1Gérard Noiriel rappelle opportunément dans un livre récent [1] ce constat d’Émile Durkheim dans son ouvrage Le suicide [2] : « Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir... qu’il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s’étendre, à leur insu, du concept qu’elle visait primitivement ou paraissait viser, à d’autres notions plus ou moins voisines. » Observant que les notions « immigré », « deuxième génération », « assimilation », « intégration » sont nées ou « ont été réactivées, en France, au moment de polémiques politiques très violentes », Gérard Noiriel émet l’hypothèse que c’est peut-être pour cette raison qu’ils ne sont « pratiquement jamais définis par ceux qui les emploient » contrairement à la catégorie « jeune » qui « est passée au feu de la critique ». La même hypothèse convient pour la catégorie « Indien », utilisée dans les Amériques et ailleurs, aussi bien par le commun que dans la littérature savante et dans les taxinomies nationales et internationales. Le moins que l’on puisse dire en effet est que sa définition pose problème. Pour autant, nous n’aborderons pas ici cette question de front. Notre propos consistera à exposer, à la fois, comment se déroulent les batailles du comptage des Indiens qui visent à forger des images légitimes de la réalité sociale – socio-ethnique en l’occurrence –, les écarts considérables auxquels ces comptages aboutissent selon les critères adoptés, et donc selon les définitions le plus souvent implicites qu’ils révèlent, les simplifications, pour ne pas dire les caricatures et aussi les masquages ou brouillages de cette même réalité sociale auxquels ils conduisent. Enfin, on verra comment ces batailles sont indissolublement liées à des enjeux politiques, ou si l’on préfère, en quoi celles-ci sont effectivement des batailles politiques où le travail du « savant » oscille entre le rôle de simple technicien et celui de conseiller ou d’inspirateur du prince pour la construction du label identitaire. En centrant plutôt notre réflexion sur les recensements, c’est donc à une amorce de réflexion sur le travail bureaucratique d’assignation identitaire et de fabrication de la représentation catégorielle légitime que nous convions notre lecteur [3]. Une amorce seulement, car si cette présentation permet bien de montrer, par comparaison – et de ce point de vue le rapprochement Bolivie, Mexique, États-Unis est particulièrement éclairant –, que la statistique officielle est, comme le soutient Alain Desrozières, « marquée par les formes de l’action publique dominante dans un pays et à une époque donnés » [4], elle ne débouche pas sur une réflexion épistémologique relative à l’imputation catégorielle.
Le problème de la définition de l’Indien à travers les comptages
2S’agissant des Indiens, les dénombrements véhiculés, fruits d’extrapolations, de recensements ou d’estimations, ne tirent la plupart du temps leur crédit que de la caution d’universitaires dont le titre suffit pour qu’on les croie, ou de celles d’institutions internationales (Unesco, Programme des Nations Unies pour le développement, Banque mondiale, etc.) dont la légitimité n’est pas mise non plus en doute. Ainsi, on se renvoie des comptabilisations sans fondements explicites, comme des balles de ping-pong, accréditant l’idée d’ensembles Indiens, sans véritablement en donner de preuves convaincantes.
3Selon Alexia Peyser et Juan Chackiel, membres du Centre latino-américain de démographie (CELADE), il y a entre les différentes sources des écarts tels que les Indiens représentent entre 17 % et 40 % de la population d’Amérique latine, les chiffres des recensements étant toujours inférieurs à ceux des estimations « savantes » [5].

4Pourtant, même si ces deux auteurs pointent le fait que ces dissimilitudes sont dues à des définitions implicites variées qui entraînent l’usage d’indicateurs distincts – langue parlée, auto-identification ou localisation géographique –, cela ne les amène aucunement à s’interroger sur la légitimité de telles opérations. Leur propos consiste en effet, d’une part, à interpréter la dynamique démographique de ces ensembles indiens (fécondité, mortalité...) sur la base des chiffres douteux dont ils disposent, et d’autre part, à argumenter l’hypothèse d’une sous-estimation de la population indienne saisie dans les recensements ; une sous-estimation qui, pour eux, ne fait guère de doute.
5Ils avancent comme preuve la mauvaise couverture des zones périphériques par les recenseurs et ils ajoutent le fait que lorsqu’on utilise l’indicateur de la langue parlée, les enfants mineurs de moins de 6 ans ne sont pas dénombrés. L’argument technique de la mauvaise connaissance des confins est impeccable et sans doute cela conduit-il à une sous-estimation du nombre des Indiens, mais est-il certain que leur pourcentage relativement à la population globale en est considérablement affecté ? Pour ce qui est de la population de moins de 6 ans, c’est un peu la même chose si l’on raisonne en chiffres absolus et en pourcentages. Cependant ce ne sont là, encore une fois, que des discussions techniques qui éludent totalement la question de fond : au nom de quoi identifier des enfants de moins de 6 ans à un monde indien ou blanc ? Or cet article de synthèse, pour intéressant qu’il soit, ne fournit pas la moindre esquisse d’une définition claire de l’Indien et n’incite à aucune réflexion argumentée sur la question.
6Nous avons écrit ailleurs, après d’autres [6], qu’il n’était pas possible de donner une définition objective de l’Indien, quel que soit le ou les critères que l’on prenne [7]. Nous ne referons pas ici cette démonstration. Il reste que jusqu’à maintenant c’est bien, dans la plupart des cas, à partir de tels critères que le nombre d’Indiens a été évalué. Depuis les années 1950, ils sont plutôt culturels. Faut-il rappeler une fois de plus que cela n’a pas toujours été le cas ? Pendant la colonie, « la relation Indien/non-Indien ne se pose pas autrement qu’en termes pratiques d’exploitation ; jamais elle ne fut abordée... en termes autres que politico-administratifs » [8]. S’il importe alors de décompter les Indiens, c’est parce qu’ils paient le tribut ou c’est pour imposer que des quotas de la population ainsi désignée se soumettent à des travaux forcés, notamment dans les mines (mita). La prise en compte récente du critère linguistique et du costume renvoie à l’idée selon laquelle l’indianité est avant tout (et même se résume et se manifeste par) une culture propre, ou spécifique : l’Indien est membre d’un sous-ensemble social isolable dont la culture est le marqueur.
7En fait, l’étiquetage culturel ne succède pas directement à l’étiquetage politico-administatif de l’époque coloniale. Entre-temps avait prédominé une labellisation raciale très en vogue au tournant du siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Certains analystes utilisent aussi le terme d’ethnie pour connoter une distinction culturelle plutôt que raciale. Mais, comme l’a très bien noté Julian Pitt-Rivers : « This device is not altogether satisfactory, for it makes “race” a matter of culture, whereas it is really a matter of social relation. » [9] C’était aussi la thèse, plus ancienne encore, de Charles Wagley qui avait forgé le concept de « race sociale » pour signifier « un groupe ou une catégorie de personnes qui ne peut être défini que de manière sociale et non biologique... même si les mots qui lui servent d’étiquette peuvent originellement avoir été référés à des caractéristiques biologiques » [10].
8Le passage du terme de race à celui de culture ou d’ethnie ne change donc rien au fond. Car pour ces deux auteurs, l’Indien ne saurait être défini sans prendre en compte, au premier chef, sa position sociale dans un ensemble plus vaste, et les rapports qu’il entretient avec les non-Indiens qui, au moins dans les Andes, ne sont pas seulement représentés par des membres d’un pôle blanc hispanique désignés comme españoles, blancos, criollos, vecinos, mistis selon les lieux, mais aussi par des intermédiaires qui sont les mestizos, cholos, indios refinados... Si bien que, comme l’exprime Fernando Fuenzalida, « il y a une graduation phénotypique, sociale et culturelle qui correspond à une échelle de statuts. Cependant, le statut du Métis ou de l’Indien ne provient pas d’une certaine configuration de traits dont le rôle de dominant ou de subordination serait la conséquence. C’est l’inverse qui correspond à la réalité : c’est la position extrême ou moyenne dans la chaîne nationale de subordination qui détermine le statut et la sous-culture d’un groupe ou d’un individu. » [11] Ce qui fait qu’il n’existe pas une « culture du Métis » ou une « culture de l’Indien » qui puisse être isolée et se définir indépendamment de ses contextes locaux [12].
9De la même façon, François Bourricaud insiste sur le fait que les groupes indiens ne sont pas autonomes. « Ils s’inscrivent dans un réseau de relations qui les unissent aux non-Indiens. Ils s’insèrent dans un système de rapports par lesquels ils participent à la société globale. Cependant, ces relations étant déséquilibrées et ces aspects inégalitaires, leur union aux non-Indiens et leur participation à la société globale se réalise dans la dépendance. Et c’est à l’intérieur de cette situation de dépendance qu’ils se définissent en tant qu’Indiens. » [13] Le souligner revient à dire que les définitions de l’Indien ne sont constantes ni dans le temps ni dans l’espace. Ce qui rend les dénombrements délicats et les comparaisons impossibles d’une époque à l’autre, et d’un lieu à l’autre.
