Introduction
1Dans cet article nous proposons une relecture d’une enquête de grande envergure (60 000 répondants) réalisée en 1984 aux États-Unis sur les jugements de gravité des délits (Wolfgang, Figlio, Tracy et Singer, 1985). Cette enquête retient l’attention parce qu’on y trouve développé un modèle explicatif de l’adhésion des acteurs sociaux aux jugements normatifs véhiculés dans les codes pénaux que l’on pourrait qualifier de « réaliste » (Boudon, 1995, 206-211). La prémisse initiale du sondage est qu’un énoncé du type « le crime x est plus grave que le crime y » constitue pour celui qui l’énonce, comme pour son destinataire, un jugement de fait qui ne diffère pas en nature d’une proposition du type « le rouge de ce foulard est plus intense que celui de cette rose ». Un tel jugement présenterait une certitude morale contraignante dont la nature ne serait pas tant démonstrative que perceptive (Boudon, 1995, 215). L’objectif principal de l’enquête n’était pas de solliciter une opinion ( « Seriez-vous d’accord pour dire que le délit x soit jugé plus sévèrement par les tribunaux que le délit y ? » ), ou de susciter un sentiment moral ( « Indiquez sur une échelle de 1 à 10 le degré d’aversion ou de réprobation morale que vous inspirent les délits suivants ? » ), mais de proposer aux personnes interrogées une tâche de discrimination cognitive (ou perceptuelle) : « D’après vous les torts causés par le délit x sont-ils plus graves ou moins que les torts causés par le délit y (un délit étalon ou modulus) et, le cas échéant, jusqu’à quel point ? »
2Une telle consigne n’a pas manqué, bien entendu, de susciter des objections de principe [3]. D’une part, bon nombre de commentateurs firent observer que la perte d’une vie humaine ou le vol d’une bicyclette constitue des préjudices intrinsèquement incomparables et qui peuvent, tout au plus, faire l’objet d’une tarification pénale ou d’une convention intrinsèquement arbitraire. D’autre part, les humains ne disposent d’aucune métrique naturelle pour évaluer si un délit est 2 fois, 10 fois ou 100 fois plus grave qu’un autre. La première objection ne prend pas, toutefois, en considération la capacité tout à fait remarquable du cerveau humain de comparer et d’ajuster les différences d’intensité de stimuli apparemment très différents les uns des autres. Lindsay et Norman (1977, 690) notent avec quelle facilité on « peut demander à quelqu’un d’ajuster l’intensité d’une tonalité pour qu’elle lui semble aussi intense que la brillance d’une lumière ; ou de lui faire tracer une ligne proportionnelle à son évaluation de la rugosité d’un papier sablé ; ou encore de lui faire régler un choc électrique pour obtenir la grandeur psychologique correspondant à la sensation d’une odeur de café ». S’il est possible de régler deux chocs électriques pour que leur rapport d’intensité relative corresponde à celui qui se dégage de deux odeurs de café, pourquoi ne pourrait-on pas ajuster le degré de gravité relative de deux délits différents par rapport à un délit de référence ? C’est Stevens (1975) qui, le plus explicitement, a tiré profit de la capacité des individus de coupler spontanément, et rapidement, une variété de modalités sensorielles et d’offrir des estimations numériques valides de leur intensité relative. La théorie de Stevens a été qualifiée de psychophysique « subjective » précisément pour cette raison (Tiberghien, 1984, 77).
3La deuxième objection, plus sérieuse, concernait la recevabilité d’une directive qui enjoint aux sujets interrogés d’indiquer si un délit leur semble 2 fois, 10 fois ou 100 fois plus grave (ou moins grave) qu’un délit de référence, et qui n’impose aucune borne supérieure ou inférieure à ces estimations de grandeur relative ? Cette deuxième objection trahit une méconnaissance de la psychologie des perceptions et feint d’ignorer qu’une telle directive est parfaitement admissible lorsqu’on souhaite analyser la relation fonctionnelle qui caractérise la relation entre l’intensité d’une sensation éprouvée par l’organisme humain et l’intensité objective du stimulus correspondant. La stratégie argumentative proposée initialement par Stevens (1975) et reprise par Wolfgang et coll. (1985) mérite qu’on s’y attarde. Elle procède en deux temps. Soit, tout d’abord, deux modalités sensorielles (par exemple la pression exercée par la main d’une part, et la longueur d’une ligne tracée sur une feuille de papier, d’autre part) et un stimulus acoustique Y dont on fait varier l’intensité et qui fait office de variable indépendante objectivable. La première fonction psychométrique (mesurée par un dynamomètre) donnera une fonction puissance de type X = aYm. La deuxième fonction psychométrique (la perception visuelle de la distance) donnera une fonction puissance de type Z = bY′n. En couplant les deux séries d’observations, on peut dériver analytiquement et vérifier empiriquement que l’exposant obtenu par appariement intermodal (X = f(Z)) sera égal au rapport des exposants des deux fonctions de départ (c’est-à-dire une fonction puissance dérivée dont la valeur de l’exposant sera égale à m/n). On a pu ensuite montrer que si les sujets peuvent établir physiquement un rapport d’équivalence entre les différences d’intensité produites par deux modalités sensorielles, ils peuvent tout aussi bien l’exprimer formellement en termes numériques ( « estimations de grandeur » ). Pour s’assurer que c’est bien le cas, et que les opérations arithmétiques postulées (division et multiplication) opérationnalisent de manière satisfaisante la manière dont les calculs sont effectués par le cerveau humain, on vérifiera que l’exposant de la fonction intermodale à laquelle ces estimations de grandeur seront couplées sera effectivement égal au rapport des exposants des fonctions de départ. Supposons, en un deuxième temps, qu’on s’intéresse aux perceptions de stimuli pour lesquels il n’existe pas de métrique naturelle comme c’est le cas pour la gravité des délits. C’est ici que la stratégie de validation intermodale mise au point par Stevens dans les années 1940 révèle toute son utilité. Elle est au cœur de l’expérience que Wolfgang et ses collègues (1985), en collaboration avec William Lodge du Laboratoire de recherche behaviorale de l’Université de l’État de New York, ont réalisé lors du prétest de leur enquête. Ils demandèrent à un premier échantillon de sujets d’exprimer leurs appréciations de la gravité relative des délits par la méthode d’estimation de grandeur. Ils demandèrent ensuite à un deuxième échantillon de répondants d’exprimer leurs évaluations en traçant des lignes de longueur différente sur une feuille de papier. Ils observèrent que l’exposant obtenu par appariement intermodal correspondait très exactement à la valeur attendue (Wolfgang et coll., 1985, 15-20), et en conclurent par voie de conséquence que les estimations de grandeur des sujets étaient valides d’un point de vue « psychophysique » et que les jugements de gravité des délits, tout comme les jugements de prestige social, présentaient les mêmes propriétés que les jugements perceptuels pour lesquels on dispose de métriques objectivables.
