1La question du relativisme occupe actuellement une place privilégiée dans la pensée contemporaine. Anthropologues, sociologues et philosophes ont largement discuté sur sa validité, en transformant ce débat en l’une des plus importantes controverses théoriques de notre temps (Barnes, 1977 ; Boudon, 1990 et 1995 ; Boudon et Clavelin, 1994 ; Brown, 1991 ; Geertz, 1973 ; Hollis et Lukes, 1982 ; Shapin, 1994 ; Siegel, 1987 ; Sperber, 1993). L’ampleur du débat n’est qu’une conséquence directe de l’importance du sujet : les thèses relativistes, si elles s’avèrent correctes, supposent un bouleversement conceptuel radical non seulement de notre idée de la science et de la rationalité, mais aussi de notre conception même de l’homme.
2L’objectif de ce texte n’est pas d’explorer l’histoire des idées relativistes. Notre objectif est plutôt synchronique : nous voulons isoler et analyser quelques-uns des arguments qui sont actuellement utilisés pour justifier cette position. Il ne s’agit, par conséquent, ni d’expliquer le phénomène relativiste, ni de raconter son histoire. Notre tâche est fondamentalement reconstructive : nous voulons identifier et éventuellement critiquer les idées relativistes.
3Cet objectif n’est pas simple. La principale difficulté consiste à délimiter clairement la notion de relativisme. Ainsi que l’ont bien montré Harré et Krausz (1996) et Siegel (1987), le relativisme englobe plusieurs thèses et a différents niveaux d’analyse. Il ne s’agit pas d’une notion conceptuellement unifiée.
4Raymond Boudon a récemment distingué deux notions du terme relativisme (Boudon, 2003). D’après la première interprétation, le relativisme est une thèse sur l’impossibilité d’objectivité dans les jugements, qu’ils soient moraux, scientifiques, esthétiques, etc. Il s’agit bien évidemment d’une thèse épistémologique sur la nature de notre connaissance et sur son lien avec la vérité. Sous cet angle, il peut être interprété comme une attaque aux principes fondamentaux du discours rationnel : n’ayant pas de standards d’objectivité communs, la portée de l’argumentation fondée sur la raison se voit fortement limitée.
5D’après la seconde interprétation, le relativisme nie l’existence d’universaux anthropologiques. L’homme n’a pas de constitution spécifique qui se maintient constante au cours de l’histoire et des changements socioculturels. Il s’agit bien d’une conception de racines radicalement empiristes, qui nie l’existence de la nature humaine et défend une plasticité psychologique massive. Une bonne partie de la discussion dans les sciences sociales contemporaines – surtout autour de la psychologie évolutionniste – a pour toile de fond le problème du relativisme entendu dans ce sens (Brown, 1991 ; Sperber, 1993).
6Même si nous sommes fort critiques vis-à-vis des deux versions du relativisme, nous allons explorer dans ce texte uniquement la première thèse – la thèse anti-objectiviste – en laissant de côté pour le moment l’étude de la question des universaux anthropologiques. Selon le relativisme, la quête de l’objectivité est une tâche inévitablement chimérique, car la notion d’objectivité en elle-même est d’une origine douteuse : l’objectivité est avant tout une construction, quelque chose de fabriqué, de créé. C’est précisément l’innocence de la notion d’objectivité qui cache son caractère idéologique : il y a en effet toute une politique de l’objectivité.
7La suite de ce texte s’organisera en trois parties. D’abord, nous tenterons de caractériser le relativisme en tant que thèse anti-objectiviste : il s’agira de présenter les lignes générales de cette position. Deuxièmement, nous tenterons d’isoler les arguments qui ont été présentés pour soutenir cette thèse dans le cadre de la philosophie et la sociologie de la science. Nous montrerons qu’il y a basiquement deux arguments qui ont été développés pour justifier l’anti-objectivisme – l’argument de l’incommensurabilité et l’argument de l’algorithme – et qu’aucun des deux n’est capable de justifier les conclusions relativistes. Troisièmement, nous élargirons notre exploration sur la capacité explicative de la position relativiste. Nous tenterons de répondre à la question suivante : le relativisme peut-il expliquer le comportement des scientifiques et la structure de la connaissance scientifique telle qu’on la connaît aujourd’hui ? Last but not least, nous clorons notre présentation en tirant quelques conclusions.
