CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Et ainsi se trouvent conciliés, sous l’unité du point de vue relativiste [de Simmel ; C. R.], les deux besoins opposés auxquels ont répondu séparément, en France, les conceptions de M. Tarde et de M. Durkheim : d’une part, le besoin d’affranchir la sociologie, comme science, de la tutelle de la psychologie, et d’autre part, le besoin de la tenir aussi près que possible de la réalité concrète » (Mamelet, 1914, 146).

1La Sociologie, l’ouvrage phare que Simmel [*] publiait en 1908, a eu pour de longues décennies mauvaise presse en France. En témoigne sa tardive traduction, quelques quatre-vingt-dix ans plus tard. Au cœur de cette « censure », la littérature secondaire a souvent dépeint un homme qui, du fait de son « impérialisme sociologique », sut orchestrer une « opposition fédérée » au programme sociologique simmélien : Émile Durkheim (Deroche-Gurcel, 2002, 30-31, 59). Dix ans auparavant, en 1898, l’entrée de Simmel sur la scène sociologique française se plaçait pourtant sous de meilleurs auspices. Le Dozent allemand partageait avec lui le haut de l’affiche du premier numéro de L’Année sociologique, signant l’un de ses plus célèbres articles, « Comment les formes sociales se maintiennent ». Pour Bouglé, l’initiateur du projet [1], cette alliance prenait même les allures d’un manifeste, lui qui faisait relier, à titre privé et sous un même cuir, la Soziale Differenzierung de Simmel et la Division du travail social de Durkheim (Bouglé, 1930, 283). Mais la relation entre les deux hommes se gâte rapidement. Durkheim manifeste un agacement contre Simmel qui ne lui inspire plus « que des jugements lapidaires et des critiques assassines » (Bourgin, 1999, 159), de sorte que « l’audience de Simmel en France devient [vite] problématique » (Deroche-Gurcel, 2002, 32). Il faut attendre 1912 pour qu’il publie, sous la bienveillante houlette de Bergson, l’ouvrage qui le fera entrer de nouveau par la grande porte sur la scène intellectuelle française, ses Mélanges de philosophie relativiste. Pour toute une génération, de Brunschvicg à Jankélévitch, Simmel était désormais philosophe.

2Les péripéties de la réception de la sociologie formelle en France s’inscrivent toutefois dans le cadre plus large d’une construction de la référence allemande au sein des sciences humaines françaises, un cadre qui l’exposait de fait à une série de déformations, de légitimations ou de subversions (cf. Espagne, Werner, 1987, 969-992). De nombreux éléments ont d’ailleurs déjà été versés à ce dossier. À la « passion propre » de Durkheim (Deroche-Gurcel, 2002, 42), avoisinant parfois la mauvaise foi dans ses critiques à l’encontre de Simmel, s’ajoutent d’abord l’incompatibilité et la concurrence de leurs thèses. Le problème du nominalisme, du socialisme et de la psychologie sociale constitue autant d’angles saillants de la dialectique rivalité-légitimité que Durkheim mettait en place en s’associant, puis s’éloignant de Simmel. L’institutionnalisation de la discipline jouera également un rôle important dans la mesure où Simmel restera en marge de l’académie et qu’il ne parviendra pas à fonder d’école (Karady, 1979). À côté de ces deux niveaux herméneutiques et institutionnels, d’autres travaux ont insisté sur une couche plus profonde, celle de leur genèse à travers des réseaux de passeurs et une diffusion informelle (Gülich, 1988). Dans le cas de Simmel, ce sont ainsi Bouglé, la « personnalité collective qui porte le nom de Xavier Léon » (Espagne, 1999, 259), et plus tard Bergson qui lui servirent de contrepoids. Enfin, Rammstedt a apporté un quatrième complément important à ce tableau, proposant de se pencher moins sur les déformations inhérentes à la réception française de Simmel, que sur les conjonctures politico-intellectuelles du débat intérieur français et leur force déterminante. Or, en parallèle du rôle de l’affaire Dreyfus, dont la signification semble avoir échappé à Simmel (Rammstedt, 1998), le débat sociologique français se faisait le théâtre d’une seconde affaire tout aussi bruyante et qui « passionnait les milieux intellectuels en les divisant en deux camps » : la querelle entre Tarde et Durkheim autour de la psychologie sociale (Worms, 1926, 40). Dans quelle mesure cette dispute, que nous prendrons dans les lignes qui suivent strictement comme un fait structurant du débat sociologique français, a-t-elle déterminé la réception du programme sociologique simmélien en France ? La contextualisation d’un texte méconnu que Simmel signait en 1908, « Sur la psychologie sociale de l’hostilité », sa dernière apparition sur la scène sociologique française, permet du moins de poser la question.

I. Simmel et Tarde : Une relation en pointillésautour de la psychologie sociale

3« M. Tarde est essentiellement un esprit français et il ne faut pas le juger comme un esprit allemand. Il se contentera d’indiquer la voie, de donner les grandes lignes d’une explication. Il appellera démonstration ce que d’autres considéreraient comme un simple canevas », avançait Mahaim avec précaution (Mahaim, 1903, 3). Pourtant, si latin que fut ce style, il ne semble pas avoir nui à sa réception outre-Rhin. Tarde savait d’ailleurs pertinemment que méthodologie et épistémologie renvoyaient à des enjeux bien distincts, et avouait à Fuchs, l’un des protégés de Schmoller avec Simmel [2], qu’il avait pleine conscience de son succès allemand. « En France, ma manière de voir s’est répandue beaucoup moins vite qu’à l’étranger. En Allemagne, on lit la Revue philosophique. Aussi ai-je lieu de croire que deux articles de moi intitulés la “Psychologie en économie politique” parus dans la Revue philosophique en 1881, n’ont pas été sans agir sur l’école nouvelle qui, en Autriche et ailleurs, fonde l’Économie politique sur la psychologie sociale » (Tarde, 1900). À vrai dire, Tarde restait modeste devant son interlocuteur, car l’écho qu’il rencontrait débordait de loin les frontières de l’économie politique, pour inclure la statistique, la criminologie et la sociologie. Or, aux premières loges de cette discipline, le premier nom qui apparaît est celui de Simmel.

4De fait, si la rupture entre Simmel et Durkheim, centrée autour de la figure de ce « durkheimien ambivalent » que fut Bouglé, a fait couler beaucoup d’encre, on sait que le Dozent de Berlin connaissait Tarde bien avant les hommes de L’Année. D’une part, lorsque Bouglé contacte Simmel pour la première fois, en 1894, cela fait déjà trois ans que Simmel s’est attelé aux Lois de l’imitation, parues la même année que sa Soziale Differenzierung en 1890. Sa recension, qui paraîtra dans la Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane en 1891, peut être considérée comme le premier compte rendu substantiel de Tarde en Allemagne [3]. Simmel est d’emblée conquis, du moins séduit par les apports de la psychologie sociale que Tarde met en lumière pour la sociologie. Quand bien même il se « [perd] maintes fois dans des jeux d’analogie entre le psychique et le corporel, à partir desquels il entend découvrir des lois de l’imitation », relativement irréelles aux yeux de Simmel, « cela n’amoindrit guère son apport » (Simmel, GSG 1, 250). Les lois de l’imitation sont « un livre réfléchi et stimulant qui donne à la psychologie sociale mille et une indications remarquables » (ibid., 248). D’autre part, la primeur de l’entremise de Bouglé est aussi incertaine dans le cercle de la RMM, où il semble qu’Andler en soit le prédécesseur [4], que dans celui de Worms, où Simmel côtoie Tarde depuis 1893 au sein de l’Institut international de sociologie. En son sein, les deux hommes partageront d’ailleurs une méfiance égale pour « l’agitateur ambitieux et omnivore » (Milet, 1970, 33) qui était à son origine. Diverses raisons ont pu être mises en avant : un tempérament ou une soif de pouvoir qui leur était suspecte, et, dans le cas de Simmel, la traduction terriblement médiocre de l’un de ses essais que Worms publiera sans son autorisation [5]. Il faudrait toutefois y ajouter le poids d’un projet cardinal que Worms fera avorter. Car en effet, Durkheim et la RMM n’ont pas été les seuls à être « pris de vitesse » sinon « vexés » lorsque Worms « lance sans crier gare et avec succès la Revue internationale de sociologie » en 1893 (Mucchielli, 1995, 30, 42). Simmel – et probablement Tarde – fut tout autant lésé que ses futurs associés, de sorte qu’il conservera toujours une certaine rancœur à l’égard de Worms pour le pied-de-nez qui mettait fin au projet de « sa » revue.

5En février 1893, Simmel envoyait en effet une énigmatique lettre à Lester Ward au sujet d’une revue internationale de sociologie que l’entreprise de Worms allait définitivement enterrer. « Je sollicite votre collaboration pour une Revue de sociologie, qui doit être fondée ici sous ma direction », écrivait-il.

« À l’exclusion complète de toute politique sociale pratique, elle a pour but la recherche historique et psychologique des formes sociales et de leur évolution. [...] la revue devrait ainsi rassembler du matériel inductif afin de constater surtout les conséquences de la sociation ainsi que des relations psychologiques qui se développent entre les personnes concernées dans un groupe [...]. J’ai déjà acquis à la cause de cette revue, qui je pense sera trimestrielle, internationale et polyglotte, un grand nombre de savants importants comme collaborateurs, et pouvoir compter sur votre concours me serait de grande valeur » (Simmel, Lettre à Ward du 24 février 1893, GSG 22 – c’est nous qui soulignons).

