Sur la psychologie sociale de l’hostilité
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L’homme crée l’unité de sa personnalité non seulement par ce fait que ses intérêts, ses sentiments et ses pensées s’harmonisent parfaitement d’après des Normes logiques ou réelles, religieuses ou éthiques, mais encore par ce fait que la contradiction et la lutte précèdent cette unité, et qu’elles agissent à chaque instant de la vie humaine. Il n’existe aucune unité sociale, dans laquelle les éléments convergents ne soient pas traversés continuellement par des éléments divergents. Mais ces oppositions sont loin d’être purement passives et négatives au point de vue sociologique. Il ne faut pas croire que la société se forme en définitive par la seule action d’éléments convergents et dans la mesure où ces éléments ne rencontreraient pas sur leur route des éléments divergents.
Cette opinion commune est tout à fait superficielle. La société telle qu’elle se présente est le résultat catégorique des actions réciproques auxquelles je viens de faire allusion et qui, toutes les deux, apparaissent comme complètement positives. Prenons, en effet, deux types d’associations humaines qui, réellement différentes à tous les autres points de vue, vont accuser clairement le rôle organique de l’hostilité pour la structure sociologique.
Tout d’abord les communautés extrêmement étroites et comprenant une quantité illimitée de rapports vitaux, comme le mariage. Ce n’est pas seulement dans les mariages indubitablement malheureux, mais encore dans ceux qui ont trouvé un modus vivendi supportable ou tout au moins supporté, qu’il y a un certain nombre de malentendus, un désaccord extérieur [intérieur ; C. R.] et des divergences extérieures, qui leur sont organiquement liés, et qui ne peuvent être détachés de l’unité de la forme sociale. De tels mariages, bien qu’ils renferment en eux le potentiel de lutte, n’en sont pas moins des mariages. Mais par le fait de ces éléments si nombreux, auxquels se rattache inévitablement un quantum d’antagonisme, ils sont devenus des unités, des totalités bien caractérisées.
D’un autre côté, le rôle essentiellement positif et intégrant de l’inimitié se présente dans des cas où la construction sociale est caractérisée par l’acuité et la pureté soigneusement conservée des divisions et des classes sociales. C’est ainsi que le système social hindou repose non seulement sur la hiérarchie des castes mais encore principalement sur leur répulsivité réciproque. Par ailleurs, les inimitiés empêchent la disparition graduelle des séparations à l’intérieur d’un même groupe. Elles peuvent être punies consciemment comme des garanties de l’ordre actuel. Elles sont directement et sociologiquement productives : elles donnent souvent aux classes et aux personnalités précisément leurs positions respectives. Ces positions, celles-ci ne les auraient pas prises ou elles les auraient prises autrement, si les causes objectives de l’inimitié tout en se présentant et agissant de la même façon n’avaient pas été accompagnées du sentiment et des manifestations de l’inimitié. Il ne résulterait pas toujours une vie sociale plus riche et plus complète de la disparition des énergies répulsives, ou pour mieux dire, des énergies destructives. On ne peut parler de cela comme d’une fortune qui devient plus considérable quand son passif disparaît. Tout au plus pourrait-on s’attendre à une transformation analogue, et tout d’abord par l’irréalisable, à celle que causerait la disparition des forces de coopération et d’inclination, d’aide mutuelle et d’accords d’intérêt.
Ces explications ne s’appliquent pas seulement à la concurrence qui, abstraction faite de ses résultats réels, détermine, comme un rapport de tension formel, la forme du groupe, quant à la position mutuelle et à la distance de ses éléments. Elles s’appliquent encore partout où l’union repose sur un état d’âme individuel. Ainsi, l’opposition d’un élément à un autre qui lui est associé, loin d’être seulement un facteur social négatif, devient souvent le seul moyen par lequel sont rendues possibles des relations avec des personnalités qui sont, à proprement parler, insupportables. Si nous n’avions pas la force et le droit de résister au moins à la tyrannie et à l’arbitraire, aux humeurs fantasques et au manque de tact, nous ne pourrions pas en général conserver nos relations avec des gens dont le caractère nous fait souffrir de cette sorte. Nous serions contraints à des actes de désespoir qui feraient disparaître les rapports en question mais qui ne seraient pas précisément un combat.