8Le relativisme peut être compris comme une attaque systématique contre la notion d’objectivité, voire de rationalité. Il nie qu’il existe une manière objective de déterminer la vérité. Il s’agit certainement d’une thèse générale qui peut s’appliquer indistinctement à différents sujets : il y aura ainsi un relativisme moral, esthétique, scientifique, culturel, etc. Chacun de ces domaines est logiquement indépendant des autres : on peut adhérer au relativisme moral, en rejetant le relativisme scientifique ou esthétique, et vice versa. Dans les faits le relativisme s’est davantage établi dans le domaine esthétique et moins dans le domaine moral et scientifique.
9Le principal objectif du relativisme est de dissoudre le conflit entre jugements (Rorty, 1991). L’argument de fond passe par l’impossibilité d’objectivité. Selon le relativisme il n’existe pas de procédure objective pour déterminer la vérité et la fausseté des normes morales, des standards esthétiques et de l’inférence scientifique ; c’est pour cette raison qu’il est impossible d’établir une opposition entre deux jugements (Rorty, 1979, 1991). Le cannibalisme est-il moralement correct ? Réponse relativiste : cela dépend ; certaines sociétés acceptent ces pratiques et d’autres la rejettent. En fin de compte, on ne dispose pas d’un moyen objectif de trancher sur la question. Le fait de dire que le cannibalisme est une pratique moralement inacceptable implique d’imposer nos principes moraux à d’autres peuples. La seule chose que l’on puisse légitimement dire est que notre société condamne le cannibalisme. La science est-elle épistémologiquement supérieure à la magie ? Réponse relativiste : absolument pas. La science et la magie parlent de choses complètement différentes et l’on ne dispose d’aucun moyen objectif pour les comparer (Feyerabend, 1975). Afin de pouvoir établir un jugement concluant, il nous faudrait disposer d’un critère neutre d’évaluation. Et ce critère nous manque. Du point de vue du scientifique, la magie est une pratique absurde et ritualiste, ou du moins erronée ; du point de vue de la magie, la science n’est qu’une recherche chimérique.
10La source de l’élimination du conflit propre à la thèse relativiste est le résultat d’un triple processus de dissolution :
11— Dissolution de la notion de fait. Le relativiste soutient qu’il n’y a pas d’objets au-delà du discours. « There is no object beyond discourse (...) ; the organization of discourse is the object. Fact and objects in the world are inescapably textual constructions » (Latour et Woolgar, 1979). Cette position est un véritable leitmotiv dans la littérature relativiste qui se présente comme une forme d’idéalisme linguistique (Bunge, 1991, 1992).
12— Dissolution de la notion de vérité. Le relativisme réduit la notion de « croyance vraie » à celle de « croyance acceptée », généralement, « socialement acceptée ». Cette thèse relativiste est peu convaincante, car il est toujours possible de se demander si, bien qu’acceptée par tous, une croyance déterminée est cependant vraie. Étant donné que le relativisme nie l’existence de faits, il est compréhensible qu’il soit aussi prêt à nier la notion de vérité.
13— Dissolution de la notion d’erreur : le cœur du relativisme consiste à soutenir qu’il n’existe aucune manière objective d’identifier l’erreur. L’erreur peut être considérée comme la rupture d’un standard épistémique commun. La thèse relativiste est précisément que ce standard n’existe pas. Cette position est une conséquence du rejet de la notion de vérité : si la notion de vérité est réduite à celle de croyance acceptée, alors il n’y a plus d’espace logique pour l’existence d’erreurs.
14Un bon exemple de ce type d’argumentation peut se trouver dans Genesis and Development of a Scientific Fact, de Ludwig Fleck (1935). L’objectif de Fleck est de faire la sociogenèse d’un fait scientifique – la syphilis. D’après cet auteur la syphilis n’est pas un fait objectif, mais plutôt un concept construit par la science. Les faits scientifiques objectifs disparaissent. Ils sont le résultat d’élaborations groupales, de constructions sociales historiquement contingentes. Même les tests expérimentaux – comme la réaction de Wassermann, qui est positive dans le cas de la syphilis – sont construits, car ils supposent un tissu conceptuel préalable qui est socialement dépendant de la communauté en question.
15Les conséquences de ces thèses relativistes sont dramatiques : si l’on renonce à la notion de fait, de vérité et d’erreur, alors le sens même de la discussion rationnelle est éliminé d’emblée, car la délibération rationnelle présuppose des jugements corrects et incorrects.