6Le projet était d’ailleurs si avancé que Simmel déménage à Freiburg afin d’y trouver, selon toute vraisemblance, un éditeur idoine. Mais avant qu’il ne prête son nom à L’Année, avec qui Simmel s’était-il associé en France pour jeter les bases et organiser le projet d’une revue internationale de sociologie qui mette l’accent sur la psychologie sociale ? Peut-on penser que Tarde faisait partie de ces « savants éminents » qu’il évoque à demi-mot ? Il faut dire que la parenté épistémologique entre les deux hommes était très nette, puisqu’ils utilisaient tous deux le concept du Possible dans un même but : remettre le concept de société « à sa place » (Simmel, 1999 b, 746 ; Tarde, 1893 b, 32). Cette thèse n’a d’ailleurs rien d’original, du moins elle ne faisait de doute pour personne à l’époque. En Allemagne, Vierkandt et Tönnies soulignaient leur convergence sur le concept de relation entendu comme Wechselwirkung (Vierkandt, 1899, 574-575 ; Tönnies, 1929, 323). En France, Palante faisait du « leibnitzianisme social » un pan considérable de la sociologie de Simmel (Palante, 1909, 410), et associait dans son Précis de sociologie les noms de « MM. Tarde, Simmel, Sighele, Nordau » derrière lesquels « se dessine une orientation nettement psychologique », la seule capable à ses yeux de fonder la sociologie comme étude de la vie sociale (Palante, 1912, 17). Bouglé le confiait sans ambages. Avec la Wechselwirkung, Simmel « proclame que les interactions qui lui paraissent être les éléments constitutifs de la vie sociale sont des phénomènes psychologiques. Et pour lui comme pour Tarde [...] l’analyse des interactions mentales est l’essentiel de la sociologie. [...] Par où l’on mesure à quel point sa pensée, si elle se rapproche de celle de Tarde, s’éloigne de celle de Durkheim » (Bouglé, 1912, 202). Quant à Durkheim, il rangeait le texte de Simmel pour L’Année dans la catégorie « Sociologie psychologique » ou « Sociologie psychologique et spécifique » (Durkheim, 1975 b, 399). Enfin, même de l’autre côté de l’Atlantique, l’association épistémologique de Simmel et Tarde était complètement intégrée dans le paysage sociologique (cf. Robertson, 1910, 247 ; Levine et al., 1976, 835). Pour ne citer qu’un exemple parmi d’autres, mentionnons Davis qui insiste sur une démarche commune (Davis, 1906, 107) pour laquelle Tarde a d’ailleurs subi le même blâme que Simmel : le formalisme (Tarde, 1999, 319). Néanmoins, dans la correspondance de Tarde que nous avons pu consulter, aucune autre lettre ne mentionne l’existence de ce projet, et l’attitude du directeur du Bureau de la statistique envers Simmel ne permet pas non plus de trancher la question. Il ne le citera jamais, ni lui ni même d’autres références qu’ils auraient pu partager. Hormis Hegel, les rares auteurs allemands que Tarde mentionne sont Marx, Kautsky, Bücher, Roscher, Lexis – parfois Böhm-Bawerk. Quant à la psychologie des peuples, Tarde n’a cessé de répéter qu’elle lui était étrangère. L’hypothèse que Simmel et Tarde auraient dû contribuer ensemble à une revue internationale de sociologie reste donc en suspens.

7Il n’en reste pas moins que l’échec de dernière minute de cette revue sociologique internationale ne semble pas avoir mis un terme à la relation entre Simmel et Tarde. Car si Bouglé ne fut pas à l’origine des échanges entre Simmel et Tarde, il en sera néanmoins un catalyseur d’une extrême importance à partir de l’hiver 1893-1894. C’est un poncif désormais acquis dans la littérature secondaire : au début, Bouglé, Lapie, Parodi, Richard, Simiand, « presque tous ces hommes avaient autant (voire davantage) de sympathie intellectuelle pour l’œuvre de Tarde que pour celle de Durkheim » (Mucchielli, 2000, 179). Par le biais de cette ambivalence initiale, les liens entre Simmel et Tarde s’étoffent un peu plus. Berthelot, qui vient de publier une recension « aux flèches si aiguës et si fines » dans la RMM que Tarde ne croit « pas pouvoir [s]e dispenser d’y faire une courte réponse, pour prévenir une confusion d’idées » (Tarde, 1893 c, 573), vient l’écouter à Berlin. Simmel prend également plus d’initiatives envers Tarde. Ainsi, alors que Bouglé, de retour en France, le sollicite sur Tönnies, Simmel lui répond avoir « fait parvenir il y a longtemps une recension très détaillée de Tönnies sur Tarde à celui-ci. Vous pourriez en tirer divers éléments quant aux vues de Tönnies » (Simmel, Lettre à Bouglé du 9 novembre 1894, GSG 22). Maigre, cet élément atteste pourtant d’une correspondance avec Tarde qui, par l’intermédiaire de Bouglé, prenait le sens d’une vraie collaboration scientifique. Il révèle ensuite combien il fallait que les trois hommes fussent suffisamment proches pour que Simmel lui propose spontanément d’aller récupérer chez Tarde la recension de Tönnies qu’il lui avait envoyée environ un an auparavant. Enfin, on sait que Tarde aura la possibilité de mieux connaître les thèses de Simmel grâce à Bouglé, notamment lorsqu’il lui envoie ses Sciences sociales en Allemagne fin 1895, dont un chapitre entier est consacré à Simmel. Il lui aurait alors avoué être « charmé par l’appréciation de ses idées » (Tarde, Lettre à Bouglé du 26 novembre 1895, in Besnard, 1979, 16). Dans ces circonstances, l’unique lettre de Simmel à Tarde dont nous disposons à l’heure actuelle [6] a de quoi surprendre. Datée de la veille de celle où il faisait la suggestion à Bouglé de se rendre chez Tarde, on aurait pu s’attendre à de plus substantiels éléments sur cette relation à trois. Elle fait pourtant l’impasse sur ce point, révélant plutôt une indéniable distance.

« Je viens de recevoir votre Logique sociale, écrit-il, et je vous prie d’agréer tous mes remerciements. Outre cela je n’en pense dire rien, naturellement, et il se passera bien du temps jusqu’à ce que je le puisse. Car votre œuvre exige le dévouement intégral du lecteur et il faut pour cela plus de temps que je n’aurai prochainement. Mais je vous prie d’être sûr qu’un jour je le lirai avec tous possibles approfondissements ; et alors il sera mon affaire d’introduire votre œuvre dans tous les cercles allemands qui veulent m’écouter » (Simmel, Lettre à Tarde du 9 novembre 1894, GSG 22).

8Curieuse manière de recevoir La logique sociale en effet que d’en conclure spontanément : « Je n’en pense dire rien, naturellement. » Certes, Simmel est déjà occupé aux deux projets de sa vie, la Philosophie de l’argent et les premières esquisses de sa Sociologie. « Naturellement » il se passera donc « bien du temps » avant qu’il ne recense l’ouvrage de Tarde. Mais pourquoi se passe-t-il tant de temps qu’il ne publiera jamais rien, pas même une nécrologie lorsque Tarde s’éteint ? Pourquoi ces deux projets ne l’empêchent-ils pas de signer en revanche plus de 17 recensions jusqu’en 1901, dont la Psychologie des foules de Le Bon ? Pourquoi mettre un bémol à la publicité de leur relation ? On pourrait d’ailleurs étendre la question à Bouglé, qui, recevant dans les mains la désastreuse traduction de Simmel dirigée par Worms, accepte la charge des corrections mais demande de taire son nom [7]. Qu’est-ce qui poussait les trois hommes à observer la même attitude – Simmel, qui « naturellement » ne dira rien de La logique sociale comme s’il le faisait avec la bénédiction de Tarde, et qui tout aussi normalement ne nommera pas le traducteur de son article, conformément aux doléances de Bouglé ? Quels étaient les enjeux de ce silence ? En attendant que d’autres travaux d’archives permettent peut-être de lever définitivement le voile, deux hypothèses se dessinent.

9D’une part, Simmel conservait d’indéniables distances avec le programme de Tarde. Parce qu’elle péchait par manque de méthode, l’épistémologie de son collègue français pouvait bien être « profonde » et attachante, elle n’en restait pas moins une « spéculation métaphysique » (Simmel, GSG 19, 306). Simmel regrettait ainsi que Tarde fasse abusivement de l’imitation une « loi », recoupant ainsi l’un des importants reproches que L’Année adressait à Tarde. Même Palante, plus souvent jouet qu’acteur de son lyrisme anti-durkheimien, était forcé d’accepter leurs différences. Il opposait ainsi à la « loi d’assimilation progressive (Tarde) » « la loi de différenciation progressive (Simmel) », telles « deux lois antagonistes qui semblent se disputer l’influence dans l’évolution des sociétés » et partant, comme les deux méthodologies sociologiques complémentaires qu’il acceptait de retenir dans la discipline, une fois le monisme de Durkheim éliminé (Palante, 1912, 127). Inversement, Tarde conservait lui aussi ses marques. S’il a lu les contributions françaises de Simmel, il ne s’en inspirera jamais. Davis le regrettait dès 1906 : « Si Tarde avait suivi le travail de Simmel, il en aurait tiré immédiatement profit ; la méthode simmélienne aurait pu être utile à Tarde dans la mesure où elle concrétisait certains de ses propres concepts abstraits » (Davis, 1906, 101-102 – c’est nous qui soulignons). Il ne s’engagera pas non plus explicitement en sa faveur, comme le fit par exemple Bergson, leur ami commun, qui publiera en 1912 les Mélanges de Simmel. Tarde n’était pas seulement convaincu de l’originalité, ou du moins de la solitude dans laquelle il avait élaboré sa théorie [8]. Surtout, il ne cherchera pas à institutionnaliser, dans une revue, une équipe ou une « école », les grandes lignes de sa perspective en sociologie et en psychologie sociale (cf. Mucchielli, 1998, 140 et s.). Parler d’un « programme » Simmel-Tarde ne peut donc se faire qu’entre guillemets. Toutefois, Tarde s’est toujours réjoui de l’écho de sa pensée [9]. Aussi ces distances ne justifient pas à elles seules les raisons de l’ambivalence qui marque l’échec de leur projet. La subtile différence entre épistémologie et théorie de la connaissance, si peu prisée en France, y a peut-être joué un rôle. Mais il semble également que, pour éviter de mettre de l’huile sur le feu d’une polémique qui sentait de plus en plus le soufre, Tarde et Simmel jouaient la carte de la discrétion face à Durkheim, d’autant plus que l’un avait tendance à le considérer comme « [s]on élève sans le savoir » (Tarde, 2000, 246), et l’autre comme un allié de la méthode plus fiable, du moins plus « allemande ».

