Thomas Piketty. — Les hauts revenus en France au XXe siècle, Inégalités et redistributions 1901-1998. — Paris, Grasset, 2001, 807 p.
1Fortement médiatisé dans le contexte des élections présidentielles de 2002, l’ouvrage de l’économiste Thomas Piketty consacré aux inégalités de revenus en France mérite d’être discuté pour l’intérêt de sa problématique, la force de sa thèse et l’ampleur de la période couverte (le XXe siècle). Schématiquement, l’idée défendue par cet économiste est que, sans l’existence de l’impôt progressif sur le revenu, les fortes inégalités prévalant jusqu’en 1914, et donc « la société des rentiers », se seraient reconstituées. La justice sociale passe par le maintien d’une forte progressivité de la taxation du revenu pour assurer une utile redistribution et lutter contre la concentration des fortunes.
2La question de la réduction des inégalités par la redistribution est bien sûr essentielle, et il faut saluer le travail minutieux de l’auteur pour exploiter systématiquement les données fiscales sur l’ensemble du XXe siècle. L’évolution et les caractéristiques des hauts revenus sont décortiquées tout au long de ce livre de 800 pages, qui comprend des annexes chiffrées détaillées. La source utilisée est celle des revenus déclarés à l’administration fiscale qui, sur ce sujet, a accepté de diffuser les données. Le traitement fiscal des revenus par la législation de l’impôt sur le revenu, et en particulier par les barèmes d’imposition, est systématiquement analysé. Enfin, l’auteur n’hésite pas à utiliser des données sociopolitiques, notamment en analysant les programmes fiscaux des partis politiques. Il s’agit bien d’une recherche longitudinale sérieuse, d’autant que la discussion des arguments, la présentation des hypothèses, les limites des résultats sont longuement exposées. Ici il faut quand même souligner le décalage entre la brutalité des thèses présentées dans les médias et la prudence scientifique de l’interprétation des résultats dans le livre : on regrettera simplement que le lecteur pressé ou non-spécialiste soit réduit à choisir entre le schématisme incontournable de la mise en scène médiatique et la présentation, souvent touffue, d’un ouvrage, qui vise à constituer une « somme », mais n’évite pas toujours les défauts du « pavé ».
3Sur le fond, le livre est important, à condition de trier la valeur des informations « historiques » exposées, les niveaux d’analyse et le statut des arguments. Sans s’attarder sur les débats spécialisés des économistes, on notera que T. Piketty condamne les effets de ces inégalités, en reconnaissant que la démonstration reste incertaine, en raison de l’inefficacité économique1. Pour l’avenir, il estime (p. 550) que le risque est de revenir à la société des rentiers, ou du moins d’assister à une forte progression des inégalités de revenus, si l’on maintient la tendance à baisser l’impôt progressif sur le revenu, et notamment le taux marginal. L’évaluation de la réalité de ce risque étant aléatoire, il est préférable de se focaliser sur la relation entre l’impôt et la justice sociale.
4Selon les données présentées, au cours du XXe siècle (p. 70), le revenu moyen par habitant a fortement progressé, passant de 10 000 à 70 000 F par an, progression particulièrement accentuée dans la période des « Trente Glorieuses ». Les inégalités de salaires seraient pratiquement inchangées depuis 1914, les 1 % des salariés les mieux payés percevant à toutes époques un salaire moyen compris entre 6 et 8 fois le salaire moyen (p. 183). Ce dernier résultat va à l’encontre (notamment) des thèses de Jean Fourastié sur « la forte réduction »2 des inégalités salariales. Une question de méthode de mesure semble en cause, T. Piketty mesurant la part des hauts revenus dans le total des revenus, et non pas les différences de salaires (moyens) entre des catégories de salariés. Ainsi, si l’écart entre le revenu moyen des cadres et celui des ouvriers a baissé de 40 % dans la seconde moitié du siècle, cela s’explique par l’explosion du nombre de cadres, mais l’écart entre la fraction la mieux payée des cadres (et plus généralement des salariés) est resté stable. Cette querelle (p. 209)3 serait mineure si elle ne s’inscrivait pas dans la préoccupation de l’auteur de nier toute idée, même velléitaire, de réduction « naturelle » des inégalités. Il soutient que la compression des inégalités dans la période 1914-1945 est due aux pertes subies par les détenteurs du patrimoine, et non pas à la réduction générale des inégalités de revenus. « L’idée selon laquelle une tendance naturelle et irrépressible de la diminution des inégalités serait à l’œuvre dans les phases avancées du développement économique ne résiste dans aucun pays à l’épreuve des faits » (p. 542)4. Pourtant, T. Piketty reconnaît dans sa démonstration qu’aucune certitude n’existe. Il est clair qu’il est difficile de refaire l’histoire et donc de prouver rigoureusement que les inégalités n’auraient pas diminué naturellement, dans la mesure où, aux dires mêmes de l’auteur, ce sont les crises (guerre, récession) qui ont causé l’effondrement des fortunes après 1914. Il est clair aussi qu’il est difficile d’isoler l’impact de l’impôt sur le revenu progressif sur la réduction des inégalités par rapport aux facteurs « naturels » du capitalisme.
