. Les premiers seraient responsables de tout ce que le film renferme d’ « hollywoodien », c’est-à-dire de commercial et de banal, les seconds de ce qui le distingue des superproductions ordinaires. Les fans mettent par conséquent la philosophie au service d’une critique du cinéma hollywoodien. Ce qui, selon eux, distingue Matrix de ce dernier, ce sont les réflexions philosophiques auxquelles il donne lieu chez ses spectateurs.

36L’élément intéressant est que malgré leur jugement dépréciatif envers Hollywood, les fans en connaissent relativement bien l’univers. Matrix fut comparé par les interviewés à de nombreux films hollywoodiens, ce qui suppose que ceux-ci leur sont familiers. Aucune œuvre ressortissant au cinéma « d’art et d’essai » ne fut mentionnée au cours des entretiens, à l’exception de Mullholand Drive, du réalisateur canadien David Lynch, évoqué par un fan. Les interviewés ne nient d’ailleurs pas une certaine « appétence » pour les films hollywoodiens :

« Matrix est un mélange de philosophie et d’action, j’aime bien les films d’action mais le thème est souvent simple... » (Geoffrey, 16 ans).

37Pour comprendre le type de critique que les fans opposent à Hollywood, un recours au triptyque d’Albert Hirschman exit, voice et loyalty se révèle utile [25]. L’attitude des interviewés envers le cinéma hollywoodien relève de la catégorie voice ( « prise de parole » ). Elle constitue une protestation contre le caractère répétitif et abêtissant de ce dernier, sans pour autant que celle-ci les conduise sur la voie de la « défection » à son égard. Or, cette protestation « de l’intérieur » est justement rendue possible par le discours philosophique que renferme Matrix. Celui-ci leur permet d’émettre des réserves concernant les films hollywoodiens en alléguant le caractère « intelligent » et original de Matrix.

38L’intérêt des fans pour la philosophie véhiculée par Matrix s’explique par de nombreux facteurs. Il est probable par exemple que l’attention accordée au film par des philosophes professionnels a si ce n’est suscité, du moins encouragé leurs recherches, en les confirmant dans l’idée que Matrix soulevait des problèmes philosophiques réels. Mais l’activité philosophique des fans est à notre sens pour l’essentiel le fruit d’une combinaison de raisons cognitives et normatives. D’une part, elle leur permet de produire des interprétations intéressantes du film, et a de ce fait un intérêt cognitif certain. D’autre part, elle est l’occasion pour eux d’émettre un jugement quant à la qualité de la production cinématographique qui leur est proposée, d’où sa fonction normative.

La circulation des idées

39Nous en venons à présent à la seconde partie de notre problématique, qui concerne le mode de circulation des idées au sein des forums. Hormis certains cas particuliers qui seront évoqués ci.dessous, aucun interviewé n’exerce un métier lui permettant d’avoir aisément accès à des références philosophiques. C’est donc principalement au sein des communautés d’internautes, et en raison de leur passion pour Matrix, qu’ils se sont procurés les ressources nécessaires à la formation d’opinions philosophiques portant sur le film.

40L’hypothèse que nous défendrons est que la circulation des idées dans ces communautés s’opère sur le modèle du « two-step flow of communication » de Lazarsfeld [26]. Ce modèle, on le sait, explique la diffusion d’une information par l’intervention d’un troisième pôle entre l’émetteur et le récepteur : les leaders d’opinion, notion qui désigne tout individu véhiculant un message du premier au second. Les leaders d’opinion ont un accès privilégié à la source de l’information, en raison par exemple de compétences spécifiques dont ils disposent dans le domaine concerné. Or, comme nous le verrons, l’existence d’individus de ce genre est une caractéristique marquante du fonctionnement des communautés de fans de Matrix.

41Les interviewés nous ont dit avoir puisé à six sources d’information philosophique :

42• Internet ;

43• les ouvrages consacrés à Matrix par des philosophes ;

44• des ouvrages philosophiques ne portant pas sur le film mais permettant d’en comprendre les enjeux, dont Simulacres et simulation est le principal ;

45• des dictionnaires, manuels ou encyclopédies philosophiques ;

46• des articles de presse portant sur le film ;

47• des conférences sur Matrix.

