CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Fragment d’histoire future, conte futuriste ou « essai de sociologie-fiction » (Joseph, 1999, 19) que Tarde fait paraître en 1896, fait le récit de la reconstruction sous forme troglodytique d’une civilisation disparue lors de l’extinction du soleil ayant entraîné le gel total de la surface de la planète. À partir du néant, les quelques survivants à cette catastrophe, réfugiés dans des galeries proches du centre de la Terre, élaborent une société idyllique advenue non sans obstacles, mais dotée de la perspective de sa pérennité.

2Ce récit rassemble autour des personnages fictifs de Miltiade et Lydie des thématiques directement inspirées par les termes de la triade tardienne : répétition, opposition, adaptation. À mesure que la narration progresse, corrélativement à la reconstruction fictive de cette cité souterraine, les principes généraux qui fondent le système tardien se lisent en palimpseste. Ici, « rien n’arrêtait plus dans son expansion rayonnante la vogue d’une idée quelconque née n’importe où » (Tarde, 1999 c [1896], 44) ; là, un astre solaire qui s’éteint et une population confrontée à une terre désormais hostile ; puis, un brillant compromis entre les « besoins de la civilisation ancienne et de la civilisation nouvelle » (Tarde, 1999 c [1896], 82) qui guide les survivants à cette extinction vers les profondeurs de la Terre désormais inadaptée à la vie humaine ; enfin, cette civilisation moderne qui prend forme « après bien des essais avortés, bien des convulsions douloureuses » (Tarde, 1999 c [1896], 87) pour se stabiliser en une entité se renouvelant sans cesse au gré de l’expression et de la satisfaction de besoins dénués de toute justification pratique et revêtus au contraire d’une enveloppe légère spécialement dédiée au goût, au raffinement, au plaisir. La vie quotidienne ainsi dégagée de nécessités toutes matérielles, les individus sont disponibles pour libérer leurs appétences artistiques, les échanger, les produire, les consommer et favoriser ainsi l’étendue du lien social sur le déploiement de l’expression du goût et des plaisirs. Cette vie ainsi socialisée, Tarde la nomme vie esthétique.

3Dans ce récit, Tarde se livre à un exercice de style pour extraire d’un contexte épuré de contraintes naturelles et environnementales un modèle social portant une par une les strates de son système à leur niveau d’application parfaite. Mais pourquoi l’application croisée de ces notions permet-elle d’atteindre un stade ultime dit vie esthétique ? Que faut-il entendre ici par esthétique ? Tarde, qui regroupe sous cet épithète les sciences et les arts sous toutes leurs formes, fournit le principe fondamental à partir duquel selon lui cette vie esthétique peut se déployer : il s’agit, pour les individus, de « se servir soi-même et s’entrecharmer mutuellement » (Tarde, 1999 c [1896], 93) puisque « c’est sur l’échange des admirations ou des critiques, des jugements favorables ou sévères, que la société repose. Au régime anarchique des convoitises a succédé le gouvernement autocratique de l’opinion » (Tarde, 1999 c [1896], 93) qui érige en religion l’appréciation du beau et du vrai. Ainsi, une œuvre d’art ou un raisonnement arithmétique assortis du jugement qu’ils entraînent sont les données primordiales qui tissent la toile du réseau social par le biais des individus porteurs des appréciations. Autrement dit, la sculpture ou le théorème sans retour appréciatif est inutile au groupe, aussi convient-il pour le producteur de ce type de donnée de rechercher un jugement, même inconfortable.

4L’écart littéraire aux écrits sociologiques de Tarde permet de faire un retour sur lesdits écrits et de s’interroger sur la sphère allouée à l’art dans les grands travaux tardiens. A-t-il déjà été question de l’esthétique chez Tarde ? Comment, de l’application imaginaire des dispositions de son système de pensée, en arrive-t-on au traitement de l’art ? La question de l’art a-t-elle déjà été pensée par Tarde ? Sous quelles formes ?

5Deux niveaux de sources bibliographiques se mêlent pour répondre à cette question. Le premier niveau regroupe pêle-mêle les différentes réflexions que Tarde a menées sur l’esthétique et qui sont restées inaccessibles jusqu’au transfert en 2004 des archives de Gabriel Tarde de La Roque-Gageac jusqu’au Centre d’histoire de l’Europe du vingtième siècle (CHEVS). Le second niveau rassemble deux textes qui ont trouvé éditeur : il s’agit de l’article « L’art et la logique » (Tarde, 1891) et du dernier chapitre de La logique sociale intitulé « L’art » (Tarde, 1999 a [1895]).

6Le dépouillement du Fonds Tarde, riche en notes manuscrites sous la forme de carnets intimes, correspondances, manuscrits d’articles et d’ouvrages, permet de mettre en évidence plusieurs points d’ordre formel. Premier point : le caractère limité de la sphère de l’art se révèle par rapport à l’abondance de ces sources d’archive. L’intérêt porté aux œuvres est aussi peu traité dans les notes que dans les travaux édités. Deuxième point : une unité chronologique peut être dégagée : c’est entre 1878 et 1885 que Tarde rédigera la quasi-totalité de ses réflexions sur l’art. Le feuillet « Esthétique, 1878 » (Tarde, 1878), bien que succinct et sans portée singulière, entame une série d’interrogations et d’hypothèses relatives à l’art qui s’étendra jusqu’en 1885, date à laquelle le manuscrit intitulé « L’art, 1885 » (Tarde, 1885) est achevé mais au-delà, seules quelques notes éparses viennent compléter un travail aux contours déjà très largement déterminés. Troisième point, corrélatif du deuxième : ces documents fournissent des indications sur la méthode de travail de Tarde qui facilite la lecture et l’appréhension de ses hypothèses esthétiques. L. Salmon, qui a classé ces archives, explique très concrètement que de l’observation et de l’étude de ces documents se dégage « une volonté de conserver et de classer ses documents, ses notes de travail afin de les retravailler sans cesse. Ainsi, ses notes anciennes sont souvent reprises et complétées. C’est ce remodelage et cette systématisation de ces idées qui en découlent qui lui ont parfois valu des critiques à cause des discordances et des répétitions » (Salmon, 2005). Ce dernier point explique le fait, établi à partir de l’analyse de ces notes, que le manuscrit de 1885 (Tarde, 1885), qui sera transmis à la Revue philosophique pour être publié en 1891, reprend l’essentiel des développements et des hypothèses jusqu’alors non combinés, disséminés çà et là sur des feuilles volantes et désormais réunis sous le chapeau « L’art, 1885 ». Or, entre le moment où Tarde termine son manuscrit, 1885, et le moment de sa parution, 1891, le texte change de titre et devient « L’art et la logique » (Tarde, 1891), électron libre au milieu de l’orientation criminologique des articles qu’il fait paraître alors. Son contenu ne changera pas non plus lorsqu’il sera repris en 1895 dans La logique sociale (Tarde, 1999 a [1895]), présenté en dernière mesure comme l’épilogue d’une aventure, celle du syllogisme et plus globalement celle de la logique selon Tarde qui amputera le titre de ce chapitre du qualificatif logique, comme si ce caractère était évident. Assuré désormais de s’intituler « L’art », ce texte se doit néanmoins d’être lu à la lumière des notes raturées et des feuillets noircis d’annotations libres qui n’ont pas été reportées sur le texte final mais qui n’en sont pas pour autant dénuées d’intérêt parce qu’elles précisent et prolongent plusieurs points seulement amorcés dans la version publiée et parce qu’elles permettent au texte que soient assurées sa compréhension, son histoire, sa portée.