16Bien que présentes dans tous les domaines, les flèches argumentatives du relativisme se sont concentrées sur la science. Pourquoi ? La science est le paradigme de l’objectivité : elle cherche méthodiquement la vérité. Le cas de la science s’est avéré d’une importance cruciale, car si l’on montre que l’objectivité scientifique n’est pas possible, on peut alors être certain que dans des domaines plus obscurs ou litigieux, comme la morale ou l’esthétique, l’objectivité est encore plus douteuse. C’est ce raisonnement stratégique qui explique pourquoi la science a été l’angle d’attaque préféré des relativistes.
17Le relativiste nous dit que la science se fonde sur des causes sociales et pas sur des raisons (Bloor, 1976). L’évidence ne joue aucun rôle dans l’activité des scientifiques : l’inférence scientifique n’est qu’un masque derrière lequel se cache une lutte de pouvoir désespérée pour persuader, plutôt que pour comprendre (Latour et Woolgar, 1979).
18La science n’est qu’un vocabulaire parmi d’autres : la méthode scientifique est toujours dépendante d’un langage et, comme telle, son objectivité est linguistiquement relative. C’est pour cette raison que les analyses des relativistes se sont plutôt centrées sur les mécanismes par lesquels les scientifiques cherchent à convaincre plutôt qu’à prouver leurs théories. La science est avant tout un exercice littéraire, où les métaphores sont les véritables déterminants du choix scientifique. Prenons le cas de l’économie. Donald McCloskey soutient que le développement de l’économie se fonde sur la réthorique plutôt que sur l’évaluation minutieuse d’hypothèses. Les économistes sont des littéraires, non des scientifiques (McCloskey, 1985).
19Ces thèses générales du relativisme se sont manifestées de plusieurs manières dans la littérature. Richard Rorty, par exemple, soutient que le discours philosophique est une sorte de conversation qui ne cherche pas à résoudre de vrais problèmes par le biais de théories rivales. Au contraire, chaque théorie produit ses propres problèmes. Il n’y a pas une énigme philosophique unifiée avec plusieurs solutions possibles, mais un ensemble toujours mobile de questions philosophiques générées par des vocabulaires contigus (Rorty, 1979). La rationalité philosophique n’est que chimérique : on discute toujours à l’intérieur d’un langage à partir duquel on pose les problèmes et on avance les solutions :
« If we see knowledge not as having an essence to be described by scientists or philosophers, but rather as a right, by current standards, to believe, then we are well on the way to seeing conversation as the ultimate context within which knowledge is to be understood. Our focus shifts from the relation between human beings and the objects of their inquiry to the relation between alternative standards of justification, and from there to the actual changes in those standards which make up intellectual history » (Rorty, 1979).
20Ce paragraphe de Richard Rorty est éloquent. Il montre bien le changement d’attitude qu’implique le relativisme. Au cœur du relativisme il y a une prémisse fortement externaliste : la tâche fondamentale du théoricien relativiste n’est pas de fournir des justifications en faveur ou contre une thèse déterminée ; il tente plutôt de décrire la succession des théories ou arguments au cours de l’histoire. Le relativiste cherche à isoler le processus de changement des « épistémès » (Foucault, 1966), des paradigmes (Kuhn, 1970), des languages games (Wittgenstein, 1953). Le relativiste est, par définition, quelqu’un qui est hors du jeu : il regarde, il observe, il analyse, mais il ne tente pas de justifier une position particulière – car la notion même de justification est, d’après lui, un mirage ethnocentrique.
21Dans l’agenda relativiste, il y a deux projets. Il y a d’abord un projet philosophique : le relativisme doit développer une explication pour justifier pourquoi le conflit et l’erreur ne sont pas possibles. Deuxièmement, il y a un projet sociologique : le relativiste doit nous expliquer pourquoi les gens croient effectivement que l’erreur est possible. Les scientifiques, par exemple, se comportent comme si leurs théories pouvaient être vraies ou fausses ; ils ne les considèrent pas comme des conversations : ils s’acharnent au contraire à comparer des théories afin de contrôler leur validité. Comment le relativiste explique-t-il ce comportement ? Notre thèse est que le relativiste échoue sur les deux projets. La suite de ce texte tentera de justifier cette conclusion.
22Quels sont les arguments précis qui, selon le relativiste, montrent que l’objectivité dans la science n’est que chimérique ? D’après notre interprétation, il y a fondamentalement deux arguments qui ont joué un rôle central dans le développement de la thèse relativiste : l’argument de l’incommensurabilité et l’argument de l’algorithme. On analysera brièvement chacun de ces arguments.