4Si l’on en juge par le silence qui a accueilli la publication de cette enquête qui devait parachever les hypothèses et les conclusions d’une première analyse exploratoire, Measurement of Delinquency, publiée vingt ans auparavant (Sellin et Wolfgang, 1964), on doit en conclure que cette démonstration formelle n’a pas été jugée suffisamment persuasive pour détourner les sociologues de leur prédisposition à décoder dans ces jugements de gravité la manifestation inconsciente d’un désir suspect de punir (Ocqueteau et Perez-Diaz, 1990) et à disqualifier d’entrée de jeu la véracité présomptive des réponses que les sujets s’efforcent de donner aux questions qu’on leur pose. La lecture que nous proposons du National Survey of Crime Severity s’efforce d’élaborer une théorie des jugements de gravité des crimes et procède en trois moments. Il nous a semblé important tout d’abord de juger l’arbre à ses fruits et d’examiner en l’occurrence s’il était possible de donner un sens objectivable aux jugements de gravité. Or, une propriété remarquable de ces jugements, sur laquelle ne s’attardent guère Wolfgang et coll. (1985), est qu’ils incorporent une évaluation implicite des coûts de la criminalité [4]. En un deuxième temps, nous proposons de vérifier si ces évaluations implicites pouvaient être effectivement corroborées ou validées. On dispose depuis peu d’une nouvelle cohorte d’études des coûts de la criminalité qui ont pour caractéristique principale d’avoir évalué les préjudices « intangibles » ou non monétaires de diverses catégories de crimes (Brand et Price, 2000 pour l’Angleterre ; Mayhew, 2003 pour l’Australie ; Cohen, 2000 pour les États-Unis). Cet examen nous amène à constater une concordance frappante entre les coûts perçus susceptibles d’être inférés des jugements de gravité et les coûts de la criminalité estimés par les économistes. En un troisième temps, nous nous attardons à une caractéristique très générale de la criminalité : plus les délits sont jugés graves, moins ils sont nombreux (très peu d’homicides, mais un grand nombre de petits vols). Comment expliquer que la criminalité se distribue ainsi et pas autrement ? Un des grands mérites de l’enquête de Wolfgang et coll. (1985), mais qui n’a pas été reconnu par leurs auteurs, est de spécifier la fonction précise de cette distribution intrinsèquement normative de la criminalité.
1. Équivalents monétaires des scores de gravité
5Comme on pouvait s’y attendre, les données du National Survey of Crime Severity indiquent que la gravité perçue d’un délit augmente en fonction directe des torts ou des dommages qu’il cause. On trouve dans les 200 situations délictuelles soumises à l’attention des personnes interrogées dans l’enquête de Wolfgang, un nombre important de délits dont on a fait varier uniquement le montant du vol ou des pertes monétaires causées (les valeurs des pertes ou dommages infligés étaient de $ 10, $ 100, $ 1 000, $ 10 000 et $ 100 000). L’analyse de ces scores de gravité (résumée dans le tableau 1) montre qu’il faut augmenter de 13 fois les pertes monétaires des victimes de pertes monétaires (en dollars américains de 1985) pour doubler la gravité perçue du délit. Ainsi le score de gravité d’un vol de $ 10 est de 41,5. Pour obtenir un score de gravité approximativement deux fois plus élevé (score de 85,2), le montant du vol doit être de $ 130. Et pour qu’un délit soit perçu comme deux fois plus grave qu’un vol de $ 130, il doit atteindre le montant de $ 1 690 (une augmentation de 13 fois). Un rapport d’intensité identique entre les stimuli (ici un rapport de 13) produit ainsi un rapport d’intensité identique entre les perceptions de ces stimuli (ici un rapport de 2,05). Cette proportionnalité des rapports est constante quel que soit le montant volé, fraudé ou endommagé.

6Cette constance des rapports d’intensité des stimuli et des sensations est une propriété générale de toute une famille de continuums sensoriels qualifiés de prothétiques (Stevens, 1975). En augmentant de 8 fois un stimulus lumineux, on double l’impression de lumière de l’environnement et cette proportionnalité des rapports (8 à 1 du côté du stimulus, 2 à 1 du côté de la sensation) demeure constante tout au long du continuum sensoriel. Cette proportionnalité constitue une caractéristique spécifique du stimulus ou sa « signature ».
7La modélisation la plus adéquate des jugements de gravité des délits est donc une fonction puissance de type :
8(1)
9Y = Axb
10où Y désigne l’intensité perçue de la réponse à un stimulus ;
11x mesure l’intensité variable du stimulus ;
12a est une constante qui dépend de l’unité de mesure choisie ;
13et où b est la valeur de la proportionnalité des rapports qui existent entre X et Y.