48Comme on pouvait s’en douter, Internet arrive largement en tête des sources invoquées. Deux raisons expliquent ce fait. D’une part, ce médium est particulièrement facile d’accès, et il l’est d’autant plus pour des personnes qui, comme la plupart des fans que nous avons rencontrés, n’ont pas, selon leurs propres dires, une pratique assidue de la lecture. D’autre part, même lorsque la source mentionnée n’est pas Internet, la diffusion de son contenu s’est souvent opérée au moyen de ce médium. Par exemple, chaque site comprend une section « presse », qui met à disposition des fans une version électronique des articles journalistiques parus sur Matrix.

49Les moteurs de recherche disponibles sur Internet – de type « Google » – orientent les fans vers des sites indépendants des forums proprement dits [27]. Ceux-ci portent soit directement sur Matrix – c’est le cas du site officiel du film, dont on a dit qu’il proposait de nombreux textes de philosophes –, soit ils offrent des ressources philosophiques plus générales :

« ... j’ai pas mal lu tout ce qui se disait... je vais beaucoup sur le site officiel... les interviews, les références... on va dire philosophiques, j’ai regardé pas mal de liens qui allaient vers des... des Américains qui parlaient... qui débattaient philosophiquement de Matrix... bref les liens après partent dans tous les sens, surtout avec Internet... » (José, 32 ans).

50La plupart des grands textes de la tradition philosophique sont disponibles sur Internet. De nombreux résumés ou introductions à la pensée de philosophes classiques ou contemporains peuvent également y être trouvés. Internet offre par conséquent aux fans la possibilité d’entrer en contact avec des œuvres qu’ils n’achèteraient pas sous forme de livre, ou qu’ils n’ont pas l’occasion de consulter en bibliothèque. Elles leur permettent de produire des interprétations de Matrix, qu’ils soumettent ensuite aux autres membres du forum auquel ils participent.

51C’est dans ce contexte qu’intervient un premier type de leader d’opinion. Voici ce que nous a dit une fan concernant le fonctionnement des forums :

« ... dans les forums, il y a toujours deux ou trois personnes qui ont l’air un petit peu plus... qui ont des idées vraiment très intéressantes... au sein du forum, il y a deux types de personnes : les personnes qui sont là pour expliquer, apporter des idées, et aider, et d’autres personnes pour essayer de comprendre, poser des questions et ensuite avancer... » (Alice, 25 ans).

52Certains individus présents dans les forums disposent d’un bagage culturel plus important que les autres. Ils ne sont pas très nombreux, pas plus de « deux ou trois personnes ». Ce qui les distingue des autres est qu’ils importent au sein des communautés un volume important d’informations, soit en y introduisant des données philosophiques qu’ils ont acquises par ailleurs, soit en partageant un savoir-faire en matière de recherche bibliographique. Ce type de personne effectue un travail pédagogique auprès de ceux qui disposent d’un bagage plus modeste. Plus précisément, ces fans relativement « savants » ont une fonction de médiation entre ceux qui le sont moins et des idées philosophiques souvent difficiles à assimiler pour ces derniers. Or, cette fonction se trouve au fondement de leur statut de leader d’opinion.

53L’une des personnes que nous avons rencontrées fournit une bonne illustration de ce statut. Il s’agit d’une étudiante en littérature, qui est aussi normalienne et allocatrice de recherche dans une université parisienne. Elle dispose à ce titre de connaissances en sciences humaines largement supérieures à la norme. Cette personne fréquente assidûment les forums consacrés à Matrix :

« ... c’est-à-dire qu’au départ je cherchais des fonds d’écran, des polices, enfin des trucs pour habiller mon ordinateur à la mode Matrix, et je suis tombée sur ces sites-là... »

54La raison de la participation de cette personne aux forums ne diffère pas sensiblement de celle des autres interviewés. Elle souhaitait obtenir des informations et des produits relatifs au film et entrer en contact avec des individus partageant la même passion qu’elle. Ce qui la distingue de la grande majorité des fans est que sa formation lui permet d’introduire dans la communauté qu’elle fréquente de nombreuses idées servant à l’interprétation du film :

« ... il y a quelqu’un qui a posé des questions sur les références philosophiques de Matrix... les frères Wachowski ont dit qu’ils avaient lu Derrida, Baudrillard... ça me rappelle mes cours de philo (rires)... et il y a eu plein de réponses notamment de gens, de membres très actifs du forum qui ont dit : nous on adore, mais on est pas capable de comprendre... et effectivement à ce moment-là, je fais petit à petit des recherches, je poste des liens, et quand j’ai moi-même des réponses, je les explique... »