7L’art selon Tarde ne bénéficie donc que d’un chapitre pour s’épanouir et se répandre. Ce chapitre vient clore La logique sociale après qu’ont été appliqués aux études de la langue, de la religion, des affects et de l’économie politique les principes exposés lors de la première partie qui déterminent les différentes qualités de l’invention, de la croyance, du désir [1] et de leurs ressorts respectifs, qu’ils soient individuels ou collectifs. Mais La logique sociale permet-elle à l’art de s’insérer dans le triptyque tardien ? Quelle valeur apporter à ce texte par rapport à l’énonciation d’un système fondamentalement basé sur le rythme d’une différence allant toujours se différenciant, que cette différence soit un élément infinitésimal, un groupe social ou l’une de ses pratiques ? Quels principes ce texte permet-il de dégager ? Comment Tarde appréhende-t-il la sphère esthétique et quelle est la portée de son étude ?

8Si la délimitation de la sphère de l’art par Tarde – lorsque celui-ci s’efforce de mêler ses dispositions et sa finalité sociale – annonce l’ambivalence de l’art en tant que vecteur d’un ensemble précis de représentations et d’événements sociaux dont il s’inspire et qu’il reflète, sa mise en œuvre ou actualisation laisse le champ libre à la propagation des connexions, des relations interindividuelles, à la prolifération des innovations alors que s’est déjà enclenchée la mécanique sourde de la répétition, de l’opposition et de l’adaptation.

I. Dispositions et finalité de l’art

9« Il y a les beaux-arts, et aussi les arts qui ne sont pas beaux » (Tarde, 1999 a [1895], 523). Tarde débute son texte par cette double définition. Appréhendé sous ces deux acceptions, l’art est, d’une part, l’expression « de l’imagination et de l’ingéniosité humaine, l’invention sous mille formes » (Tarde, 1999 a [1895], 523) ; d’autre part, l’art est entendu comme véritablement artistique lorsqu’il fournit des moyens de satisfaire des besoins dits esthétiques. Ces besoins sont, selon Tarde, « supérieurs » (Tarde, 1999 a [1895], 524) aux besoins industriels quand les premiers sont l’expression d’une haute inventivité qui ne copie pas, expression fondamentale de l’élan créatif et que les seconds aspirent à la reproductibilité massive des produits qui sauront les satisfaire et ce à partir d’une création initiale qui ne variera pas.

10De l’expression générale de l’art, Tarde affirme qu’elle est « principe d’accord social » (Tarde, 1999 a [1895], 526) et prend pour exemple l’art relatif à une culture qui transmet par ce biais un ensemble de traditions, de valeurs qui sécurise les individus dans leur localisation culturelle et sociale. Tarde évoque alors le goût de la France du XIIe siècle pour les cathédrales gothiques, celui de l’Égypte ancienne pour ses pyramides, etc. L’art est ainsi considéré comme vecteur et facteur de l’harmonie sociale, car non surprenant [2], offrant un résultat conforme à la morale d’un groupe social, allant dans le sens des désirs, des besoins des individus de ce même groupe au travers duquel pourrait se lire la satisfaction collective d’appartenance à la même sphère. Plus fondamentalement, Tarde considère que « le propre de l’art [...] est de chercher et de croire découvrir un but divin à la vie, un grand but digne du sacrifice individuel » (Tarde, 1999 a [1895], 526).

11Ainsi, dans une sphère précise, l’art n’est « que le traducteur et l’enlumineur de la morale » (Tarde, 1999 a [1895], 528) de sorte que l’art sous toutes ses formes, dès lors qu’il s’exprime dans la sphère qui l’a vu naître et qui lui a fourni ainsi les clés des besoins esthétiques de ses membres, est principe ou expression d’un accord social. Est-ce là sa finalité ?

12Selon Tarde, si l’art a une finalité, celle-ci lui est extérieure. « L’art pour l’art », dispositif inconditionnel, n’envisagerait l’œuvre que depuis l’intention dont son avènement résulte et limiterait son appréhension à sa seule forme matérielle : pas de finalité autre que l’art lui-même. Corrélativement, d’après une première définition, l’art s’accorde avec le corps moral propre à la sphère dans laquelle il s’exprime et ne clôt pas l’intentionnalité d’un artiste à l’avènement de l’œuvre en tant que matière ayant une forme précise. L’intention de l’artiste dépasse l’œuvre advenue puisqu’il a admis le besoin formulé par le groupe et que l’œuvre est jugée, appréhendée, examinée en fonction du corps moral auquel l’artiste est inconsciemment soumis [3]. Par ailleurs, si « l’œuvre d’art a [...] historiquement des buts véritables extérieurs à elle-même et des buts variables d’âge en âge » (Tarde, 1999 a [1895], 529), une certaine idée de la variation des croyances d’un groupe peut être validée par la détermination précise du but recherché par l’artiste, en fonction de l’époque à laquelle il appartient. Tarde nous donne l’exemple suivant : « À une époque théocratique ou essentiellement religieuse encore, parce que l’abondance des mythes et des légendes y développe la passion du merveilleux, les artistes sculptent, chantent, construisent, pour l’édification des fidèles. » [4] Ainsi, à ces « phases historiques du goût » (Brandi, 2000, 56) qui se succèdent, il est possible d’envisager que le but recherché par un artiste correspond à ce que l’on pourrait nommer en termes tardiens des phases historiques de croyances et de désirs propres aux individus constitutifs du groupe mais déterminant celui-ci, orientant son conformisme esthétique, sa « convenance téléologique » (Tarde, 1999 a [1895], 528).

13Pour résumer, l’art s’entend par le biais d’une finalité sociale dont la nature est déterminée par un ensemble de croyances et de désirs propres à un groupe et le caractérisant. Par conséquent, examiner une variété artistique consiste en la détermination des besoins esthétiques émis par le groupe social auquel elle s’adresse. Il faut pour cela examiner le dispositif d’actualisation de l’art ou mécanique de mise en forme des œuvres.

II. Actualisation de l’art : l’œuvre

1. Formulation du besoin esthétique

14Tarde distingue le besoin esthétique du besoin industriel puisque le premier s’élève à la sphère de l’appréciation esthétique quand le second se borne à satisfaire des nécessités matérielles [5]. Par ce biais, Tarde propose une idée de la notion du « beau social » qu’il entend comme étant un sentiment esthétique produit par l’appréciation d’une œuvre ou d’un objet et qui ne heurte pas l’individu ou le groupe d’individus qui lit entre ses traits son propre projet moral et social : selon l’auteur, est beau « tout ce qui concourt puissamment à notre recherche de maximum de croyance » (Tarde, 1999 a [1895], 538). Par conséquent, au sein d’un groupe social, le besoin esthétique est l’expression d’un désir qui attend d’être assouvi conformément à l’agencement moral dont il dépend. Si le désir est ainsi satisfait, l’œuvre qui portera cette satisfaction sera qualifiée de « belle ».

15Plus précisément, le besoin émis par un groupe et le but que se fixe l’artiste se font fondamentalement écho. Tarde précise que « si une personne, si un groupe de personnes désire, à un moment donné, voir s’élever sur une place d’une ville d’un type commun, consacré par les habitudes des populations encore plus que nécessité par leurs besoins naturels, indépendamment de tout besoin social d’imitation [6], par exemple un clocher d’un certain style, une cathédrale romane, un théâtre, un château fort, un cloître, une statue en bronze d’un personnage renommé, etc., [...] trouvera là les conditions essentielles d’apparition et de déploiement » (Tarde, 1880, feuillet [a]). Ainsi, d’après la combinaison du désir – celui d’un clocher en particulier – et de la croyance – critères esthétiques intégrés par le groupe comme le représentant ou lui correspondant – un besoin nouveau est émis. Il ne reste plus à l’artiste – personne compétente pour résoudre ces besoins/désirs complexes – qu’à trouver un support – l’œuvre d’art – qui répondra au mieux à ce besoin social.