14Puisque plusieurs vignettes inclues dans le sondage faisaient mention des pertes monétaires directes causées par les délits, Wolfgang et coll. (1985) ont pu estimer que pour les délits où des pertes monétaires étaient données, les valeurs empiriques de l’équation (1) étaient les suivantes :
15(2)
16Y = 21,8 ($)0,28
17où Y est le score de gravité attribué en moyenne par les répondants ;
18$ le montant des biens volés, fraudés ou endommagés ;
1921,8 une constante arbitraire (déterminée en partie par la mesure utilisée, soit les dollars américains de 1985) ;
20et où 0,28 est l’exposant requis pour qu’une augmentation de 13 fois du stimulus produise une augmentation correspondante de 2,05 des perceptions de gravité (on vérifiera qu’effectivement 13 élevé à la puissance 0,28 donne 2,05).
21Même si la gravité perçue des délits contre les biens augmente en fonction des pertes monétaires causées, leur gravité marginale est décroissante (cf. tableau 1, colonne 5). Ainsi la désutilité marginale que procure chaque perte additionnelle de $ 10 se traduit par un score additionnel de gravité de 3,6 lorsqu’on hausse le montant volé de $ 10 à $ 130 (cf. tableau 1). Lorsque le vol varie de $ 130 à $ 1 690, chaque perte additionnelle de $ 10 se traduit par un score additionnel de gravité de 0,57. Ce qui est vrai de la gravité marginale des vols est également vrai de l’utilité marginale de l’argent. La satisfaction ou l’utilité marginale que procure chaque supplément de $ 10, comme on le sait, est décroissante. La satisfaction que procure un revenu supplémentaire peut, elle aussi, être représentée par une fonction puissance (dont l’exposant est de 0,43). Un bon nombre d’études (recensées par Breault, 1981, notamment celles de Galanter, 1962, 1974 ; voir aussi Tieberghien, 1984, 90) montrent que pour doubler le degré de satisfaction ou l’utilité perçue d’un gain, il est nécessaire d’augmenter de 5 fois le montant réel du gain. Et ce ratio est constant quel que soit le montant d’argent considéré.
22Mais pourquoi faut-il seulement quintupler nos gains pour doubler la satisfaction qu’on en retire, alors qu’il faut augmenter de 13 fois le montant volé pour doubler notre évaluation de la gravité du vol ? La consigne reçue par les répondants qui participèrent au sondage de gravité des délits réalisé par Wolfgang et ses collaborateurs n’était pas de comparer la gravité relative des vols de montants différents, mais plutôt de comparer la gravité relative d’un grand nombre de délits en utilisant un délit donné (un vol de bicyclette par exemple) comme point de référence. Certains de ces délits étaient des délits de violence, d’autres des vols, d’autres des fraudes et d’autres relevaient davantage d’une délinquance de trafic. Comme les délits les plus graves sont des délits de violence (viol ou homicide par exemple), les coûts perçus des pertes monétaires ont été d’emblée relativisés compte tenu des souffrances plus vives et des dommages souvent irréversibles qu’infligent les crimes de violence. La vignette « Une personne vole $ 10 à une victime à la pointe du pistolet. Celle-ci est blessée et doit être hospitalisée » obtient un score de gravité de 345. Quel est le coût perçu d’un tel délit ? Si les pertes monétaires d’un délit (X) produisent une intensité perçue de sa gravité (Y) égale à 21,8 X0,28, alors la valeur « monétaire » (X) qui correspondrait à la gravité relative d’une situation délictuelle donnée (Y) peut être estimée par :

23Il en résulte que le coût perçu de ce vol qualifié en dollars américains de 2003 est de $ 32 268. Le score de gravité de la vignette « une personne défonce une banque la nuit et vole $ 100 000 » est de 339 : jugée à l’aune des souffrances physiques et psychiques, la désutilité des dommages strictement matériels ou monétaires ($ 100 000) a été révisée à la baisse. Il en résulte que le coût perçu d’un tel délit est de $ 30 818. Parce que les pertes monétaires ont été réévaluées en fonction de la gravité relative des autres types de préjudices et de souffrances infligées dans les situations délictuelles, il est possible d’exprimer en termes monétaires les coûts perçus qu’ils produisent. La raison en est que la base psychophysique des jugements de gravité ne dépend pas d’une métrique particulière mais dépend de la capacité des individus d’établir des rapports constants entre leurs perceptions de préjudices d’intensité différente. Nous aurions pu, tout aussi bien, utiliser l’échelle de gravité des lésions corporelles qu’utilisent les milieux hospitaliers (Allen, 1986) pour exprimer les coûts perçus des crimes contre les biens. On peut ainsi attribuer à chaque cote de gravité relative des vignettes délictuelles, leurs équivalences monétaires [5].
24Un premier mérite de l’équation (3) est de visualiser la courbe de gravité des crimes parce qu’elle met en relation les coûts perçus des vignettes délictuelles (Y) et les cotes de gravité elles-mêmes. Les figures I à IV présentent les courbes de gravité de la délinquance violente, des crimes contre la propriété, de la criminalité en col blanc et de la délinquance de marché.
25Ces courbes de gravité méritent qu’on s’y attarde. La courbure caractéristique de la gravité des crimes résulte, bien entendu, de la gravité marginale décroissante des délits et correspond à une fonction puissance dont la valeur de l’exposant est de 0,28. Certaines familles de crimes (les délits de violence) produisent des préjudices parfois bénins et parfois extrêmes de sorte qu’on les retrouve tout au long de la courbe de gravité (qui varie de $ 7 à plus de $ 1 000 000). Les coûts perçus de la plupart des délits usuels contre les biens que décrivent les vignettes de l’enquête se localisent sur une portion limitée du spectre (de $ 10 à $ 10 000 par délit), alors que les coûts perçus de la délinquance en col blanc sont le plus souvent beaucoup plus importants ($ 10 000 à $ 100 000 [6]). Les coûts perçus des délits associés aux marchés de biens et services illicites présentent la plus grande variabilité parce que les délits de possession (de marijuana par exemple) et les délits de trafic (d’héroïne par exemple) se localisent aux extrêmes de la courbe générale de gravité (les préjudices perçus varient en effet de $ 5 à $ 500 000).