23L’argument de l’incommensurabilité. D’après cet argument les théories scientifiques sont des systèmes de termes non comparables. Chaque terme acquiert sa signification à l’intérieur d’un langage théorique. Les théories sont alors des ensembles de propositions non traduisibles en termes de schéma théorique alternatif. L’autonomie sémantique de chaque théorie – selon Kuhn – détruit toute possibilité de parler de rivalité interthéorique : les théories ne parlent pas de la même chose (Kuhn, 1970) [1].
24L’argument de l’incommensurabilité n’est qu’une variation kuhnienne sur l’impossibilité d’erreur dont nous avons parlé auparavant. Des théories qui ne sont pas comparables sont des théories qui ne peuvent pas être en désaccord. En conséquence, la résolution d’une dispute scientifique doit se faire sur des bases autres que la discussion rationnelle, car il est impossible de faire entrer en conflit des ensembles théoriques alternatifs. Tout se passe comme si la science était constituée par un ensemble de théories logiquement isolées et autonomes, conceptuellement incapables de rivaliser pour conquérir la vérité.
25D’où vient cette impossibilité d’erreur ? Quelle est la base théorique de l’incommensurabilité ? La thèse de fond est que les théories scientifiques sont un langage avec des règles internes très strictes. Les observations qui sont produites pour tester une théorie sont elles-mêmes marquées par le langage propre de cette théorie. Kuhn a beaucoup insisté sur le fait qu’il n’y a pas d’observations non contaminées par la théorie (Kuhn, 1970). La théorie fonctionne comme une lunette : on voit le monde tel qu’elle nous le fait voir. Il n’existe pas une vision directe du monde. Les faits sont construits par la théorie. Une partie considérable de la force de la thèse de l’incommensurabilité est liée à cette prémisse qui joue le rôle d’une évidence incontournable dans la pensée relativiste. Paul Feyerabend a bien mis en évidence la portée de cet argument ainsi que sa relation avec le relativisme :
« Incommensurable theories, then, can be refuted by reference to their own respective kinds of experience (...). Their content cannot be compared. Nor is it possible to make a judgement of verisimilitude except within the confines of a particular theory (...). What remains are aesthetic judgements, judgements of taste, and our own subjective wishes » (Feyerabend, 1989, 160).
26L’argument de l’incommensurabilité entraîne des conséquences importantes. Il détruit l’idée de l’activité scientifique comme étant une démarche progressive d’apprentissage. Il pulvérise toute possibilité de voir dans le changement scientifique un processus rationnel – du moins partiellement rationnel – par le biais duquel certaines théories sont remplacées par d’autres. Finalement, il efface la notion sémantique ou gnoséologique de vérité, en la remplaçant par une conception sociologique du terme.
27Ces critiques sont importantes, mais peut-être pas concluantes. Il y a un malentendu plus basique, plus fondamental, qui sous-tend la totalité de l’argument de l’incommensurabilité. Le raisonnement de Kuhn se fonde sur la notion de sens : les termes scientifiques ont une signification dépendante de la théorie ; pour cette raison les théories ne peuvent pas être comparées entre elles. Ces théories sont sémantiquement incommensurables. C’est cette notion de signification qui est contestable chez Kuhn. Philip Kitcher soutient que Kuhn raisonne comme si la comparaison des théories exigeait comme condition nécessaire des termes ayant un sens commun (Kitcher, 1993). Cela est évidemment faux. Deux théories sont comparables dès lors qu’elles partagent une référence commune. Peu importe le sens des termes, pourvu qu’elles parlent du même objet (Kitcher, 1993).
28L’avantage de la critique de Kitcher est qu’elle permet de rendre compte de la dynamique même de la pratique scientifique de manière plus satisfaisante que la théorie de Kuhn. Les scientifiques n’agiraient pas comme ils le font si les théories étaient incommensurables : ils comparent, testent et contrôlent leurs théories, afin de déterminer laquelle, parmi les théories existantes, explique le mieux les faits. On développera davantage ce point plus tard.
29La base même de l’argument de l’incommensurabilité – l’idée que les théories déterminent la manière de voir le monde – est aussi contestable. Il est vrai qu’une théorie produit des catégories qui organisent l’expérience, en focalisant sur certains aspects au détriment d’autres. Mais la portée de cet argument a été exagérée par les relativistes. Kuhn présente la question parfois en termes psychologiques. Il nous dit que notre expérience visuelle est médiatisée par des concepts théoriques. Cela est loin d’être toujours vrai. On dispose d’une théorie bien établie qui dit que quand on met la cuillère dans un verre d’eau elle reste droite. Cependant cela ne nous la fait pas voir droite. Les psychologues connaissent bien les situations où l’on voit le monde selon nos désirs ou croyances. Mais les relativistes ont poussé trop loin cet argument en soutenant que toute croyance théorique modifie les expériences sensorielles. Les relativistes partent d’une prémisse contestable selon laquelle la cognition peut modifier librement la perception. Cependant, il existe des limites à cette interférence. La cognition et la perception restent des domaines relativement autonomes, même s’il y a certains points de contact entre eux (Fodor, 1984).
