1En dépit des multiples vicissitudes auxquelles elle a dû faire face, la sociologie économique n’a jamais connu d’éclipses si radicales que l’on puisse diagnostiquer, à aucun moment de son histoire, un état proche du champ de ruines. Dans les périodes de faible visibilité institutionnelle, nombre de questions tôt portées par les pionniers de la discipline ont en fait été reprises, digérées et travaillées par des chercheurs qui ne revendiquaient pas nécessairement le label sociologique. En témoigne par exemple, tout au long du XXe siècle, l’attachement de l’économie du travail à une certaine tradition de sociologie économique. J. J. Gislain et P. Steiner (1995) évoquent à ce propos l’importance de la Labor economics à compter des années 1920 aux États-Unis puis, sous l’impulsion de J. R. Commons notamment, le rôle déterminant des institutionnalistes. Les travaux dédiés aux relations industrielles (Industrial Relations) [1] puis à la segmentation du marché du travail s’inscrivent au cours des années qui suivent dans cette même veine d’inspiration.
2Le présent article est consacré à l’apport de cette branche américaine à la sociologie économique. L’examen ne peut évidemment qu’être partiel tant est abondante la littérature qui, de la décennie 1920 jusqu’aux années récentes, ressortit de cette tradition institutionnaliste. Pour cette raison, mon domaine d’étude sera doublement restreint. Je m’en tiendrai d’abord au seul espace des relations professionnelles [2], champ d’étude suffisamment vaste pour nourrir la réflexion. J’accorde ensuite une attention prioritaire, mais non exclusive, à trois auteurs – J. R. Commons, S. Perlman et J. T. Dunlop – dont les travaux me semblent emblématiques de cette articulation continue entre histoire, économie et sociologie. Leurs recherches retiennent d’autant plus l’intérêt qu’elles présentent cette singularité majeure de produire un geste théorique dans un univers massivement dominé par l’accumulation de données empiriques. Mon intention consiste à suivre quelques fragments du fil qui conduit de l’école historique allemande au mouvement des relations industrielles afin de mieux mettre en évidence la place originale de cette tradition américaine dans la galaxie de ce que P. A. Hall et C. R. Taylor (1997) nomment l’institutionnalisme historique [3].
3Je souhaite ainsi souligner combien le souci diachronique a servi aux spécialistes des relations de travail à se démarquer de façon originale des modèles économiques classiques puis néo-classiques. Mais, et ce sera là le cœur de mon propos, le recours à l’histoire ne s’opère pas de façon homogène d’un auteur à l’autre. Il est au moins trois usages différents que je voudrais mettre en évidence : le premier donne priorité à la hiérarchie des facteurs (J. R. Commons), le second à la combinatoire des facteurs (S. Perlman) et le dernier à la série des facteurs (J. T. Dunlop) [4]. Aussi originales soient-elles, ces approches des relations de travail sont loin d’être complètement satisfaisantes, non pas en raison de leur diversité analytique, mais tout simplement parce qu’elles sont lourdes, chez S. Perlman et J. T. Dunlop tout particulièrement, de présupposés ethnocentristes. Pour qui souhaite évaluer l’originalité d’une démarche qui entrelace étroitement sociologie et économie, il est possible néanmoins de tirer profit de ces démarches hétérodoxes. La dernière section de cette contribution argue en ce sens et suggère que, par-delà les apories de l’historicisme, les travaux sur les relations industrielles ont ouvert de multiples pistes de recherche et voies d’interprétation toujours pertinentes aujourd’hui.