10Julian Pitt-Rivers donne une excellente illustration de ces difficultés dans le cas du Guatemala. En 1940, il y eut la tentative d’utiliser l’appréciation physique de la race pour séparer et chiffrer les Indiens, les Métis, les Noirs, les Blancs et les Orientaux. Ce fut un échec reconnu. Si bien qu’avant le recensement de 1950, une réflexion fut menée pour décider de la définition de l’Indien qu’il convenait d’adopter. On découvrit alors que les critères utilisés pour identifier un Indien variaient d’un village à l’autre. Dans l’un, c’étaient les vêtements, dans l’autre la langue, ailleurs le style de vie... Reconnaissant cette difficulté, les promoteurs du recensement enjoignirent aux enquêteurs de fonder leur décision : « on the social system in which the person was held in the place in which he was counted. In the small communities there is a certain public opinion that qualifies an individual as Indian or Ladino. For this reason, the taking of the census was entrusted, whenever possible, to members of the local community who know quite well how people are classified there. » [14]
11Ce recensement assume donc le fait que la qualification d’Indien est sociale, et qu’elle est distincte des caractéristiques culturelles. Il fournit néanmoins toute une série de renseignements sur la langue parlée à la maison, l’habillement, les modes d’alimentation, la fréquentation de l’école... qui peuvent être mis en regard avec la labellisation d’Indien ainsi obtenue et confirment le fait qu’il n’y a pas de nette corrélation (straightforward) entre cette labellisation et des traits culturels supposés indiens.
12Entendons-nous bien toutefois sur le social dont on parle. Celui-ci non plus n’est pas réductible à des caractéristiques simples observables et comptabilisables. Indien n’équivaut pas à paysan, à rural, ou à pauvre, par exemple. Certes, une majorité de ceux qui sont ainsi labellisés habitent bien la campagne et sont des paysans pauvres. Mais le recensement guatémaltèque mentionné par Julian Pitt-Rivers montre que 5 % des propriétaires terriens de 111 acres ou plus sont considérés comme des Indiens. C’est dire qu’on ne peut pas non plus assimiler le groupe des Indiens à une classe ou à une strate sociale. C’est bien dans la relation sociale, ici et maintenant, que la catégorisation prend son sens.
Les comptages sur la base du critère linguistique
13Que supposent les comptabilisations actuelles des Indiens sur la base du critère linguistique ? Tout d’abord une coupure entre des cultures ou des ethnies différentes comprises dans un ensemble social plus large, sans que l’on sache véritablement ce qu’il faut entendre par ces concepts. Dans un livre classique, A. L. Kroeber et C. Kluckhon répertoriaient déjà plus d’une centaine de définitions du concept de culture au début des années 1950 [15]. De laquelle s’inspire-t-on ? Et prend-on en compte des sous-cultures ? S’interroge-t-on sur les rapports d’un ensemble culturel à un autre, ou d’un sous-ensemble à l’ensemble ? En bref, qu’est ce qui légitime de tels découpages ? Ensuite, la langue est-elle l’expression synthétique et emblématique de la culture ? Ne faudrait-il pas envisager d’autres critères ? Et lesquels ?
14Admettons que l’on se soit véritablement interrogé, et que l’on ait résolu tous ces problèmes épistémologiques. En d’autres termes, bien que ce ne soit pas la thèse ici défendue, admettons que l’on ait d’excellentes raisons de considérer la langue comme un bon, voire le meilleur marqueur de l’indianité. De redoutables problèmes techniques subsistent. Il se trouve en effet que l’on peut connaître et parler plusieurs langues. D’où les distinctions entre langue du foyer et langue véhiculaire, langue maternelle et langue officielle, langue première et langue seconde. De là les questions plus fines des recenseurs pour distinguer divers paliers d’usage et de connaissance des langues. Mais la résolution du problème technique, la connaissance du bi- ou du multilinguisme, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. En effet, on est placé devant le dilemme suivant : les bilingues ou les multilingues doivent-ils ou non être considérés comme des Indiens ? On peut adopter des partis divers qui aboutissent dans le cas du recensement bolivien de 1992 à une différence extrême de 1 à 5.

15Dans un cas, les Indiens constituent une population très minoritaire du pays (11,5 %), dans l’autre, ils deviennent majoritaires (58,9 %).
16Nous disons différence extrême, car on peut raffiner en se demandant quelle est la langue maternelle, ou parlée au foyer, et par exemple considérer comme Indiens à la fois ceux qui ne parlent qu’une langue native et ceux qui la parlent chez eux dans l’intimité. Le comptage enlèverait le caractère d’Indien à ceux qui pratiquent les langues natives sans les parler chez eux, pour commercer, par exemple, ce qui diminuerait l’écart des pourcentages.
17Ces discussions techniques agitent les organismes recenseurs ; c’est le cas au Mexique où des efforts considérables, tant intellectuels que financiers, ont été déployés pour parfaire le décompte de la population indienne et répondre à l’insatisfaction des partisans de sa sous-estimation. Depuis 1980, l’Institut national de statistiques, de géographie et d’informatique (INEGI) chargé de cette tâche a modifié les indicateurs utilisés à chaque recensement. À cette époque, étaient prises en compte les personnes de plus de 5 ans parlant une langue indienne [16]. En 1990, l’INEGI ajoutait une deuxième variable en incluant les enfants de 0 à 4 ans vivant dans un foyer dont le chef de famille parlait une langue native, obtenant ainsi 6 411 972 Indiens, soit environ 7,5 % de la population totale [17]. Là-dessus, avec l’aide d’un organisme international [18], l’Institut national indigéniste (INI), organisme gouvernemental exclusivement consacré aux politiques sociales envers les Indiens et à l’étude anthropologique de ces populations jusqu’en 2003, tentait d’affiner le calcul permis par les données du recensement en tenant compte des localités où résidait au moins un locuteur en langue « indienne ». Il les classait en trois catégories : les « localités éminemment indiennes » ; les « localités moyennement indiennes » ; les « localités à population indienne dispersée » où respectivement 70 % au moins des habitants parlent une langue native dans le premier cas, de 30 % à 69 % dans le second, et moins de 30 % dans le dernier. En ajoutant le nombre total des habitants des localités des deux premières catégories au nombre des locuteurs en langue indienne des localités de la dernière catégorie, l’INI obtenait en 1993 un total de 8 701 688 Indiens, soit 10,7 % de la population totale. Malgré tout, ces résultats ne faisaient toujours pas l’unanimité. En 1994, l’INI tentait une dernière précision à partir des données du recensement en considérant comme Indiens tous les occupants de logements particuliers dont le chef de famille ou son conjoint parlait une langue native et en comptabilisant également les individus isolés parlant une langue indienne dans des foyers où le chef de famille ou son conjoint ne la parlait pas. On atteignait ainsi 10,5 % de la population totale, soit un peu moins que dans le calcul précédent. L’INI a alors considéré le débat clos jusqu’au recensement de l’an 2000 où de nouvelles questions portant sur l’auto-identification ont été prévues [19].
18Cette cuisine, dont l’objectif est de répondre aux critiques de sous-estimation en augmentant le total de la population indienne, se veut scientifique : elle est justifiée et argumentée. Chaque comptage ou chaque construction de nouveaux tableaux se fonde sur ce qui est présenté comme des hypothèses, toutes basées sur la validité de l’indicateur de la langue parlée, mais croisant ou comparant d’autres variables telles la localité ou le logement. Ses promoteurs soulignent les conditions particulièrement irréprochables de ces opérations : une pluridisciplinarité dont ils se félicitent ; un dialogue permanent entre l’organisme recenseur, l’institution indigéniste et les chercheurs ; une caution internationale (le Programme des Nations Unies pour le développement). Mais à aucun moment ils ne discutent ou ne mettent en doute l’utilisation du critère de la langue parlée, considérée comme « seule source démographique de confiance ». Une telle démonstration est représentative des efforts des chercheurs pour arriver à des chiffres qu’accepteront la majorité des personnes et des organismes intéressés par la question.
19Certes, si l’on ne met pas en doute le postulat selon lequel la langue est un critère valable, la démarche suit pas à pas les étapes du raisonnement des sciences sociales, elle construit des hypothèses, compare les points de vue de disciplines différentes en utilisant les outils du démographe et de l’anthropologue. Elle repose même sur une définition de l’Indien qui apparaît en creux dans le texte quand les auteurs de l’article expliquent leur rejet de la nouvelle définition « culturelle » que l’on rencontre dans la Convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT), dans les accords de San Andrés avec les zapatistes et dans le projet de la nouvelle Constitution mexicaine, à savoir « des populations qui habitaient le pays à l’époque de la conquête ou de la colonisation [...] et qui conservent leurs propres institutions sociales, économiques, culturelles et politiques, ou une partie d’entre elles » [20] ; une définition « inadaptée à une meilleure compréhension des conditions économiques et sociales [des Indiens] », du point de vue des auteurs.
20On voit bien qu’en réalité, le problème qui se pose n’est en rien technique. On se retrouve une fois de plus placé devant la question épineuse, mais incontournable, de la définition de l’Indien. Si l’on ne peut en donner une définition objective et par conséquent effectuer un décompte selon des critères eux aussi objectifs, peut-on le faire en prenant comme point de départ une définition subjective de celui-ci ?