2. Réponse au besoin esthétique :le désir de production ou comment atteindre le but social ?

16Le désir de production a « pour objet la satisfaction de désirs de consommation que l’œuvre elle-même contribue à préciser et à déployer, non pas de besoins, mais d’amours de nature essentiellement psychologique et sociale, que l’artiste éprouve comme le public » (Tarde, 1999 a [1895], 556). Il a été vu précédemment qu’une œuvre dite « belle » est une œuvre qui est conforme aux critères esthétiques d’un groupe (Tarde, 1999 a [1895], 561). De ce fait, le travail de l’artiste consiste à respecter les consignes sociales qui lui sont soufflées et « s’il essayait de heurter de front ces croyances, au risque de s’y briser, ou même s’il négligeait de les concilier avec les nouveaux jugements du goût qu’il prétend faire prononcer, et de les prendre pour éléments du beau nouveau qu’il apporte au monde, il manquerait à sa mission sociale, qui est d’enrichir et non de diminuer, de fortifier et non d’affaiblir le faisceau de la foi publique : but commun de la logique sociale et de l’esthétique, et signe de leur parenté » (Tarde, 1999 a [1895], 540). Autrement dit, produire une œuvre d’art tend à l’application par l’artiste des moyens sociaux inspirés par un ensemble de facteurs historiquement et socialement convenus, avec pour objectif une rencontre culturelle et sociale au sein de la même sphère, cela supposant que l’artiste et son public soient animés par la même foi et membres du même groupe [7].

17L’actualisation de l’art passant bien évidemment par l’artiste, précisons son statut. Sachant que « l’artiste cherche à évoquer les souvenirs et les émotions de son public, à lui remettre sous les yeux quelque chose de lui-même, et n’espère lui plaire que par la vertu de cette reproduction » (Tarde, 1999 a [1895], 554) et sachant par ailleurs que cet artiste est membre en principe, avant d’être artiste, du groupe qui l’a sollicité, toute la délicatesse de la position de l’artiste s’inscrit dans le fait qu’il est à la fois producteur d’art et consommateur d’art. Tarde s’explique de la façon suivante : « En fait d’art, la distinction entre la production et la consommation va perdant de son importance, puisque le progrès artistique tend à faire de tout connaisseur un artiste, de tout artiste un connaisseur » (Tarde, 1999 a, 557). L’analyse peut se poursuivre ainsi : les désirs de production, dont l’objet, outre l’industrie et l’art, consiste à satisfaire des désirs de consommation, procèdent de modalités et des degrés différents selon que le producteur est un artiste ou un industriel. Dans la sphère de l’art, le producteur est aussi un consommateur entendu comme amateur d’art – peut-être même avant d’être un artiste – tandis que l’industriel n’est pas nécessairement le consommateur de son produit [8].

18Il peut à nouveau être indiqué que le va-et-vient incessant de l’ensemble commun des croyances [9] entre l’artiste et son public à travers l’œuvre d’art facilite l’identification respective et la consolidation du sentiment d’appartenance à une même sphère, cela revenant à l’idée précédemment émise que l’art en tant que production des individus ou plus précisément entendu comme contenu probable des relations interindividuelles est un garant de l’harmonie sociale. Il convient à présent d’approcher l’œuvre d’art elle-même ou en d’autres termes de s’interroger sur le « degré d’intensité ou de généralité avec lequel cette œuvre a répondu et le degré de force ou de justesse de cette réponse » (Tarde, 1999 a [1895], 528-529).

3. Réception de la production : consommation d’art

19Après avoir examiné les volontés d’avènement de l’œuvre d’art – le désir de consommation et le désir de production, sorte « d’amours artificiels, c’est-à-dire des besoins non périodiques mais accidentels [...] et qui, nés d’une rencontre imprévue, exigent un imprévu perpétuel pour vivre » (Tarde, 1999 a [1895], 560) – Tarde en vient à la détermination de l’œuvre d’art elle-même et ses « caractères distinctifs » (Tarde, 1999 a [1895], 560).

20En précisant la notion d’œuvre d’art, Tarde évoque l’idée d’un « élément artistique pur » (Tarde, 1999 a [1895], 566), élément traversé par des courants de goûts, des fluctuations d’appréciation esthétique, qui se modifie lui-même – car si l’art vit quelques temps, « ce n’est qu’à la condition de se diversifier sans cesse » (Tarde, 1999 a [1895], 563) [10] – et modifie ceux qui l’ont précédés en réactivant l’appréciation de ces derniers, car c’est à partir des anciens types d’art, des variétés classiques consacrées par un groupe [11] que l’artiste peut varier, compliquer et révéler la complexité réticulaire du champ artistique, sans cesse arborescent puisque « les arts [...] ne sauraient ni croître ni durer même sans être constamment ragaillardis par de nouvelles inventions » (Tarde, 1999 a [1895], 562) [12].

21Cet « élément artistique pur » (Tarde, 1999 a [1895], 566), sève fondamentale de l’art, consiste à révéler l’intérêt [13] que suscite une œuvre d’art. « Toute œuvre d’art [...] est intéressante » (Tarde, 1999 a [1895], 568) [14] dès lors que le public décèlera en elle la difficulté à laquelle l’artiste s’est confronté pour donner une réponse au besoin initialement exprimé. Aussi, l’idée d’intérêt que Tarde insère ici porte l’attention sur la façon dont est regardée l’œuvre et, outre le fait que le public entend se voir, se lire, se reconnaître dans une œuvre, l’œuvre d’art donne à voir plus que le reflet d’un ordre moral historiquement et socialement validé [15].

22Plus précisément, à propos des étapes de la composition de l’œuvre, Tarde évoque le « travail douloureux d’abord, puis triomphant de [l’]imagination » (Tarde, 1999 a [1895], 568) de l’artiste. Si d’une part, « l’œuvre d’art est toujours le miroir révélateur et transfigurant de l’artiste » (Tarde, 1999 a [1895], 560), elle est, d’autre part, un support, un objet dont la conception matérielle a été réfléchie et qui donne une forme au besoin esthétique et sa réponse. Tarde évoque alors la façon de regarder une œuvre qui consiste en la compréhension [16] des différents procédés artistiques qui ont permis à l’œuvre d’art d’être en tant qu’objet. Ainsi, dès lors que l’on comprend une œuvre, que voit-on ? Devant une composition picturale, « la plus simple silhouette de la moitié ou du quart d’un personnage épisodique est [...] un tout partiel, une phrase incidente complète en soi » (Tarde, 1999 a [1895], 570). Envisagé de la sorte, chaque élément constitutif d’une œuvre est une œuvre en soi, même partielle, puisque le personnage qu’il représente advient sur la toile par la mise en présence d’autres éléments, moins évidents pour un œil non initié, mais qui à leur tour ont été le résultat de la coexistence sur un même espace de détails picturaux et ainsi de suite. Tarde explique pour cela que « tout est phrases et ondes dans un art quelconque ; et leur ensemble est lui-même une onde complexe » (Tarde, 1999 a [1895], 570). Ainsi, l’ensemble de « ces touts partiels, ces unités élémentaires [...] composent le tout total de l’œuvre d’art » [17].