26Il reste que le mérite le plus important de l’équation (3) est de donner un sens objectivable aux jugements de gravité des personnes interrogées. En se limitant à l’analyse des cotes relatives de gravité aux vignettes du sondage, il est relativement aisé de se persuader du caractère purement « subjectif » et « arbitraire » des attributions de gravité des répondants. Il n’en reste pas moins que ceux-ci souhaitent implicitement signaler ou signifier leur appréciation des coûts perçus des préjudices que décrivent les vignettes délictuelles qui sont portées à leur attention. En traduisant en « équivalents monétaires » les coûts perçus de ces délits, on retrouve le « sens » implicite des cotes de gravité octroyées. Du même coup, il devient possible de poser la question : cette évaluation collective implicite des coûts de la criminalité est-elle valide ?




2. L’objectivité des jugements de gravité des délits
27Puisque les jugements de gravité des délits évaluent l’ampleur relative des dommages causés, il est raisonnable de se tourner vers les études consacrées aux coûts de la criminalité pour évaluer jusqu’à quel point les coûts perçus qui se dégagent des enquêtes d’opinion publique correspondent ou non aux coûts calculés par les économistes. Or, il se trouve qu’un petit nombre d’études récentes (Mayhew, 2003 ; Brand et Price, 2000 ; Cohen, 1988 a, 2000 ; pour un bilan voir Tremblay et Bouchard, 2003) présentent un certain nombre de caractéristiques qui rendent leurs résultats relativement comparables à ceux de l’enquête de Wolfgang.
28Primo, elles ciblent des sous-ensembles relativement « homogènes » de groupes de délits (homicides, agressions sexuelles, cambriolages résidentiels, etc.) pour lesquels le coût unitaire moyen des torts causés est évalué. Secundo, elles distinguent soigneusement les coûts des conséquences immédiates qu’infligent les situations délictuelles (par exemple, les dommages corporels) des coûts qui sont encourus pour y « réagir » ou pour prévenir leur occurrence. Tertio, elles font un usage systématique des sondages de victimisation pour apprécier la proportion de délits qui ne sont pas signalés aux autorités policières. Quarto, elles incorporent une variété de coûts bien réels quoique « intangibles », c’est-à-dire « hors marché ». Ces coûts intangibles sont évalués indirectement en analysant les compensations que les tribunaux civils et les administrations publiques accordent pour les souffrances morales subies (Cohen, 1988 a) ou pour les blessures et les soins des victimes d’accidents de la route (Mayhew, 2003). Une autre stratégie a été de procéder par voie de sondage [7] et de demander aux personnes interrogées de spécifier les compensations jugées acceptables pour les désagréments occasionnés (Mayhew, 2003) ou les montants qu’ils seraient prêts à débourser effectivement pour éviter d’en subir les conséquences (Brand et Price, 2000 ; Cohen et coll., 2001). Il devient donc possible de jauger, de manière au moins approximative, jusqu’à quel point l’évaluation implicite des coûts estimés dans les jugements de gravité s’écarte de manière substantielle ou non de l’évaluation explicite des coûts pratiquée par les économistes.
29Dans un domaine aussi approximatif que celui de l’évaluation des coûts de la criminalité, la question n’est pas de décerner un certificat d’exactitude mais d’examiner si les équivalences monétaires des jugements collectifs de gravité des délits apparaissent, somme toute, plausibles et « raisonnables ». Il s’agit donc de vérifier si l’ordre de grandeur des coûts « perçus » est voisin de celui des coûts « objectivés » par les économistes. Pour fins de comparaison, toutes les estimations chiffrées qui sont présentées dans le tableau 2 (l’étude britannique de Brand et Price, 2000 ; l’étude australienne de Mayhew, 2003 ; les travaux aux États-Unis de Cohen, 1988 a, 1988 b et 2001) ont été converties en dollars américains de 2003 (équivalent à 0,87 E). Nous avons aussi tenu compte du taux d’inflation des devises puisque l’étude de base de Cohen (1988) et l’enquête de Wolfgang et coll. (1985) ne sont pas récentes (le taux d’inflation a augmenté de 67 % depuis 1985 aux États-Unis, et de 6,5 % au Royaume-Uni depuis 1999).
30Précisons d’entrée de jeu que les coûts estimés par les trois études actuarielles ne sont pas strictement comparables. Les pratiques légales et policières diffèrent d’un pays à l’autre et les délits eux-mêmes n’ont pas nécessairement la même gravité d’un pays à l’autre. C’est le cas par exemple des vols qualifiés qui sont plus dangereux aux États-Unis qu’au Royaume-Uni en raison de la proportion élevée de braquages commis avec des armes à feu. Les critères de catégorisation et leur finesse de résolution varient également d’une étude à l’autre. En outre, les méthodologies utilisées pour chiffrer les coûts intangibles de la criminalité sont également différentes. C’est le cas par exemple des travaux de Cohen (1988 b, 2001) qui se basent sur les indemnisations que les tribunaux civils ont accordé aux demandeurs, alors que les deux autres études (Brand et Price, 2000 ; Mayhew, 2003) utilisent les indemnisations consenties aux victimes d’accidents de la route par des commissions administratives. Cet état de choses explique en partie pourquoi les coûts des agressions sexuelles sont largement sous-estimés dans les études britannique et australienne.