55Si les fans ont peu lu et compris Baudrillard dans le texte, ils disposent néanmoins d’une forme d’ « assistance pédagogique » leur permettant d’accéder à ses thèses. C’est souvent par l’intermédiaire de leaders d’opinion du type de cette étudiante que s’opère le contact entre les fans et son œuvre, ainsi que les œuvres d’autres philosophes. Les leaders d’opinion disposent de deux caractéristiques qui les distinguent des fans, et qui justifient le fait qu’ils ne figurent pas dans la typologie élaborée ci-dessus. D’une part, ils bénéficient d’une formation en philosophie – ou, plus généralement, en sciences humaines – supérieure à la leur. D’autre part, celle-ci leur permet d’effectuer un travail de vulgarisation des idées philosophiques qui circulent autour de Matrix. Un premier type de leader d’opinion, dont cette étudiante est un exemple, intervient directement au sein des forums. Mais comme nous le verrons, leur participation à ces derniers n’est pas une condition nécessaire pour l’appartenance à cette catégorie.

56L’un des problèmes que pose Internet est la profusion et le désordre des ressources qu’offre ce médium. Ceci a conduit les communautés de fans à faire circuler parmi leurs membres quelques adresses privilégiées. Certains portails sont ainsi souvent apparus dans le propos des personnes que nous avons rencontrées. Par exemple, deux agrégés de lettres basés à Lille ont construit un site intitulé Matrix pour les nuls, qui propose des exégèses du film [28]. Les concepteurs de ce site ont une prédilection pour les interprétations mythologiques et religieuses de Matrix. Mais ils font également souvent référence à des philosophes, parmi lesquels Platon et Baudrillard. Or, Matrix pour les nuls est régulièrement présenté comme une source d’informations par les fans :

« Moi c’est surtout sur Matrix pour les nuls que j’ai cherché... moi je trouve qu’il est génial ce site... c’est simple, pas compliqué... enfin disons que c’est bien expliqué... » (Didier, 18 ans).

57Un autre site fréquemment évoqué par les interviewés est celui de Nick Bostrom. Bostrom est professeur de philosophie à l’Université d’Oxford. Il a écrit un article intitulé « Are you living in a Computer Simulation ? », paru dans la revue Philosophical Quarterly, et que l’on trouve en libre-accès sur son site internet [29]. Bostrom appartient à la tradition philosophique « analytique », il ne se réclame ni de Baudrillard, ni du « post-modernisme ». Il soutient dans son article, sur la base d’un raisonnement logique particulièrement technique, que l’hypothèse selon laquelle l’humanité vit actuellement dans une réalité virtuelle n’est pas à écarter [30]. L’élément intéressant est que Bostrom a rédigé une version abrégée et vulgarisée de son article, parue dans le Times Higher Education Supplement, elle-aussi disponible sur son site. Le titre en est : « The Simulation Argument : Why the Probability that you are Living in a Matrix is Quite High. » Ce texte a été lu par certains fans. L’un d’eux l’a évoqué en ces termes :

« ... c’est un philosophe en fait qui prend l’exemple de Matrix... qui se sert en parallèle de l’exemple de Matrix pour prouver que nous vivons peut-être dans une Matrice... c’est “simulation-argument”... il y a aussi des liens par rapport à pleins de philosophes qui pensent à peu près les mêmes choses... » (Lotfi, 24 ans).

58Les animateurs de Matrix pour les nuls, ainsi que Nick Bostrom, relèvent d’une deuxième catégorie de leaders d’opinion. Contrairement à ceux du premier type, ceux-ci n’interviennent pas directement au sein des forums. Ils animent des sites internet indépendants régulièrement fréquentés par les fans. Les deux propriétés fondamentales des leaders d’opinion se retrouvent chez eux. En premier lieu, ils sont particulièrement compétents en sciences humaines. En second lieu, ils effectuent un travail de vulgarisation à destination des fans, visant à faire accéder ces derniers aux idées philosophiques présentes dans Matrix.