23Précisons davantage cette idée d’appréhension globale d’une œuvre d’art. Du fond des développements parfois hésitants des notes manuscrites de Tarde nous parviennent les idées de simultanéité et de succession entendues comme modalités de réception que le spectateur fait des différents plans ou phrases qui constituent une œuvre picturale ou musicale. Tarde explique plus précisément : « J’insiste sur cette comparaison entre les diverses représentations d’objets par le peintre et les diverses phrases du musicien [...] La différence des plans est bien plus accentuée en peinture qu’en musique. Toutes les phrases dont la suite constitue une valse, sont destinées à être écoutées nettement parce que chacune d’elle à son tour envahit l’ouïe tout entière, tandis que tous les objets représentés dans un tableau ne sont pas destinés à être regardés isolément et en détail [18] [...]. Aussi, dans le tableau, tout concourt principalement à l’effet général et ne produit son petit effet particulier que dans une très faible mesure » (Tarde, 1885 c, 2e chemise, feuillets [c] et [d]) [19]. Cependant, déduire distinctement à partir de cette réflexion la simultanéité des éléments constitutifs d’un tableau et la succession des phrases d’une pièce de musique serait quelque peu hâtif si l’on se réfère à l’ensemble des étapes qui conduisent à l’œuvre achevée puis regardée/écoutée. Ensuite, cette différenciation conduirait à « mécaniser » de manière impérative l’étape de la composition de l’œuvre, que celle-ci soit picturale ou musicale. Pour éclairer le processus de composition, Tarde dit de l’artiste – que celui-ci soit peintre ou compositeur – qu’il « conçoit d’abord le plan de son œuvre à exécuter, les grandes lignes, mais, avant l’exécution, il lui serait impossible de la concevoir tout entière dans le plus menu détail, telle qu’il la verra plus tard quand elle sera terminée » (Tarde, 1880, feuillet [h]) [20].

24Ainsi la simultanéité et la succession des touts partiels qui composent l’œuvre diffèrent selon qu’elles sont entendues comme des modalités de composition ou de réception de l’œuvre. Et au final, qu’elle soit d’inspiration picturale ou musicale, « l’œuvre d’art est ce qui permet la synthèse subjective des actes d’imagination successivement dépassés pour la produire » (Tarde, 1880, feuillet [h]) et de ce fait, comprendre une œuvre d’art, la regarder, en faire réception, c’est saisir subjectivement l’assimilation dans « la quasi-simultanéité ou la succession abrégée et réglée » (Tarde, 1880, feuillet [h]) d’une idée et de sa réalisation ou résolution proposée par l’artiste [21].

25La portée du traitement de la question de l’art dans les travaux tardiens s’évalue en deux temps par rapport à ceux-ci : d’une part, dans une optique immanente à l’œuvre, il s’avère que la question de l’art est une illustration des développements de Tarde ; d’autre part, son travail sur l’art dissimule à peine l’inspiration qu’il puise dans la Philosophie de l’art d’H. Taine.

26La différence allant toujours se différenciant constitue la mesure sur laquelle se déploie le rythme tardien d’apparition et de fonctionnement de phénomènes sociaux que Tarde met à l’épreuve dans La logique sociale de la religion, de l’économie politique et de l’art. Dans le chapitre sur l’art, à travers l’œuvre d’art mais aussi l’artiste, Tarde trouve un moyen de mettre en relief les principes à partir desquels se répand ou se résorbe l’élément déterminé comme tel : imitation créatrice et invention – imitation des modèles classiques d’après lesquels l’artiste livre une nouvelle interprétation – puis réciprocité et action interindividuelle – l’artiste, le public, la société et l’étendue culturelle qui lie tous ces agents. Ces principes animent l’élément essentiellement dégagé par « Monadologie et sociologie » et participent à son appréhension dans une sphère donnée d’après « une philosophie de l’Insertion universelle » (Tarde, 2003 [1890], 243), sorte de « conception pacifiée des rapports sociaux, en complète rupture avec la stratégie d’affrontement du matérialisme historique » (Valade, 1995 [1981]). Mais avant leur explicitation dans La logique sociale, ces principes – imitation, invention, action interindividuelle – avaient été largement développés dans Les lois de l’imitation (Tarde, 2003 [1890]) [22] mais aussi dans Essais et mélanges sociologiques et plus particulièrement dans l’un de ses articles « Monadologie et sociologie » [23].

27La monade : l’interaction produite par la mise en contact de l’œuvre d’art, de l’artiste et du groupe fait ici résonner les principes monadologiques d’un Tarde lecteur de Leibniz : « Monadologie et sociologie » (Tarde, 1999 b [1895]) propose une grille de lecture du réel qui singularise les éléments pour mieux les dissoudre dans une masse réticulaire et de la sorte fournir la vision globale d’une sphère [24]. Les éléments fondamentaux qui feront le système tardien y sont exposés comme tels et il est possible d’envisager que les postulats de base de Tarde sont essentiellement proposés dès « La variation universelle » (Tarde, 1895) qui soutient l’idée selon laquelle « Durer, c’est changer » (Tarde, 1895, 392) à l’instar de « Monadologie et sociologie » qui déclare que « Exister, c’est différer » (Tarde, 1999 b [1895], 72). Ces deux axiomes ont ceci de particulier qu’une fois combinés, ils configurent un réel où la différence est la modalité de la permanence de l’élément. Il convient néanmoins de s’interroger sur les éléments, sensibles ou pas, qui constituent ce réel et les modalités plus spécifiques de leur avènement. Ces particules infiniment petites capables d’une arborescence sociale, Tarde les appelle « monades ». D’après la terminologie tardienne, la monade est cet élément issu de la sphère de l’infiniment petit et constitutif du réel, capable en des termes psychologiques – invention, croyance et désir – d’inspirer une configuration globale de la sphère dans laquelle il advient, évolue et s’exprime à travers le mécanisme de répétition-opposition-adaptation. Mais dès lors que Tarde pose le principe du « sociomorphisme de la monade » (Bertrand, 1904, 645) et qu’il énonce en conséquence que « toute chose est un fait social [et] tout phénomène est un fait social » (Tarde, 1999 b [1895], 58), il faut entendre par monade n’importe quel type d’élément [25], qu’il s’agisse d’une pratique culturelle, d’un artiste, d’un groupe, d’une technique de composition, d’une œuvre... : chaque geste est un élément social, chaque parti pris artistique peut être entendu comme monade parce qu’il peut être répété et réadapté en fonction de modalités qui le contraindront au fur et à mesure de son expression et de la sorte le guideront dans sa différenciation permanente. Cette monade constitue un point de passage du déploiement du triptyque tardien qui préexiste au désir et à la croyance qui la feront advenir et l’action des monades ainsi dirigée vers l’extérieur – en raison de leur disposition à se contraindre les unes les autres – Tarde tisse la toile d’un réseau dans lequel les éléments sociaux génèrent une puissance interactionnelle d’élément en élément. En ce sens, l’œuvre d’art est une monade : elle se situe au carrefour des courants imitatifs interindividuels pour porter leur rencontre à la création d’un nouveau courant imitatif (Tarde, 2003 [1890], 218) ; à travers elle s’expriment les croyances et les désirs d’un groupe et en tant que porteuse des critères d’une tendance artistique, l’œuvre d’art se fait la garante de la pérennité de cette tendance en allant toujours se différenciant. Et de cette différence universelle résulte une parfaite hétérogénéité qui se veut corrélative de « la multiplicité des agents du monde. Leur multiplicité atteste leur diversité, qui peut seule lui donner une raison d’être. Nés divers, ils tendent à se diversifier, c’est leur nature qui l’exige ; d’autre part, leur diversité tient à ce qu’ils sont, non des unités, mais des totalités spéciales » (Tarde, 1999 b [1895], 93).