30Pour résumer, l’important est que le langage n’est pas qu’un moyen pour désigner un objet. C’est l’identité de l’objet – et les propriétés que chaque théorie leur attribue – qui compte pour comparer des schémas explicatifs alternatifs. Il existe une infinité de manières de désigner un objet. Les théories ayant des vocabulaires différents, il est difficile de transposer un terme d’une théorie vers une autre. Cette transposition est cependant possible grâce aux prédictions que chacune d’elles fournit sur un objet au moins partiellement déterminé.
31L’argument de l’algorithme. Le deuxième argument généralement utilisé par les relativistes consiste à nier le caractère mécanique du choix scientifique – et a fortiori de tout autre type de décision, qu’il soit moral, esthétique ou politique. La science est à nouveau le centre privilégié des critiques, car son méthodisme est le paradigme de la rigueur rationnelle. Si l’objectivité du choix des théories scientifiques échoue, alors on peut facilement mettre en doute les choix qui ont lieu dans des domaines plus litigieux de la réalité, comme la morale, par exemple. C’est pour cette raison que les relativistes dirigent leurs flèches argumentatives vers la science.
32L’origine de cet argument se trouve dans la pensée de Thomas Kuhn (1970, 1977). Kuhn reconnaît – surtout dans The Essential Tension – qu’il existe certains éléments minimaux de rationalité dans le choix de théories. Mais il nie que l’on dispose d’un algorithme pour choisir des théories. Sur ce sujet, Kuhn était un relativiste modéré (Bunge, 1991, 1992). Cependant les philosophes et sociologues postkuhniens ont radicalisé ses propos bien au-delà de sa pensée. Ils ont nié complètement que la démarche scientifique puisse être rationnelle ou objective. Selon eux, non seulement il n’y a pas d’algorithme pour choisir des théories, mais il n’existe aucune manière de discriminer entre théories vraies et fausses, car ces notions ne jouent aucun rôle dans la dynamique d’acceptation des théories. Kuhn décrit clairement cet argument :
« When scientists must choose between competing theories, two men fully committed to the same list of criteria for choice may nevertheless reach different conclusions. Pearhaps they interpret simplicity differently or have different convictions about the range of fields within which the consistency criterion must be met. Or perhaps they agree about these matters but differ about the relative weights to be accorded to these or to other criteria when several are deployed together. With respect to divergences of this sort, no set of choice criteria yet proposed is of any use » (Kuhn, 1977, 324).
33Pourquoi cet argument est-il si important pour les relativistes ? Parce qu’il justifie encore une fois que l’objectivité est impossible. Le raisonnement scientifique se fonde sur deux éléments : des données et un ensemble de règles d’inférence. Le relativiste soutient que ces règles d’inférence sont incapables de garantir l’objectivité de la conclusion, car deux scientifiques disposant des mêmes données et des mêmes règles d’inférence peuvent aboutir à des conclusions radicalement opposées. S’il n’y a pas de chemin direct et univoque vers la vérité, alors l’objectivité n’est qu’un mirage.
34Cet argument est-il raisonnable ? Notre réponse est négative. D’abord, la non-existence d’une procédure algorithmique d’inférence scientifique n’implique pas qu’il n’y ait pas d’objectivité. Le relativiste exige trop de la notion d’objectivité ; il lui demande une forte dose de mécanisation qui n’est guère nécessaire. Or, étant donné qu’elle n’est pas atteignable, il renonce tout court à l’objectivité. Il réfléchit en termes de dichotomie épistémologique douteuse : soit la science dispose d’un algorithme pour choisir des théories, soit elle consiste en une simple conversation. Les choses sont peut-être un peu plus complexes. Raymond Boudon a récemment beaucoup insisté sur le caractère fort manichéen de la thèse relativiste, qui tire des conclusions hyperboliques à partir de disjonctions contestables (Boudon, 2003).