59Un troisième type de leader d’opinion inclut ceux qui ont formulé une opinion à propos de Matrix par un autre biais qu’Internet. Aude Lancelin, l’une des journalistes du Nouvel Observateur en charge du dossier consacré au film évoqué ci-dessus, en est un exemple. Les références philosophiques qu’elle mobilise dans son article – Platon, Berkeley, Descartes, Schopenhauer, Adorno, Horkheimer, Zizek et Baudrillard – ont circulé au sein des forums. Même si Berkeley, Schopenhauer, Adorno et Horkheimer ne sont pas apparus explicitement dans le propos des fans, des liens renvoyant à des interprétations de Matrix inspirées de leurs théories sont disponibles sur les sites que nous avons étudiés.

60Un autre cas de leader d’opinion de ce troisième genre est Élie During, enseignant à l’Université de Paris X - Nanterre et membre du comité de rédaction de la revue Critique. Celui-ci s’est exprimé à de nombreuses reprises à propos de Matrix. Il a coordonné l’un des ouvrages qui lui sont consacrés (During, 2003), a participé à au moins une émission radiophonique et trois conférences portant sur le film, et a rédigé un article inclus dans le dossier du Nouvel Observateur. Bien qu’il ne soit jamais intervenu au sein des forums, et malgré le fait qu’il ne dispose pas d’un site personnel consacré à Matrix, ses communications et publications ont à chaque fois constitué des « points de contact » entre les fans et les idées philosophiques circulant autour du film.

61Un élément intéressant à propos de During est qu’il oscille entre deux attitudes envers Matrix. D’un côté, il entretient avec le film un rapport savant. Matrix : machine philosophique, l’ouvrage qu’il a coordonné, est d’une technicité philosophique certaine. Les auteurs qui y ont contribué – parmi lesquels figure Alain Badiou – considèrent Matrix comme un authentique objet d’interrogation métaphysique, d’où la complexité de la plupart des arguments qu’ils développent. D’un autre côté, During entretient un rapport de vulgarisation à l’égard des références philosophiques présentes dans Matrix. Par exemple, le public des conférences auxquelles il a participé était largement composé de profanes, ce qui exigeait de la part du philosophe une simplification de son propos. En outre, même si Matrix : machine philosophique est un ouvrage à bien des égards savant, il se conclut par un glossaire dans lequel sont expliquées en termes simples les principales idées nécessaires à la compréhension de Matrix. Cette alternance entre posture savante et posture « vulgarisatrice » caractérise également, nous l’avons vu, le rapport de Nick Bostrom avec Matrix.

Les raisons des leaders d’opinion

62Nous avons défendu ci-dessus l’idée que l’intérêt des fans pour la dimension philosophique de Matrix s’expliquait pour l’essentiel par une conjonction de raisons cognitives et normatives. Qu’en est-il à présent des motifs de l’attention portée au film par les leaders d’opinion ? En particulier, pour quelles raisons ces derniers se sont-ils adonnés à un travail de vulgarisation des idées philosophiques à destination des fans ? Un premier élément de réponse à cette question est simple : les leaders d’opinion considèrent que Matrix est un bon film. Sans en être des inconditionnels, ils nous ont dit avoir apprécié le mélange d’action et de réflexion qu’il propose. Il va sans dire que, sans un minimum de goût pour lui, les leaders d’opinion ne se seraient pas penchés sur les questions philosophiques que soulève le film.

63Une deuxième raison de l’intérêt que les leaders d’opinion portent à Matrix, et qui explique le travail de vulgarisation des idées philosophiques auquel ils se livrent, réside dans l’intention pédagogique qui les anime. Voici ce que nous a dit l’étudiante normalienne relevant de la première catégorie de leaders d’opinion :

« ... j’interviens là parce que je me dis que j’ai des choses à dire, à expliquer... je prends ça comme une occasion de parler de Matrix, parce que j’ai envie d’échanger aussi... et en même temps comme un exercice pédagogique parce que ça m’oblige à parler, à m’exprimer très simplement... »

64Les concepteurs de Matrix pour les nuls ont, quant à eux, expliqué la raison d’être de leur site dans les termes suivants :

« ... quand on est aussi éduqués on a envie de... de toute façon un film montre quelque chose, une réflexion, une pensée... donc en y mettant autant de choses... c’est un appel à la découverte... c’est presque pédagogique justement parce qu’il faut inciter les gens à chercher, à réfléchir... »

65Les leaders d’opinion ont insisté sur l’idée que Matrix était un moyen pour eux de permettre à un public de non-philosophes d’accéder à des thématiques philosophiques. Ils considèrent le film comme un « appel à la découverte », qui incite « les gens à chercher, à réfléchir ». Or, puisqu’ils sont « aussi éduqués », ils se sentent investis d’une responsabilité à l’égard du désir de philosophie des fans. Celle-ci les invite à s’ « exprimer très simplement », afin de favoriser la compréhension des idées philosophiques contenues dans Matrix. La volonté d’éveiller la conscience de personnes qu’ils considèrent comme peu enclines à se livrer à des questionnements métaphysiques est ce que nous appelons l’ « intention pédagogique » des leaders d’opinion. Celle-ci est à l’origine du travail de vulgarisation qu’ils accomplissent.