28L’imitation propagée : si l’on considère le schéma tardien, il est utile de préciser que « Tarde n’est pas l’homme d’une idée » (Dubois, 1994, 85) : l’imitation n’est que la transposition sociologique de la répétition universelle détectée par ailleurs dans la sphère organique comme physique (Tarde, 2003 [1890], 67), répétition envisagée respectivement dans sa fonction héréditaire et vibratoire. L’imitation ne constitue jamais qu’une étape du triptyque tardien, celle par laquelle une invention [26] advient et avec laquelle un cycle nouveau d’imitation-opposition-adaptation s’enclenche. Une fois reformulée, produit de l’adaptation d’une invention passée à un contexte contraignant, l’invention est une autre et un nouveau cycle est lancé, indéfiniment, cela revenant à dire que « l’invention n’est qu’imitations – imitations au pluriel, organisées en un système inédit dans lequel elles s’éclairent mutuellement et en viennent à dessiner un sens univoque qui n’est autre que le nouveau courant imitatif auquel elles donnent naissance » (Karsenti, 1993, XVIII). Pour souligner le caractère continu mais différentiel du rythme de l’imitation, de l’opposition et de l’adaptation combinées, il faut voir, d’une part, avec F. B. Karpf, que la phase de l’imitation est autant une phase de départ, car elle permet la propagation d’une invention, qu’une phase d’arrivée, car elle consiste en la validation de l’invention née d’une adaptation obtenue au terme d’un cycle par sa reproduction reformulée [27]. D’autre part, avec T. N. Clark, quelle que soit l’amorce choisie dans le processus tardien – invention, imitation, opposition – pour l’étude d’un fait social [28], celle-ci n’en modifiera pas pour autant l’appréhension qui pourra être faite des autres du fait de leur interdépendance.

29Chaque étape de cette reformulation suivie [29] mais néanmoins grammaire différentielle est un événement constitutif de la monade qui la traverse ou qu’elle traverse. Cette monade traversée est dotée d’une combinaison de croyances et de désirs qui, à un moment donné, fixe une identité assimilable selon Lazzarato à un « simple état transitoire, un moyen au service d’une différence encore plus riche » (Lazzarato, 1999, 123). La monade considérée s’appréhende de la sorte telle qu’elle aurait pu être assortie de l’idée de la monade qu’elle sera ou ne sera pas et ceci la détermine au présent dans la potentialité infinie de ses variations en tant que possible. S’il a été reproché à la sociologie de Tarde d’être « prospective comme si le passé et le futur avaient le même statut » (Favre, 1989, 156), c’est précisément parce qu’il a considéré que « les futurs contingents [...] ne sont pas plus admissibles que ne le seraient les passés contingents si quelqu’un imaginait de les concevoir [...]. En un mot, [c’est] parce que nos prévisions sont presque toutes confuses et nos souvenirs, relativement clairs et précis, que nous octroyons aux néants antérieurs, de préférence aux néants futurs, le privilège d’expliquer le réel et le présent » (Tarde, 1873, intercalaire au 3e feuillet) et selon le prisme tardien, le présent, comme l’identité, n’est jamais qu’une harmonie en danger permanent, un stade référent mais non définitif pour les potentialités avortées ou advenues, qu’elles soient antérieures ou postérieures à cet état. L’identité ainsi présentée n’est selon Tarde « qu’un minimum et par suite qu’une espèce, et une espèce infiniment rare, de différence » (Tarde, 1999 b [1895], 73) et si « Exister, c’est différer » (Tarde, 1999 b [1895], 72), par conséquent, être c’est se répandre sur le mode essentiel de la différence (Tarde, 1999 b [1895], 73-74) [30] par la prolifération des connexions [31]. En outre, si l’on considère que la particularité de la double force de la croyance et du désir qui propulse tout flux qui traverse une monade est de « pouvoir affecter et d’être affectée » (Lazzarato, 1999, 114), une certaine idée des rapports des monades entre elles – rapports réciproques aux effets observables – annonce l’épure d’une stratégie méthodologique par le biais de laquelle elles se donneraient à voir connectées les unes aux autres [32], supports à tout type de configuration sociale possible.

30Le support interpsychologique : la question du statut de l’élément individué au contact des flux continus et accidentels est abordé dans Les lois de l’imitation. En définissant le groupe social comme « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux » (Tarde, 2003 [1890], 128) [33] permettant de dégager un certain type social propre à chaque groupe qui se compose d’un « certain nombre de besoins et d’idées créés par des milliers d’inventions et de découvertes accumulées dans la suite des âges » (Tarde, 2003 [1890], 128), Tarde insiste sur cet impératif social : un groupe social n’est pas une compilation monotone d’éléments bruts. Reprenons là les termes de l’auteur : « Ce qui est contraire à l’accentuation personnelle, c’est l’imitation d’un seul homme, sur lequel on se modèle en tout ; mais quand, au lieu de se régler sur quelqu’un ou sur quelques-uns, on emprunte à 100, à 1 000, à 10 000 personnes considérées chacune sous un aspect particulier, des éléments d’idée ou d’action que l’on combine ensuite, la nature même et le choix de ces copies élémentaires, ainsi que leur combinaison, expriment et accentuent notre personnalité originale » (Tarde, 2003 [1890], 55-56). La multiplication des modèles en fait des données relatives et sans le mode opérateur de la répétition différentielle, la société n’est pas envisageable : quelle que soit sa forme, seul le lien importe puisque « livrée à elle-même [...] une monade ne peut rien » (Tarde, 1999 b [1895], 66). Cette idée transmise au domaine de l’art fait de l’appréciation que l’œuvre d’art suscite le lien fondamental qui connecte les individus du groupe auquel elle est soumise. Considérée isolément, par conséquent sans dispositif interindividuel de réception, l’œuvre d’art est parfaitement dénuée de toute utilité sociale, proposition qui revient à dire en termes psychosociologiques qu’agir « socialement, nul individu ne peut le faire sans la collaboration, connue ou ignorée, d’un grand nombre d’autres individus » (Bertrand, 1904, 648). Ce pressentiment de l’interpsychologie ou psychologie interindividuelle marque sur ce point toute sa différence parce que son postulat principal se fonde sur l’idée selon laquelle « il ne s’agit à aucun moment de partir de l’individu, mais de suivre le fin réseau de ce qui lui parvient et de ce qu’il restitue » (Latour, 1999), postulat qui se prolonge naturellement avec la détermination des canaux constitutifs du réseau puisque « si pour la psychologie individuelle, tout part de l’individu, pour l’interpsychologie, tout passe d’individus en individus [...] » (Casadamont, 1982, 448). Alors l’individu-vecteur ou « individu-relais, individu-flux » (Letonturier, 2000, 94) laisse fuir hors de lui mais éclairé par lui un flux « qui consiste non dans l’incompréhensible production d’un effet hétérogène [...] mais dans la reproduction de la cause qui s’imprime et se signe par son effet » (Tarde, 1901, 5).

31La différence et l’interdépendance des modalités de son maintien, par le biais des identités, des éléments, même infinitésimaux, s’insèrent naturellement dans la sphère de l’art dans laquelle il est possible d’envisager l’indétermination de l’avènement de l’un de ces éléments en raison des conditions extérieures qui le contraignent : la croyance et le désir, dispositif sur lequel Tarde fonde son système, contrarient par le biais d’autres éléments l’avidité des monades ambitieuses. Ces contrariétés attestent de la réalité des monades ou productions artistiques : « Tout être réel doit avoir affronté les épreuves qu’impose la loi d’avortement [...] et subi dans ce “défilé” des mutilations sans nombre » (Espinas, 1910, 336). L’artiste peut être consacré au sein de sa propre sphère culturelle à un instant qui lui est contemporain comme à un instant plus lointain ou être rejeté par celle-ci tout en étant reconnu par d’autres. Ainsi, pour résumer le pullulement sous-jacent de toute sphère – esthétique, religieuse, économique – retenons, d’une part, que tous les éléments sont des phénomènes sociaux et que « tous les phénomènes sociaux [...] sont en leur fond des cas “d’interpsychologie” » (Bouglé, 1905, 300) ; d’autre part, que la différence permanente constitue la règle fondamentale de l’existence des éléments [34].