35La science dispose d’une méthode et d’un ensemble de règles qui bien qu’incapables de lui permettre d’arriver à une théorie vraie, sont cependant fort utiles pour éliminer les théories fausses. Le processus de falsification de théories est fort mécanistique (Popper, 1972). Bien évidemment, ce mécanisme ne nous garantit pas la vérité d’une théorie scientifique ; mais il nous permet de discriminer entre théories rivales de manière relativement fiable. Rien ne nous assure que les résultats soient corrects, mais il ne s’agit que d’une exagération naïve de soutenir que les contrôles auxquels les théories sont soumises ne sont qu’une simple conversation par laquelle les scientifiques essaient de se persuader entre eux.
36Prenons un exemple de l’histoire de la pensée biologique : la discussion autour de la transmission des traits acquis. À partir de la même évidence, il a été possible pendant longtemps d’accepter ou de nier la transmission des traits acquis. La notion d’évolution était plus ou moins acceptée dans la communauté scientifique vers la moitié du XIXe siècle, bien qu’on ne connaissait pas encore le mécanisme sous-jacent. À partir de la publication de The Origin of Species en 1859, la théorie de la sélection naturelle devient une alternative au mécanisme lamarckien de transmission des traits acquis. Les deux mécanismes avaient une certaine capacité explicative, c’est-à-dire qu’ils étaient capables de rendre compte d’un bon nombre de faits. Ce qui manquait, c’était une manière de réfuter l’une des hypothèses : il manquait, en un mot, de l’évidence négative. Les choses changent radicalement à partir des expériences réalisées par Weismann vers la fin du siècle. Weismann coupe la queue à deux souris et observe par la suite les caractéristiques de leur descendance. Le résultat de son expérience est concluant : les fils et petits-fils des souris sans queue ont des queues. La thèse lamarckienne sur la transmission des traits acquis est dès lors sérieusement mise en doute, voire même réfutée (Burkhardt, 1995 ; Bowler, 1983 ; Richards, 1987 ; Jacob, 1970).
37Bref, la conclusion à laquelle nous arrivons est que l’argument de l’algorithme est contestable pour deux raisons : d’abord, car il se fonde sur une dichotomie inacceptable – soit il y a un algorithme, soit le discours scientifique est une pure conversation sans objectivité. Deuxièmement, car il est faux qu’il n’existe pas de critères relativement fiables pour éliminer des théories.
38Nous avons précédemment exploré quelques arguments avancés par les défenseurs du relativisme. Ce faisant nous avons traité le relativisme comme une thèse philosophique. Nous voudrions maintenant prendre une autre direction. Il s’agit d’évaluer la thèse relativiste en tant que thèse explicative. Est-ce que la position relativiste peut rendre compte des faits les plus marquants de l’organisation de la science moderne ? Les scientifiques se comportent-ils de la façon décrite par les relativistes ? La science est-elle effectivement structurée comme un ensemble de théories incommensurables ? Ces questions constituent un véritable programme de recherche qu’on ne peut qu’aborder ici de manière schématique.
39Une théorie explicative de la science doit au moins rendre compte des facteurs suivants. Elle doit d’abord expliquer l’activité des scientifiques : pourquoi font-ils ce qu’ils font et de la manière dont ils le font. Deuxièmement, elle doit rendre compte du fait qu’il existe un nombre limité et restreint de théories pour chaque aspect de la réalité. Troisièmement, elle doit expliquer la structure du changement théorique. Nous soutenons que la théorie relativiste n’est capable de fournir un cadre explicatif satisfaisant pour aucun de ces trois points.
40Prenons tout d’abord la question de l’activité scientifique. Une bonne théorie de la science doit pouvoir expliquer pourquoi les scientifiques comparent des théories. Les scientifiques s’efforcent de faire rivaliser des théories afin de pouvoir évaluer leur pouvoir explicatif et prédictif. Ce fait est inexplicable si l’on prend au sérieux la thèse relativiste. Pourquoi les scientifiques comparent-ils des théories si on sait bien qu’elles sont incommensurables ? La seule explication disponible pour le relativiste est de supposer que les scientifiques sont irrationnels. Ils sont en effet victimes d’une illusion cognitive : ils croient erronément que leurs théories sont comparables quand en réalité elles ne le sont pas.
41Mais l’explication du comportement des scientifiques n’est pas l’unique problème auquel se confronte le relativisme. Le deuxième problème est l’explication du nombre de théories existantes. Si effectivement la science manque de contrôle – et « tout est valide », comme disait Feyerabend –, alors il est difficile d’expliquer pourquoi il y a tellement peu de théories sur un objet déterminé. On devrait s’attendre exactement au contraire : une dissémination, une prolifération vertigineuse de théories scientifiques. Ce n’est cependant pas le cas. Il n’y a qu’un très petit nombre de théories disponibles. Les scientifiques convergent autour d’un nombre extraordinairement restreint de théories. Loin d’être une conversation où chaque participant entre et sort librement, la science est un jeu avec des règles très restrictives. Les théories deviennent obsolètes et les opinions se concentrent alors autour d’un petit groupe d’hypothèses qui a été suffisamment robuste pour résister autant à la critique rationnelle qu’au contrôle empirique.