1. Le passage de l’Atlantique
4Dans son histoire des relations industrielles américaines, B. Kauffman (1993) montre que l’économie institutionnaliste qui voit le jour à compter des années 1920 aux États-Unis se distingue des théories classiques et néoclassiques en vertu de trois postulats élémentaires. Les institutionnalistes refusent d’abord d’analyser le marché du travail en s’armant d’un modèle concurrentiel et cela pour mieux en appréhender les multiples spécificités à l’aide d’une posture empirique et historique. Il convient ensuite de mettre en évidence l’importance du pouvoir de monopole des firmes dans l’ « exploitation » des consommateurs et des salariés. Les institutionnalistes ont enfin la conviction que les politiques de laisser-faire sont antinomiques avec la liberté individuelle, qu’elles suscitent des conflits d’intérêt et qu’elles sont aussi inefficientes sur le plan économique (les monopoles dont jouissent certaines entreprises ont pour conséquence des bas salaires et des prix élevés, autant de facteurs qui induisent ensuite stagnation et chômage). Comme je vais maintenant le suggérer, ces trois propositions de base sont le produit de l’application à la réalité nord-américaine de préceptes analytiques et méthodologiques issus de l’école historique allemande.
1 . 1. Deutsche Ursprungen
5Le lien entre l’école historique allemande et la tradition institutionnaliste américaine est aujourd’hui clairement établi. D’un mot simplement, rappelons que les années 1870 et 1880 constituent aux États-Unis un tournant important dans la mesure où, sur fond de dépression économique et de mouvements sociaux (grèves, manifestations, succès du prosélytisme des Chevaliers du travail), elles enregistrent l’insatisfaction croissante de jeunes étudiants – John Bates Clark, Henry Carter Adams, Richard T. Ely, Edmund J. James, Simon Patten, Edwin R. A. Seligman... – à l’encontre des théories économiques dominantes. Les alternatives intellectuelles que souhaitent promouvoir ces fils de bonne famille pétris de culture protestante (à l’exception d’E. Seligman) sont directement débitrices des enseignements dont ils bénéficient lors de séjours en Allemagne, moments privilégiés à l’occasion desquels ils s’imprègnent des thèses de l’école historique. De retour dans leur pays d’origine, ces jeunes chercheurs américains sont bien décidés à développer un point de vue qui emprunte largement à l’approche germanique. La déclinaison organisationnelle du projet prend forme avec l’American Economic Association, qui est portée sur les fonts baptismaux en 1885. Fondée grâce à l’élan décisif de R. Ely (1886 a), cette association veut être un lieu ouvert au vent de la révolte et, en opposition aux approches de type « laisser-faire », elle promeut des méthodes d’investigation inductives, historiques et statistiques (Hamilton, 1919). En 1918, la charte de l’Association précise explicitement le projet : « Les institutions et non plus la valeur seront désormais l’objet de la science économique. Le mot Institutionalism est alors proposé pour la première fois pour désigner l’école de pensée économique que formeront tous ceux qui adhéreront à cette charte » (Guéry, 2001, p. 19).
6Richard T. Ely (1854-1943) est l’un des pères de cette économie institutionnaliste. Dans la mesure où ses travaux ont directement influencé le développement des « Relations industrielles », il n’est pas inutile de fournir un rapide aperçu de sa trajectoire et de ses thèses majeures [5]. Après des études à Columbia, R. Ely séjourne trois ans à Heidelberg où il obtient un doctorat de philosophie (1879). De retour aux États-Unis, il contribue à la diffusion des thèses de l’école historique allemande, ce qui le conduit d’ailleurs à s’impliquer dans une Methodenstreit américaine avec son collègue S. Newcomb, un mathématicien, physicien et astronome tôt converti au point de vue marginaliste. Enseignant au département d’histoire et de politique de l’Université John Hopkins (à partir de 1881) puis à l’Université du Wisconsin (à compter de 1892), R. Ely distingue sans grande originalité deux temps de l’économie politique : celui de l’école anglaise (Malthus, Ricardo, Mill....) et celui de l’école allemande. La première, orthodoxe, se caractérise selon lui par une démarche déductiviste, par une propension à raisonner sur la base du simple principe de Selfishness, par une absence de références statistiques et historiques, par une valorisation du laisser-faire, par une tendance à couper les phénomènes économiques des autres faits sociaux, par la faiblesse des services qu’elle peut rendre pour l’action pratique, par l’irréalisme des thèses (comme celle, par exemple, de l’égalisation des taux de profit)... R. Ely se place pour sa part à l’ombre des travaux de la seconde école, celle qu’incarnent les noms de B. Hildebrand, C. Knies, W. Roscher... « Ils ont pris le nom d’école historique afin de s’allier aux grandes transformations dans le domaine de la politique, du droit et de la théologie. Ils ont étudié le présent à la lumière du passé. Ils ont adopté l’expérience comme un guide et évalué ce qui allait advenir en référence à ce qui a été. Cette méthode peut aussi être appelée expérimentale. C’est la même qui a fourni d’excellents fruits en sciences physiques » (Ely, 1883, p. 233). L’expérience et l’expérimentation dont il est ici question prennent forme grâce à l’histoire, au traitement statistique ou encore à la méthode comparative. Une double exigence est ainsi affirmée : celle de l’empirie d’une part – « la première chose est de rassembler des faits » (ibid., p. 234) –, celle de la rupture avec une conception trop étroitement individualiste des hommes d’autre part – « comme Blackstone l’a souligné, l’homme est fait pour vivre en société » (ibid., p. 234).