32La question de la portée interne de ce texte peut être posée en termes méthodologiques plus précis. Il semble que ce texte permette de mettre en relief l’approche narrative des phénomènes sociaux que Tarde propose comme étant l’approche qui rend compte au mieux des transformations d’une société. S’il est vrai que « Tarde n’a pas à la différence de Durkheim, donné l’exposé systématique de sa méthodologie » (Boudon, 1971 [1964], 77), l’idée de « monographies narratives » (Tarde, 1999 d [1898], 131) n’en est pas pour autant une évocation inconséquente. Par exemple, le principe consistant à déceler la façon dont l’artiste s’est inspiré d’une œuvre et les modalités de sa nouvelle interprétation – c’est-à-dire le point de rencontre entre une œuvre antérieure et une œuvre contemporaine qui s’en inspire – permettrait de saisir concrètement les transformations progressives du groupe social en question et d’en approfondir la connaissance par la recherche détaillée des appropriations de style qui, successivement, ont conduit à celle qui intriguera la curiosité du sociologue. Plus exactement, Tarde explique que « ce sont les changements sociaux qu’il s’agit de surprendre sur le vif et par le menu pour comprendre les états sociaux et non l’inverse » (Tarde, 1999 d [1898], 131) [35]. En ce sens, et rejoignant ainsi la détermination de l’œuvre d’art insérée dans le cycle tardien, la réflexion de Tarde sur l’art, en plus de son caractère illustratif de principes dégagés dans ses ouvrages phares, peut être ici envisagée comme prolongation empirique des propositions tardiennes.

33Or, si le cadre de ce système est dépassé, comment s’évalue la portée de cette réflexion ? À l’époque où Tarde rédige ces notes, la sociologie de l’art en tant que discipline structurée est inexistante mais il pense déjà l’indépendance de son objet par rapport à son actualisation matérielle [36]. Mais il n’a pas, à ce niveau, d’intuition avant-gardiste. Il apparaît au contraire qu’il s’est très largement inspiré des hypothèses de la Philosophie de l’art de Taine (Taine, 1985 [1865]). La première hypothèse que Tarde fait sienne mais dont l’inspiration est clairement tainienne est la suivante : la détermination des traits caractéristiques d’une œuvre d’art profiterait à la compréhension de l’époque à laquelle elle a été produite. Taine explique que « l’état des mœurs et de l’esprit est le même pour le public et pour les artistes ; ils ne sont pas des hommes isolés. C’est leur voix seule que nous entendons en ce moment à travers la distance des siècles ; mais, au-dessous de cette voix éclatante [...] nous démêlons [...] la grande voix infinie et multiple qui chantait à l’unisson autour d’eux. Ils n’ont été grands que par cette harmonie » (Taine, 1985 [1865], 13). Taine dégage une formule en complément de son propos : « L’œuvre d’art est déterminée par un ensemble qui est l’état général de l’esprit et des mœurs environnantes » (Taine, 1985 [1865], 78), qu’il reformule plus loin en indiquant que « chaque situation produit un état d’esprit et, par suite, un groupe d’œuvres d’art qui lui correspond » (Taine, 1985 [1865], 81). Plus précisément, Tarde avance l’idée que l’artiste a tout intérêt à saisir et à suivre les recommandations du groupe qui le sollicite pour voir son talent reconnu, idée préalablement formulée par Taine lequel indique « une direction régnante qui est celle du siècle ; les talents qui voudraient pousser dans un autre sens trouvent l’issue fermée ; la pression de l’esprit public et des mœurs environnantes les comprime ou les dévie en leur imposant une floraison déterminée » (Taine, 1985 [1865], 47). Il est difficile d’évaluer à proprement parler l’influence de Taine sur Tarde : Tarde ne le cite à aucun moment excepté de façon très vague dans Les lois de l’imitation (Tarde, 2003 [1890], 134) et, dans ses notes de lecture, il n’économise pas sa virulence lorsqu’il s’agit de commenter De l’intelligence de Taine (Tarde, 1872). La correspondance de ces hypothèses est ténue mais les premières pages de Philosophie de l’art consolident l’inspiration supposée : Taine y formule deux catégories au sein desquelles s’organisent selon lui les « cinq grands arts » (Taine, 1985 [1865], 20) selon leur tendance à être imitatifs ou pas (Taine, 1985 [1865], 20), l’imitation des formes vivantes et de la nature devenant alors la modalité exclusive de cette répartition. La première catégorie, celle des arts imitatifs, regroupe la poésie, la sculpture et la peinture qui, selon Taine, s’emploie à reproduire à l’identique ce que la nature donne à voir, « un intérieur de maison, un paysage tel que la nature en fournit [...] des caractères, des actions, des paroles réelles » (Taine, 1985 [1865], 21) ; la seconde catégorie, celle des arts qui ne sont pas imitatifs, regroupe l’architecture et la musique qui sont contraintes quant à elles à respecter des dispositions toutes mécaniques et mathématiques. Il suffit de se reporter à « L’art » pour retrouver cette distinction reprise à l’identique par Tarde (Tarde, 1999 a [1895], 542-543) qui néanmoins accorde aux deux catégories la conformité aux styles et aux talents précédents pour prolonger leurs compétences respectives, et faire intervenir à tout moment de la création artistique et quel que soit le support matériel envisagé cette prédisposition fondamentale qui selon lui lie l’ensemble des individus, à savoir l’imitation.

34Outre ce rapprochement entre les deux auteurs, cette étude révèle que la thématique de la sphère de l’art appréhendée par Tarde reste une illustration de sa « sociologie des forces affectives » (Lazzarato, 1999, 122). D’une part, sans composante qui croit ou qui désire, par conséquent qui s’extériorise du fait de son ambition et se combine à l’état d’esprit avec lequel sa coexistence va être discutée, point d’œuvre, point d’art, point de groupe. La croyance et le désir appliqués au domaine artistique se révèlent alors comme fondamentaux à son déploiement à travers l’expression des besoins de consommation et de production artistiques. D’autre part, à partir d’une logique sociale exposée par le biais de la monadologie et relayée par la sphère de l’art, s’esquisse une grille de lecture des sphères du réel ou – pour le dire autrement – « si [...] l’art n’est jamais [...] qu’un moyen pour atteindre un but, le développement des arts n’est qu’un exemple de Téléologie sociale » [37] (Tarde, 1885 a, 3e chemise, note de juillet 1884). L’œuvre d’art ainsi approchée par cette étude – c’est-à-dire considérée comme une monade localisable dans un cadre global, lui-même localisable à son tour [38] et cela permettant plus généralement de saisir, selon Tarde, l’approche microsociologique et nécessaire des faits sociaux – coïncide idéalement avec le mécanisme des multiplicités coordonnées dès lors qu’une fois mis en présence, les éléments constitutifs d’une œuvre se fondent en une globalité, en une synthèse qui ne sera jamais paisible [39].