5Il convient surtout de s’intéresser au thème primordial de l’acceptation sociale de la hiérarchie des salaires. Selon T. Piketty (p. 225-226), la stabilité des inégalités des salaires a des causes économiques, liées à l’évolution conjointe de l’offre et de la demande de qualifications, des causes démographiques, liées à la lente évolution des actifs, et des causes sociologiques (nommées culturelles par l’auteur), liées à l’acceptation des inégalités salariales, surtout en considération des écarts avec les revenus du capital. Comme preuves, outre quelques maigres enquêtes, l’auteur relève que les barèmes de l’impôt sur le revenu frappent surtout les hauts revenus et que les (timides) programmes fiscaux des partis de gauche revendiquent peu de taxer les riches par des taux élevés d’impôts sur le revenu, notamment dans la volonté de préserver les cadres (p. 338). Le thème de l’acceptation des inégalités est en relation directe avec le sentiment de justice fiscale : si les inégalités sont perçues comme légitimes, l’impôt ne doit pas les corriger. La validité empirique de cette acceptation au cours du XXe siècle est (pour l’instant ?) impossible, ce qui explique le recours à la validation indirecte résumée plus haut. Ici la nature des indices et la pertinence de l’argumentation paraissent fragiles : les barèmes en vigueur, les programmes des partis peuvent refléter aussi bien le sentiment de l’opinion publique que des logiques corporatistes plus étroites, ou encore des valeurs et stratégies autonomes des dirigeants politiques. La perception des inégalités de salaires peut être faussée par divers effets de position, des effets cognitifs...5. En outre, l’auteur développe lui-même un contre-argument en affirmant que la figure du capitaliste ou du rentier a été remplacée, depuis 1945, par celle du cadre, ce qui conduit à considérer que la vision sociale de l’inégalité se centre désormais sur les catégories socioprofessionnelles et peu sur les fortunes : dans ce contexte, les inégalités salariales deviennent plus visibles et/ou plus sensibles, et donc moins acceptables. De même, il reste à expliquer pourquoi la gauche, longtemps au pouvoir depuis 1981, favorise la fiscalité du capital ( « la bourse » ) et pourquoi elle ne relève pas plus le taux de taxation des revenus moyens et moyens supérieurs (peut-être pour satisfaire les intérêts des hauts fonctionnaires de la classe « moyenne » qui participent au pouvoir politique). L’acceptation sociale est une notion difficile qui couvre, au minimum, l’absence de revendication, la résignation, le sentiment de légitimité. L’absence de mobilisation politique ou sociale ne constitue qu’un faible indice de la représentation du citoyen... Quoiqu’il en soit, il convient de retenir que le niveau des inégalités acceptables, et donc de redistribution souhaitée, constitue bien, même si l’on critique la réponse de l’auteur, une question à résoudre.
6Ensuite, T. Piketty montre que la stabilité des inégalités cache une autre réalité, celle de l’effondrement (comparativement à la moyenne) des « 200 familles », soit les 0,01 % des foyers les plus privilégiés6 : l’écart de revenu (fiscal déclaré), avant impôt, entre les 200 familles et la moyenne a été divisé par 5 au cours du siècle dernier (p. 129). Le fossé des inégalités reste important, mais il a diminué : au début du siècle, le petit groupe des mieux lotis a un revenu 300 fois plus élevé que la moyenne, et l’écart est de 50 à 60 à la fin du siècle. La crise économique de 1929 et les guerres (surtout la Seconde Guerre mondiale) ont laminé les hauts revenus, notamment du capital, les fortunes et les patrimoines ; mais, selon l’auteur, c’est l’existence de l’impôt sur le revenu progressif qui explique l’absence de reconstitution de la « société des rentiers » d’avant 1914. Ce point demande une certaine attention, car les études montrent en général que l’impôt sur le revenu français a un effet redistributif limité, mais son « impact sur la part du centile supérieur, et plus encore sur la part des strates supérieures du centile supérieur, a été tout à fait considérable » (p. 393). Les 200 familles ont bien été touchées par l’impôt sur le revenu qui a réduit les inégalités de moitié, ce qui laisse donc aux plus privilégiés un revenu après impôt 30 fois supérieur à la moyenne.