II. L’ombre de Durkheim entre Simmel et Tarde

10Lorsque Simmel reçoit La logique sociale de Tarde, nous sommes en effet à l’aube de 1895. Durkheim a déjà publié sa Division du travail social puis Les règles de la méthode sociologique, mais son succès est mitigé. En France, la recension de Tarde sur son premier ouvrage, perdue entre celles de Nowicow et Gumplowicz, n’est pas sans réserves. Bien qu’il le trouve profond, Tarde regrette que Durkheim « ne fait point sa part à l’accidentel », puis ajoute trois autres critiques. Durkheim sous-estime le rôle des conflits ; l’opposition entre les deux solidarités est « illusoire » ; enfin la division du travail n’est pas en soi moralisatrice (Tarde, 1893 a, 625-632). S’il est difficile d’y voir une haine notoire, le public allemand sera quant à lui encore plus froid. Le rejet radical que Durkheim affiche contre la psychologie lui vaut d’emblée l’inimitié du puissant cercle de Wundt et de Dilthey (Schmid, 1993, 231-250). Quant aux sociologues, ce n’est guère mieux. Simmel ne le recense pas. Tönnies et Schmoller font exception, mais n’en relèvent pas les meilleures facettes. Tönnies « est avec Durkheim contre Tarde quand il s’agit de la reconnaissance des faits sociaux comme des “choses” d’un genre particulier, mais il soutient Tarde quand celui-ci constate que les faits sociaux doivent être compris comme émanant de la volonté humaine » (Cahnman, 1970, 202) [10]. Quant à Schmoller, « il ne fait aucun doute, concédait-il, que l’ouvrage comprend bien des conceptions et des pensées généralement justes [...]. Le chemin que l’auteur emprunte est également le bon » (Schmoller, 1894, 288). Toutefois, ces concessions débouchaient vite sur une critique acerbe. L’auteur, encore « jeune », néglige les plus fins détails, les « fils invisibles » qui façonnent aussi le visage de la division du travail dirait Simmel, de sorte qu’il s’éloigne de la réalité. Surtout, ses « idéaux politiques l’emportent sur l’argumentation strictement scientifique » (ibid., 288-289). De Tarde ou de Durkheim, Schmoller avait ainsi choisi son camp [11].

11Tarde, parce qu’il était le sociologue le plus en vue sur la scène nationale, parce qu’il monopolisait la caution scientifique allemande sans même en connaître la langue, volait donc doublement la vedette à Durkheim. La stratégie débute dès 1896, lorsque Durkheim sort sa « machine de guerre » pour mener la bataille sur les deux fronts. D’une part, il sollicite la collaboration du protecteur allemand de Tarde pour le projet de L’Année. La caution de Simmel lui sera précieuse pour l’écho international de l’entreprise et lui permet symboliquement de rivaliser avec Tarde. D’autre part, il inventait un litige avec Tarde pour rester sous les projecteurs, quitte à le fabriquer de toutes pièces : la psychologie sociale. Présent dès 1894 en sourdine, « ce débat va prendre de l’ampleur – et de l’aigreur » (Besnard, 1995, 221). Dans le sillage de cette défense, la relation de Simmel à Tarde, déjà bancale, en faisait définitivement les frais.

12Si Durkheim était, en 1897, « bien décidé à ne plus riposter, jugeant que ce débat a[vait] assez duré » (Durkheim, 1975 b, 464), cette année marque pourtant le premier grand point d’orgue des hostilités. La collaboration de Simmel et Durkheim, jeune d’à peine cinq mois, se passe mal. La première impression que Durkheim tire de la lecture du texte que Simmel proposait à L’Année était pourtant bonne. « Il a, comme tout ce genre de travaux très généraux, le défaut d’être une sociologie en 50 pages d’impression [...]. Mais il est vivant, d’une lecture agréable et tout à fait dans le courant général de L’Année » (cf. GSG 19, 396). Or, plus Durkheim s’engage dans la traduction, plus ce papier lui semble comporter de similarités avec la théorie de Tarde. Il faut les « maquiller » dans une traduction qui sera laborieuse (Gephart, 1982, 16-19), et qui conduira à l’interruption de leurs relations. Le contexte politique, notamment l’affaire Dreyfus, fut important. Il ne concernera pas seulement le fameux passage sur l’honneur que Durkheim fait tout simplement disparaître. Indirectement, parce que Tarde ne prit pas position, perdant au passage une partie de son aura parmi les membres de l’équipe, il justifiera bien d’autres reformulations. Quitte à forcer le trait, il fallait estomper le moindre doute sur les frontières entre la ligne de la revue et celle de la psychologie sociale. Ainsi, tandis que Bouglé avait l’habitude de traduire Wechselwirkung par « action réciproque », Durkheim choisit le terme « inter-action » sans avoir présenté les dernières épreuves à Simmel, « faute de temps », et comme toujours, « pour le bien » de L’Année. Certain qu’il ne lui fasse finalement faux-bond et ne parvienne à mettre en valeur la perspective de l’ennemi tant redouté, il fallait l’écarter. Durkheim s’en chargeait dès la traduction, et confiait le reste de la besogne à Bouglé.

13Certes, Durkheim usera d’une argumentation bien différente face à son neveu : nous avons pressé le citron jusqu’au bout. Simmel n’était qu’une étiquette stratégique [12]. Contrairement à ses dires, il n’avait pourtant pas pris « un Simmel quelconque » pour le succès de L’Année, mais bien la cheville ouvrière de la réception de Tarde au sein de la sociologie allemande (Durkheim, 1998, 100). C’est à elle qu’il s’intéressait – non aux émules et passeurs de Tarde parmi les criminologues ou les juristes d’outre-Rhin. À cet égard, il est flagrant que 1897 scelle à la fois l’éviction de Simmel et la publication du Suicide, dont « il ne serait pas excessif de soutenir [qu’il] est en grande partie un livre anti-Tarde » (Besnard, 1995, 230). Les coups portés étaient bien trop synchrones pour qu’il s’agisse d’un simple hasard. Trois ans plus tard, en 1900, Durkheim affûte d’ailleurs une dernière fois ses plumes en usant du même stratagème. Alors que Tarde, fraîchement nommé au Collège de France, a failli passer pour le fondateur de la sociologie en France, il publie deux articles au vitriol, « La sociologie et son domaine scientifique » qui prend pour cible Simmel (Papilloud, 2003, 58 et s.), puis « La sociologie en France au XIXe siècle », qui vise quant à lui Tarde. La virulence du propos restait toujours aussi forte, attestant que sa bataille contre Simmel était à l’époque indissociable de celle qu’il menait contre Tarde.

14Comment Simmel et Tarde ont-ils pris l’amalgame de la critique ? Qu’ils se soient concertés ou non, les deux hommes ne se sont pas associés pour faire front à Durkheim, si ce n’est en optant pour un silence relatif. En se rangeant provisoirement du côté de L’Année, alors qu’il n’ignorait pas la dispute, Simmel avait de toute façon rendu une autre issue impossible. C’est donc en solo et bien loin de la polémique que Simmel répond à Durkheim. « De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance » (1900) fait ainsi moins écho à l’attaque en bonne et due forme de Durkheim qu’au mémoire que ce dernier venait de publier dans le second numéro de L’Année, « De la définition des phénomènes religieux » (1899). Simmel avait soumis ce texte au Premier Congrès international de philosophie qui se tint du 1er au 5 août 1900 à Paris. Sous l’égide de Xavier Léon, l’initiative représentait l’occasion rêvée pour répondre à Durkheim et démonter publiquement les soubassements théoriques de ses attaques. Pour se dispenser de vagues, Simmel ne se rend pourtant pas au Congrès, prétextant être finalement malade. Il demandera par contre à Élie Halévy, qui avait traduit son texte, de le lire à sa place. Ce clin d’œil passera toutefois inaperçu, car Simmel jouera de malchance. « De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance » paraît avec trois ans de retard [13]. L’effet de réponse était plutôt manqué.

15Dans le cas de Tarde, les ripostes se feront avec les années toujours plus discrètes. Il ne répondra pas à « La sociologie en France au XIXe siècle ». « Peut-être considéra-t-il qu’il ne gagnerait rien à une surenchère supplémentaire à un moment où il commençait à songer à sa future carrière académique » (Besnard, 1995, 239) ? Sa lettre à Fuchs du 26 mai 1900 trahit même une sorte d’épuisement face à une guerre des plumes qui lui semblait toujours plus fourbe. « Puisqu’il vient d’être question de M. Durkheim, je viens de lire dans la Revue bleue, toute récente, une étude de lui où il me fait une place dérisoire dans la galerie des sociologues français contemporains (tracé : tout le monde sait ici par quels sentiments cet article est inspiré). Je n’y répondrai pas, et il n’y a pas à en tenir compte » (Tarde, 1900 – KST). Curiosité singulière en revanche vu son option pour le silence, dans le numéro de 1901 de la Revue philosophique de son vieil ami Théodule Ribot, Tarde signait « La réalité sociale », un papier qui répondait non à l’article qui lui était destiné, mais à celui où Durkheim incriminait Simmel. Face au mentor de L’Année qui martelait contre Simmel que « La science ne se préoccupe pas [...] de savoir s’il existe une autre réalité. Pour elle une seule chose est certaine, c’est qu’il existe des manières de penser et d’agir qui sont des obligations » (Durkheim, 1975 a, 27), Tarde prenait l’exact contre-pied. La réalité n’est qu’un cas du possible. À prêter à la science des prétentions qui outrepassent sa portée, nous contribuons à sa faillite : voilà ce que fait Durkheim en supposant une réalité sociale a priori. Au début de la société, nous ne pouvons tout au plus postuler qu’une « force d’inter-actions » (Tarde, 1901 a, 459), qui permet des échanges dont émerge le caractère social de la réalité. Contre la « candeur théologique » de Durkheim, Tarde proposait une réflexion sur les conditions de possibilité du devenir social de la réalité, en utilisant les mêmes outils que Simmel : le relativisme et la Wechselwirkung, ces effets de changement qui s’échangent entre les hommes [14]. Et pour montrer qu’il n’était pas dupe de la manigance de Durkheim, qui associait toujours plus Simmel à sa croisade contre lui, il ironisait que « le savant professeur de sociologie », depuis qu’il dirige « avec un succès si légitime L’Année sociologique [...] s’est beaucoup rapproché de la conception psychologique des faits sociaux » (ibid., 460)... Il n’insinuait rien moins que la propre affinité de Durkheim à la pensée de Simmel, qui figurait à côté de son nom en couverture du premier numéro. Or, bien que la prise de position de Tarde en faveur de Simmel attestât pour la première fois de leur importance conjointe dans cette querelle avec Durkheim, ce geste venait un peu tard. Implicite et allusive, elle ne contribuait pas non plus à clarifier les rapports de la sociologie formelle ou pure à celle de Tarde et de Durkheim. Au contraire même, Tarde restait dans une logique où l’utilisation de la référence allemande en sociologie le distinguait peu de celle de L’Année : il ne défendait pas la sociologie de Simmel en tant que telle, mais s’en servait par allusion afin de répondre à Durkheim.