Les comptages sur la base de l’auto-identification
21De ce point de vue, les recensements effectués aux États-Unis fournissent de précieuses indications puisque chacun y est invité à se classer dans une catégorie raciale depuis 1960. Auparavant, les enquêteurs affectaient les personnes interrogées à une catégorie raciale, selon leur propre jugement. En 1990, parmi les cinq catégories de classement possibles, on trouve celle d’American Indian ; les autres étant Blancs, Noirs, Asiatiques et Hispaniques. Selon les indications du US Census Bureau, les quatre premières catégories sont clairement identifiées comme des « races » et définies comme suit : « They generally reflect the social definition of race recognized in this country. They do not conform to any biological, anthropological or genetic criteria. » [21] La cinquième, hispanique, ne désigne pas une « race », mais une « notion transculturelle » [22] qui fut utilisée pour la première fois en 1970. Elle renvoie à l’origine sociogéographique de la personne : « Heritage, nationality group, lineage or country of birth of the person or the person’s parents or ancestors before their arrival in the United States. » [23] Elle est présentée à part, dans une autre partie des formulaires [24]. Les personnes sont tenues de choisir l’une des quatre « races » mentionnées en répondant à la question suivante : remplissez un cercle correspondant à la « race » à laquelle vous pensez appartenir.
22En 2000, le recensement reprend la même distinction entre groupe « racial » et groupe « ethnique ». Mais au lieu de contraindre chaque individu à s’identifier à une des races prévues – « White, Black, American Indian and Native Alaskan, Asian, Native Hawaïan and Pacific Islander, Some other race » – il lui laisse toute liberté de déclarer son identification à plus d’une d’entre elles, étant envisageable la possibilité extrême de se rattacher à toutes à la fois. Les formulations des combinaisons ainsi obtenues accolent les races tout en les séparant par un point-virgule : près de 800 000 individus sont « White ; Black or African American », soit Blancs mais aussi Noirs. On pourrait le lire différemment : ils sont descendants de parents Blancs et Noirs, donc Métis, un terme que l’on ne rencontre cependant jamais dans le recensement. Pourtant, s’il y figurait comme race, il aurait probablement été plébiscité par les Mexicains qui, depuis le début du XXe siècle, reconnaissent l’existence de trois races : indigène, européenne et métisse, cette dernière représentant encore aujourd’hui dans le pays l’archétype du Mexicain. On peut du reste se poser des questions sur la réticence des Hispaniques vis-à-vis des catégories proposées dans le recensement états-unien de l’an 2000 : 42 % d’entre eux ne s’y sont pas reconnus et ont affirmé être d’une autre race (Some other race). Pourquoi ce refus d’entrer dans les cadres prévus par le bureau du recensement états-unien ? Peut-on y voir une relation avec la forte présence de Mexicains qui se sont trouvés dans l’impossibilité de cocher une case puisque leur « race » (métisse) n’y était pas prévue ?
23Finalement, si 97,6 % des recensés ont choisi une seule race, 2,3 % en ont choisi deux (c’est-à-dire plus de 6 millions de personnes) et 0,2 % trois ou plus (environ 450 000 personnes) [25], de toutes les régions et les classes d’âge : 5 % des Blacks, 6 % des Hispanics, 14 % des Asians, 40 % des American Indians. Et surtout, souligne Tamar Jacoby [26], dans la ville de New York et dans les zones peuplées de migrants, la proportion de choix combinés atteint un recensé sur quatre ; de plus, elle double chez les moins de 18 ans par rapport aux plus âgés.
24Pour ce qui est des Indiens, l’auto-affiliation aboutit presque à multiplier leur nombre par cinq entre 1960 et 2000 : de 523 591, on passe à environ 2 millions et demi (0,9 % de la population totale), l’augmentation la plus forte se produisant entre 1970 et 1980. En 2000, avec les races combinées (Indien et une autre « race »), ils représentent plus de 4 millions de personnes (1,5 %), soit une augmentation de 65 % entre 1990 et 2000.
25Ce mode de comptabilisation mérite évidemment discussion. Première remarque : si effectivement on se proposait une recherche sociologique sur l’auto-affiliation ou désignation ethnique – ici, nous employons volontairement le terme ethnique dans le sens très large d’une appartenance à un groupe qui peut être aussi bien conçu comme racial, ethnique ou culturel –, il faudrait d’abord s’interroger sur la volonté des sujets de s’inscrire dans une telle catégorisation, sur l’importance qu’ils y accordent (relativement, par exemple, à d’autres modes d’identification), sur la formulation qu’ils en donnent (plutôt raciale, ethnique, culturelle, géographique), sur le contexte et la situation d’interaction dans lesquels elle est produite ; la dimension du [ou des] groupe[s] d’affiliation ; le [ou les] nom[s] qui lui est [sont] donné[s]... Or, ici, on demande aux recensés de se couler obligatoirement dans le moule étroit de cases préétablies en nombre très limité. Par conséquent, ce mode de comptabilisation ne tient qu’apparemment compte de l’autodéfinition. Il conduit, en quelque sorte, à une autodéfinition contrainte, ou tout au moins induite.
26En second lieu, l’auto-affiliation, ici sur la base du remplissage de questionnaires adressés par la poste, donne lieu à des résultats qui invitent à « la plus grande suspicion » [27]. D’une part, nombreux sont ceux qui ne répondent pas à la question sur la race (presque 7 millions en 2000). D’autre part, on peut voir l’importance extrême du libellé des questions d’auto-affiliation – et du même coup la fragilité et le faible crédit des résultats – en considérant les réponses à un long questionnaire sur l’ascendance envoyé à un échantillon de 17 % des foyers, aussi bien en 1980 qu’en 1990. Une des questions était formulée ainsi : « Quelle est l’ascendance de la personne ? » (recensement de 1980) ; puis « Quelle est l’ascendance ou l’origine ethnique de la personne ? » (recensement de 1990). Suivaient des exemples de réponses possibles : Afro-American, Ecuatorian...
27Le recensement de 1980 donnait comme exemple les origines allemande et anglaise : chacune a produit plus de 49 millions de réponses. Dans le recensement de 1990, l’origine allemande était encore incluse, mais pas l’anglaise : le nombre de ceux qui se revendiquaient d’ascendance allemande a augmenté de 18 % (58 millions), tandis que le nombre de ceux qui se revendiquaient d’origine anglaise a diminué de 34 % (33 millions) “. L’origine française qui a disparu entre 1980 et 1990 fait que ceux qui s’en réclament ont diminué de 20 %. Non listés en 1980, les Cajuns étaient moins de 10 000 ; mentionnés en 1990, ils deviennent 668 000 [28].
28De même, entre 1990 et 2000 une partie des Colombiens et des Dominicains de New York ont disparu. On ignore s’il s’agit d’un déménagement massif ou des conséquences d’une modification du formulaire quant au choix de l’origine « ethnique », en réalité géographique. En 1990 comme en 2000, ceux qui se voulaient Hispanics ou d’origine latine avaient le choix entre quatre catégories : Mexican American, Puerto Rican, Cuban, ou other Spanish-Hispanic group. Mais alors qu’en 1990, le document spécifiait quels pouvaient être les sous-groupes concernés par la dernière catégorie ( « Argentins, Colombiens, Dominicains, etc. » ), en 2000, cette précision relevait de l’esprit d’initiative de chaque recensé. Or beaucoup n’ont pas coché la case other Spanish-Hispanic group, pas plus qu’ils n’ont mentionné leur sous-groupe d’appartenance.
29L’ordre des questions a aussi son importance et peut biaiser les résultats. Toujours dans le recensement états-uniens de l’an 2000, un changement dans le formulaire par rapport à 1990 est soupçonné être à l’origine de l’augmentation des American Indians, tout autant que la redéfinition de cette « race ». Ce biais est mis sur le compte d’un déplacement de la question portant sur l’hispanicité [29]. Alors qu’elle se trouvait après la question sur les races en 1990 – et donc après celle du rattachement aux American Indians –, elle a été placée avant elle en l’an 2000. Les recensés ont d’abord précisé qu’ils venaient d’un pays latino-américain et satisfait ainsi à leur identification nationale avant d’arriver à la question de la « race » où ils se sentaient plus libres de choisir l’appartenance aux Indiens Américains. Ainsi, en inversant l’ordre du choix des identifications – en 2000, origine géographique et nationale en premier lieu, « race » dans la terminologie du recensement en second lieu – les questionnaires permettent l’apparition ou l’augmentation de certaines « races » ou « ethnies ».
30Toutes ces observations nous ramènent à la remarque précédente. On ne saisit dans ces questionnaires que les caractéristiques ethniques et raciales que l’on introduit plutôt mal que bien.
31À l’instar de Claude Dubar [30], il convient de concevoir l’identification comme la résultante « d’actes d’attribution identitaire par des institutions ou des agents en interaction avec l’individu » d’une part et « d’actes d’appartenance qui expriment l’identité pour soi » d’autre part. Ici, c’est l’institution US Census Bureau qui propose un mode de classement par ensembles raciaux. On a vu comment il définit cette expression. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette définition floue n’en est pas une. Et, comme le souligne Denis Lacorne, « les cinq catégories privilégiées ne sont au fond qu’une reprise à peine voilée des cinq races identifiées au XIXe siècle par les tenants du darwinisme social : les Blancs, les Noirs, les Jaunes, les Bruns, les Rouges » [31]. En fait, l’ « usage social » admettant que celui qui a la moindre goutte de sang noir est Noir, cette notion de race signifie clairement un fondement génétique ou biologique, que la typologie proposée reprend sinon explicitement – puisqu’elle s’en défend – du moins implicitement. Quant à l’ethnicité qui s’applique ici seulement à la dichotomie « hispanic or latino » ou « not hispanic or latino », elle permet de comptabiliser les « Bruns » qui doivent cependant aussi se classer dans un des ensembles raciaux, mais qui répugnent à le faire, comme on l’a vu plus haut.