7Bien sûr, la validité de ce résultat, tiré du dépouillement des revenus déclarés, suppose que la fraude fiscale des hauts revenus demeure limitée. Cet obstacle n’est pas évacué par l’auteur, mais la démonstration est encore plus incertaine que dans les cas évoqués avant. Après avoir rappelé que les méthodes de mesure de la fraude fiscale sont ambiguës (p. 437), T. Piketty se fonde sur une enquête isolée de 1972 portant sur 40 000 contribuables, en écartant le fait que, selon cette enquête, le taux de redressement à l’encontre des non-salariés est de 20 %, pour s’en tenir à une moyenne de 5 %. Ici, l’auteur recourt à une rhétorique émaillée d’expressions peu crédibles, du genre : « Ces résultats ont selon toute vraisemblance une portée relativement générale. » De même, il argue que « selon toute vraisemblance », la fraude fiscale était plus forte au début du siècle qu’à la fin, si l’on en croit certaines opinions de l’époque (qu’il reconnaît devoir considérer avec méfiance). Cette démonstration ad hoc est douteuse, et des arguments solides militent pour la thèse inverse. Ainsi, comme le montrent nos analyses7, le contrôle fiscal a des objectifs organisationnels orientés vers le rendement négocié et ne se centre pas sur la difficile découverte des montages d’évitement de l’impôt. L’offre experte, même en dehors des paradis fiscaux, d’optimisation et d’évasion fiscales s’est fortement développée pour faciliter la défiscalisation des revenus. Il faut aussi rappeler que selon les méthodes retenues les écarts dans l’évaluation de la fraude varient fortement.
8Au total, le travail de l’auteur constitue une contribution intéressante pour la problématique des inégalités et de la redistribution fiscale par la pertinence des questions posées, le détail des données recueillies et la minutie de la présentation des hypothèses et des arguments. Toutefois, les résultats et certaines démonstrations de l’auteur, bien que stimulants pour le débat politique, ne sont pas exempts de critiques à la fois sur le plan scientifique et sur le terrain, retenu ici, de leur réalisme sociologique. Mais, après tout, c’est aussi une des fonctions de la recherche que de susciter les débats critiques.
9Marc LEROY, Centre de recherche sur la décentralisation territoriale, Université de Reims Champagne-Ardenne - CNRS
Jean-Yves Pranchère. — L’autorité contre les Lumières, la philosophie de Joseph de Maistre. — Genève, Droz, 2004, 472 p.
10Joseph de Maistre est peu lu de nos jours. On sait qu’il fut l’un des théoriciens de la contre-révolution ; que, par le biais du traité Du pape, il fut l’un des principaux artisans du triomphe de l’ultramontanisme qui aboutit à la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale. Pour le reste, on s’en tient à quelques clichés, comme l’apologie de la guerre et du bourreau. Son talent d’écrivain, mis au service d’une pensée originale, lui a pourtant valu de nombreux lecteurs, venus d’horizons les plus divers, comme Comte ou Baudelaire, Horkheimer ou Maurras, ou encore Isaiah Berlin ou Carl Schmitt. Cette même originalité fait de lui un auteur difficile à classer : sans être vraiment ni philosophe ni théologien, encore moins sociologue, il est un peu tout cela à la fois. J.-Y. Pranchère choisit de le lire en philosophe, ce qui est certainement le parti le moins inapproprié. Son livre, qui fait le point sur les nombreux travaux consacrés à Maistre ces derniers temps, permet de se faire une idée assez précise d’une œuvre dont on ne soupçonne pas toujours la complexité. Le concept d’autorité y est pris comme fil conducteur, afin de mieux faire ressortir ce qui, chez l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg, unifie pensée politique et pensée religieuse.