16L’hiver 1903-1904, les deux titans s’affronteront une dernière fois à l’École des hautes études sociales de Paris. Dans la salle, l’ambiance était électrique. « Avant qu’ils aient dit un mot, par leur physionomie, leur regard, leurs gestes [...] on devinait qu’une telle discussion n’était qu’une folie » (Tarde, Lettre à Paulhan (1904), 1980, 20). De fait, « MM. Durkheim et Tarde soutinrent avec beaucoup de chaleur leurs thèses respectives » (Pournin, 1904, 86). « Entre nous, résumait Tarde, c’est le débat du nominalisme et du réalisme scolastique. Je suis nominaliste. Il ne peut y avoir qu’actions individuelles et interactions. Le reste n’est qu’entité métaphysique, que mysticisme » (ibid., 87). Quant à Simmel, le matériel manque pour savoir s’il fut question de lui, ne serait-ce que par allusions, au cours du débat. Sa présence dans le parterre des auditeurs reste tout aussi hypothétique. Si l’on sait qu’il voulait rencontrer « Tarde et Durkheim » à Paris juste avant que celui-là ne s’éteigne (Levine, 1993, 78), quitte à décliner l’invitation du congrès de Saint-Louis aux États-Unis, on en ignore les circonstances exactes. Le seul fait tangible est que si Tarde l’a peut-être emporté ce jour-là [15], Durkheim avait déjà gagné son pari. Quand bien même le problème de la psychologie sociale restait encore entier, Durkheim s’était imposé en maître dans L’Année et la mort de Tarde, en 1904, lui laissait les portes de la discipline grandes ouvertes.

III. « Sur la psychologie sociale de l’hostilité »

17Face à la rupture avec Durkheim, l’attitude de Simmel, encore farouchement sociologue jusqu’en 1908, reste peu connue. Affecté par le rejet d’un homme qu’il estimait [16], sa francophilie mise à mal, il semble être resté invariablement passif. Ce préjugé collait d’autant mieux à l’éloignement olympien des questions brûlantes qu’on lui attribue souvent que Simmel n’eut jamais un goût prononcé pour la polémique [17]. Mais il ne resta pourtant pas muet. La disparition de Tarde ouvrait de nouveaux espoirs et son nouvel ouvrage, la Sociologie, était fin prêt, ne demandant qu’à rencontrer le public français. Naturellement, dix ans après la rupture avec Durkheim, il ne pouvait plus compter sur L’Année pour trouver une tribune. Mais la prochaine parution de sa Sociologie le poussait à chercher des solutions alternatives. Il profite alors de l’invitation des Documents du progrès [18] à participer à leur « Enquête sur la sociologie » aux côtés de Breysig, Durkheim, Fouillée, Grotenfeld, Giddings, Palgayi, Small, Stammler, Tönnies, Ward et Worms. Simmel y répond cordialement, et l’aubaine était de taille. Conformément aux vœux de la rédaction, il est le premier à ouvrir les réponses à l’enquête publiée en février 1908. Il n’hésitera d’ailleurs pas à tirer profit de cette position de force. Bien que vierge de toute allusion à Durkheim, sa contribution l’indique nettement. D’une part, sous couvert de l’objectivité de la science, il insiste sur la nouveauté radicale de sa sociologie formelle. D’autre part, il redouble la défense de son approche sociologique par un souci offensif et publicitaire, prenant bien soin de renvoyer « les lecteurs à un ouvrage étendu sur la sociologie et dans lequel [il] essaiera de démontrer, par des recherches spéciales, la fécondité de l’idée fondamentale qu’[il] indique seulement ici » (Simmel, GSG 19, 377). Tardive, pugnace et pourtant dénuée de haine à l’encontre de Durkheim, cette première collaboration aux Documents du progrès ne fut toutefois pas le dernier mot de Simmel.

18Quelques mois plus tard, il publiait un second texte confortant sa présence aux marges de la scène sociologique française. « Sur la psychologie sociale de l’hostilité » parut en mai 1908 dans le second et dernier volume d’une jeune revue, La vie contemporaine : revue de psychologie sociale. Même si A. de Tarde et J. Teutsch, les rédacteurs de la revue, annonçaient pompeusement que Simmel, « éminent collaborateur » – il n’y participera qu’une fois – « a bien voulu nous donner ces pages inédites d’une sociologie », ce texte semble lui aussi essentiellement publicitaire. Il s’agit d’annoncer au public français la prochaine parution de la Sociologie, qui, « après quinze ans de travail [...] paraîtra en juin » (Simmel, Lettre à Bouglé du 22 mars 1908, GSG 22). Simmel ne livre d’ailleurs qu’un savant collage de divers passages issus d’un chapitre précis : le conflit. Or, ce chapitre est prêt depuis 1903, date à laquelle il fait paraître aux bons soins d’Albion Small, dans l’American Journal of Sociology, une sociologie du conflit en trois parties. La structure de ce collage n’est pas sans intérêt, car elle ne suit ni l’agencement de la Sociologie, ni celui de l’AJS. Mais force est de constater que cet article ne comporte pas de nouveauté théorique majeure. On aurait pu s’attendre à y trouver par exemple quelque réponse pour élucider le « mystère » de 1903, car, le Dozent avait promis un quatrième article clôturant sa sociologie du conflit. Il n’en est rien. Simmel a puisé dans ses tiroirs des analyses déjà rodées. Quant à son écho, il fut plus que minime. Malgré ses efforts, sa position, condamnée à des tribunes isolées et fragiles, pouvait difficilement être audible. Les difficultés autour de la traduction du texte de Simmel le laissaient déjà présager. Mais elles permettent surtout d’interroger plus profondément la nécessité de cet échec. Or sur ce point, la longue querelle entre Durkheim et Tarde, qui avait déjà tant miné son écho sur la scène académique française, continuait de jouer un rôle important.

19« Je me réjouis que vous dirigiez la difficile traduction de mon essai, confiait Simmel à Bouglé en mars 1908 ; c’est la meilleure garantie qu’il puisse y avoir pour sa réussite ; pour le terme de “Feindseligkeit” (dans le titre) je proposerais Hostilité » (Simmel, Lettre à Bouglé du 22 mars 1908, GSG 22). Cette lettre l’indique nettement : Bouglé restait ici comme jadis le médiateur principal des traductions françaises de Simmel. Cependant, et c’est là une nouveauté, il n’en était plus ni l’auteur ni l’initiateur, tout au plus le simple superviseur. Binet, Darlu – le gourou de la RMM –, Espinas, Gide, Worms, Waxweiler – qui dirigeait l’institut sociologique de Solvay à l’Université libre de Bruxelles : Bouglé connaît certes tous les patrons de la Revue de psychologie sociale, mais son nom n’apparaît pas une fois parmi les contributeurs. Non seulement Simmel a pu être sollicité par d’autres canaux, mais encore Bouglé semble n’avoir accepté la charge de cette traduction qu’avec distance. Pourquoi ? Certes, L’Année accumule un retard de publication considérable depuis 1906. Associer son nom à La vie contemporaine, une revue de psychologie sociale dont l’ourson comprend le nom des deux fils de Tarde, aurait été dans ces conditions du plus mauvais effet. Mais après tout, en 1908, Tarde est mort et Bouglé n’a plus de souci académique à se faire. De plus, il n’est pas, comme Léon, l’homme d’une seule revue. De même qu’il n’a guère craint le courroux de Durkheim en contribuant au numéro de la RMM à la mémoire de Tarde, de même il aurait pu prendre plus de latitude en endossant la traduction que lui demandait Simmel. Dans sa correspondance avec Simmel, Bouglé ajoutait également le manque de temps, les pressions de la vie académique, mais aussi des reproches pour ne pas s’être manifesté plus vite au sujet de ses Essais sur le régime des castes. « L’affable barbu », ainsi que l’appelait Vladimir Jankélévitch, était-il froissé des vexants procédés du Dozent de Berlin ?