66L’intention pédagogique des leaders d’opinion est à mettre en rapport avec deux éléments. En premier lieu, elle repose sur une forte valorisation de la philosophie. Matrix est l’une des rares occasions pour les fans de se confronter à des problèmes philosophiques. Or, il est important que le plus grand nombre entre en contact avec ce type de questionnement, raison pour laquelle il convient de les encourager et de les assister dans leurs recherches. En second lieu, l’intention pédagogique des leaders d’opinion est liée au gai savoir que Matrix rendrait possible. Voici ce que nous a dit Jean-Pierre Zarader, qui a notamment commenté Matrix sur le site internet de TF1 et a contribué à l’ouvrage collectif Matrix : machine philosophique :

« ... ne serait-ce qu’au niveau de la pédagogie c’est quand même pas inintéressant... je trouve qu’à la limite on pourrait dire qu’il est presque scandaleux pour un prof de ne pas utiliser Matrix... pourquoi emmerder les élèves à lire des textes qu’ils ne liront pas... alors que finalement on peut faire de la philosophie sur Matrix... »

67Zarader est professeur de philosophie dans un lycée. Il se sert parfois de Matrix dans ses cours comme instrument pédagogique pour expliquer la doctrine de différents philosophes. Au lieu d’ « emmerder les élèves à lire des textes qu’ils ne liront pas », il préfère illustrer la théorie des catégories de Kant ou la philosophie de l’histoire de Hegel – deux doctrines que Matrix exemplifie selon lui – au moyen du film. Pour Zarader, Matrix offre ainsi la possibilité d’allier l’apprentissage de la philosophie et l’amusement.

68Un troisième motif de l’intérêt des leaders d’opinion pour Matrix réside dans le succès rencontré par le film. Le fait que Matrix soit un objet culturel populaire, par certains aspects stéréotypé et prévisible (selon leurs propres dires), n’est pas une raison pour eux de s’en détourner, bien au contraire. Dans le dossier consacré au film par Le Nouvel Observateur figurait une interview avec Jean Baudrillard, dans laquelle le philosophe donne son opinion sur Matrix. Comme nous l’avons indiqué, Baudrillard avait été contacté par les Wachowski afin de participer à la conception des deuxième et troisième épisodes :

« Le staff des Wachowski m’avait d’ailleurs contacté après le premier épisode pour m’impliquer dans les suivants, mais ce n’était vraiment pas concevable (rires). (...) ce qui est avant tout gênant dans ce film, c’est que le problème nouveau posé par la simulation y est confondu avec celui, très classique, de l’illusion, qu’on trouvait déjà chez Platon. (...). » [31]

69Dans cette interview, Baudrillard reproche aux Wachowski de ne pas avoir compris la différence entre ses thèses et celles de Platon. Plus précisément, il soutient qu’ils les ont banalisées, en les transformant en un bien culturel de grande consommation (l’interview est pour l’essentiel constituée de variations sur ce thème). Il faut dire que Baudrillard n’est pas le seul intellectuel à avoir dénigré les prétentions philosophiques de Matrix. Nombre de philosophes, d’écrivains ou de journalistes ont dénoncé la « macdonaldisation » de la philosophie qui caractériserait le film, en lui opposant des œuvres – généralement plus confidentielles – censées mettre en scène des problèmes philosophiques de manière plus authentique [32].