11L’ouvrage est divisé en trois parties : situation et formation de la pensée maistrienne, philosophie de la contre-révolution, le système de l’autorité. La première est divisée à son tour en deux chapitres. Dans Du libéralisme à l’autoritarisme, l’auteur commence par rappeler la triple excentricité de Maistre : ni français ni italien, dans la mesure où l’Italie n’existait pas encore ; ni franchement romantique ni totalement homme des lumières ; membre enfin d’une noblesse non héréditaire, ce qui explique le peu de cas qu’il fera de la race et du sang. Sont ensuite présentées la formation de cette pensée, avant 1789, puis sa première expression en 1793, dans les Réflexions d’un royaliste savoisien, placées sous le signe du libéralisme de Burke. L’échec des tentatives entreprises en septembre 1793 par les troupes austro-sardes pour reconquérir la Savoie convainc toutefois Maistre de l’ampleur tout à fait inattendue du mouvement révolutionnaire. Il abandonne alors ses sympathies libérales et passe du gallicanisme à l’ultramontanisme, du réformisme à la restauration. C’est l’occasion pour l’auteur de deux développements parallèles sur les rapports de Maistre au libéralisme d’une part, et au romantisme d’autre part. L’essentiel est toutefois ailleurs, dans la lecture théologique désormais faite de l’histoire. La révolution est prise pour un phénomène providentiel. Cette intervention de la Providence, qui implique l’unité de la politique et de la religion, autorise à voir dans la pensée de Maistre une théologie politique qui, dans un parcours ascendant, prend tour à tour la forme d’une défense politique de l’autorité monarchique, puis d’une défense épistémologique de l’autorité religieuse pour finir par la défense métaphysique de l’autorité divine. Dans l’élaboration de ce système, l’auteur propose de distinguer deux périodes : l’une, allant de 1784 à 1799 et strictement politique, l’autre, allant de 1803 à 1821 et s’en prenant cette fois à la modernité dans son ensemble.
12La deuxième partie, Philosophie de la contre-révolution, est consacrée à la définition religieuse de l’autorité. Contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire les philosophes du XVIIIe siècle n’étaient pas, dans l’ensemble, hostiles à l’absolutisme. Maistre prendra donc les Lumières à rebours et puisera dans ce fond commun l’idée d’une monarchie chrétienne qu’il opposera à la Révolution.
13Le chapitre 3 montre comment cette thèse résulte de deux prémisses : la souveraineté est d’essence monarchique, et d’origine divine. Dans le premier cas, Maistre développe une métapolitique qui reprend les arguments accumulés depuis Bodin en faveur de la monarchie absolue. Toutefois, si cela montre combien la Révolution française était illégitime, la nécessité d’une restauration reste à établir, ce qui peut se faire par des arguments soit empiriques (le régime monarchique s’est avéré le meilleur garant des libertés individuelles) soit rationnels : « la souveraineté pyramide toujours ». C’est dans ce contexte qu’est abordée la question de l’origine divine du pouvoir. Le principe posé par saint Paul dans l’épître aux Romains, omnis potestas a Deo, a fait l’objet d’interprétations fort diverses et l’auteur signale quelques flottements dans la pensée de Maistre sur ce point, avant de s’arrêter sur la façon dont ce dernier soustrait l’idée de constitution au droit écrit. Une constitution n’est pas d’abord un ensemble de lois (la constitution anglaise n’est pas écrite) mais ce qui constitue une nation, la forme qu’y prend le lien social, son mode d’organisation ; c’est pourquoi elle échappe aussi bien au pouvoir du souverain qu’à celui des juristes.
14L’idéal monarchique une fois dégagé, un nouveau chapitre l’oppose plus directement aux Lumières. Afin d’éradiquer l’esprit révolutionnaire qui avait atteint jusqu’aux monarques eux-mêmes, deux types d’arguments peuvent être tour à tour employés. Tout d’abord, les idées directrices de la Révolution sont incompatibles entre elles. Entre l’idéal démocratique et l’idéal libéral, il n’y a pas à choisir, car ils se réfutent eux-mêmes, comme on s’en convainc dès que l’on remonte à leur source commune, la doctrine des droits de l’homme. Un examen direct des théories contractualistes de l’État aboutit à la même conclusion et, à cette occasion, Pranchère consacre un long développement aux rapports complexes de Maistre et de Rousseau.