20Si la question des raisons qui président à cet éloignement reste entière, celle de savoir à qui Bouglé commandite la tâche se laisse par contre résoudre plus aisément. Bien que la mémoire de Samuel Jankélévitch soit entourée d’une introuvable « traduction » de Simmel, l’hypothèse la plus pertinente pointe un autre homme du doigt, maîtrisant lui aussi parfaitement l’allemand : Georges Palante (1862-1925). Premièrement, à la différence de son acolyte russe, Palante faisait officiellement partie des collaborateurs de La vie contemporaine pour la rubrique de sociologie générale. La seconde raison pour que la paternité de cette traduction lui revienne tient à ses liens avec Bouglé. Il le remplace depuis 1898 comme professeur de philosophie au lycée de Saint-Brieuc, puis entre 1907 et 1911 il rédige sa thèse, Les antinomies de l’individu et de la société, sous la direction de Bouglé et Séailles. Il y reprendra d’ailleurs nombre des thèses de Simmel, voire ligne à ligne « la remarquable étude de M. Simmel : Comment les formes sociales se maintiennent » (Palante, 1912, 69) [19]. Or, cet élément ne fait qu’enfoncer le clou de l’ambivalence que Bouglé observe alors envers Simmel. D’une part, c’est auprès d’un doctorant un brin farfelu et profondément hostile à Durkheim qu’il se déleste de la traduction que Simmel lui avait demandée. Bouglé n’est plus « l’élève » de Simmel ni de personne. À cet égard, il utilise Palante pour confirmer une distance que le statut académique avait déjà consacrée. Mais d’autre part, il sait que parmi ses hommes de main, aucun autre ne pouvait recevoir Simmel avec autant de faveur. Sous cet angle, le choix de Palante ne sert plus la distance, mais bien la position de passeur simmélien l’infatigable que Bouglé a toujours adoptée. Une rapide comparaison des recensions que Bouglé et Palante donneront de la Sociologie, toutes deux parues en 1909, permet de mettre cette ambivalence d’autant mieux en relief que la première est relativement sèche, tandis que la seconde fait l’effet d’une véritable croisade. En arrière-fond, l’ombre de la dispute entre Tarde et Durkheim rôdait plus que jamais.

21En effet, vu son habituelle complaisance pour les ouvrages de Simmel, il n’est pas exagéré de dire que la recension de la Sociologie que Bouglé signe pour L’Année « traduit une volte-face » (Deroche-Gurcel, 2002, 38). Cette collection « d’études hétérogènes, juxtaposées », dans l’ensemble déjà parues et surtout déjà « analysées » dans L’Année, bénéficie d’une recension assez froide (Bouglé, 1909, 17).

« En somme, l’analyse des “interactions”, ce serait pour M. S[immel] comme pour Tarde (on sait d’ailleurs combien il y a d’analogies entre les “manières” de ces deux penseurs) l’essentiel de la sociologie. Sans aucun doute elle doit s’occuper des grandes institutions [...]. Mais plus féconde encore est l’étude directe de ce que M. S[immel] appelle l’association “à l’état naissant”, à savoir les relations entre individus, les réactions qu’ils exercent les uns sur les autres, et qui expliquent la vie des touts sociaux comme les réactions physico-chimiques échangées entre les cellules expliquent la vie de l’organisme » (ibid., 18).

22La technique est habile. La sociologie formelle est tout simplement tardienne, et si l’on prend les exemples de sociation que Simmel a choisis pour illustrer son point de vue, ils attestent du même organicisme biologiste que le défunt directeur du Bureau de la statistique. La recension de Bouglé grouille d’ailleurs d’allusions à Tarde, soit qu’il mette en avant « la richesse des déductions psychologiques » simméliennes, soit qu’il exprime ses doutes sur la séparation que Simmel trace entre la sociologie et « le concept de psychologie sociale, dont quelques-uns semblent vouloir se servir pour délimiter dans le champ des phénomènes psychologiques la part de la sociologie » ainsi que le faisait Tarde (ibid., 19). Préférant pour sa part s’attacher à observer les formes de sociation « dans les faits, c’est-à-dire dans l’histoire comparée des associations », sa conclusion épousait le laïus durkheimien : « Pour devenir une discipline scientifique, [la sociologie] doit faire aux confrontations objectives plus de place que ne leur en font les essais, si suggestifs d’ailleurs, du brillant “moraliste” qui a écrit la Soziologie » (ibid., 20) [20]. Naguère « durkheimien ambivalent », Bouglé s’imposait donc en 1908 comme le champion des critiques de L’Année contre Simmel, au point que Belot, dans un lapsus révélateur, attribuera sa recension... à Durkheim (Belot, 1911, 437).

23Inversement, on pourrait opposer la recension de Palante point par point à celle de Bouglé. Longue de 12 pages, gorgée de citations, elle focalise aussi sur le problème des liens entre sociologie et psychologie sociale. Mais Palante, en fervent ennemi de Durkheim (Onfray, 1990, 100 et s.), prend l’exact contre-pied de son directeur de thèse. Malgré certaines réserves à l’égard du troisième a priori de Simmel qui masque un « rationalisme optimiste » digne d’un « Pangloss » (Palante, 1909, 410) – ou d’un Durkheim –, c’est bien pour être l’avocat de Tarde que Palante encense sa démarche. Les sous-entendus sont patents, soit qu’il fasse de la Sociologie un rempart contre le « mysticisme sociologique » qu’attribuait Tarde à Durkheim, et « qui consiste à ériger en entités l’âme des peuples, des races, etc., et à en faire l’objet d’une psychologie sociale distincte de la psychologie individuelle » ; soit qu’il défende la psychologie sociale comme « une science plus concrète que la sociologie » (ibid., 406). Enfin, alors que les dernières lignes de Bouglé terminaient sur une défense de la sociologie durkheimienne, Palante concluait sa recension en incriminant l’école française. « M. S[immel] fait appel aux ressources de la plus riche documentation historique, de la psychologie sociale la plus pénétrante et la plus sagace. – En dépit de son formalisme théorique et méthodologique, il y donne l’exemple d’un souci de la réalité historique et psychologique, et d’un éloignement pour la dialectique creuse qui n’a pas toujours été imitée par ses disciples français » (ibid., 411). On peut toutefois douter que Simmel ait plus apprécié l’apologie de Palante que les sceptiques bémols de Bouglé. Car dans un cas comme dans l’autre, la Sociologie n’était en définitive ni plus ni moins qu’instrumentalisée à des fins posthumes : soit pour porter un dernier coup à Tarde, soit pour rappeler qu’il n’était pas complètement mort. Or, si Simmel avait joué avec le feu en acceptant de publier son texte dans La vie contemporaine, son intention n’était pas de contribuer à la surenchère « tardienne » allouée à son ouvrage.

24Toutes polies qu’elles soient, les lignes que Simmel adresse à Bouglé en 1908 attestent certes que la distance n’était pas le fait d’un seul homme. À la limite de la provocation alors que Bouglé semble l’avoir relancé plusieurs fois pour s’assurer de la réception de ses Essais, Simmel commence directement sa lettre par le point qui l’intéresse : la traduction de son article, et que Bouglé la dirige. Les remerciements de son envoi, qu’il avoue avoir différés, passent au second plan. De plus, si Simmel s’engage à diffuser les Essais, ce sera auprès de ses étudiants. On est loin de l’attention professorale qu’il s’attachait naguère à lui assurer. Enfin, la fermeté avec laquelle il se dit « lui aussi » absorbé par la pression que lui impose sa Sociologie n’est qu’un indice supplémentaire d’une distance réciproque qui s’est établie entre eux. Doit-on en conclure qu’en signant dans les colonnes de La vie contemporaine, la première revue de psychologie sociale française mise sur pied par les fils de Tarde, Simmel avait aussi changé son attitude à l’égard de Durkheim et des durkheimiens ? La tentation de répondre par l’affirmative est grande. Même s’il n’avait pas eu à souffrir des reproches de « tardisme » aigu dont l’accusait L’Année, sa contribution aurait eu le même poids puisqu’outre-Rhin, on suivait assidûment la polémique Durkheim-Tarde – d’ailleurs avec amusement. Simmel ne faisait donc pas un geste ingénu, mais engageait son nom à bon escient dans la revue. Il ne faisait pourtant ni un salut posthume à Tarde, qui avait pris sa défense en 1901, comme pour lui rendre la monnaie de sa pièce, ni une palinodie anti-durkheimienne. En attestent d’abord les souvenirs de ses étudiants allemands, se rappelant que dans ses cours, Simmel continuera à parler « corps et âme de Bergson comme de Durkheim » au moins jusqu’en 1910 (Gassen, Landmann, 1958, 277 – nous soulignons). Vient ensuite la teneur théorique et méthodologique de la Sociologie elle-même. En désaccord avec Durkheim sur la question de la sociation, Mamelet a déjà souligné que Simmel « ne se rallie pas pour cela à la thèse soutenue en France par M. Tarde, et suivant laquelle les faits sociologiques seraient essentiellement des faits psychologiques. Il se préoccupe tout autant que M. Durkheim d’assurer l’indépendance de la sociologie, comme science, et de la distinguer de la psychologie et de l’histoire » (Mamelet, 1914, 145). Et de fait, dans son article sur l’hostilité, Simmel défend les couleurs de la sociologie formelle comme une « combinaison convenable » (Simmel, 1908, 164) des méthodes sociologiques durkheimiennes et de la psychologie sociale. En mettant l’accent sur la « place qu’occupent les sentiments psychosociaux dans la description des relations réciproques », en l’occurrence sur l’hostilité, Simmel tentait à la fois de répondre « à une exigence phénoménologique » absente dans l’architecture durkheimienne, mais aussi de marquer une différence « entre sociologie et psychologie » qui rapprochait indiscutablement sa perspective compréhensive de celle de Durkheim (Watier, 2002, 218-219). Ni pour ni contre l’un des deux pontes de la sociologie française, Simmel semblait plutôt penser que la mort de Tarde en 1904 avait atténué la vigueur de leur querelle. Et c’est bien ce qui fait finalement l’intérêt de son article pour La vie contemporaine, un texte qui est un acte de réouverture du débat, un plaidoyer sur les complémentarités de la psychologie sociale et de la sociologie qui pouvait en servir de tremplin. Deux arguments majeurs permettent d’étayer cette hypothèse.