70Les leaders d’opinion que nous avons rencontrés ont sévèrement critiqué l’attitude de Baudrillard à l’égard du film, qu’ils ont perçue comme relevant du mépris pur et simple. Leur position par rapport à Matrix se situe à l’opposé de celle des intellectuels qui accusent les Wachowski d’avoir banalisé les doctrines philosophiques dont ils se servent. Pour eux, le fait qu’une superproduction hollywoodienne s’empare de problèmes de ce genre, loin d’être un danger pour la philosophie, est un fait positif, qu’il s’agit d’encourager. Voici ce que nous a dit à ce propos Élie During :

« ... il y a une réaction d’énervement... Baudrillard dans la première partie de son interview, il rigole... il y a marqué “rires” entre parenthèses... il rigole en expliquant qu’il a été contacté par les frères Wachowski pour scénariser le deux et le trois... et il dit : ça n’était pas possible... l’idée c’est plutôt que la philosophie... on peut trouver des matières à philosophie dans des objets quels qu’ils soient... »

71La critique des « industries culturelles » que développent Baudrillard et de nombreux intellectuels est absente du propos des leaders d’opinion. De leur point de vue, le caractère hollywoodien d’un film ne suffit pas à le rendre mauvais, et n’empêche nullement qu’il propose une réflexion philosophique digne de ce nom. L’une des raisons de l’intérêt des leaders d’opinion pour Matrix réside ainsi dans leur volonté de mettre en question la dichotomie, qu’ils considèrent comme communément admise dans les milieux intellectuels, entre, d’une part, des objets d’interrogation philosophique légitimes et, de l’autre, des œuvres réputées sans intérêt de ce point de vue.

Conclusion

72Notre enquête au sein des communautés de fans de Matrix avait deux objectifs. D’une part, nous souhaitions déterminer si les idées philosophiques circulant autour du film étaient parvenues jusqu’à elles. D’autre part, il s’agissait d’analyser le mode de diffusion des représentations philosophiques au sein des forums. La première question a donné lieu à la formulation de trois thèses. En premier lieu, nous avons montré que le film avait fait l’objet d’une réception philosophique par les internautes. En deuxième lieu, nous avons proposé une typologie des attitudes adoptées par ces derniers à l’égard de la dimension philosophique de Matrix. En troisième lieu, nous avons énoncé l’hypothèse selon laquelle l’intérêt des fans pour la philosophie résultait de la conjonction de raisons cognitives et normatives.

73La seconde question a elle aussi débouché sur trois thèses. En premier lieu, nous avons montré que la circulation des représentations au sein des forums s’opère pour l’essentiel sur le modèle du « two-step flow of communication » de Lazarsfeld. Des leaders d’opinion disposant d’une solide formation en sciences humaines vulgarisent les doctrines philosophiques dont les Wachowski se sont inspirés en faveur des fans. En deuxième lieu, nous avons relevé l’existence de trois sortes de leaders d’opinion, dont deux interviennent sur Internet et une par le biais d’autres médias. En troisième lieu, nous avons tâché de comprendre les raisons qui ont poussé ces derniers à s’intéresser à Matrix.

74Dans l’un de ses articles consacrés à la sociologie des intellectuels, Raymond Boudon distingue trois types de « marchés » sur lesquels ceux-ci sont susceptibles d’intervenir [33]. Le premier est celui du cercle de pairs, c’est-à-dire de la communauté savante à laquelle appartient l’intellectuel considéré. Le deuxième inclut le premier, auquel s’ajoute toutefois un public plus large, composé d’acteurs sociaux intéressés par les idées développées par l’intellectuel. Les hommes politiques à la recherche d’expertise sur un thème donné sont un exemple d’acteur social de ce genre. La différence entre le troisième marché et les deux précédents est l’absence de communauté de pairs. L’intellectuel s’adresse dans ce cas à un public « diffus », dont le lectorat d’un roman est un exemple. Chacun de ces marchés entraîne des mécanismes d’évaluation différents. Par ailleurs, la nature du marché sur lequel intervient un intellectuel influe grandement sur le type d’œuvres qu’il produit [34].

75Il est intéressant de se demander, en guise de conclusion, à quelle sorte de marché intellectuel correspondent les communautés de fans de Matrix sur Internet. Dans la mesure où celles-ci ne sont pas composées de spécialistes de la philosophie, c’est le troisième marché qui semble en fournir le modèle le plus adéquat. Ceci n’empêche pas que le film puisse faire l’objet de débats entre philosophes professionnels. Nous avons vu, par exemple, que l’ouvrage coordonné par Élie During témoignait d’une technicité philosophique indéniable. À ce titre, il s’adresse de toute évidence à une communauté de pairs. Il en va de même pour l’un des articles de Nick Bostrom mentionnés ci-dessus, dont la parution dans la revue Philosophical Quarterly garantit qu’il est avant tout destiné à des philosophes.