31On doit aussi souligner que l’unité d’analyse de l’enquête sur les jugements de gravité est beaucoup plus fine que ne l’est celle des économistes. Ces derniers s’intéressent à des familles de crimes – les « cambriolages résidentiels » par exemple – et estiment les préjudices causés par un délit typique dans cette catégorie. L’enquête de Wolfgang et coll. (1985) propose un script de base d’une famille de délits (les cambriolages par exemple) dont on fait varier systématiquement certaines caractéristiques, mais aucun effort systématique n’est fait pour identifier le « cambriolage moyen ». Mais dans la plupart des cas il est possible d’apparier les vignettes du sondage à ces catégories de délits (le numéro des vignettes est indiqué entre parenthèses). Par bonheur, Cohen (1988 b) avait bien compris la pertinence de comparer le degré de gravité des délits jugés dans l’enquête de Wolfgang et coll. (1985) aux évaluations actuarielles de leurs coûts. Pour mener à bien cette comparaison il a procédé en deux étapes. La première étape a été d’analyser les vignettes d’une même catégorie de délits (toutes les vignettes mettant en scène un vol qualifié par exemple) et d’estimer (par analyse de régression multiple) l’impact spécifique de chaque paramètre (mesuré par son coefficient de régression) dont on avait fait varié la valeur (arme à feu ou non, montant volé, blessure ou non, hospitalisation ou non, etc.) sur les cotes de gravité. La deuxième étape a été d’identifier la proportion de vols qualifiés commis avec des armes à feu aux États-Unis, le montant extorqué en moyenne par ces vols, la proportion de victimes blessées ou hospitalisées, etc. Ces valeurs observées ont été alors combinées pour constituer une « vignette typique standardisée » et intégrées dans l’équation obtenue lors de la première étape afin d’estimer la cote de gravité susceptible d’être attribuée au vol qualifié typique commis sur le sol américain. Cette démarche a été déployée pour toutes les autres catégories de délits présentées dans la quatrième colonne du tableau 2. Cette colonne présente les équivalents monétaires des cotes de gravité des « vignettes standardisées » que Cohen (1988 b) a dérivées de l’enquête de Wolfgang et coll. (1985).
32La conclusion de l’étude de Cohen (1988 b) est fort instructive pour notre propos. D’un côté, il reconnaît que les jugements de gravité de l’opinion publique américaine donnent lieu à un ordonnancement global qui correspond fort bien à celui qu’on obtient en comptabilisant leurs coûts tangibles et intangibles (ou « hors marché »). De l’autre, il est d’avis que les jugements de gravité ont pour inconvénient principal de sous-estimer l’ampleur des préjudices causés par les délits de violence (Cohen, 1988 b ; Cohen, 2000, 26) : ainsi un viol serait jugé « six fois plus grave » seulement qu’un petit vol, alors que les coûts des préjudices causés seraient en réalité 300 fois plus importants. Or, cette deuxième conclusion est inexacte et témoigne d’un malentendu. Si Cohen avait utilisé (cf. section 1, supra) l’équation (3) pour calculer la valeur monétaire des préjudices causés par un « viol typique », il aurait constaté que celle-ci était en réalité 700 fois plus élevée que celle des dommages occasionnés par un petit vol (pour une analyse plus détaillée de ce malentendu, voir Tremblay et Bouchard, 2003, 105-107).
33Nonobstant les précautions d’interprétation que requiert l’interprétation des données du tableau 2, la direction générale des résultats qu’il présente est passablement claire. Les évaluations implicites de la valeur des préjudices que l’on peut dériver des jugements de gravité concordent de manière surprenante avec les estimations objectivées chiffrées par les économistes. On remarquera tout d’abord à quel point l’ordre de grandeur des « équivalents monétaires » des cotes de gravité se rapproche de celui des économistes : milliers de dollars pour les cambriolages et les vols, dizaines de milliers pour les voies de faits et les vols qualifiés graves, centaines de milliers pour les agressions sexuelles graves et les enlèvements, millions de dollars pour les homicides. La valeur monétaire des préjudices causés par un homicide conjugal typique ( « un homme poignarde sa femme. Elle en meurt » ) est de $ 845 000. Elle est de $ 2 445 000 lorsqu’il s’agit d’un meurtre sexuel ( « Un homme viole une victime avec une arme à feu. La victime se débat, est abattue et en meurt » ). Les sondages d’évaluation « contingente » indiquent que le « prix » d’une vie humaine correspondrait, dans les pays développés, à une valeur de 2,5 millions en dollars américains (Cohen, 1990, 140). Les estimations du coût d’un homicide proposées par Mayhew (2003), Brand et Price (2000) et Cohen (2001) varient de 1,1 à 4 millions de dollars.
34Les concordances sont encore plus nettes lorsque les situations délictuelles sont rendues comparables aux catégories de délits utilisées par les économistes : ainsi les coûts perçus des vignettes standardisées de la colonne 4 du tableau 2 sont davantage comparables aux estimations actuarielles de Cohen (1988 b) présentées dans la colonne 3 qu’à celles de Mayhew (2003) et de Brand et Price (2000) présentées dans les colonnes 1 et 2. Les concordances sont également plus manifestes lorsque les catégories de délits sont relativement fines et bien décrites par les vignettes soumises à l’opinion publique (colonne 5 du tableau 2). C’est le cas, par exemple, des coûts imputés aux incendies criminels qui ne font pas de blessés : $ 20 500 par incident selon Brand et Price (2000), $ 15 300 selon l’évaluation implicite des jugements de gravité. Ou de l’évaluation des pertes des vols dans les véhicules : $ 1 025 selon l’étude britannique (Brand et Price, 2000) et $ 1 300 selon l’enquête de Wolfgang. On peut également penser que la vignette qui dans le sondage décrit un délit sexuel mineur et dont les préjudices sont évalués à $ 590 ( « Un homme fait des attouchements sur le corps d’une femme puis se sauve » ) correspond probablement aux délits sexuels « sans blessures » de l’étude australienne dont les coûts sont estimés à $ 370 (Mayhew, 2003).