42Mais c’est le troisième point qui est le plus important. Les sociologues et philosophes relativistes ont focalisé leur intérêt sur la structure du changement scientifique – et paradoxalement c’est précisément sur ce sujet que leur échec est le plus dramatique. La thèse de l’incommensurabilité prédit que, ne pouvant pas comparer une théorie avec une autre, n’importe quelle théorie peut en remplacer une autre. Or, cela n’est point le cas. Il y a des contraintes très fortes au changement théorique. Une théorie sociologique ne pourra jamais substituer une théorie chimique ou astronomique. Aucune conversion, aucune révolution scientifique ne pourra faire que la théorie de la frustration relative et la théorie corpusculaire de la lumière ne deviennent objet de comparaison. Les théories biologiques sont remplacées par d’autres théories biologiques ; les théories économiques par des théories économiques ; les théories physiques par d’autres théories physiques. Cependant, si l’on croit véritablement aux arguments de l’incommensurabilité, le remplacement des théories physiques par des théories psychanalytiques, celui des théories psychanalytiques par des théories économiques, etc., devrait être la véritable règle du devenir de la science.
43Tous ces éléments fonctionnent comme de véritables anomalies dans le cadre explicatif relativiste. Afin de fournir un cadre explicatif qui soit capable de rendre compte de ces trois problèmes, le relativiste adopte un postulat méthodologique irrationaliste. Une bonne partie des anomalies disparaissent, mais à un coût théorique extrêmement élevé. L’irrationalisme méthodologique devient une pièce clé ayant pour objectif la réparation de tous les déficits explicatifs du relativisme. Cette stratégie est-elle capable de nous fournir des résultats robustes ? Nous pensons que non. L’irrationalisme est compatible avec beaucoup de comportements – il explique trop : dès que l’on a une anomalie, un fait dont on est incapable de rendre compte, il suffit de supposer que les agents sont irrationnels pour donner le feu vert à n’importe quelle explication.
44Toute la recette consiste à postuler l’irrationalisme comme méthode, parfois en faussant drastiquement les bases même du problème. Chez les défenseurs de la nouvelle sociologie de la science, ce postulat est devenu le centre de toutes les analyses. On peut dès lors se poser la question de savoir s’il est possible de développer une sociologie de la science sur des bases autres que l’irrationalisme. Raymond Boudon a insisté à plusieurs reprises sur la nécessité de rendre compte du développement scientifique en termes rationalistes, en décrivant les « bonnes raisons » des scientifiques pour adhérer ou rejeter telle ou telle théorie (Boudon, Clavelin, 1994). D’après cette méthode, il s’agit de rendre intelligibles les choix théoriques des scientifiques en supposant qu’ils sont des agents rationnels. Cela implique que l’on est capable de conceptualiser les acteurs comme étant des individus sensibles aux évidences en faveur ou contre une théorie donnée.
45Cette démarche consiste à prendre au sérieux le raisonnement des acteurs. Si l’on accepte que les théories scientifiques peuvent être des théories rivales, que les scientifiques cherchent à contrôler leurs hypothèses plutôt qu’à persuader le public et que la méthode scientifique permet de filtrer systématiquement les théories fausses – contrairement à ce que pensent les relativistes – les problèmes que l’on vient d’énumérer peuvent être résolus avec un minimum de lourdeur théorique :
46— Les pratiques courantes des scientifiques. Tout d’abord, le fait de comparer des théories, loin d’être le résultat d’un atavisme irrationnel des scientifiques, est la conséquence directe du simple fait que les théories scientifiques sont comparables. Ce n’est pas le sens des termes scientifiques qui compte, mais l’existence d’une référence commune. Les scientifiques parlent de la même chose avec des vocabulaires différents. Ce qui rend possible la concurrence entre les théories scientifiques ce sont les objets auxquels elles font référence, pas les mots avec lesquels elles sont construites.