15La dernière partie replace cette apologie de l’absolutisme dans la philosophie, ou mieux la théologie politiques qui lui servent de cadre. La seule autorité véritable appartient à Dieu, ou à son représentant sur terre, le souverain pontife ; quant au providentialisme sacrificiel de Maistre, il repose sur la réversibilité des douleurs de l’innocent au profit des coupables. Un premier chapitre retrace tout d’abord de façon critique les progrès de la modernité, inaugurée par le protestantisme, développée par l’empirisme de la science baconnienne et achevée par le complot nihiliste des Lumières. Récusant ensuite les interprétations irrationalistes de Maistre, l’auteur propose d’attribuer à ce dernier un rationalisme « rationnellement déficient, et idéologique », arguant qu’il est difficile et de le tenir pour sérieusement rationaliste et de nier qu’il professe un rationalisme. Après avoir rappelé en passant les prises de position contre l’arbitraire du signe, Pranchère montre bien ce qui distingue le traditionalisme de Maistre de celui de Bonald, puis la façon dont l’infaillibilité pontificale découle d’un « décisionisme » de l’autorité, avant de conclure sur les difficultés qui subsistent dans de telles positions. Un dernier chapitre aborde directement la reprise de la théodicée par la philosophie de l’histoire. Absent chez Bonald, l’historicisme se manifeste avant tout par l’absence de toute référence au droit naturel. Ce qui est naturel, ce n’est pas la loi, mais la constitution, laquelle est par définition relative à des réalités historiques. Défenseur de la liberté contre le fatalisme, l’admirateur des jésuites qu’était Maistre n’est ni thomiste ni occasionaliste mais moliniste. Toutefois, Maistre n’est historiciste que parce qu’il refuse l’histoire au profit d’une théodicée. Son originalité dans ce domaine vient de ce qu’il complète les arguments traditionnels, empruntés aux stoïciens, par une composante sacrificielle. Par le biais du sacrifice, le mal est converti en bien : telle est la seule réponse à donner à ceux qui veulent savoir pourquoi le juste est mis à l’épreuve. La célèbre apologie de la guerre relève de cette dimension et donne au providentialisme de Maistre une dimension apocalyptique qui autorise à rattacher son œuvre à la postérité spirituelle de Joachim de Flore.
16Tout en manifestant pour l’auteur qu’il étudie cette sympathie sans laquelle il n’y a pas de bon travail possible, Pranchère sait aussi marquer ses distances face à une œuvre qui cherche délibérément à scandaliser. S’il y a un trait constant tout au long de ces 450 pages, c’est le souci de souligner les faiblesses qui minent de l’intérieur la pensée de Maistre. Son rationalisme n’est pas sérieux, sa critique de la modernité est si profondément injuste qu’elle passe totalement à côté de sa cible ; son providentialisme verse parfois dans une vision paranoïaque de l’histoire. C’est un mauvais sociologue qui, pour toute explication de la Révolution, se contente d’en faire un miracle (voir cependant p. 430) ; un mauvais théologien, dont la défense de l’autorité a en propre de ne pas s’appuyer sur les bonnes autorités. À la différence de Bonald, qui semble avoir eu la tête plus philosophique, Maistre doit l’essentiel de sa réputation à sa qualité de polémiste hors pair, qui fait de lui un Voltaire à rebours. « Pourquoi un concile œcuménique, quand le pilori suffit ? » ; « celui qui parle ou écrit pour ôter un dogme naturel au peuple doit être pendu comme un voleur domestique » ; « on n’a rien fait contre les opinions, tant qu’on n’a pas attaqué les personnes » : ces quelques exemples montrent à quel point la violence verbale finit par étouffer le respect de la vérité. Le caractère problématique de la philosophie de Maistre a manifestement embarrassé Pranchère. Il relève avec finesse que le recours au paradoxe, art dans lequel l’auteur du Pape était passé maître, est un des procédés les plus chers à la littérature apologétique ; il est dommage qu’il n’ait pas tiré davantage parti de cette remarque. Les pages consacrées à la question de savoir si Maistre est rationaliste, ou historiciste, sont peu convaincantes ; à la place, il aurait été intéressant de se demander par exemple si, pour réhabiliter l’autorité, il n’y avait pas d’autres moyens que ceux préconisés par la contre-révolution. On peut également lui reprocher d’avoir un peu trop sacrifié au goût des belles formules (« l’autorité de la tradition divine est la tradition d’une autorité divine », p. 277), tout comme on peut douter que Maistre anticipe les débats de l’épistémologie moderne (p. 298).
17Tel qu’il est, l’ouvrage sera utile à ceux qui s’intéressent non seulement à Maistre, mais plus largement, à la pensée contre-révolutionnaire, où il aide à le situer. S’il faut une bonne dose d’indépendance d’esprit pour étudier une école si peu conforme aux goûts du jour, les mérites de ce travail ne s’arrêtent pas là, et on doit être reconnaissant à Pranchère de nous avoir restitué un univers de pensée qui nous est devenu aussi profondément étranger, et dont il montre bien qu’il s’est avéré être une impasse.
18Michel BOURDEAU, CNRS-IHPST, Paris