32Au total donc, le choix de comptabiliser les individus suivant leur apparence extérieure, en l’occurrence leur couleur de peau – ou plutôt de les inviter à le faire selon ces critères –, n’obéit à aucune justification scientifique possible. Il s’agit très clairement d’un choix politique délibéré, couvert depuis les années 1970 par une bonne intention : mettre en place des dispositifs permettant de favoriser les minorités victimes de discrimination par le passé [32] ; dispositifs divers qui vont du redécoupage électoral aux politiques éducatives et de l’emploi, en passant par des aides économiques.
33Il reste que même sous le couvert de politiques « affirmatives », la labellisation qui est ici utilisée contribue à figer, perpétuer, et populariser une vision raciale du monde social. Non seulement celle-ci est scientifiquement intenable, mais elle masque le constant mouvement de brassage, de mélange, de métissage biologique et culturel qui se produit aux États-Unis comme ailleurs. Et, pis encore, elle contribue à entretenir, durcir, voire à forger des frontières, des barrières idéelles (ou cognitives) fondées sur des critères raciaux, avec tous les stéréotypes et les préjugés qui les accompagnent. Comme le dit très bien Gérard Noiriel, « le fait même de désigner un groupe social à “intégrer” est une façon de le montrer du doigt même quand on prétend l’aider [...] à cause de la stigmatisation qu’implique cet étiquetage » [33].
Les batailles pour « l’identité la plus vraie »
34Ce que l’on observe sur le terrain, ce sont de véritables batailles d’influence pour la paternité, l’authenticité, la conservation du label ethnique ou « racial ». Avant le recensement, les organisations politiques des minorités ethniques ont tenté d’influencer leurs membres, notamment les plus puissantes tels la National Association for the Advancement of Coloured People (noirs) ou le National Council of La Raza (Latinos) qui voyaient une menace réelle dans cet éclatement des « races ». Elles avaient conseillé à leurs membres de se déclarer d’une seule race et donc de ne pas utiliser l’éventail offert par le recensement, pour ne pas risquer ensuite de perdre les droits « chèrement acquis » qui leur sont accordés en tant que minorités (l’affirmative action surtout) ni le pouvoir politique que leur confère leur poids numérique. À Hawaï, « une avalanche de courriers électroniques fut envoyée la veille du recensement priant les personnes de conserver comme identité raciale celle de natifs d’Hawaï » [34]. Les Native Americans étaient également préoccupés, comme l’affirme au même journal la directrice du Centre indien du sud de la Californie, soucieuse que « ses gens ne soient pas placés dans une autre catégorie ». Les plus sereins étaient les défenseurs des Noirs, « un groupe minoritaire avec moins de probabilités que les autres de revendiquer plus d’une race », lisait-on [35]. Du reste c’est ce qui s’est passé puisque 12,3 % (environ 35 millions de personnes) ont déclaré être seulement « Noirs » alors que 12,9 % (36 500 000 personnes) combinaient avec une autre race.
35À l’inverse, d’autres organisations y ont vu une aubaine, en particulier celles des Indiens ou néo-Indiens venus de l’Amérique hispanique car le recensement a redéfini les American Indians comme « des descendants des peuples indigènes de toutes les Amériques » [36], permettant l’émergence des Hispanic Indians. Qui sont-ils donc ? Des migrants venus du Mexique, du Guatemala ou du Pérou qui préfèrent s’identifier comme Indiens plutôt que Blancs ou d’une autre race, mais aussi des néo-Indiens états-uniens tels les Porto-Ricains séduits par le Mouvement de Restauration de la « nation Taino », les premiers Indiens rencontrés par Christophe Colomb, disparus il y a longtemps, qui revivent pourtant à New York depuis les années 1980. Grâce à eux, les rangs des American Indians ont nettement grossi par rapport au recensement de 1990 : au total 26 % (500 000 personnes). Mais, alors que les Native American augmentaient de 15 %, les Hispanic Indians quasi absents du recensement précédent augmentaient de 150 % [37].
36Néanmoins, toutes les organisations de migrants Indiens – dont les fondateurs du mouvement de restauration des Tainos – n’étaient pas d’accord pour se déclarer hispaniques, « un terme inhabituel qui suggère un rapport avec l’Espagne », selon un migrant originaire du sud du Mexique et vivant à Fresno en Californie, porte-parole d’une organisation indienne binationale, à la fois mexicaine et états-unienne ; un rapport qui déplaît aux héritiers des anciens colonisés. Et, ajoutait ce dirigeant en évoquant les migrants Indiens Mexicains, « ils vont rire quand on va leur dire qu’ils peuvent s’identifier comme Mixtèque ou Zapotèque » [38]. Une consigne étrange en effet pour les migrants, habitués à être considérés comme des Mexicains quand ils sont aux États-Unis, et non pas comme des groupes ethniques. Une consigne qui s’est également heurtée à celles d’autres organisations mexicaines ou latino-américaines soucieuses de voir émerger des Indiens hispaniques, rattachés aux groupes de pression latinos, plutôt que des Indiens qui renforceraient les Native Americans. Par ailleurs, comme on l’a souligné plus haut pour les Mexicains, les catégories des migrants ne correspondent pas toujours à celles des recenseurs, d’où des quiproquos et des confusions de sens rendant encore plus discutables les résultats du décompte en « races » et en « ethnies ».
37Qui plus est, cette soudaine augmentation des American Indians n’est pas du goût des Native Americans. En 1990, dans l’ensemble du pays, les deux tiers des Indiens recensés étaient enrôlés dans l’une des 300 tribus reconnues par le gouvernement fédéral et traitant avec le Bureau of Indian Affairs. En l’an 2000, pour la seule Californie, un des États où l’on trouve actuellement le plus grand nombre d’Indiens Mexicains, deux tiers des Indiens recensés étaient hispaniques. Depuis, les Native Americans craignent les incidences de ces nouveaux pourcentages sur la distribution des financements. Pour les projets des réserves, c’est le rattachement à une tribu qui compte, plus que les chiffres des recensements. Mais pour les projets hors des réserves, les nouvelles données vont soit faciliter l’obtention de ressources supplémentaires, soit entraîner une distribution différente de celles qui existent déjà. Bien que 1 600 000 des nouveaux Indiens vivent hors des réserves et n’appartiennent pas à des tribus, le gouvernement fédéral va-t-il devoir augmenter ses aides aux Native Americans de 65 %, taux de croissance de cette minorité [39] ? Quelle que soit sa décision, cela ne manquera pas de provoquer des heurts entre les bénéficiaires, American Indians et Hispanic Indians, donc de créer de nouvelles barrières [40]. Or les dirigeants Native Americans appréhendent la rivalité avec les organisations latinos, bien plus puissantes et efficaces que les tribus indiennes.
38Parallèlement on assiste à une série de débats sur l’identité « la plus vraie » (truest identity) et les « intérêts réels » des Hispanic Indians. Ceux-ci concernent d’abord les organisations de Native Americans et de migrants indiens qui vont avoir à se partager les financements octroyés par les gouvernements et les fondations et à décider de leurs orientations politiques, mais ils s’étendent également aux anthropologues qui les étudient. De nouvelles questions se posent à eux : doivent-ils désormais intégrer aux programmes d’American Indian Studies les Hispanic Indians (ou les Mixtèques ou encore les « Aztèques ») apparus dans le dernier recensement, ou bien les laisser aux Latin American studies [41] ?
39On voit les conséquences d’un décompte de la population qui met fortement l’accent sur les caractéristiques raciales et géographiques des individus. Il n’en satisfait qu’une poignée, généralement les plus extrémistes. Il bouleverse le panorama social et politique, en remettant en question les groupes de pouvoir et les privilèges de chacun. Il dresse les minorités les unes contre les autres, chacune tentant de conserver ou d’élargir sa zone d’influence. Il aiguille les chercheurs vers des questions oiseuses et contribue avant tout à fabriquer et à renforcer des différences qui se construisent déjà sans l’aide des recenseurs.
40On voit également que les choix supposés individuels des recensés ne sont que l’expression ou le reflet de tractations et de luttes d’influence qui opposent des groupes de pression plus ou moins puissants, des institutions étatiques, éventuellement des organismes internationaux.
La catégorisation ethnique dans les recensements récents en Amérique latine
41C’est pourtant dans cette direction de l’affiliation subjective que l’on s’oriente de plus en plus en Amérique latine. Il en a été ainsi au Mexique lors du recensement de l’année 2000 qui a vu prendre en compte ce nouveau critère : un changement de taille dans la conception de l’indianité, même si le questionnaire du recensement mexicain de 2000 fut à peine amélioré par rapport à celui de 1990. La question sur la langue indigène (indienne) parlée par chaque membre du foyer de plus de 5 ans (question 12) qui existait déjà dans les précédents recensements a été posée dans les mêmes termes : « Parlez-vous un dialecte ou une langue indigène ? Oui-Non. Quel dialecte ou quelle langue indigène parlez-vous ? Parlez-vous aussi espagnol ? Oui-Non. » Mais on lui a ajouté une nouvelle question dénommée « appartenance ethnique » et libellée comme suit : « êtes-vous nahuatl, maya, zapoteco, mixteco ou d’un autre groupe indigène ? Oui ou non ? » (question 20). Celle-ci n’a volontairement pas été placée juste avant ou après la première, mais à la suite d’interrogations portant sur la scolarité (13 à 18) puis sur la religion (19), afin de ne pas influencer les réponses.