35Nous venons de voir que les jugements individuels de gravité des crimes donnent lieu à des évaluations implicites de leurs coûts et que ces évaluations tendent à concorder avec les estimations que nous offrent les économistes. Si les acteurs sociaux ont de bonnes raisons d’être persuadés de la « véracité » de leurs jugements normatifs, on devrait s’attendre à ce que ceux-ci influencent à leur tour leurs comportements, notamment la fréquence des délits de gravité variable qu’ils commettent. Pour apprécier la force de l’adhésion des acteurs sociaux aux normes de gravité, il nous a semblé plus utile d’évaluer directement si la gravité perçue d’un délit influençait son incidence que d’évaluer la convergence consensuelle des jugements individuels de gravité [8].
3. Fréquence et gravité des délits
36Plus un crime est grave, plus les victimes potentielles consacrent d’efforts pour éviter d’en être la cible, plus les autorités publiques mobiliseront les ressources dont elles disposent pour assurer sa répression, et moins on trouvera de délinquants potentiels qui souhaitent les commettre ou sont prêts à en assumer les conséquences. En d’autres termes, plus les délits sont graves, moins ils devraient être fréquents : peu d’homicides, mais un grand nombre de petits vols. Bon nombre d’études de terrain témoignent de cette tendance centrale : 80 % des adolescents interrogés sur le nombre de vols d’une valeur située entre 2 et 50 $ répondent jamais, 15 % répondent une ou deux fois, 3 % répondent plusieurs fois et 1 % répondent très souvent (Cusson, 1993) ; 75 % des conducteurs s’arrêtent complètement devant le panneau d’arrêt, 23 % ralentissent de manière significative et seulement 2 % passaient outre sans ralentir (Katz et Schanck, 1938 ; Fearing et Krise, 1941 ; Clarke et Weisburd, 1990). On a longtemps supposé que le penchant à la déviance (ou au conformisme) serait, comme bon nombre de traits de personnalité, notamment l’impulsivité, l’égocentrisme, ou le quotient intellectuel, « normalement » distribué dans la population. À un extrême de cette distribution se localiserait une minorité héroïque de « purs altruistes » et à l’autre extrême une minorité anomique de « purs déviants ».
37Une telle conception (que l’on retrouve chez Quételet et qui a été reprise par la suite par Wilkins, 1965) ne va pas de soi (Allport, 1934 ; Fearing et Krise, 1941 ; Clarke et Weisburd, 1990). 1 / Toutes les distributions de délinquance obtenues par voie de sondage de délinquance révélée ou d’arrestations (voir par exemple Blumstein et coll., 1986 ; Elliot et coll., 1985) présentent la forme d’une fonction puissance décroissante (une courbe en L ou en J inversé), et plus le crime est grave, plus la courbure est escarpée. 2 / Une distribution gaussienne sous-estime de manière très marquée la proportion de délinquants chroniques et récidivistes (Clarke et Weisburd, 1990, 22) et cette anomalie met en relief le caractère bizarre et artificiel d’un modèle qui soutient, à l’encontre du sens commun, que la prévalence des acteurs sociaux qui dévient « en bien » de la moyenne (les « saints ») devraient être aussi nombreux que ceux qui s’en écartent « en mal ». 3 / On ne voit guère, enfin, à quoi correspondrait la contrepartie vertueuse ou « conformiste » d’un viol, d’un homicide ou d’un vol à main armé. En changeant d’unité d’analyse (les délinquants plutôt que les délits), on délaisse le champ observable des conséquences prévisibles et connues d’une décision (les préjudices causés par le délit) au profit d’une force psychique obscure et indéterminée (le penchant délinquant ou le penchant à la déviance).
38Nous proposons une modélisation qui évite la tautologie et qui en outre est aisément falsifiable. La première hypothèse stipule que la distribution de gravité des gravités témoigne d’un effet structurant du contrôle social (Allport, 1934 ; Clarke et Weisburd, 1990 ; Cusson, 1993). Elle prend en considération les distributions de délinquance effectivement observées et stipule que la fréquence des délits diminue de manière exponentielle en fonction de leur gravité perçue, qu’elle tend vers zéro lorsque la gravité du délit est extrême (tend vers l’infini) et qu’elle devient très commune (et tend vers l’infini) lorsque sa gravité est voisine de zéro. En d’autres termes,
39(4)
40F = k/Gw
41où F est la fréquence absolue d’un délit et G sa gravité perçue.
42L’utilité de l’enquête de Wolfgang et coll. (1985) est ici manifeste puisqu’elle permet de spécifier à titre d’hypothèse auxiliaire que la gravité perçue des crimes est une fonction puissance des préjudices qu’ils causent :
43(5)
44G = aXb
45où G est la gravité perçue d’un délit et X son coût estimé réel.
46D’où, par substitution et transformation de chaque terme de l’équation :
47(6)
48F = k/(aXb)w
49(7)
50log(F) = [log(k) – w . log(a)] – w . b . log(X).
51C’est cette dernière équation qui est la plus utile puisqu’elle prévoit que le logarithme de la fréquence des délits devrait être proportionnel au logarithme de la valeur des coûts qu’ils produisent. Encore faut-il disposer d’études qui comme celles de Brand et Price (2000) et de Mayhew (2003) ont à la fois comptabilisé les coûts tangibles (monétaires) et moraux (non monétaires) d’une variété de délits relativement spécifiques et incorporés dans le dénombrement de leur fréquence relative une pondération systématique des incidents qui n’ont pas été signalés aux autorités policières [9]. Pour rendre les données britanniques et australiennes comparables, nous avons tenu compte du taux de change entre la livre et le dollar australien et des différences de population.


52Source : Brand et Price, 2000 ; Mayhew, 2003.