L’opposition est utile contre l’oppression qui a coutume de grandir lorsqu’on la laisse faire tranquillement et sans protester. De plus, elle nous donne une satisfaction intérieure, une diversion et un allégement, comme le font dans d’autres circonstances psychologiques l’humilité et la patience. L’opposition nous donne le sentiment de n’être pas complètement opprimés dans nos relations ; elle fait que notre force se manifeste d’une façon consciente, et prête ainsi une sorte de vie et d’action réciproque à des rapports que, sans ce correctif, nous aurions, coûte que coûte, abandonnés. Elle nous donne tout cela non seulement quand elle ne nous mène pas à des résultats notables mais encore quand, ne se manifestant même pas, elle reste purement intérieure. Même là où elle s’exprime à peine d’une façon pratique, elle peut parfois des deux côtés, vis-à-vis de l’une et de l’autre des personnes en rapport, rétablir l’équilibre intérieur, et par un apaisement et un sentiment de force illusoire sauvegarder des rapports dont la continuation est souvent incompréhensible pour ceux qui les observent du dehors. L’inimitié est justement alors un élément du rapport lui-même ; elle se confond, à droits égaux, avec les autres causes de son existence ; elle n’est pas seulement un moyen de conserver le rapport dans son ensemble mais encore une des fonctions concrètes dont celui-ci se compose en réalité.
La forme latente de la lutte nous rend en effet service là où les rapports sont purement extérieurs et n’interviennent pas pratiquement. L’aversion, le sentiment d’indifférence et de répugnance pourrait se transformer aussitôt en une haine positive et en lutte au moindre contact causé par n’importe quoi. Si cette aversion n’existait pas, la vie d’une grande ville qui met chaque jour en foule les hommes en contact les uns avec les autres, n’aurait pas de forme imaginable. Toute l’organisation intérieure de cette vie repose sur une gradation extrêmement variée de sympathies, d’indifférences et d’aversions de l’espèce la plus brève et de l’espèce la plus durable. La sphère de l’indifférence y est relativement étroite ; l’activité de notre âme répond naturellement presque toujours à l’impression que nous fait un autre homme par une sensation déterminée. La mobilité qui règne dans la subsconscience, semble niveler cette impression en une indifférence, mais en réalité l’indifférence nous serait aussi peu naturelle que nous serait supportable une suggestion réciproque sans libre choix.
De ces deux dangers typiques de la grande ville nous sommes préservés par l’antipathie, ce précurseur de l’antagonisme pratique, qui produit des distances et les répulsions sans lesquelles cette sorte de vie ne pourrait en général pas être menée. La masse de combinaisons de l’antipathie, le rythme de son apparition et de sa disparition, les formes dans lesquelles on y satisfait, tout cela constitue avec les motifs unifiants, un tout inséparable de la forme de la vie des grandes villes ; ce qui, dans celles-ci, apparaît au premier abord comme une dissociation, n’est ainsi en réalité qu’une des formes élémentaires de socialisation.
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La structure d’un cercle social est, d’après ses principes comme d’après son but, caractérisée par la mesure d’inimitié qu’elle peut permettre entre les éléments du cercle. Au point de vue politique, la loi pénale détermine souvent la limite jusqu’à laquelle lutte et vengeance, violences et exactions peuvent être compatibles avec l’existence du tout. On a présenté le contenu en ce sens du Code pénal comme un minimum éthique ; ce n’est cependant pas complètement exact. Un État se disloquerait toujours si en évitant rigoureusement tout ce qui est défendu par la loi, y mettait à exécution toutes les attaques, tous les dommages, toutes les inimitiés qui seraient encore possibles sous cette condition. Tout Code pénal compte sur ce fait que la partie, de beaucoup la plus importante des énergies dissolvantes, sera arrêtée dans son développement par des restrictions auxquelles lui-même il ne contribue pas. Le minimum de retenue éthique et pacifique sans lequel la société de l’État ne pourrait subsister dépasse donc les catégories garanties par la loi.
Il est établi par l’expérience que ces perturbations laissées impunies ne vont pas au-delà de la mesure socialement supportable. Plus le groupe est étroitement uni, plus l’inimitié entre ses éléments peut avoir des significations opposées : d’une part, le groupe peut, à cause même de son étroitesse, supporter un antagonisme intérieur, sans se disloquer, la vigueur des forces synthétiques étant égale à celle des forces antithétiques ; d’autre part, un groupe dont le principe vital est fait étroitement d’une unité et d’une connexion considérables est peut-être d’autant plus particulièrement menacé par chaque élément discordant. C’est précisément la centripétalité du groupe qui le rend, vis-à-vis des dangers provenant des dissensions de ses membres et selon les circonstances, plus ou moins capable de résistance.