42L’idée des concepteurs du questionnaire était de bien différencier le critère objectif (selon eux) de la langue de celui, subjectif, de l’auto-identification [42], de laisser place à l’autodétermination identitaire puisque ceux qui ne parlent aucune langue native peuvent malgré tout se déclarer Indiens. Mais la question contraint à choisir parmi les indianités possibles sans proposer de critères particuliers. On peut s’interroger sur la façon dont les recensés ont déterminé le groupe indigène. N’ont-ils pas eu du mal à percevoir ce qui distingue un « Nahuatl » d’un « Maya » et d’un « Zapoteco » si ce n’est leur capacité à s’exprimer dans une langue éponyme de leur « groupe indigène » ? D’autant plus que langue et groupe « ethnique » ne coïncident pas toujours. Parfois une même langue peut être parlée par deux groupes distincts : les Yaqui et les Mayo de l’État de Sonora parlent le cahita, mais se différencient nettement du point de vue de l’organisation sociale [43]. À l’inverse, des personnes appartenant à un même groupe sont locuteurs de variantes très éloignées d’une langue qui la rendent inintelligible entre eux : c’est le cas des Chontales de l’État de Oaxaca « établis dans deux niches écologiques très différenciées, montagne et côte » qui conditionnent leur mode d’exploitation des ressources [44]. Il est également concevable de parler une langue et de se reconnaître comme appartenant à un autre groupe linguistique : les mêmes Chontales de la côte, parlant une variante du chontal, « sont fortement influencés par la tradition zapotèque de l’isthme, au point de préférer se définir comme tels » [45].
43On le voit, l’autodétermination risque de plonger certains recensés dans un abîme de perplexité, et elle met les recenseurs devant une série de sous-catégories d’individus ou de groupes qui disent parler une langue et déclarent appartenir à un groupe autre que celui habituellement lié à cette langue, sans que les raisons de cette déclaration soit perceptibles dans les seuls chiffres.
44La question qui se pose est plutôt : si l’on se veut Indien, quel Indien vaut-il mieux être ? Faut-il valoriser la langue ? ou le prestige régional ou national du groupe qui la parle ? Quels sont les enjeux sociaux, économiques et politiques d’un tel choix ?
45Au Mexique, deux types d’acteurs ont leur mot à dire dans ces choix et ont intérêt à comptabiliser un grand nombre d’Indiens et à inciter les recensés à s’identifier à tel ou tel groupe : les organisations politiques indiennes et les institutions étatiques, notamment indigénistes. Les premières souhaitent se renforcer numériquement afin de peser dans les revendications et les négociations avec les gouvernements. L’objectif avoué des secondes est de mener des politiques sociales adaptées à une population discriminée et/ou marginalisée [46]. Mais probablement est-il question aussi de contrôler et de « clientéliser » cette population. Enfin, on ne peut pas ignorer que ces calculs débouchent sur des applications tout à fait concrètes, pour les Indiens bien sûr (individus, communautés et organisations politiques), mais également pour les travailleurs sociaux et les fonctionnaires de l’institution indigéniste, présents dans chaque État [47], pour qui les Indiens constituent un gagne-pain. Et comme le font remarquer Arnulfo Embriz et Laura Ruiz à propos des résultats du recensement de 1980 [48], les fonctionnaires indigénistes sont les plus véhéments vis-à-vis de la « sous-estimation » des Indiens. L’ardeur qu’ils mettent à la critiquer semble en effet ambiguë : elle peut autant être inspirée par le souci de mieux défendre et représenter la population avec laquelle ils travaillent que par celui de justifier leur emploi dans un pays où le chômage commence à apparaître et où la pauvreté touche plus de quatre personnes sur dix. Le choix final du recensé dépend donc de la configuration des pouvoirs et des groupes de pression locaux ainsi que des programmes d’aide économique et sociale.
46En dehors des recensements officiels, l’incitation à réaliser des comptages « à la hausse » vient également des organismes internationaux qui réservent des aides exclusivement à la population indienne et travaillent de concert avec les États : on a vu que pour effectuer ses calculs, l’Institut national indigéniste a bénéficié de l’aide de la Banque interaméricaine de développement (BID). Cette articulation entre les institutions étatiques et les organismes internationaux encourage le gonflement des chiffres et incite à bricoler les statistiques, ensuite reprises et citées par les chercheurs ou les organisations politiques. Prenons la Banque interaméricaine de développement (BID). Elle a signé un contrat avec le gouvernement mexicain il y a une dizaine d’années pour assurer le financement de projets éducatifs. Une demande dans ce sens lui a été faite récemment par un organisme gouvernemental pour construire des garderies et assurer un suivi alimentaire, éducatif et de santé des enfants vivant dans les zones d’agriculture industrielle de Basse-Californie. Or la BID était d’accord pour s’engager économiquement vis-à-vis d’un « usager » spécifique : un enfant d’Indien journalier et migrant. Pourtant, parmi les enfants concernés par cette demande peu étaient Indiens. Finalement, devant la réalité du terrain (des enfants sans accès à l’éducation, risquant la dénutrition, la maladie), la mission de la BID s’est laissée convaincre et a versé plusieurs millions de dollars au projet [49]. Comment ont été comptabilisés les enfants bénéficiaires de cette aide ? Ont-ils grossi les rangs des « Indiens » puisque c’est à eux que ce budget était affecté ? On peut se le demander. Dans le doute, cela inciterait à se méfier des décomptes faits par les organismes internationaux sur la base des aides qu’ils distribuent suivant des profils pas toujours respectés.
47Dans le recensement de 2001 en Bolivie dont l’exploitation est en cours, deux questions sont censées rendre compte de la dimension « ethnique et culturelle », comme cela s’est produit au Mexique. L’une objective : « Quel est l’idiome ou la langue dans laquelle vous avez appris à parler dans votre enfance ? » ; l’autre subjective : « Considérez-vous que vous appartenez à l’un des peuples originaires ou indigènes suivants ? Quechua, aymara, guarani, chiquitano, mojeño, autre natif ? » Ce dont il est question, clairement, c’est d’en terminer avec la « traditionnelle invisibilité ethnique dans les statistiques » pour « prendre vraiment à bras-le-corps les défis du développement national » [50]. De tels décomptes permettraient, selon l’ex-vice-président, Victor Hugo Cardenas, une meilleure planification, tant nationale que régionale, et serviraient à mieux lutter contre la pauvreté. Cette relation de nécessité entre connaissance « ethnique » et développement est hâtivement déduite de la relation inverse, pointée par le « Rapport du développement humain 2000 » des Nations Unies selon lequel « les populations indigènes continuent d’être les plus privées de droits économiques, sociaux et culturels tant dans les pays en développement comme l’Inde que dans les pays industrialisés tels l’Australie, le Canada et les États-Unis ». Évidemment, on comprend bien que le comptage n’a pas d’effet mécanique sur une possible réduction de la pauvreté. Ce dont il s’agit, même si cela n’est pas dit clairement, c’est de permettre l’élaboration de politiques d’ « affirmative action » pour lesquelles on pourrait drainer des crédits : l’intérêt de la coopération internationale pour de telles statistiques est d’ailleurs pointé dans l’article.
48Ce genre d’opération ne va pas sans naïveté ou candeur – à moins qu’il ne s’agisse de malignité – de la part de certains responsables de l’opération. C’est ainsi que pour María Isabel Rivera, les questions posées permettront de révéler le « véritable visage multi-ethnique et multiculturel du pays » [51]. Commentant le recensement expérimental réalisé en juin 2000 dans la province Betanzos, cet auteur constate que les personnes interrogées tardaient beaucoup à répondre à la question de l’auto-affiliation à un groupe ethno-culturel, si bien que les enquêteurs se laissaient aller à répondre à leur place en ajustant ethnie et langue parlée dans l’enfance. Selon elle, cette hésitation provient du fait que pendant des centaines d’années on ne s’est pas intéressé à l’identité ethno-culturelle, qu’on l’a même occultée. Seule une autovalorisation des racines permettrait que les Boliviens répondent avec « orgueil » à cette question. Et c’est un défi pour le recensement 2001 que de sensibiliser la population sur ce thème et que de « lui donner sa vraie dimension ».
49Il ne vient pas un instant à l’esprit de cette responsable du service d’information de l’Institut national de la statistique (INE) pour le recensement 2001 que si les enquêtés ont du mal à répondre, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas pour volonté ou pour habitude de se situer de cette manière-là, ou qu’ils se situent autrement, non pas forcément en tant que peuple, mais peut-être en tant qu’habitants d’un lieu ou membres d’une catégorie sociale, selon l’interlocuteur qu’ils ont en face d’eux. Elle n’imagine pas plus que « si l’identification à une origine peut être un processus actif impliquant une appropriation, il y a des conditions sociales à cette identification qui n’a pas la même probabilité ou le même sens, selon les niveaux sociaux » [52]. Non ! s’ils éprouvent des difficultés à répondre c’est qu’ils ont été mal conditionnés. Il faut donc les reconditionner, les remettre dans le droit chemin de l’ « orgueil ethnique » ; et c’est une des vocations assignée au recensement.