76Le modèle du troisième marché a toutefois ceci de problématique dans le cas des communautés de fans de Matrix qu’il implique que le contact entre l’intellectuel et son public s’opère par l’entremise d’un ouvrage. À l’occasion d’une intervention sur un troisième marché, l’intellectuel mettra certes un soin particulier à rendre son propos accessible au plus grand nombre. Mais c’est tout de même sous la forme d’un livre que ses idées seront reçues par le public.

77Les fans de Matrix consultent divers types d’ouvrages pour comprendre les doctrines philosophiques qu’inclut ou suscite le film. Mais l’essentiel de l’information philosophique leur parvient soit par la consultation de sites internet, soit par l’échange d’idées avec d’autres internautes au sein des forums « en ligne ». En somme, le rôle du livre dans la formation de leurs représentations est relativement peu important. Ce constat justifie-t-il l’ajout d’une quatrième rubrique à la typologie de Boudon ? La question reste ouverte. Elle renvoie à un problème situé à l’intersection de la sociologie de la connaissance et de la sociologie des techniques, qui est de savoir dans quelle mesure une modification du médium véhiculant l’information influe sur la réception de son contenu [35]. En tout état de cause, il semble peu probable qu’une telle modification soit sans conséquences sur l’intellectuel, son public, et les rapports qu’ils entretiennent.