Notes

  • [1]
    Forces qui traversent tout élément qui « par la croyance, [...] se distingue et distingue [et] par le désir [...] se modifie et modifie » (Tarde, 1895, 392). Ces deux catégories fondamentales et irréductibles se traduisent comme étant, d’une part, le jugement – la croyance –, et d’autre part, la volonté – le désir – qui animent chaque élément.
  • [2]
    « Combien de peuples qui, en fait d’art, n’ont connu que l’épopée ou l’architecture, et qui ont répété pendant des siècles, sans jamais se lasser, les mêmes chants traditionnels, les mêmes formes de temples, de palais ou de tombeaux impressionnantes quoique inexpressives, et jugées belles précisément parce qu’elles n’étonnaient point ! » (Tarde, 1999 a, 524).
  • [3]
    « Quand, déployé exceptionnellement, par les causes mêmes qui lui ont donné satisfaction, un besoin est devenu très intense et très répandu au sein d’un peuple et d’une génération de ce peuple, il s’impose inconsciemment aux architectes, aux peintres, aux poètes, aux musiciens » (Tarde, 1999 a [1895], 529). Il faut considérer ici l’égale importance accordée aux actes conscients ou inconscients qui s’explique par le fait que « le caractère social de la généralité des actions réside dans le fait que ce sont des répétitions, partant, il faut traiter les imitations volontaires et involontaires de la même façon » (Borlandi, 2005).
  • [4]
    Tarde poursuit : « Plus tard, quand la foi a diminué, quoique vive encore, et, grâce à un mélange d’ordre subsistant et de liberté naissante, a fait place en partie au goût des proportions en toutes choses ; quand, par suite des victoires nationales et d’événements qui ont suscité l’admiration, le besoin d’admirer, de glorifier la cité et ses grands hommes plutôt que de prier ses dieux, est devenu prédominant, alors commence la période classique où, répondant à ce sentiment, l’œuvre d’art aristocratique ou monarchique brille de noblesse ou de grandeur » (Tarde, 1999 a, 529).
  • [5]
    Pour illustrer cette distinction, Tarde propose l’exemple suivant : « Une maison sans le moindre luxe se borne à nous défendre contre le froid ou la pluie ; luxueuse, elle nous donne des plaisirs de confort ou de vanité » (Tarde, 1999 a [1895], 535).
  • [6]
    Souligné par Tarde.
  • [7]
    « La reproduction d’un type traditionnel, ainsi que d’une forme naturelle, ne doit donc jamais être le but de l’artiste, elle n’est qu’un moyen imposé par les habitudes incorrigibles des yeux du public et de ses propres yeux. C’est de ces habitudes qu’il doit toujours partir » (Tarde, 1880, feuillet [g]).
  • [8]
    S’il était ici permis de faire un détour par Fragment d’histoire future, nous constaterions que l’énoncé de cette idée est entré idéalement dans le modèle social dont Tarde fait la description. Il explique que l’industriel travaille « toujours, non pour son plaisir, ni pour celui de son monde à lui, de ses congénères, de ses concurrents naturels mais pour une société différente de la sienne – à charge de réciprocité, n’importe – son travail constitue un rapport non social [...] mais pour le théoricien, pour l’artiste, pour l’esthéticien dans tous les genres, produire est une passion, consommer n’est qu’un goût. Car tout artiste est doublé d’un dilettante » (Tarde, 1999 c [1896], 92-93).
  • [9]
    Que J.-P. Antoine nomme « commun sensationnel » (Antoine, 2001).
  • [10]
    Et Tarde explique a contrario que le progrès industriel remplace les anciennes inventions ou procédés au profit des nouvelles qui les révèlent alors obsolètes. En fait d’art, une nouveauté vient enrichir celles qui l’ont précédée.
  • [11]
    « Tel est le culte passionné d’un peuple pour certains types d’art, appelés classiques, que le hasard des idées de génie lui a fait rencontrer et que leur conformité avec son âme nationale lui a fait applaudir entre tous » (Tarde, 1999 a [1895], 561).
  • [12]
    D’une part, Tarde note qu’en matière artistique « le désir en question [le désir de production] ne doit pas avoir pour objet seulement la reproduction du type commun, mais sa variation » (Tarde, 1880, feuillet [g]). Il précise, d’autre part, que « l’artiste, en imitant ses devanciers, en leur empruntant les procédés rythmiques, plastiques, musicaux, les types et les genres d’agréments qu’ils ont introduits dans le domaine de l’art, ne se propose d’inventer qu’eux, et dans les mêmes genres qu’eux, par le moyen de cette imitation même (souligné par Tarde). L’artiste, autrement dit, c’est l’incarnation sociale de la Différence Universelle qui aspire sans cesse à se faire jour à travers et moyennant la Répétition universelle » (Tarde, 1885 a, feuillet [e]).
  • [13]
    Intérêt compris au sens d’attention favorable portée à l’égard de l’œuvre outre le fait que l’art raconte toujours une histoire, ce qui constitue le second intérêt suscité par l’œuvre (Tarde, 1999 a [1895], 571-574).
  • [14]
    Et Tarde avait précédemment précisé : « Celle-ci intéresse d’abord comme problème résolu, comme difficulté vaincue mais aussi comme expression fidèle et réussie de nous-mêmes » (Tarde, 1999 a, 566-567).
  • [15]
    La « précision partielle des désirs n’est possible que par la vitesse acquise (souligné par Tarde) des générations successives qui se transmettent les unes aux autres, par l’éducation (souligné par Tarde), et par le sang, des habitudes visuelles, musicales, tactiles, olfactives, sortes de courants immenses et multiples où les volontés individuelles qui s’y meuvent sont entraînées sans le savoir » (Tarde, 1880, feuillet [b]).
  • [16]
    La compréhension advient selon Tarde « après réflexion, après un déchiffrement laborieux, curieux, intéressant, des procédés de l’artiste, de ses découvertes, de ses ingéniosités » (Tarde, 1999 a [1895], 569).
  • [17]
    Cette idée des touts partiels peut se comprendre davantage au contact de G. Simmel : « Un pareil sens de l’art en général et de l’œuvre d’art au singulier : être un tout, et en même temps l’élément d’un autre tout supérieur au premier, telle la vague haute d’une vie globale, ce sens donc agit aussi pour le spectateur, pour le consommateur d’art » (Simmel, 1988 [1914], 252). Cette considération est prolongée par les œuvres d’art elles-mêmes qui restent « une de ces formations que nous pouvons certes, une fois qu’elles existent, décomposer en une pluralité d’éléments, mais non pas recomposer à partir de là ; car ces éléments sortis de son unité originaire pour devenir indépendants sont bien autre chose qu’à l’intérieur de son indivision première » (Simmel, 1988 [1914], 253).
  • [18]
    Je souligne.
  • [19]
    Tarde précise plus loin (feuillet [e]) : « Parfois, dans un tableau, un groupe d’objets vus dans l’éloignement (un corps d’armée, un troupeau de moutons) constitue non pas un groupe de phrases mais une phrase unique. »
  • [20]
    Souligné par Tarde.
  • [21]
    Pour un plus large exposé de la différence de la réception et de la composition d’une œuvre d’art, voir Tarde, 1880, feuillet [h].
  • [22]
    Ces deux volumes devaient paraître sous la forme d’un seul (I. Lubek, 1981, 364-365). Et il faut remarquer ici que le chapitre VII des Lois de l’imitation, « Les influences extra-logiques (suite) », expose de façon bien moins élaborée que dans La logique sociale des questions de principes relatives à la sphère des langues, de la religion, de l’économie politique et de l’art, réservant le privilège de leur exposé empirique à La logique sociale.
  • [23]
    A. Matagrin retient au moins Essais et mélanges sociologiques et les Lois de l’imitation dans le classement qu’il opère des ouvrages à portée méthodologique de Tarde : « On peut indiquer que les plus importants [ouvrages] au point de vue des questions de méthodes sont, en suivant l’ordre chronologique : Les lois de l’imitation (1890) ; Études de psychologie sociale (1898) ; Les lois sociales (1899) ; Essais et mélanges sociologiques (1895) » (Matagrin, 1910, 2).
  • [24]
    É. Letonturier insère cette perspective à la définition propre du réseau : « Avec ces points distinctifs les uns des autres et leurs relations toujours multilatérales, réciproques, en tout sens et à double sens, s’esquisse déjà une première lecture de ce dont serait porteur le réseau : il correspond à une organisation qui concilie, d’un côté, l’autonomie des éléments, leur liberté, et, de l’autre, l’unité, la solidarité du tout, à la fois l’intégrité individuelle et l’intégration au tout » (Letonturier, 2000, 82).