50Pour ce qui est de la langue de l’enfance, l’enquête était tenue de n’en mentionner qu’une seule. La formulation de la question ne permettait donc pas de prendre en compte les situations de bilinguisme, majoritaires maintenant dans le pays, qui font que dans beaucoup de foyers, urbains notamment, l’enfant baigne depuis sa plus tendre enfance dans un double univers linguistique.
Les comptages et la notion de métissage
51Cependant, il est notable qu’aux États-Unis se fait jour, timidement, une tendance opposée aux comptages raciaux et ethniques. Denis Lacorne signalait dans une note de son ouvrage, édité en 1997, l’existence d’un lobby des « mixed-race Americans » qui réclamaient l’enseignement de cours consacrés à la mixité raciale dans les universités et l’introduction d’une nouvelle catégorie multiraciale dans le recensement de l’année 2000 [53]. En 1997, le champion de golf Tiger Woods, victorieux du tournoi des masters, refusa lors d’une émission de télévision d’être considéré comme le « premier Noir » à avoir remporté ce titre. À cette occasion, pour rendre compte de son identité, il forgea le néologisme « cablinasian », soit un mélange de caucasian, black, indian et asian. C’est en raison de cette bataille que le Congrès des États-Unis résolut de revoir la manière dont le gouvernement fédéral mesurait les questions de race et d’ethnicité [54]. Et le Census Bureau, en plus de créer une race supplémentaire, celle de Native Hawaian or Pacific Islander, décida, pour ce nouveau recensement, de proposer l’identification dans 63 « sous-catégories raciales », en réalité des catégories mixtes, comme on l’a vu plus haut, dans lesquelles se sont finalement rangés plus de 14 millions d’États-uniens [55].
52Pour autant, peut-on aller jusqu’à dire que cette inscription multiraciale est « le début d’une révolution socioculturelle » ? Ce que semble indiquer Levonne Gaddy, présidente de l’Association des Américains multiethniques de Tucson (Arizona), qui affirme : « Aujourd’hui, les nouvelles générations nous disent qu’elles rejettent les étiquettes raciales, alors que ce fut durant longtemps un moyen d’identifier les populations. » [56] On peut en douter car l’on continue de proposer aux habitants des États-Unis de se situer, de s’identifier, de se compter en tant que races ; les catégories mixtes ne sont en fait que des sous-catégories de races principales, et donc le filtre racial demeure la catégorie officielle du classement. Néanmoins, est-il si loin le temps des années 1960 où « certains dirigeants des droits civils “entrevoyaient” le jour où ces catégories seraient obsolètes, quand une société aveugle à la race et à l’ethnicité surgirait des cendres du vieux système américain de ségrégation et de discrimination » et où quelques-uns envisageaient même – audace suprême – d’ « éliminer complètement des statistiques officielles des informations relatives à la race et à l’ethnicité... » [57] ?
53Poursuivons notre raisonnement en nous interrogeant sur la composition de l’ensemble des personnes qui s’identifient en tant qu’Indiennes aux États-Unis. Dans un article très éclairant, Joane Nagel [58] montre bien que le gonflement de ce groupe est dû à un aiguillage ethnique (ethnic switching) de personnes s’identifiant comme non-Indiennes préalablement, qui, par la suite, se classent dans cette rubrique. Nous ne reprendrons pas ici en détail son explication de cet « aiguillage » qui mêle l’influence des politiques fédérales du passé en direction des Indiens, amenant progressivement l’apparition d’une population urbaine biculturelle, la politique plus récente à l’égard des droits civiques et l’explosion des ressources fédérales qui l’accompagnent créant une atmosphère favorable à la conscience et à la fierté ethnique, et enfin le rôle du mouvement activiste du « pouvoir rouge ».
54Il nous paraît intéressant, en revanche, de mentionner quelques aspects sociaux de cette « nouvelle » population indienne. Si en 1960 elle était à 27,9 % urbaine, elle l’est à 56,2 % en 1990, soit une croissance trois fois plus rapide du nombre des Indiens à la ville qu’à la campagne. Elle s’accroît six fois plus vite dans les États qui, historiquement, comptaient de faibles noyaux de populations indiennes que dans ceux où ils étaient bien implantés (États dans lesquels, en 1950, on comptait des ensembles indiens de 3 000 personnes au moins).
55Les nouveaux Indiens ont majoritairement contracté des mariages mixtes (15 % en 1960 ; 59 % en 1990 et de 72 à 82 % dans les régions non traditionnellement indiennes). Au sein de ces couples mixtes, un peu moins de la moitié des enfants sont labellisés Indiens par leurs parents. Quant à l’usage d’une langue indienne, il a très largement diminué au fil du temps : en 1990, 77 % de ceux qui se considèrent Indiens ne parlent que l’anglais chez eux. Cet usage varie largement selon les régions. Dans certaines réserves, l’usage d’une langue indienne est encore majoritaire.
56En résumé, les néo-Indiens sont plus nettement mélangés (blended) que leurs pairs « traditionnels ». Ils ont donc un spectre plus large d’options ethniques (raciales dans la terminologie du recensement) et sont portés à des conceptions d’eux-mêmes plus flexibles. Et c’est donc bien sur un fond de métissage (biologique, social, culturel) accéléré que se produit cette auto-identification indienne, dans des circonstances particulières qui la rendent désirable.
57Voyons maintenant ce qu’il advient lorsqu’on inclut la catégorie Métis dans des enquêtes sur l’auto-identification, en prenant le cas bolivien. En 1996, une enquête a été menée en Bolivie auprès d’un échantillon de 4 250 personnes adultes de plus de 15 ans, représentatives de quatre départements abritant 78 % de la population du pays [59]. La question proposée était la suivante : « Quelle origine ethnique pensez-vous avoir ? » (qué origen étnica considera que ud tiene ?). Et les catégories de classement étaient au nombre de trois : Blanc, Métis, Indigène. Le résultat est très net : la majorité des enquêtés se considèrent comme des Métis, 66,8 %.

58Dans deux enquêtes plus récentes (1998 et 2000) qui offrent des catégories de classement voisines (à Blanc, Métis, Indigène, elles ajoutent Cholo et Noir), la catégorie Métis est aussi le plus souvent mentionnée : 61 % et 57,4 % [60]. Contrairement à l’idée reçue, au cliché « Bolivie pays d’Indiens » et aux interprétations maximalistes, ceux qui se voient comme des Indiens sont très minoritaires : 16,1 %. Et 16,8 % se classent parmi les « Blancs ». En outre, plus on est jeune, moins on a tendance à se voir Indien et plus on incline à se classer Métis. Enfin, quel que soit le niveau d’instruction, et bien que l’on note une corrélation entre celui-ci et le positionnement ethnique, le pourcentage de ceux qui se voient Métis ne varie pas. Autrement dit, le niveau d’études ne permet pas de tracer des frontières nettes entre les différentes affiliations.
59Un tel résultat mérite commentaire. En premier lieu, il convient de s’interroger sur les catégories de classement proposées aux enquêtés. Blanc et Métis renvoient à la biologie, à la race – pure ou mêlée – même si localement elles signifient assez bien ce que Charles Wagley conceptualise en termes de « race sociale », c’est-à-dire qu’elles évoquent plus une position sociale que, réellement, une apparence physique et une couleur de peau ; si bien d’ailleurs que la traduction de blancos par Blancs et de mestizos par Métis est trompeuse. Quant à la catégorie Indigène, il est clair qu’elle a été utilisée pour signifier Indien. Sans doute a-t-on voulu éviter une sous-estimation de ceux-ci ; les enquêteurs étant parfaitement conscients du fait que la catégorisation Indien fonctionne sur le mode péjoratif : « Indien persiste notamment comme insulte ou mépris. » [61] Indigène est un terme plus neutre qui, dans le contexte national, peut signifier l’altérité sans l’infériorité ou la dégradation ; ou tout au moins en les minorant. Notons aussi au passage qu’il est utilisé, officiellement, pour désigner les populations indiennes des basses terres occupant des « territoires indigènes » ou constituant des « peuples indigènes », tandis que les termes de « communautés paysannes », « agraires » ou « originaires », sont employés pour désigner les ensembles indiens d’altitude.
60On voit très bien que les trois catégories utilisées ne sont pas homogènes. Selon un découpage purement racial, il eut fallu sérier entre blanc, métis et rouge ou brun. Une proposition de classement socioculturel aurait pu être : criollo, cholo, indio. Mais l’enquêteur se heurte au problème de l’usage de ces termes dans le langage courant. Race brune ou rouge n’est pratiquement jamais utilisé. De même, criollo, dans l’usage actuel, « ne se réfère presque jamais à des individus » [62], mais s’utilise pour désigner certains traits culturels : la cuisine criolla par exemple.
61On a dit que le terme indio était péjoratif. Il en va de même de celui de cholo, qui en fait est plutôt utilisé au féminin et s’applique à un groupe de femmes habitant les villes et les bourgs, qui se distinguent par leur costume : la jupe bouffante ou pollera en étant le trait le plus distinctif en ce qu’il les oppose aux femmes de vestido, c’est-à-dire en jupe ou pantalon. Plus affectueusement, c’est le diminutif cholita qui est utilisé.