Notes

  • [1]
    1 778 279 personnes ont vu le premier épisode au cinéma en France, 2 112 676 personnes ont vu le second. La version DVd du premier épisode s’est vendue à 1,5 million d’exemplaires dans le monde. Le budget du premier épisode était de 65 millions de dollars, celui du second de 250 millions de dollars (voir Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003).
  • [2]
    Pour une analyse du cinéma hollywoodien contemporain, voir Berthomieu (2003).
  • [3]
    The Matrix (1999). D’autre films hollywoodiens comportent une dimension philosophique plus ou moins affichée, mais aucun n’a suscité le type d’engouement philosophique que nous décrivons ci-dessous.
  • [4]
    Sloterdijk et Zizek ont participé à un colloque intitulé « Inside The Matrix : Zur Kritik der zynischen Virtualität », au Zentrum für Kunst und Medientechnologie de Karlsruhe. Leurs contributions figurent sur le site : hhhttp:// on1. zkm. de/ netConditionroot/ netcondition/ navigation/ symposia/ default.
  • [5]
    Il s’agit de Irwin (2002), Haber (2003), Lloyd (2003), Yeffeth (2003) et During (2003).
  • [6]
    Voir hhhttp:// whatisthematrix. warnerbros. com.
  • [7]
    Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003.
  • [8]
    Voir à ce propos Cusset (2003). La notion de « post-modernisme », bien que difficile à définir, est une catégorie paradigmatique importante pour caractériser certains secteurs des sciences humaines actuelles. Le trait commun des théories qu’elle désigne est sans doute le relativisme. Pour des discussions de ce problème, voir notamment Harvey (1990) et Hoarau (1994).
  • [9]
    Los Angeles Times, 20 mai 2003.
  • [10]
    Voir The Matrix Revisited (1999), documentaire qui retrace la conception et le tournage du film. Cette appropriation des théories de Baudrillard par des non-philosophes n’a rien d’exceptionnel. Guillaume Erner (2004) a par exemple montré le succès rencontré par ce dernier chez les créateurs de mode.
  • [11]
    Voir Le Monde, 14 mai 2003 et Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003.
  • [12]
    Baudrillard (1981).
  • [13]
    Baudrillard (1981, 10).
  • [14]
    Il s’agit du scénario de 1997, disponible sur le site : hhhhttp:// wwww. the-asw. com/ matrix/ script. html. Le texte de Morpheus devait être : « Comme dans l’image de Baudrillard, ta vie entière s’est déroulée dans la carte, au lieu du territoire. » La « carte » et le « territoire » font référence à une nouvelle de Borges que Baudrillard met à contribution pour illustrer sa théorie des « simulacres ».
  • [15]
    Cette période est celle qui sépare la sortie du deuxième et du troisième épisode de la trilogie.
  • [16]
    Il s’agit de hhhhttp:// wwww. code-matrix. netet hhhhttp:// wwww. matrix-fr. com. Bien que leurs créateurs soient français, on trouve sur ces sites de nombreux internautes belges, suisses ou québécois.
  • [17]
    La moyenne d’âge des interviewés est de 25 ans. La plus âgée a 44 ans, le plus jeune 16 ans. Il ne saurait évidemment être question, dans ce type d’enquête, d’échantillon représentatif ni de la population en général, ni de l’ensemble des spectateurs du film. Les personnes que nous avons interviewées sont des fans de ce dernier, c’est-à-dire des spectateurs d’un type particulier. À propos de la notion de fans, voir Le Bart (2004).
  • [18]
    Slavoj Zizek a proposé une interprétation lacanienne de Matrix dans un article intitulé « Matrix, or the Two Sides of Perversion », inclus dans Irwin (2002). Celui-ci est toutefois loin d’être un texte de vulgarisation.
  • [19]
    Il est évidemment difficile d’évaluer l’impact d’une théorie sur l’interprétation d’un objet culturel qu’élabore une personne. La catégorie de « documentaliste » s’est imposée dans notre typologie parce que la philosophie a également – mais pas seulement – une fonction de « légitimation » des interprétations du film formulées par les fans.
  • [20]
    On peut faire l’hypothèse que l’intérêt des fans pour la philosophie augmente avec leur niveau d’instruction, mais notre échantillon est trop restreint pour établir ce type de corrélation.
  • [21]
    Entretien des frères Wachowski dans le magazine Première, mai 2003.
  • [22]
    Voir les propos de Lorenzo Di Bonaventura et Joel Silver, les producteurs du film, dans The Matrix Revisited (1999).
  • [23]
    Bouveresse (1997).
  • [24]
    Le Nouvel Observateur, 15 juillet 2004.
  • [25]
    Voir Hirschman (1970).
  • [26]
    Pour une présentation de ce modèle, voir Katz (1973). Le « two-step flow of communication » a fait l’objet de nombreuses critiques (voir notamment Esquenazi (2003)). Ceci n’empêche pas que son application locale puisse parfois s’avérer fructueuse.
  • [27]
    Sur les usages de ces moteurs de recherche, voir Assadi et Beaudouin (2002).
  • [28]
    Voir hhhttp:// wwww. matrixpourlesnuls. fr. st.
  • [29]
    Voir hhhttp:// wwww. simulation-argument. com.
  • [30]
    Les arguments que Bostrom présente à l’appui de cette thèse sont des variantes d’arguments sceptiques classiques.
  • [31]
    Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003.
  • [32]
    Voir par exemple l’article de Serge Zagdanski dans Le Nouvel Observateur, 19 juin 2003.
  • [33]
    Boudon (1981).
  • [34]
    Selon Boudon, les motifs de l’intervention des intellectuels dans les deuxième et troisième marchés sont souvent dus à la faiblesse de la rémunération matérielle et symbolique – notamment médiatique – dans le premier marché. Il est possible que des considérations de ce type expliquent l’intervention des leaders d’opinion dans les débats concernant Matrix, mais elles ne furent pas exprimées au cours des entretiens.
  • [35]
    Comme le montre Cusset (2003, chap. 11) dans son étude portant sur la réception de la philosophie française contemporaine aux États-Unis, l’existence de groupes de discussion « en ligne » consacrés à Derrida, Baudrillard, Foucault ou Deleuze a non seulement influé sur l’ampleur de la diffusion de leurs œuvres outre-Atlantique, mais également sur le type de réception dont celles-ci ont fait l’objet.
Français

RéSUMé. — Cet article a pour objet les communautés de fans du film Matrix sur Internet. Matrix est une œuvre hollywoodienne. Elle a toutefois ceci de spécifique qu’elle contient un discours ouvertement philosophique. Ses réalisateurs sont des adeptes du « post-modernisme », en particulier des thèses de Jean Baudrillard. Des allusions explicites à ce dernier et à d’autres penseurs sont présentes dans le film. De ce fait, Matrix a suscité d’innombrables interprétations, émanant de divers types d’intellectuels, et a conduit des milliers d’internautes à débattre des problèmes philosophiques qu’il soulève au sein de forums « en ligne ». Notre objectif est, d’une part, de comprendre les raisons de la réception philosophique dont le film a fait l’objet, et d’autre part, d’analyser le mode de circulation des idées au sein des forums qui lui sont consacrés sur Internet. Nous avons réalisé une enquête auprès de deux communautés de fans de Matrix afin de répondre à ces questions.

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Razmig Keucheyan
Université de Paris IV - Sorbonne
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/anso.061.0041
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