25Premièrement, en mars 1908, Simmel pouvait légitimement croire que Durkheim aspirait autant que les fils de Tarde à sortir des ornières d’un débat qui n’avait que trop duré. Il est d’ailleurs significatif que Simmel ne livre sa contribution à La vie contemporaine qu’après la publication de « L’Enquête » des Documents du progrès. Comme Tönnies, Weber ou Breysig qui tenaient ce « cher et profond Gabriel Tarde » d’autant plus en estime qu’il avait disparu « bien trop tôt » (Breysig, 1908, 233), Simmel a dû se réjouir de lire les lignes avec lesquelles Durkheim concluait son propos. Car s’il y réitère sa condamnation de la psychologie individuelle, trop encline à des considérations raciales et organicistes, il se défend « du matérialisme qu’on [lui] a si souvent reproché ». Les représentations collectives, « bien plus complexes » que les représentations individuelles, justifient que « toute la sociologie est une psychologie, mais une psychologie spéciale » qui a pour but de renouveler l’assise épistémologique de la psychologie individuelle (Durkheim, 1908, 222). Autrement dit, à partir de 1908, Durkheim n’était plus aussi ostensiblement « contre » la psychologie sociale [21] – à considérer qu’il le fut vraiment [22]. De même, la partie adverse avait elle aussi momentanément dilué son anti-durkheimisme. Si l’on ignore encore qui de la rédaction de La vie contemporaine ou de Simmel prit l’initiative de contacter l’autre, il n’en reste pas moins que les fils de Tarde aspiraient sinon à une réconciliation, du moins à finir la polémique. « Ne réveillons pas cette dispute éteinte », écrivaient-il ainsi en 1909, certains que la « grave dissidence » entre Tarde et Durkheim était, « à vrai dire, une dispute de tempéraments plutôt que de doctrines » (Tarde, 1909, 55-56).

26Que ce motif ait pesé lourd dans la décision que prit Simmel de contribuer à La vie contemporaine se reflète ensuite dans le thème de son article. Certes le choix de l’hostilité ne fut pas totalement ingénu. Simmel aurait pu proposer un texte plus explicite de sa position, comme sa « Digression sur la psychologie sociale », voire un article plus neutre, sur le secret ou les bijoux. Et s’il tenait vraiment, conformément à sa technique du fragment, à prendre pour exemple un sentiment psychosocial, pourquoi ne pas prendre celui de la confiance ou du pardon ? Certains pans de « Sur la psychologie sociale de l’hostilité » peuvent aussi prêter le flanc à une lecture entre les lignes qui, vu le contexte, ne manquent pas d’ironie. « Le choix ou la combinaison convenable des deux méthodes : celle de la solidarité organique avec laquelle le tout intervient pour les dommages causés par des conflits partiels – ou celle de l’isolement dans lequel le tout se tient à l’écart vis-à-vis de ces dommages –, est naturellement une question essentielle pour chaque union [...]. » Néanmoins, pour comprendre pourquoi « la lutte s’exagère assez souvent à l’intérieur d’un groupe étroitement uni », concluait Simmel, l’essentiel est « le sentiment que la lutte n’est pas seulement une affaire concernant les parties, mais encore une affaire concernant le groupe comme groupe » (Simmel, 1908, 164-165). L’allusion est patente : sans l’enjeu de la cohésion de l’équipe – la « machine de guerre », disait Besnard – la querelle entre les deux méthodes de Durkheim et de Tarde aurait-elle pris de telles proportions ? L’actualité d’une telle suggestion, qu’on retrouve par exemple sous la plume de Mucchielli, est peut-être stimulante (Mucchielli, 1998, 141 et s.). Mais il reste hasardeux d’en tirer des conclusions. Car au-delà du clin d’œil possible de ce maître « ès bons-mots », ainsi que Lukács le décrivait, le choix de l’hostilité confirme clairement que Simmel cherchait surtout à tirer les conclusions d’une polémique dont il espérait que la sociologie formelle, sorte de voie moyenne, pourrait bénéficier. Et de fait le Dozent a pris soin d’éluder des sujets trop ambigus, tel son « Excurses sur l’analogie entre les comportements psychologiques individuels et les conditions sociologiques ». Il n’a pas proposé non plus de textes auxquels le nom de Bouglé était trop lié, comme l’élargissement du groupe ou le croisement des cercles sociaux. Enfin, Simmel n’a pas choisi l’exemple de la haine ou de l’honneur, évitant de réveiller le mauvais souvenir du long passage que Durkheim avait rayé de sa contribution à L’Année en 1898. En optant pour un passage du conflit, il faisait donc montre d’un certain tact. À se limiter d’ailleurs au traitement de l’hostilité, il est intéressant de remarquer que Simmel a justement coupé de son article en français les pages de la Sociologie où la dimension psychosociologique était la plus nette, pour ne laisser finalement en visibilité que les résultats sociologiques auxquels il aboutissait [23]. L’hostilité trahit un « besoin tout à fait primaire », une « pulsion formelle [...] symétrique du besoin de sympathie » (Simmel, 1999 b, 278, 280) dont les raisons psychologiques importent d’autant moins au sociologue qu’elles lui sont inaccessibles. En revanche, son impact pour l’unité sociologique du groupe comme groupe – ou de l’équipe comme sociologie française – est de première importance pour comprendre le conflit, savoir s’il est créateur d’unité, et si oui ou non il est accessible au compromis, donc à d’autres formes d’actions réciproques. Simmel a cru ce compromis possible. Souhaitant rencontrer « Tarde et Durkheim » à Paris en 1904 (Levine, 1993, 78), il devait avoir de bonnes raisons. Mais il savait aussi qu’à défaut de cette entente, sa sociologie formelle n’aurait pas la résonance qu’il espérait trouver en France. À la fois publicitaire et constructif, le choix de publier « L’Enquête » et son article sur l’hostilité ne portera pourtant pas ses fruits, même auprès de ses défenseurs.

Conclusion

27C’est Maurice Bellom qui, dès 1908, ouvre le bal des recensions françaises favorables à la Sociologie dans les colonnes du Journal des économistes. Vantant « la puissance d’une œuvre qui s’impose à l’attention des sociologues de tous les pays » (Bellom, 1908, 138), cette recension se distingue toutefois de celles qui lui feront écho. Acquis à sa cause ou spécificité économique de la revue oblige, elle passe sous silence la différence que Simmel établit entre sociologie et psychologie sociale. À cet égard, le compte rendu que Samuel Jankélévitch livre en 1911, à la fois dans la Revue philosophique et la Revue de synthèse, est bien plus représentatif. « Profond et pénétrant » (Jankélévitch, 1911, 426), Simmel fait preuve d’un « puissant effort d’analyse et d’abstraction » qui peut être considéré « sans exagération, comme une des contributions les plus capitales à la recherche sociologique de ces dernières années » (ibid., 433, 434). Les louanges dont regorgent ces 8 pages renvoient indiscutablement à la position de Jankélévitch envers Durkheim. Le second paragraphe le revendique même implicitement : « On voit tout de suite combien une pareille opinion s’oppose à celle d’un grand nombre de sociologues, aux yeux desquels la sociologie apparaît comme une science déjà constituée et qui considèrent en tout cas comme oiseuses et désormais dépourvues d’intérêt et d’importance les discussions portant sur l’objet de la sociologie » (ibid., 427). Or, la seule faiblesse que Jankélévitch mentionne au tableau porte justement sur la psychologie sociale.

La « lecture de l’ouvrage nous a laissé l’impression d’une équivoque dans la conception de l’auteur concernant les rapports entre la sociologie et la psychologie, soit individuelle, soit sociale. La séparation entre ces deux disciplines ne nous a pas paru assez tranchée, et M. Simmel n’a pas réussi à nous convaincre de la possibilité de considérer les contenus des processus psychologiques, sans empiéter sur ces processus eux-mêmes. Cela soit dit en passant, sans aucune intention de rabaisser la valeur de l’ouvrage... » (ibid., 434).

28Le positiviste italien Ludovico Limentani adoptait la même attitude dans son compte rendu en français pour Scientia. Malgré la « grande valeur », voire l’ingéniosité qu’il accordait au livre, sa critique de la position de Simmel envers la psychologie sociale était cinglante.

La « position autonome de la sociologie formelle par égard à la psychologie a évidemment un fond purement sophistique. [...] l’objet de la sociologie est une réalité spirituelle dominée elle aussi par nos activités cognitives ; sa “spiritualité” est, pour ainsi dire, élevée à la seconde puissance et sa position à l’égard de la psychologie est différente de la position du monde matériel, différence non seulement de degré mais justement de nature » (Limentani, 1909, 409).

29Idem enfin chez René Maunier, disciple sulfureux de Mauss, qui relevait le caractère « excellent » sinon « ingénieux et subtil » de la sociologie formelle dans la Revue d’économie politique, avant d’ajouter que Simmel focalise « surtout » sur « les effets mentaux de ces formes sociales ». Or, regrettant que la place « manque pour critiquer, comme il le faudrait, la conception méthodologique de Simmel », c’est aux arguments de Durkheim qu’il recourt, bien qu’il les dilue, prônant la comparaison historique des faits et des domaines, car l’objet de la sociologie ne se réduit pas à de « pures abstractions de l’esprit » (Maunier, 1909, 739, 741). Malgré la sympathie que Simmel a pu susciter, l’unanimité sur son manque de clarté concernant la distinction entre sociologie et psychologie sociale est donc patente. Au-delà des aspirations académiques des uns et de l’engouement pour Freud des autres, on constate ainsi que la polémique entre Tarde et Durkheim s’était à ce point institutionnalisée avec les années qu’elle continuait de déterminer les usages français de la sociologie formelle de Simmel. Il est certes aujourd’hui banal de regretter « la rivalité malheureuse [de Tarde] avec la sociologie durkheimienne » (Antoine, 2001, 9), surtout qu’elle n’était nullement emblématique de tous les sociologues [24]. Toutefois, elle définissait le champ de la discipline encore plus fortement pour ceux qui y occupaient une place marginale. Sur ce point, si Simmel avait consciemment pris place dans le champ miné de cette controverse, et si le pari d’un « compromis » dépolémisé n’était pas irréfléchi, il avait fait une considérable erreur de jugement. En 1908, la mort de Tarde n’avait toujours pas mis un terme à la charge symbolique du conflit. À en croire Worms et Roche-Agussol, le débat hantera même la scène sociologique française encore une bonne quinzaine d’années [25].