62Au total, il est donc très difficile de fabriquer a priori des catégories adaptées de désignations correspondant à l’usage courant. Un usage qui varie fortement en fonction du contexte et dans celui-ci, selon qu’il s’agit d’un autoclassement, d’une auto-identification ou de celle des autres. On comprend donc aisément que suivant les termes utilisés, même si l’on conserve une proposition de classement en trois ensembles, il y a de fortes chances pour que l’on obtienne des chiffres différents, a fortiori si l’on proposait aux recensés la seule alternative Indiens-Blancs.
63Le rapprochement avec les États-Unis est de ce fait très éclairant. On voit en effet comment, d’une part, des contextes sociopolitiques différents et, d’autre part, des catégories de classement proposées, différentes elles aussi, induisent des affiliations subjectives inversées. Dans un cas, l’idée ou la représentation du métissage se fraye péniblement un sentier au travers de catégories centrales qui demeurent racialisées. Dans l’autre, le métissage biologique et culturel est décrit, visible, pensé depuis longtemps, tout comme au Mexique. Même si le plus souvent, pendant la colonie et la première moitié du siècle, le métis a été stigmatisé, son évidence s’impose [63]. Et actuellement donc, il représente une forme acceptable d’autodésignation.
64On voit aussi les limites d’une comptabilisation « ethnique » nationale fondée sur l’affiliation subjective. Elle est toujours trompeuse puisqu’elle reflète, pour une grande part, les catégories de classement officielles d’une société donnée, à un moment donné, lesquelles sont instrumentalisées et schématisées à des fins politiques, telle l’ « affirmative action » aux États-Unis. Des catégories qui, de surcroît, pour les gérants étatiques de l’identité, tendent vers la mono-identification – une mono-identification qu’ils poussent à afficher sur les papiers d’identité : race, ethnie, confession [64].
L’illusion de l’auto-identification
65Bref ! C’est toujours le même problème. On tient absolument, pour des raisons politiques et économiques, à faire apparaître des peuples ou des cultures distincts. On convertit ainsi obstinément les positions sociales relatives en différences d’essence. On veut au contraire ignorer les multiples passerelles, les identifications variées, les syncrétismes, les métissages quotidiennement à l’œuvre, et on s’en donne officiellement les moyens. Nul doute que ces comptabilisations vont aboutir à ce qu’elles cherchent : « visibiliser » et légitimer l’existence de marqueteries identitaires nationales, puis sans doute ensuite en institutionnaliser la fragmentation.
66Pour mesurer la part de manipulation qu’il y a derrière ces opérations, il faut garder à l’esprit les résultats des enquêtes boliviennes dans lesquelles étaient proposées les identifications blanc, métis ou indigène. L’écart entre leurs résultats et ceux du recensement de l’année 2001 montrera certainement avec éclat qu’en cette matière, la grille de lecture identitaire imposée par l’enquêteur induit des résultats complètement différents, voire opposés, permettant de fonder des politiques, elles-mêmes distinctes, voire contraires.
67En conclusion, il est donc pernicieux de demander aux habitants de se couler dans des mono-identifications pseudo-scientifiques (ethnie, race, culture...) : cela revient à leur faire intérioriser des barrières et à susciter, ou même à encourager des oppositions. Si bien que finalement, ce qui apparaît au départ comme un progrès dans la connaissance, à savoir l’auto-identification, se transforme en une régression et une tromperie, étant donné la manière dont on induit les réponses des enquêtés. Autant les catégories de classement les plus habituellement usitées par les sociologues et les démographes, reposant sur des données de fait (sexe, âge, lieu de naissance, de résidence, ressources économiques, niveau d’études, langue(s) connue(s) et usitée(s)...) relativement neutres et consensuellement admises aussi bien dans la communauté scientifique que parmi les informateurs [65] apparaissent légitimes et produisent des connaissances sur les sociétés locales et nationales, autant ces pseudo-classements, qui brouillent ou plutôt tranchent abusivement, encombrent de préjugés en réifiant les identifications sous la forme d’identités uniques et exclusives.
68Pour ce qui est des catégories objectives de classement, notamment fondées sur la langue, ce qui pose problème, nous l’avons déjà montré, c’est le passage, le saut des données de fait à la labellisation ethnique, en l’occurrence celle d’Indien. C’est la construction de catégories ethniques a posteriori par le recensement, à partir de questions portant sur le lieu de naissance, la langue parlée et éventuellement des questions du même type portant sur les parents des enquêtés. C’est l’impossible réduction de l’Indien à un ou plusieurs de ces indicateurs car sa catégorisation en tant que tel ne prend corps et sens que dans le rapport social Indien-non Indien dans des contextes sociaux singuliers. Répétons donc une fois de plus, après Magnus Mörner [66], qu’il ne peut y avoir de décompte scientifique officiel sur la base de grilles préformées d’ensembles d’individus indiens ; il n’y en a que d’idéologiques et politiques. Voilà pourquoi on peut obtenir des résultats si différents d’un comptage à l’autre, dans une même aire géographique, et voilà pourquoi aussi ces derniers suscitent et continueront de susciter des « débats agressifs » [67].
Notes
-
[1]
Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, p. 221.
-
[2]
Émile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1960, p. 108.
-
[3]
De ce point de vue, les quelques données et réflexions qui vont suivre sont à rapprocher du débat français sur le comptage des immigrés et ses modalités : cf., entre autres, Hervé Le Bras, Le sol et le sang : théories de l’invasion au XXe siècle, Paris, L’Aube, 1993, Le démon des origines, Paris, L’Aube, 1998 ; Michèle Tribalat, Faire France, Paris, La Découverte, 1995 ; Population, no 3, 1998, et le site wwwwww-user. ined. frblum/ .
-
[4]
Alain Desrozières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2000, p. 304.
-
[5]
Alexia Peyser, Juan Chackiel, « La población indígena en los censos de America Latina », Notas de población, año XXII, junio 1994, no 59, p. 94-119.
-
[6]
Magnus Mörner, Le métissage dans l’histoire de l’Amérique latine, Paris, Fayard, 1971.
-
[7]
Jean-Pierre Lavaud, « Essai sur la définition de l’indien : le cas des Indiens des Andes », in Gabriel Gosselin et Jean-Pierre Lavaud (éd.), Ethnicité et mobilisations sociales, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 41-65. Sur ce sujet, voir aussi la mise au point éclairante de Jacques Malengreau, « Identités ethniques, emblèmes culturels et situation sociale dans les Andes », Label, no 4-2000, p. 57-66. « La désignation des habitants du monde andin, comme des groupes ou des divisions dans lesquels ils s’inscrivent reflètent une réalité sociologique et historique complexe et mouvante », écrit-il. Et il ajoute que « la terminologie à connotation ethnique de portée nationale reflète [donc] un double critère d’origine et de statut social, ce dernier critère permettant contradictoirement de réviser l’origine, fixée par définition » (p. 58).
-
[8]
Paul Reissner, Les penseurs d’Indiens. Attitudes indigénistes au Mexique après 1821, CREDAL : Document de travail de l’ERSIPAL, no 25, 1982, p. 33.
-
[9]
Julian Pitt-Rivers, « Race in latin America : The concept of raza », Archives européennes de sociologie, XIV, 1971, p. 3-31.
-
[10]
Charles Wagley, « On the concept of social race in the Americas », Actas del XXXIII Congreso de americanistas, San José de Costa Rica, Lehman, tomo 1, 1959, p. 403-417.
-
[11]
Fernando Fuenzalida Vollmar, « Poder etnia y estratificación social en el Perú rural », in Perú hoy, Mexico, Siglo XXI, 1971, p. 79.
-
[12]
Ibid., p. 63. Marie-France Houdart-Morizot qui a enquêté dans les Andes péruviennes, à Cuenca, montre clairement, sur la base de la lecture des registres, que telle famille « espagnole » à la fin du XVIIIe siècle est considérée aujourd’hui comme la plus « indienne », tandis que telle autre, indigène il y a deux siècles, fait partie aujourd’hui de la « gente decente », ce qui prouve qu’ « un blanc peut devenir indien si de dominant il devient dominé ; il peut rester blanc malgré la miscégénation avec des éléments indiens s’il réussit à maintenir sa position de domination », Marie-France Houdart-Morizot, Tradition et pouvoir à Cuenca, Communauté andine, Lima, IFEA, 1976, p. 149-153. Ce fait n’avait pas échappé aux observateurs sagaces, tel le politicien et essayiste bolivien Tristan Marof qui écrivait en 1934 : « “Blancs” sont tous ceux qui ont de la fortune en Bolivie, ceux qui jouissent d’influences et occupent des postes élevés. Le métis ou l’indien enrichis, bien qu’ayant le teint olivâtre, se considèrent comme blancs » (La tragedia del altiplano, Buenos Aires, Editorial Claridad, 1934, p. 85 (notre traduction)).
-
[13]
François Bourricaud, Pouvoir et société dans le Pérou contemporain, Paris, A. Colin, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, 1967, p. 334-335. En ligne
-
[14]
Julian Pitt-Rivers, op. cit.
-
[15]
A. L. Kroeber and Clyde Kluckhon, Culture : A Critical Review of Concepts and Definitions, New York, Vintage books, 1952.
-
[16]
Le terme utilisé au Mexique pour désigner les Indiens est celui d’indigène.