53Les résultats sont passablement concluants comme en témoignent les diagrammes de dispersion (fig. 5) et les équations du tableau 3 dont la constante et le coefficient correspondent respectivement au premier et au deuxième terme de l’équation (7). La distribution observée concorde avec la distribution attendue (variance expliquée d’environ 70 %). Cette concordance est encore plus marquée lorsqu’on dispose de mesures fiables de leur incidence et des coûts moyens par délit, comme c’est le cas pour le sous-ensemble des délits commis à l’endroit des particuliers (cf. tableau 3). Les paramètres des équations de ce tableau sont très similaires en Australie et en Angleterre : cette similarité suggère que la relation observée entre la gravité des délits et leur fréquence a une portée très générale. Il est possible que la plupart des sociétés développées présentent, quels que soient leurs taux de criminalité, une distribution à peu près équivalente de la gravité relative des délits qui s’y produisent. Ces résultats sont importants. Si la fréquence relative d’un délit est influencée par les coûts qu’il cause, ne doit-on pas en conclure que les acteurs sociaux partagent généralement la même évaluation de leur gravité ? Et si la fréquence relative d’un délit dépend des jugements que les délinquants, les victimes et les autorités publiques portent sur sa gravité, ne doit-on pas en conclure que la distribution de la criminalité soit en elle-même un fait normatif collectif ?
Conclusion
54La sociologie des sentiments moraux gagnerait à ne pas disqualifier d’entrée de jeu la validité présomptive des jugements normatifs individuels ou collectifs. Dans cet article nous nous sommes intéressés à une variété de jugements qui prennent la forme d’ « énoncés sténographiques » qui incorporent à la fois un jugement de fait et un jugement de valeur (Boudon, 1995, 33). Il n’y a guère de doute que les 60 000 sujets de la National Severity of Crime Survey avaient parfaitement compris la tâche normative qu’on attendait d’eux : s’ils évaluent la gravité relative d’un délit en tenant compte « de l’inégalité des rapports de force des protagonistes », c’est sans doute parce qu’ils estimaient qu’ils devaient le faire, tout comme ils estimaient juste « d’apprécier les préjudices potentiels auxquels ont été exposées les victimes » ou de « pondérer adéquatement la capacité des victimes d’en absorber les coûts ». Il est vrai qu’une telle tâche ne se prête guère à une reconstitution des systèmes de raisons sur lesquels s’appuient les répondants pour établir le bien-fondé de leurs jugements. En revanche, les jugements de gravité recueillis se présentent d’emblée comme des « perceptions », c’est-à-dire des jugements de fait objectivables. Nous avons examiné, dans cet article, les mérites d’un modèle d’analyse « réaliste » qui stipule que les jugements de gravité relative dont les délits font l’objet présentent la même certitude intuitive, la même évidence contraignante, la même véracité présomptive que n’importe quel jugement de fait : si les acteurs sociaux jugent que le délit A est plus grave que le délit B c’est qu’ils ont de bonnes raisons de croire que les préjudices causés par le délit A sont effectivement plus importants que les torts habituellement produits par le délit B.
55Les économistes distinguent soigneusement les jugements « déclarés » ou explicites que sollicitent les sondages d’évaluation contingente destinés à évaluer la valeur « intangible » de biens publics (comme la sécurité ou la qualité de l’air) et les jugements « implicites » ou « révélés » qui se dégagent d’une analyse de leurs comportements individuels. C’est ainsi qu’on a pu estimer la valeur implicite accordée à la vie humaine en analysant les différences de salaires des postes de travail qui présentaient des taux de risque très différents d’accidents (Viscusi, 1983, 1993). De manière analogue, on a estimé la valeur implicite que les individus attribuent à la sécurité de leur quartier de résidence en analysant les variations intra-urbaines des valeurs des propriétés résidentielles dans des quartiers qui présentaient des taux de criminalité très différents (Thaler, 1978 ; Rizzo, 1979 ; Hellman et Naroff, 1979 ; voir aussi Cohen, 2000). C’est là qu’on trouve la caractéristique la plus importante et la plus originale du sondage de gravité réalisé par Wolfgang et coll. (1985). Les jugements de gravité recueillis « révèlent » leurs évaluations des coûts des préjudices que décrivent les vignettes délictuelles. Ils ne sont donc pas assujettis aux biais inflationnistes intrinsèques des sondages d’évaluation contingente qui demandent aux répondants de déclarer explicitement leurs préférences et d’indiquer eux-mêmes le prix qu’ils seraient disposés à payer pour une baisse de la criminalité. D’une certaine manière, l’opacité même des exercices de discrimination perceptuelle exigés par l’enquête de Wolfgang et coll. (1985) offre à cet égard une garantie de validité supplémentaire.