47— La convergence sur un ensemble restreint de théories. Le nombre de théories existantes sur un même objet est relativement petit, car les règles du jeu scientifique sont extrêmement contraignantes et peu d’hypothèses passent favorablement le contrôle empirique. Bien qu’il n’existe pas d’algorithme pour l’acceptation de théories, il y a une procédure relativement fiable d’élimination qui empêche la prolifération indiscriminée de théories. Ce mécanisme est suffisamment rigoureux pour contribuer à concentrer les opinions sur un petit nombre d’hypothèses.
48— La dynamique du changement scientifique. Les théories partagent des points communs, une référence commune et des sens parfois différents. La théorie darwinienne peut remplacer la théorie lamarckienne, car elles se réfèrent à un objet partiellement commun. En revanche, la théorie de la frustration relative ne pourrait jamais remplacer la théorie corpusculaire de la lumière, car elles parlent tout simplement de choses différentes. Seules des théories rivales peuvent se substituer entre elles. Et deux théories sont rivales quand elles font référence à un même objet.
49Le relativisme est non seulement contestable du point de vue philosophique mais aussi en tant que théorie explicative. Il ne rend pas compte des faits les plus importants de l’organisation de la science – ni des pratiques courantes des scientifiques, ni de la convergence des opinions sur un nombre limité de théories, ni des règles du changement scientifique.
50En conclusion : nous avons soutenu que le relativisme peut être conçu autant comme une thèse épistémologique que comme une thèse anthropologique. D’après la première, le relativisme nie la possibilité d’objectivité de nos jugements, qu’ils soient moraux, esthétiques ou scientifiques. D’après la deuxième option, le relativisme nie l’existence d’universaux et a fortiori l’existence d’une nature humaine.
51Dans notre texte nous nous sommes concentrés uniquement sur le relativisme en tant que thèse épistémologique. Au lieu de nous occuper de l’objectivité des jugements en général, nous avons focalisé notre attention sur l’objectivité scientifique. La raison de ce choix est facile à comprendre. La notion d’objectivité est au cœur de la méthode scientifique. Si les relativistes arrivent à justifier leur thèse anti-objectiviste sur le terrain proprement scientifique, leur position est facile à étendre à des domaines plus fragiles comme la morale ou l’esthétique. Leur chemin vers un relativisme généralisé est ouvert. C’est pour cette raison que le fait de résister à leurs attaques dans le domaine scientifique s’avère si important.
52Nous avons isolé deux arguments fondamentaux qui sous-tendent la position relativiste. L’argument de l’incommensurabilité et l’argument de l’algorithme. L’évaluation que nous avons faite de chacun de ces arguments montre que la position relativiste est loin d’être concluante. L’argument de l’incommensurabilité est contestable, car il ne prend pas en compte que l’élément décisif pour permettre la comparaison de deux théories n’est pas l’identité de sens mais l’identité de références. L’argument de l’algorithme se fonde sur une inférence injustifiée : en partant du fait qu’il n’y a pas d’algorithme pour produire des théories, le relativiste conclut que la science n’est qu’une simple conversation parmi d’autres. D’autre part, bien qu’il n’y ait pas de procédure pour produire des théories, la science dispose d’un critère d’élimination de théories fausses assez contraignant.
53Finalement, nous avons tenté de déterminer si les thèses relativistes sont explicativement utiles pour rendre compte de l’organisation des pratiques scientifiques. La science telle qu’elle est pratiquée par les scientifiques est-elle compatible avec les principes identifiés par les relativistes ? La réponse a été négative. D’abord, les scientifiques comparent leurs théories, ils se préoccupent de fournir des évidences favorables à leur point de vue et ils sont sensibles aux falsifications. Deuxièmement, la convergence des opinions sur un nombre restreint de théories jugées acceptables s’explique par l’existence d’une procédure relativement rigoureuse de contrôle des théories existantes. Si la science était une simple conversation, comme le soutient le relativiste, alors il y aurait un nombre illimité de théories scientifiques. Finalement, les théories scientifiques se succèdent suivant un ordre relativement rigoureux, ce qui va aussi à l’encontre des principes relativistes : les théories scientifiques, bien qu’utilisant un vocabulaire différent, sont comparables par le biais de l’objet auquel elles font référence.
Notes
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L’interprétation de la pensée de Kuhn est l’objet d’une importante controverse. Notre texte utilise comme point de départ la lecture plus forte de Kuhn, celle qui a été suggérée par les sociologues de la science proches du programme fort (Barnes, 1992). D’après les sociologues de la science, Kuhn était bel et bien un relativiste. D’autres interprètes ont proposé une lecture plus nuancée et, de notre point de vue aussi, plus fidèle à sa pensée (Bird, 2001 ; Hoyningen-Huene, 1993).