C’est ainsi que des unions étroites comme le mariage nous montrent concurremment les deux phénomènes. Il n’y a pas certainement une autre espèce d’union qui puisse supporter sans se disloquer extérieurement des haines aussi folles, des antipathies aussi absolues, des chocs et des offenses de tous les instants, et d’autre part, c’est une des très rares unions qui peut par une fêlure imperceptible, indéfinissable même au moyen du seul mot hostilité, perdre la profondeur et la beauté de sa signification. Cela peut arriver à un tel point que même une volonté passionnée des deux parties en présence ne peut pas restaurer une union brisée. Dans des groupes plus grands, deux structures qui semblent complètement opposées peuvent contenir une quantité importante d’inimitiés intérieures. Des relations convenables produisent une certaine solidarité d’éléments qui permet de réparer d’une manière relativement facile les dommages qui ont été produits par certains chocs. Il y a des éléments qui fournissent tant de force et de valeur à l’ensemble que celui-ci peut laisser aux individus la liberté de leurs antagonismes, sûr que la dépense de force occasionnée par eux sera couverte par d’autres recettes. C’est une cause pour laquelle des communautés très bien organisées peuvent supporter une plus grande quantité de fentes et de frottements intérieurs que des conglomérats plus mécaniques et moins connexes intérieurement.
L’unité à laquelle il ne peut ramener une plus grande masse que par une organisation plus délicate, peut égaliser plus facilement les actifs et les passifs inhérents à la vie du tout et mettre les forces disponibles en cette place même où se sont produites les faiblesses provenant de malentendus entre les éléments ou de toutes autres causes. Le même effet général est atteint par une structure tout à fait contraire que nous pourrions comparer à la carène d’un navire composée d’une quantité de chambres séparées les unes des autres par des cloisons étanches de sorte que s’il y a une blessure de la coque, l’eau ne peut pénétrer dans le corps du bâtiment tout entier. Le principe social est donc ici une sorte de séparation des parties en collision qui sont obligées de régler leurs querelles entre elles, de supporter elles-mêmes leurs dommages, sans que la composition du tout soit pour cela endommagée. Le choix ou la combinaison convenables des deux méthodes : celle de la solidarité organique avec laquelle le tout intervient pour les dommages causés par des conflits partiels – ou celle de l’isolement dans laquelle le tout se tient à l’écart vis-à-vis de ces dommages – est naturellement une question essentielle pour chaque union, de la famille à l’État, de l’union économique à l’union seulement spirituelle.
Les deux extrêmes sont représentés d’un côté par l’État moderne qui non seulement se contente de supporter les luttes des partis politiques, quelles que soient les forces qui s’y dépensent, mais même les utilise pour son équilibre et son développement, et d’un autre côté par les cités de l’Antiquité et du Moyen Âge, qui ont dépensé leurs forces dans des luttes intérieures jusqu’à complet anéantissement. En général, plus un groupe est grand et plus il peut facilement réunir les deux méthodes. Les parties règlent entre elles les préjudices pécuniaires de leurs luttes, et quant aux conséquences secondaires pour la vie du tout, elles sont compensées au moyen de sa réserve. La combinaison est beaucoup plus difficile si le groupe est petit et si par conséquent ses éléments sont très proches les uns des autres.
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L’inimitié peut accuser deux formes particulières dignes d’une étude de psychologie sociale lorsqu’elle s’élève au-dessus d’une liaison antérieure ou encore existante des adversaires en cause. Le type de cette inimitié est la haine du renégat à l’égard du renégat. L’image de l’accord antérieur agit encore ici avec tant de force que le contraste avec le présent est infiniment plus aigu et plus amer. De plus, les deux parties ne se rendent compte souvent de la différence qui les sépare au point de vue de leur ancienne identité – différence pour elles d’une extrême importance – que de façon à l’accroître au-delà de ses origines et sans oublier de saisir tous les points de comparaison possibles. C’est ainsi que l’apostasie en matière de théorie ou de religion, au point de vue éthique, personnel, intérieur ou extérieur, mène à une accusation d’hérésie réciproque qui n’existe pas lorsqu’il s’agit de personnes complètement étrangères les unes aux autres. Généralement, le fait qu’une différence de convictions se transforme en haines et en luttes ne se produit la plupart du temps que lorsqu’il existe des analogies essentielles et originelles entre les parties.