30Si la logique fut quelque peu différente pour Durkheim et les fils de Tarde, elle ne garantissait pas de meilleur soutien à la Sociologie. D’une part, malgré le fait que La vie contemporaine présentait le débat comme clos (Lubek, 1981, 370), la revue continuait d’aspirer à la formation d’une « école » tardienne. Enferrée dans cette contradiction, elle « ne tien[dra] pas ses promesses. En mars 1908, elle est réorganisée et devient La vie contemporaine : revue de psychologie sociale, puis disparaît définitivement en octobre 1908 » (ibid., 383). L’engouement d’Alfred de Tarde pour la sociologie, même ouverte à la psychologie sociale, ne durera pas plus longtemps. En 1911, il lançait avec son collègue Massis, sous le nom de plume d’Agathon, sa croisade contre la Nouvelle Sorbonne de Durkheim, qui restait à ses yeux la cause de l’oubli de son père. D’autre part, si Durkheim finira par changer « de ton et presque d’avis en reconnaissant que “Tarde entendit faire et fit, en effet, œuvre de sociologue” » (Besnard, 1995, 240) on constatera que ce n’est qu’après un déplacement de lignes conflictuelles de la psychologie sociale à l’interaction. C’est d’ailleurs sous cette nouvelle étiquette que, pour la sociologie française, la sociologie de Simmel allait être abordée et passée au crible de la critique [26]. Le Dozent de Berlin avait ainsi perdu sur toute la ligne. À partir de 1909, Simmel ne reviendra d’ailleurs plus à la sociologie pour le public français. « Ma sociologie existe et disparaît avec moi » (Simmel à Jellinek, in Deroche-Gurcel, 2002, 48). Il s’échine alors à fonder, en parallèle de la Deutsche Gesellschaft für Soziologie, une ultime revue internationale, le Logos. L’enjeu est différent, puisqu’il s’agit d’associer désormais philosophie et sociologie. Symboliquement, ce n’est ni Durkheim, ni même Bouglé que Simmel contacte pour la fondation de l’antenne française de la revue, mais Bergson et Boutroux. Mais le projet échouera également. Le Logos français ne paraîtra jamais – comme si le sort de la réception de la sociologie de Simmel avait également scellé, dès avant la guerre, celui de sa philosophie.