  • [25]
    « There is no conceptual difference between the association of elements which constitute a molecul and those which make up a society (in fact, Tarde calls them all “monads”) » (Lazzarato, 2004, 17).
  • [26]
    « Toute invention est une “coadaptation”, une interférence-combinaison et les adaptations sont des rapports de coproduction créatrice. Ce sont donc toujours de petites variations (inventions) qui se propagent, de petites différences inventives » (Joseph, 1999, 17).
    Par ailleurs, Clark donne cette définition de l’invention qui la lie directement au cycle tardien et naturellement à la sphère qui la contraint : « Pattern of activity devised by man to help him adjust to the changing environment » (Clark, 1968, 510). D’autre part, dans l’introduction à On Communication and Social Influence, Clark insiste sur l’idée de l’insertion logique d’une invention dans un cycle et reformule l’idée de cette loi logique de l’imitation d’après laquelle une invention, une nouveauté est toujours le produit d’un tissage infini mais localisable d’inventions précédentes qui se succèdent de proche en proche (Tarde, 2003 [1890], 121) : « The closer a particular invention is to the most advanced technological aspects of a society, the more likely it is to be imitated. A new type of horsedrawn cart is not likely to be imitated by a society that has not yet invented the wheel, any more than by another which makes widespread use of automobiles and railroads trains » (Clark, 1969, 27).
  • [27]
    « Opposition is but an intermediary process between repetition and adaptation, and adaptation itself but marks the initiation of a new cycle of repetition. Applied to the field of social phenomena, this meant, in effect, that imitation, the social form of repetition, is basically the beginning, the end, and the all of the social process » (Karpf, 1971 [1932], 98).
  • [28]
    Clark insiste sur la souplesse du triptyque de Tarde : « As each of the three processus leads to the next, the analysis of the overall circular pattern may logically begin with any one of the three » (Clark, 1969, 22).
  • [29]
    « La répétition n’est jamais une résurrection, un recommencement ; elle n’est qu’une suite » (Tarde, 1870, note d’octobre 1872).
  • [30]
    « L’exemple des sociétés est précisément très propre à faire saisir ce grand fait et à suggérer en même temps sa vraie signification, en montrant que dans cette série où l’identité et la différence, l’indistinct et le caractérisé s’emploient réciproquement plusieurs fois de suite, le terme initial et le terme final sont la différence » (Tarde, 1999 b [1895], 73-74).
  • [31]
    Avoir le maximum de connexions, c’est être davantage. C’est ce que Tarde nommera métaphysique de l’avoir (Tarde, 1999 b [1895], 85-95).
  • [32]
    « Le postulat psychomorphiste vient [...] spécifier cette dialectique entre identité et altérité qui contraint l’élément à se construire pour soi mais seulement par ses relations aux autres » (Letonturier, 2000, 82).
  • [33]
    Dans l’une des premières études sur Tarde, M. M. Davis précise le caractère continu et interindividuel de la modalité constitutive d’une société. La définition qu’il en donne en conséquence est la suivante : « Society is a continuing process of interaction between individuals, in which their initiatives become mutually influential and are harmonized and correlated into useful cooperative action » (Davis, 1909, 141).
  • [34]
    « Les variétés individuelles ne sont pas des accidents superficiels, ce sont des essences profondes » (Bertrand, 1904, 628).
  • [35]
    Et Tarde poursuit ainsi : « [...] celui qui connaîtrait bien, dans le détail précis, le changement des mœurs sur quelques points particuliers, pendant dix ans et dans un seul pays, ne pourrait manquer de mettre la main sur la formule générale des transformations sociales, et, par suite, des formations sociales mêmes, applicable en tout lieu et en tout temps. – Il serait bon, pour une telle recherche, de procéder par voie de questionnaire d’abord très limité : on pourrait se demander, par exemple, dans certaines régions rurales du Midi, par qui et comment s’est introduite puis propagée parmi les paysans l’habitude de ne plus saluer les propriétaires aisés de leur voisinage. »
  • [36]
    Lorsque Simmel rédigera en 1914 son article « L’art pour l’art », cette idée sera reprise, mettant en avant l’immersion d’un élément dans une sphère et l’apport élémentaire, originel, indiscutable que fournit l’interaction entre l’œuvre et la sphère qui la voit naître : « La perfection d’une formation aussi close qu’elle soit sur son essence propre, ne s’obtient justement pas à travers un développement limité à cette formation même ; il faut d’abord que l’être global et sa valeur, qui incluent tous les éléments débordant la formation particulière, affluent dans celle-ci en s’accroissant et en s’intensifiant, et donc l’élèvent à un degré d’achèvement où ne l’auraient pas menée les forces de sa propre sphère, abandonnées à elles-mêmes » (Simmel, 1988 [1914], 249).
  • [37]
    Souligné par Tarde.
  • [38]
    À titre d’exemple, considérons que la toile « Potsdamer-Platz » (1914) de E. L. Kirchner (1880-1938) est localisable au sein du mouvement « Die Brücke », lui-même localisable au sein de l’expressionnisme allemand, lui-même localisable dans l’art moderne allemand.
  • [39]
    La progression constitutive du réel ainsi démontrée trouve un corollaire contemporain chez G. Deleuze et F. Guattari dans l’introduction à Mille plateaux (Deleuze et Guattari, 1980). « Rhizome » parle en termes de lignes, de multiplicités, de segments... pour souffler au lecteur le principe suivant : « La philosophie est la théorie des multiplicités » (Deleuze et Parnet, 1996 [1977], 179). Par ailleurs, si d’après les principes de connexion et d’hétérogénéité « n’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, et doit l’être » (Deleuze et Guattari, 1980, 10), l’importance dont est dotée la propension d’un élément à se répandre se comprend plus aisément dès lors qu’un réseau ou système rhizomorphe a une finalité qui lui est extérieure puisqu’elle consiste à occuper l’espace en tous points et faire rayonner le rhizome selon une prolifération infinie où tout est affaire de potentialité et de possibilité entre des points qui se connectent, s’entrechoquent, s’évanouissent dans la multitude de la réalité pour mieux la construire (Saquer, 2005). En cela, de la même manière qu’en linguistique une « langue ne se referme jamais sur elle-même que dans une fonction d’impuissance » (Deleuze et Guattari, 1980, 14), le système doit proliférer pour vivre avec les conséquences que cela suppose : les systèmes advenus coexistent d’après une motivation différentielle et à chaque nouvelle connexion, à chaque élément, à chaque monade qui s’émancipe du monde virtuel correspond un « véritable milieu universel » (Tarde, 1999 b [1895], 93) au sein d’une réalité dans laquelle « chaque point est centre » (Tarde, 1999 b [1895], 92).
Français

RéSUMé. — Le dénouement « Vie esthétique » apporté au « conte » d’anticipation Fragment d’histoire future de Gabriel Tarde conduit à s’interroger sur les réflexions que celui-ci a portées sur le domaine artistique. Le dernier chapitre de La logique sociale intitulé « L’art », texte ultime qui fait le rappel des hypothèses émises par Tarde dans ses archives et ses travaux publiés, permet de dégager les notions de besoin esthétique, de production et de consommation d’art qui, corrélés à la détermination de l’œuvre d’art en tant que monade et à la structure répétition-opposition-adaptation, amènent à la conclusion selon laquelle la sphère de l’art et les modalités de son fonctionnement ne constituent jamais qu’un prolongement empirique aux principes fondateurs du système de Tarde, développés essentiellement dans Les lois de l’imitation, La logique sociale et Monadologie et sociologie.

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Laurence Saquer
Doctorante en sociologie (Paris V - René-Descartes)
ATER (Université d’Évry - Val d’Essonne)
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/anso.061.0177
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