56Nous avons pris acte, toutefois, du fait que la démonstration expérimentale, pourtant très soignée, que Wolfgang et coll. (1985) ont utilisée pour établir la validité « psychophysique » des estimations de grandeur des rapports de gravité entre délits qu’ils ont obtenues de leurs répondants, ne semble pas avoir incité les sociologues à reconnaître la pertinence de faire usage d’une métrique objectivable des jugements de gravité ou à rechercher les raisons pour lesquelles les acteurs pouvaient si aisément juger, et en toute bonne foi, du bien-fondé des tarifications dont font usage les tribunaux criminels pour statuer sur la gravité « réelle » d’un délit ou la sévérité d’une peine [10]. On doit cependant admettre que l’analyse que proposèrent Wolfgang et ses collaborateurs des résultats de leur enquête prend la forme d’un rapport « technique » de recherche, que ces chercheurs se sont principalement attachés à établir la validité opératoire de leur échelle de gravité des crimes et qu’ils ont évité de se prononcer sur la véracité présomptive ou le sens des jugements de gravité qu’ils avaient recueillis. Notre objectif, ici, a été d’évaluer cette véracité et d’imaginer deux tests susceptibles de nous renseigner sur les mérites d’accorder à ces jugements normatifs une présomption d’objectivité. Prenant pour acquis la thèse, initialement formulée par Stevens (1975) et vérifiée par la suite par Wolfgang et coll. (1985), selon laquelle la gravité perçue d’un crime serait une fonction puissance de l’intensité des préjudices qu’il cause, nous avons tout d’abord démontré qu’une telle fonction incorporait implicitement, à l’insu même des personnes interrogées, une évaluation implicite des coûts perçus des préjudices tangibles et intangibles décrits dans les vignettes délictuelles qui leur étaient soumises. Cette découverte s’est révélée d’autant plus intéressante que les coûts perçus pouvaient être chiffrés en termes monétaires, qu’ils semblaient prima facie parfaitement raisonnables et, enfin, qu’ils concordaient de manière surprenante avec les études les plus soignées que les économistes ont consacrées aux coûts de la criminalité. Pour apprécier, en un deuxième temps, la force de l’adhésion des acteurs sociaux aux normes de gravité, il nous a semblé plus utile d’évaluer directement jusqu’à quel point la gravité perçue d’un délit influençait sa fréquence effective que d’exiger une uniformité des jugements individuels que les individus portent sur les délits. Il se trouve qu’en stipulant que la gravité perçue d’un délit est une fonction puissante des coûts qu’il impose à autrui, on est en mesure de prédire adéquatement sa fréquence dans un environnement donné. Il en résulte que la distribution de la criminalité (sa « courbe de gravité ») doit être comprise comme une distribution en elle-même normative. Elle n’est pas le reflet naturel d’un penchant délinquant dont on feint de se persuader qu’il serait « normalement » réparti dans la population. Elle résulte plutôt d’une appréciation « réaliste » (de la part des délinquants sans doute, mais aussi des victimes et des pouvoirs publics) des coûts que produit la criminalité et témoigne ainsi de l’ « effet structurant » des mécanismes de contrôle social. Lorsque ces coûts diminuent, la criminalité augmentera ; et lorsqu’ils augmentent, elle diminuera. Ces résultats n’excluent pas qu’une augmentation indépendante de la fréquence d’un délit puisse à son tour diminuer, par accoutumance ou saturation, sa gravité perçue (Cusson, 1990, 139-143). Mais il y a fort à parier que cet effet en boucle ne soit opérant, dans les sociétés riches, stables et policées, que pour les délits relativement bénins mais très nombreux qui s’agglutinent aux toutes premières marches de l’universelle courbe de gravité des crimes.
Notes
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[1]
Cette étude a bénéficié en partie d’une subvention du Solliciteur général du Canada. Nous remercions Maurice Cusson et Roger Grousson de leurs commentaires.
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[2]
École de criminologie, Université de Montréal. Adressez toute correspondance à pierre. tttremblay@ umontreal. ca.
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[3]
Par exemple, Rossi et Henry (1980) et Miethe (1982, 1984) ou Warr (1989) aux États-Unis, Weinberger et coll. (1977) ou Ocqueteau et Perez-Dias (1989, 1990) en France, Pease et coll. (1974) ou Parton et coll. (1990) en Angleterre.
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[4]
Le sondage fait varier l’ampleur et la nature des préjudices causés, la vulnérabilité relative des victimes qui en sont la cible et le contexte relationnel dans lequel se trouvent les protagonistes. Faute d’espace nous n’avons pas présenté le détail des scores de gravité des sujets et des coûts perçus implicites des situations délictuelles. Toutefois les données peuvent être communiquées sur demande.
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[5]
Ces équivalences monétaires sont présentées en dollars américains de 2003 plutôt que de 1985 (1 $ de 1985 valant 1,7 $ de 2003).
-
[6]
Nous excluons ici les vignettes des délits d’affaires qui entraînent mort d’hommes.
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[7]
Ces sondages sont appelés des sondages d’évaluation « contingente » ou conditionnelle. Leur objectif est de déterminer le prix que les personnes interrogées seraient prêtes à payer pour éviter un dommage ou la compensation monétaire qu’elles seraient prêtes à accepter en dédommagement du dommage encouru. Dans le premier cas, l’enquêteur propose une enchère de départ et l’augmente progressivement jusqu’au moment où le répondant refuse de payer. Dans le deuxième cas, les enchères sont graduellement abaissées (Pearce et Markandya, 1989 ; Mitchell et Carson, 1989). Ce type de sondage est utilisé pour évaluer les bénéfices « intangibles » de divers programmes de réduction des méfaits (par exemple, Zarkin et coll., 2000). Il est préférable d’opter pour la « disposition à payer » lorsqu’on cherche à estimer la valeur d’un avantage potentiel, mais pour la « disposition à accepter » lorsqu’on demande aux personnes interrogées d’évaluer la valeur d’un préjudice potentiel ou subi.
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[8]
Il existe une littérature considérable sur le degré de consensus normatif dont font l’objet les jugements de gravité des délits. Un traitement adéquat de ces questions débordait le cadre de cet article et aurait exigé, en outre, une recodification des données de base de l’enquête de Wolfgang et de nouvelles analyses. Ici nous avons été davantage attentifs à l’adhésion normative effective que révèlent les comportements effectifs des acteurs sociaux (la fréquence avec laquelle ils commettent tel ou tel délit) qu’à l’adhésion normative apparente, le plus souvent ambiguë, qui se dégage de leurs déclarations et qui sont souvent contaminées par les consignes souvent réductionnistes des chercheurs eux-mêmes (voir par exemple, Rossi et Henry, 1980, 492). On ne mesure pas la gravité perçue d’un crime en demandant aux répondants la peine qu’il mériterait ou en évaluant leur indignation morale sur une échelle de 1 à 10, pas plus qu’on ne capte la sévérité perçue d’une peine en leur demandant la sentence qui devrait être imposée à son auteur ou les finalités qu’ils en attendent.
-
[9]
Sur la dynamique des facteurs qui influencent les décisions individuelles de signaler ou non un délit aux autorités policières, voir par exemple Tremblay (1998).
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[10]
Les jugements relatifs à la sévérité perçue des peines présentent des propriétés similaires à celles des jugements de gravité des délits. Il est inexact, toutefois, de supposer que les sujets confondent ces deux types d’évaluation fort différentes dans leurs fonctions ou leurs finalités (Tremblay et coll., 1987 ; Tremblay, 1989, 1993).