Le phénomène sociologiquement très important de l’estime pour l’ennemi a coutume de disparaître là où l’hostilité s’est élevée sur un fond de similitudes antérieures. Quand il subsiste encore assez de points de ressemblance pour que des changements et des effacements de frontière soient possibles entre les parties, on constate que les points de différence ressortent avec une acuité qui souvent n’est pas justifiée par la chose en elle-même, mais bien plutôt par le danger spécial auquel nous venons de faire allusion. C’est ainsi qu’il y a quelques dizaines d’années, à Berne, des difficultés se sont élevées au sujet du lieu du service divin catholique. Le pape ne permettait pas de le célébrer dans une église qui était utilisée par de vieux catholiques, mais il en permettait la célébration dans une église réformée. L’explication psychologique de ce fait est la suivante : le catholicisme romain n’avait pas à craindre que, par un contact extérieur avec une église aussi complètement hétérogène que l’église réformée, sa propriété fût menacée, mais il pouvait craindre au contraire le contact d’une église encore prochement apparentée à lui comme le catholicisme libéral, ou parti des vieux catholiques.
C’est là un cas particulier du domaine des manifestations de la haine sociale. J’entends par haine sociale celle qui s’élève contre un adhérent d’un groupe, non pour des motifs personnels, mais parce que de lui émane un danger pour l’existence du groupe lui-même. Il y a une menace de danger par des accords à l’intérieur d’un même groupe : un parti hait l’autre non seulement pour le motif matériel qui a précisément amené la dissension mais encore pour ce motif de psychologie sociale que l’ennemi du groupe est haï en tant qu’ennemi du groupe. La réciproque est vraie, c’est-à-dire que chacun attribue à l’autre la faute du danger pour le groupe ; l’hostilité augmente alors d’acuité d’autant plus que ses parties appartiennent à une même unité groupée.
Les cas les plus significatifs ici sont ceux dans lesquels on n’en arrive pas à une rupture proprement dite du groupe, car si celle-ci se produit, cela signifie qu’une certaine solution d’un conflit, la différence personnelle, est sociologiquement intervenue et que l’aiguillon d’une provocation toujours renouvelée est ainsi éloigné. La tension entre l’antagonisme des membres du groupe et l’unité pourtant existante de ce groupe, produit des résultats beaucoup plus significatifs. Il est épouvantable d’être séparé d’un homme avec lequel on est lié – extérieurement et même, dans les cas les plus tragiques, intérieurement – et dont on ne peut se séparer même si on le voulait. Mais le comble de l’amertume c’est quand on ne veut pas se séparer du groupe parce que l’on ne peut pas sacrifier les avantages provenant du fait qu’on appartient à ce groupe.
De ces causes complexes résulte la violence avec laquelle sont vidés par exemple les démêlés à l’intérieur d’une fraction politique ou d’une corporation ou d’une famille.
Dans l’âme individuelle que nous pouvons considérer par analogie, il y a des conflits entre les aspirations sensuelles et ascétiques, égoïstes et morales, pratiques et intellectuelles, qui rabaissent en nous les prétentions de l’une ou même des deux parties placées en antagonisme et n’en laissent venir aucune librement à un anéantissement complet. Assez souvent même, ces conflits menacent l’unité, l’équilibre et la force de l’âme considérée comme un tout. Le sentiment de ces conflits peut dans beaucoup de cas prévenir le conflit, mais là où il ne réussit pas à le faire il donne au combat quelque chose d’âpre et de désespéré comme s’il y avait lutte pour un motif de beaucoup plus grave que celui dont il s’agit en réalité. L’énergie avec laquelle chacune de ces tendances pourrait subjuguer l’autre est nourrie non seulement par un intérêt égoïste, pour ainsi dire, mais par celui qui s’attache à l’unité du Moi pour laquelle ce combat signifie un déchirement et une dislocation s’il ne termine pas par une victoire décisive.
Ainsi la lutte s’exagère assez souvent à l’intérieur d’un groupe étroitement uni, bien au-delà de la mesure de son objet et beaucoup plus que l’intérêt immédiat de cet objet pour les parties ne le justifierait. À cet objet se rattache, en effet, le sentiment que la lutte n’est pas seulement une affaire concernant les parties, mais encore une affaire concernant le groupe comme groupe, de sorte que chaque partie combat pour ainsi dire au nom du groupe, et que dans l’adversaire il a à haïr non seulement son propre adversaire mais encore en même temps celui de sa plus haute unité sociologique.