Notes

  • [1]
    « Qui se douterait que c’est moi qui, après une conversation avec Paul Lapie, ait été sommer Durkheim de mettre sur pied L’Année sociologique ? », confiait Bouglé à Halévy (cf. Besnard, 1979, 8). Mucchielli aura nuancé cette thèse. « Sans doute Bouglé a-t-il joué un rôle décisif de par son propre réseau d’amitié [...]. Toutefois, il s’est vanté plus tard d’être à l’origine de l’idée même de la revue [...]. En réalité, dès le milieu de l’année 1895 [...] Durkheim a fait allusion à des intentions plus ambitieuses encore puisqu’il s’agit de former une véritable école de [...] sociologie » (Mucchielli, 1998, 215-216).
  • [2]
    Carl Johannes Fuchs (1865-1934) fut une figure importante de l’économie politique allemande. De 1897 à 1908, il succède à Max Weber, sur la chaire que ce dernier occupait à Freiburg in Breisgau, puis de 1908 à 1933 il reprend celle de Neumann à Tübingen. Fuchs avait fait sa thèse à Strasbourg auprès de Brentano et Knapp entre 1886 et 1888 avant de suivre les cours de Schmoller comme auditeur libre entre 1890 et 1892. Il restera connu pour ses ouvrages et enquêtes sur le commerce anglais, la politique coloniale et agraire, la réforme de l’habitat – une enquête que le Verein für Sozialpolitik lui confie en 1901 –, autant de thèmes bien éloignés de la théorie de l’imitation et de l’invention. Mais derrière son intérêt pour Tarde, ce sont toutefois deux autres hommes qui se cachent, « Gustav Schmoller et d’autres à Berlin » (Stockmann, 1935, 2), c’est-à-dire à l’époque Georg Simmel.
  • [3]
    La technique des règlements de compte dans de longues notes de bas de page acerbes n’est un secret pour aucun sociologue, et Tönnies la maîtrisait avec brio. C’est dans l’une d’elles, alors qu’il recense les Psychological Interpretations of Society de Davis (1909), qu’il mettra un terme à un différend avec Simmel remontant à plus de vingt ans. « J’aimerai faire remarquer que c’est moi qui, sur la scène germanophone, fus le premier à avoir fait un papier détaillé et critique des Lois de l’imitation (1891) pour la revue Philosoph. Monatshefte, [...] ainsi que d’autres écrits de Tarde dans le Jahresbericht des Archivs für systematische Philosophie » (Tönnies, TG 9, 615). Mais s’il faut reconnaître à Tönnies la primeur du contact avec Tarde (cf. Tarde, 1890), ces deux recensions seront publiées après 1891. Il faut encore souligner que la concurrence sera d’autant plus amère que Tönnies publiait un autre compte rendu sur La criminalité comparée dans le même numéro où parut la recension de Simmel (Tönnies, 1891, 321-334). Tönnies lui laissera finalement volontiers la paternité de l’introduction de Tarde en Allemagne. « Que ces trois auteurs, disait-il de Davis, Simmel et Tarde, passent complètement à côté de la sociologie de la philosophie du droit, que je prétends pour ma part être la véritable sociologie pure, n’enlève rien à la valeur de ce qu’ils ont accompli » (Tönnies, TG 9, 615)... « pour une psychologie sociale » (ibid., 612 ; 1926, 212).
  • [4]
    Simmel fait partie des « favoris » sur la liste des comptes rendus souhaitables de la RMM dès le 4 novembre 1892 – soit presque un an avant qu’il n’envoie un exemplaire de son Einleitung in die Moralwissenschaft et cinq mois avant que Bouglé ne le contacte. Certes, 1892 est l’année où Halévy fait participer Bouglé à l’aventure de la revue, suggérant à Léon – qui le connaît à peine de vue – de s’associer avec lui pour établir cette fameuse liste « de tous les ouvrages parus dans le dernier semestre ou du moins le dernier trimestre de 1892 » afin de les recenser (Halévy, Lettre à Léon du 26 octobre 1892, 1996, 81-82). Mais c’est d’abord Andler qui en novembre 1892 se propose de faire le compte rendu de « La Morale de Simmel ». Bouglé ne prendra l’affaire en charge qu’à la suite d’une double contingence : Andler s’est désisté au cours du premier semestre de 1893, et Bouglé est sur le départ pour l’Allemagne fin octobre 1893.
  • [5]
    Il s’agit de l’article « La différenciation sociale » qui parut en 1894. Nous renvoyons ici au commentaire détaillé dans le volume 19 des œuvres complètes de Simmel (GSG 19, 382-384).
  • [6]
    Il est certain que leur correspondance, du moins à cette période, fut bien plus soutenue (Fitzi, 2002, 19), quand bien même la destruction du fonds Simmel dans le bombardement du port de Hambourg ne permet pas d’évaluer son volume.
  • [7]
    Déjà alarmé par la mauvaise traduction de « La différenciation sociale » (1894) faite par M. Parazzoli, Bouglé mit la main à la pâte pour traduire « Le problème de la sociologie » (1894) de Simmel. La traduction de « L’Influence du nombre des unités sociales sur le caractère des sociétés » (1895) revint initialement à Alfred Lambert, associé de l’Institut de Worms et avocat à la cour d’appel de Paris. Irrité à nouveau de la mauvaise qualité de la traduction, Simmel en exigeait une autre, proposant que Bouglé la fasse. Ce dernier acceptera à condition de taire son nom (GSG 19, 143). En 1897, Bouglé confiait à Halévy : « Je suis en train de traduire pour L’Année sociologique un fameux article de Simmel : Die Selbsterhaltung der Gesellschaft – 156 pages. C’est trop » (cf. GSG 19, 397). On compte ainsi trois traductions de Simmel à l’actif de Bouglé, la dernière ayant été faite à quatre mains avec Durkheim.
  • [8]
    C’est ce qu’indique du moins une lettre à Fuchs : « Vous avez raison de ne pas considérer ma doctrine comme dérivée de la Völkerpsychologie allemande. Je ne sais, malheureusement, ni l’allemand ni l’anglais [...] » (Tarde, 1900 – KST).
  • [9]
    La conclusion de sa lettre à Léon l’indique bien. « C’est une grande joie, quand on a longtemps vécu tout seul (et dans une solitude difficilement imaginable pour vous, tant elle était profonde), de s’apercevoir un jour qu’on est en communion d’idées, et ce qui vaut mieux encore, de sentiments et d’inspiration, avec une élite d’intellectuels, avec une génération jeune, enthousiaste, idéaliste, qui prendra mes idées comme des cailloux au bord d’un courant et les projettera très loin devant elle » (Tarde, Lettre du 13 septembre 1893, Fonds Léon, Ms. 366, Bibliothèque Victor Cousin).
  • [10]
    Deflem a défendu l’idée plus récemment : « La position de Tönnies se situait entre celle de Tarde et celle de Durkheim, dont il réfutait ensemble le réductionnisme psychologique et le psychologisme » (Deflem, 1999, 103).
  • [11]
    Notons que Schmoller connaît Tarde avant de participer à l’Institut de Worms, via ses articles sur la Psychologie en économie politique de 1881. Ils semblent s’être également rencontrés par le biais des congrès de l’Institut international de statistiques, dont ils seront tous deux membres, notamment à Berne, du 26 au 31 août 1895. Une nécrologie à la mémoire de Tarde parut également dans le Jahrbuch de Schmoller. Signée Gusti, celle-ci était loin d’être dénuée de critique. « Son monisme philosophique et sociologique est aussi réaliste que naïf, ce pourquoi on regrette l’absence d’une stricte réflexion (Selbstbesinnung) sur les contenus scientifiques de la connaissance »... pour conclure non sans surprises que « c’est justement pourquoi Tarde constitue le point de départ pour de prochaines tentatives de créer une science empirique de la sociologie basée sur un socle épistémologique et psychologique » (Gusti, 1906, 105, 106).
  • [12]
    « Pour ce qui est de Simmel, tu sais que je suis loin d’être enthousiaste. Mais je ne voulais pas avoir l’air de me poser dans un isolement trop orgueilleux [...]. Or, c’est encore à lui que je pouvais m’adresser le mieux. Quant à ne pas publier d’articles de fond, nous ne pouvons le faire en débutant. Outre qu’il y a une tradition qu’on ne peut violer aisément quand on n’a pas encore d’antécédents, c’était se priver d’un attrait et d’une source de succès » (Durkheim, 1998, 59).
  • [13]
    Tandis que le premier volume des contributions, « Philosophie générale et métaphysique », verra le jour avant même la fin 1900, le second, intitulé « Morale générale » et qui comprenait l’article de Simmel, ne verra effectivement le jour qu’en 1903.
  • [14]
    Il est certain que cette année-là, la proximité de Simmel et de Tarde a dû sembler d’autant plus frappante que Simmel publiait la Philosophie de l’argent, un texte qu’il prévoyait initialement d’intituler « Psychologie de l’argent », et que la réponse de Tarde était tirée de sa Psychologie économique en cours – deux livres très proches sur la question de l’échange bien que « Tarde aboutisse à ces conclusions indépendamment » de Simmel et sans jamais le citer (Davis, 1906, 41).
  • [15]
    « Il faut dire que Durkheim a eu le dessous, non pas qu’il soit resté sec ; mais son air de pédantisme était antipathique » se souviendra le jeune Guillaume. « Papa, lui, avait la foi, la croyance, c’est-à-dire cela seul qui constitue la science, et il avait le pédantisme en moins » (Tarde, 1980, 20). La source est-elle fiable ? La description de Pournin semble en tout cas confirmer que le débat finit en queue de poisson, Durkheim « se refus[ant] à rien dire » de plus (Pournin, 1904, 83-89).
  • [16]
    En 1898, Simmel signait une recension tardive et lapidaire de L’Année. Soulignant l’excellence de la contribution de Durkheim pour mieux référer à la sienne, il insinue que cette initiative ne manque pas de défauts, mais maintient son attachement à la préface de L’Année (Simmel, GSG 1, 409).
  • [17]
    Simmel l’a revendiqué suite à une invitation au sein de la Société de philosophie de Léon, dont il déclinera l’offre. « J’ai toujours consacré mes forces strictement à mes productions, sans jamais me laisser emporter à la défensive devant les attaques – et ce non par morgue ou parce que je tenais mes pensées pour inattaquables, mais parce que je crois ainsi mieux servir le progrès philosophique que je ne le ferais par la polémique » (Simmel, Lettre à Bouglé du 23 février 1914, GSG 23).
  • [18]
    Dotée d’une antenne française, allemande et anglaise, la revue était internationale. Elle fut fondée à l’initiative de Rodolphe Broda, Félix Vályi et du corps enseignant du Collège libre des sciences sociales à l’automne 1907.
  • [19]
    Ce n’est qu’en 1911 que ses rapports avec Bouglé se dégradent, Bouglé refusant sa thèse pour un « problème de structure » (Onfray, 1990, 104) – qui n’empêchera pas Alcan de la publier en 1912. Il est toutefois ardu d’en savoir plus. Vendue pour quelques litres de vin par sa veuve sur le marché de Saint-Brieuc, la correspondance de Palante est aujourd’hui considérée comme perdue (cf. ibid., 148-149).
  • [20]
    On voit toute la distance qui sépare cette recension de sa réponse, plutôt mordante, à une lettre d’Andler du 28 décembre 1896. « 1 / Je n’ai guère introduit de sujets nouveaux dans la littérature scientifique française puisque Durkheim avait dit l’important sur Wagner et sur Ihering [...], puisque Ribot avait consacré un chapitre à Lazarus [...], puisque Belot enfin avait présenté Simmel, puisque Simmel s’était présenté lui-même au public français l’an dernier. 2 / Vous trouvez bons les articles sur Lazarus et Simmel. C’est que vous ne connaissez [...] pas Lazarus et Simmel. Sans quoi vous auriez remarqué les omissions encore plus, ou aussi considérables que celles que vous avez remarquées. Pour Simmel en particulier, qui a complètement abandonné la science de la morale pour la sociologie proprement dite, il n’est pas permis de parler de lui sans porter tout le poids de l’analyse et de la discussion sur la Soz. Differencierung et sur son Problème de la sociologie. Simmel lui-même m’a envoyé à ce propos des reproches, et je les comprends » (Bouglé à Andler, non datée [janvier 1897], Fonds Bouglé, BNF).
  • [21]
    Il y revient dès l’année suivante dans un article pour la RMM, regrettant une fois encore le « reproche injustifié » si ce n’est la « méprise » que sa sociologie se borne à une « histoire extérieure des institutions ». Et de conclure comme dans L’Enquête : « Bien loin donc que la sociologie, ainsi entendue, soit étrangère à la psychologie, elle aboutit elle-même à une psychologie, mais beaucoup plus concrète et complexe que celle que font les purs psychologues » (Durkheim, 1909, 755).
  • [22]
    Même lors de son débat public avec Tarde, en 1904, son angle d’approche avait gagné en nuance : « Si donc la sociologie veut vivre, elle devra renoncer au caractère philosophique qu’elle doit à son origine et se rapprocher des réalités concrètes au moyen de recherches spéciales » (Durkheim, in Pournin, 1904, 84). De l’inanité pure de la psychologie sociale, il n’est plus vraiment question.
  • [23]
    Les deux premiers paragraphes de son texte reproduit ci-après correspondent aux pages 266 et 267 de la traduction française de la Sociologie (cf. Simmel, 1999 b) puis les pages 268 à 270. Le point II de son article renvoie aux pages 303 et 305, et le troisième et dernier pan fait un retour aux pages 292 à 294. Or, le traitement sociopsychologique le plus net que Simmel fasse de l’hostilité est compris entre les pages 275 et 283.
  • [24]
    Que l’on pense à Duprat, comme le rapporte lui-même Tarde : « Un des plus anciens élèves de M. Durkheim, mon adversaire acharné, est M. Duprat, très jeune professeur, qui, dans ses écrits, n’est séparé de moi que par l’épaisseur d’un cheveu. Dernièrement, il me disait que dorénavant, ayant mieux compris mes idées, il les adopterait sans nulle restriction. [...]. – Beaucoup d’autres jeunes gens entrent dans mes vues » (Tarde, 1900 – KST).
  • [25]
    Selon Worms, les séquelles de la dispute étaient en effet toujours vives en 1926. « Les relations [...] entre les hommes – sont [...] la matière de la sociologie. [...] de là sont nés deux systèmes qui, depuis un quart de siècle environ, se disputent, principalement en France, la faveur des sociologues. L’un fut celui de Gabriel Tarde. À l’autre s’attache le nom d’Émile Durkheim » (Worms, [1921], 1926, 33). Toujours en 1926, Roche-Agussol partageait le même constat : « Les idées méthodologiques dont Tarde s’est fait le protagoniste suscitent l’une des controverses les plus vives qui aient agité la philosophie sociale contemporaine » (Roche-Agussol, 1926, 83 ; cf. également 96-97).
  • [26]
    Gurvitch, dont l’ambivalence envers Simmel est plus que notoire, précisera clairement cette recomposition. « Le problème du conflit entre individu et société est le troisième problème caractéristique pour l’orientation de la sociologie du XIXe siècle. [...] Comte, Spencer, [...] ont défendu la conception anti-individualiste, tandis que Tarde [...], Ward et Giddings défendirent la conception individualiste. Simmel [...] et beaucoup d’autres adoptaient de leur côté des théories de compromis ou “d’interaction”, tandis que Durkheim et ses disciples en France [...] affirmaient que tout fait social étant irréductible aux individus exerçait sur eux une prééminence psychologique et morale. En s’opposant, à juste titre d’ailleurs, aux théories d’interaction, ces penseurs se sont toutefois de plus en plus rendu compte que l’individu retrouvait le social également dans les profondeurs de son propre Moi. Mauss, Halbwachs et Bouglé [...] ont particulièrement insisté sur cette constatation. Aujourd’hui le débat au sujet du rapport entre individu et société, tout au moins pour autant qu’il puisse intéresser la sociologie, doit être considéré comme clos » (Gurvitch (1950), 1968, 38-39).
  • [*]
    Les sigles GSG, TG, RMM et RPFE renvoient respectivement aux œuvres complètes de Simmel éditées par O. Rammstedt, à celles de Tönnies par L. Clausen, à la Revue de métaphysique et de morale et à la Revue philosophique.
Français

RéSUMé. — Cet article a pour but de contextualiser un article méconnu intitulé « Sur la psychologie sociale de l’hostilité » que Simmel a publié en mai 1908. Ce texte est d’autant plus symbolique qu’il paraît dans les colonnes de La vie contemporaine, la première revue de psychologie sociale française et qu’il sera le dernier article sociologique que le Dozent de Berlin fera traduire pour le public français.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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  • Belot Gustave, 1911, « É. Durkheim et ses collaborateurs », RPFE, 72, 36, 434-439.
  • En ligneBesnard Philippe, 1979, « La formation de l’équipe de L’Année sociologique », Revue française de sociologie, 20, 7-31.
  • Besnard Philippe, 1995, « Durkheim critique de Tarde. Des Règles au Suicide », in M. Borlandi, L. Mucchielli (dir.), La sociologie et sa méthode. Les Règles de Durkheim un siècle après, Paris, L’Harmattan, 221-243.
  • Bouglé Célestin, 1909, « Georg  Simmel. Soziologie », L’Année sociologique, 11, 17-20.
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Cécile Rol
Universität Bielefeldcecile. rrol@ uni-bielefeld. de
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/anso.061.0137
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