-
[17]
Soit 5 285 347 personnes et 1 129 635 jeunes enfants de 4 ans au plus.
-
[18]
Le Programme des Nations Unies pour le développement, PNUd.
-
[19]
A. Embriz Osorio et L. Ruiz Mondragón, « Los indicadores socioeconómicos de los pueblos indígenas y la planeación de la política social en México », communication présentée à l’atelier internacional Dinámica de la población indígena en México : problemáticas contemporáneas, México, DF, 16-18 mai 2000, CIESAS/IRd.
-
[20]
Embriz et Ruiz se réfèrent à : M. Gomez, Derechos indígenas. Lectura comentada del Convenio 169 de la Organización Internacional del Trabajo, México, INI, 1995, p. 27 ; Acuerdo de Concordia y Pacificación con Justicia y Dignidad, celebrado en San Andrès Larrainzar, Chiapas, México, INI, 14 janvier 1996, p. 38 ; Iniciativa de Reformas Constitucionales en Materia de Derechos y Cultura Indígena enviada a la Cámara de Senadores por el Ejecutivo Federal, el 15 de marzo de 1998, p. 7.
-
[21]
Cf. hhhhttp:// wwwww. census. gov/ Press-Release/ wwwwww/ 2001/ raceqandas. html.
-
[22]
Denis Lacorne, La crise de l’identité américaine. Du melting pot au multiculturalisme, p. 289.
-
[23]
Cf. hhhhhttp:// wwwww. census. gov,op. cit.
-
[24]
Denis Lacorne, op. cit., p. 228-289.
-
[25]
US Census Bureau, Census 2000, « Population by Race, Including All Specific Combinations of Two Races, for the US : 2000 », hhhhttp:// wwwww. census. gov.
-
[26]
Tamar Jacoby, « An end to counting by race ? », Manhattan Institute for Policy Research, 2001, hhhhhttp:// wwwww. manhattan-institute.org/.
-
[27]
Michael S. Teitelbaum, Jay Winter, Une bombe à retardement ? Migrations, fécondité, identité nationale à l’aube du XXIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 228.
-
[28]
Ibid., p. 228. Des conclusions comparables peuvent être tirées de la lecture des recensements canadiens entre 1971 et 1996, dans lesquels la question du groupe ethnique ou culturel d’origine varie d’un décompte à l’autre. Ce qui fait dire à A. Spire et D. Merllié : « Ainsi, après une évolution déjà importante des origines déclarées de 1971 à 1991, les Canadiens ont massivement changé d’ancêtres, devenant majoritairement... d’origine canadienne » (Antoine Spire et Dominique Merllié, « La question des origines dans les statistiques en France », Le mouvement social, no 188, juillet-septembre 1999, p. 127).
-
[29]
Elle demande si la personne recensée estime être Hispanic ou Latino, c’est-à-dire être née ou avoir des ascendants nés dans un pays où la langue parlée est l’espagnol.
-
[30]
Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 114.
-
[31]
Denis Lacorne, op. cit., p. 289. En 1990 : White, Black or Negro ; American Indian, Aleut, Eskimo ; Asian or Pacific Islander ; Some other race.
-
[32]
Denis Lacorne, op. cit., p. 286.
-
[33]
Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, p. 225. C’est aussi l’avis de Ruben G. Rumbaut, professeur de sociologie à l’Université d’État du Michigan : « Nous nous plaçons nous-mêmes dans une impasse. Pour combattre la discrimination, nous contrôlons l’appartenance raciale, ce qui, en retour, ne fait que figer et renforcer les catégories raciales » (Courrier International, The Economist Publications, Le Monde en 2002, décembre 2001 - février 2002, hors série no 20, p. 41).
-
[34]
Quotidien états-unien en espagnol La Opinión, du 23 avril 2001, « Identidad multiracial podría perjudicar debates ».
-
[35]
Ibid.
-
[36]
C’est nous qui soulignons.
-
[37]
Revue Lexis-Nexis, 2 avril 2001, « Hispanic Fuel Increase in American Indian Population », Jonathan Tilove.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Tamar Jacoby, « An end to counting by race ? », Manhattan Institute for Policy Research, 2001, hhhhttp:// wwwww. manhattan-institute. org/ .
-
[40]
Revue Lexis-Nexis, 2 avril 2001, « Hispanic Fuel Increase in American Indian Population », Jonathan Tilove.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Le résultat du recensement a fait apparaître plus de 1 million de personnes qui se considèrent indiennes mais ne parlent pas une langue indienne, alors que les locuteurs de langues indiennes sont environ 7 500 000, soit au total 8 650 750, ce qui correspond à 9 % de la population.
-
[43]
M. Bartolomé, Gente de costumbre y gente de razón. Las identidades étnicas en México, México, INI-Siglo 21, 1997.
-
[44]
Ibid., p. 58.
-
[45]
Ibid., p. 58.
-
[46]
Cette action est souvent indirecte et consiste à conseiller les organisations et les communautés villageoises dans les projets et les demandes qu’ils soumettent aux administrations ou aux organismes gouvernementaux
-
[47]
Avec l’arrivée au pouvoir du PAN qui a pris la direction du pays en décembre 2000, cela change : en 2001, les nouveaux responsables et fonctionnaires de l’INI ont été choisis de préférence parmi les intellectuels indigènes.
-
[48]
« Les critiques provenaient de différents secteurs : Indiens, démographes, anthropologues, universitaires, et peut-être les plus virulentes furent-elles celles des indigénistes eux-mêmes, en particulier celles des travailleurs résidant dans les communautés et les régions indiennes » (Embriz et Ruiz, 2000, op. cit.).
-
[49]
Entretien avec le directeur du Programme d’aide au journalier agricole en basse Californie, juillet 2000.
-
[50]
Victor Hugo Cárdenas Conde, « Democratizar la democracia. Censos e invisibilidad étnica », La Razón, 7 juillet 2000.
-
[51]
María Isabel Rivera, « Lo étnico en el censo 2001 », La Razon, 13 juillet 2000.
-
[52]
Hannah Ayalon, Eliezer Ben-Rafael and Stephen Sharot, « The costs and benefits of ethnic identification », The British Journal of Sociology, vol. XXXVII, number 4.
-
[53]
Denis Lacorne, op. cit. p. 294.
-
[54]
Jean-Philippe Zuñiga, « La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en Amérique espagnole », Annales ESC, mars-avril 1999, no 2, p. 425-452.
-
[55]
Pour une population totale de 281 421 906 de personnes, 274 595 678 ont choisi une seule race, 14 168 760 une race combinée seulement (2 ou plus). Le total des personnes ayant choisi une race seule ou combinée s’élève à 288 764 438 (source : US Census Bureau).
-
[56]
Libération, 19 mars 2001.
-
[57]
Michael Teitelbaum, Jay Winter, op. cit., p. 229. Il y a cependant quelques raisons de croire en un changement possible. Sur les 2,4 % d’États-uniens ayant retenu l’option multiraciale, « la moitié a moins de 18 ans », et par ailleurs on annonce une initiative californienne pour mars 2002 constituant « un premier pas pour interdire l’identification des Américains en fonction de leur “race” lancée par Ward Connerly », cet homme d’affaires noir de Sacramento qui en 1996 avait déjà fait adopter avec succès une mesure contre la discrimination positive. Courrier International, The economist publications, le monde en 2002, décembre 2001 - février 2002, hors série no 20, p. 40.
-
[58]
Joane Nagel, « American indian ethnic reviewal : Politics and the resurgence of identity », American Sociological Review, 1995, vol. 60, p. 947-965.
-
[59]
La seguridad humana en Bolivia, La Paz, PRONAGOB/PNUD/ILDIS, 1996.
-
[60]
Mitchell A. Seligson, La cultura de la democracia boliviana, La Paz, Encuestas y estudios, 1999, et Mitchell A. Seligson, La cultura política de la democracia en Bolivia : 2000, La Paz, UCB/USAID/Encuestas y estudios, 2001.
-
[61]
Alison Spedding, « Mestizaje : ilusiones y realidades », in Seminario : Mestizaje ilusiones y realidades, La Paz, MUSEF, 1996, p. 30.
-
[62]
Ibid., p. 30.
-
[63]
À ce sujet, cf. deux études qui prennent pour objet le roman bolivien du début du XXe siècle : Salvador Romero Pittari, Las Claudinas. Libros y sensibilidades a principios de siglo en Bolivia, La Paz, Neftali Lorenzo E. Caraspas, Editores, 1998, et Marta Irurozqui Victoriano, « La amenaza chola. La participación popular en las elecciones bolivianas, 1900-1930 », Revista andina, Año 13, no 2, décembre 1995.
-
[64]
Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, « Repères », 1996, p. 90.
-
[65]
Même si les modalités de leur recueil ne sont pas simples à fixer pour certaines d’entre elles.
-
[66]
Magnus Mörner, « Proceso histórico del mestizaje y de la transculturación en América Latina », Aportes, 14, octubre 1969, p. 28-38.
-
[67]
Michael S. Teitelbaum, Jay Winter, op. cit., p. 237.
-
[*]
Cet article a été rédigé en 2001. Certaines données sont donc datées. C’est notamment le cas pour la Bolivie au sujet de laquelle les résultats du recensement de 2001 sont maintenant accessibles. Ils sont cependant sans surprise notable et tels qu’ils n’invalident pas les hypothèses présentées dans l’article.