7Qu’en est-il, plus précisément, des questions relatives aux relations de travail ? Pour R. Ely (1886b), trois facteurs expliquent que les salariés soient en situation d’infériorité sur le marché du travail. Le premier est lié à l’imperfection de ce marché particulier et aux inégalités qui en résultent. L’économiste constate combien, empiriquement, l’existence de coalitions d’employeurs peut nuire aux salariés. Les monopsones et oligopsones d’employeurs ou, tout simplement, la collusion entre ces derniers (par le biais notamment d’associations professionnelles) sont sources d’iniquités. Cela se traduit concrètement par des pratiques discriminantes aux dépens des minorités, des immigrants et des femmes. Ces modes de gestion sont d’autant plus grevés d’injustice que la mobilité des salariés est limitée par la perte des droits de séniorité (et autres droits associés) qu’un changement d’entreprise ne peut manquer de provoquer. Le second facteur tient au fait que, en dépit des droits politiques acquis au XIXe siècle par les travailleurs, les relations employeurs-employés demeurent largement marquées du sceau de l’autoritarisme. Cette absence de démocratie industrielle est à l’origine de multiples problèmes : faible implication des salariés dans leur travail, propension à quitter les entreprises où les relations de travail sont devenues insupportables, conflits du travail, etc. À l’instar de J. R. Commons et S. Perlman qui en feront aussi grand cas, R. Ely tient l’insécurité économique pour le troisième facteur déterminant des inégalités qui structurent les relations entre employeurs et salariés. Il dénonce notamment les méfaits de la marchandisation du travail qui rend les salariés vulnérables aux aléas les plus divers (bon-vouloir de l’employeur, accidents de travail, maladie...).
1 . 2. De la démocratie (industrielle) en Amérique
8Face à l’incapacité flagrante du marché du travail à résorber de façon autonome les difficultés et iniquités que R. Ely et, plus généralement, les économistes institutionnalistes frottés de science historique à l’allemande mettent en évidence, que convient-il de faire ? Pour R. Ely comme pour J B. Clark ou H. Adams, l’espoir socialiste tient en l’avènement d’une démocratie industrielle dont la grande entreprise coopérative pourrait être le lieu d’épanouissement privilégié. « Notre époque est plus démocratique que les autres car elle est plus chrétienne », écrit R. Ely en introduction d’une série de trois articles qui paraissent en 1887 dans le Harper’s New Monthly Magazine. Confiant dans la fraternité des hommes, R. Ely estime que le développement des grandes entreprises par action apporte une solution à l’autoritarisme traditionnel des chefs d’entreprise car il emporte avec lui un principe de démocratie industrielle (Ely, 1887 a). Mieux que les autres, en effet, les entreprises financées sur capitaux boursiers peuvent développer leurs capacités productives et encourager l’épargne. Leur structure incite surtout à déléguer les différentes tâches de production, de gestion... à ceux qui en ont les compétences. L’on pourrait ainsi mettre un terme à l’autoritarisme patronal et, sur le modèle de la coopérative, envisager la prise en main par les salariés eux-mêmes de la gestion de leurs entreprises (Ely, 1887 b) [6]. R. Ely n’est pas complètement naïf pour autant. Il sait les dangers et les limites de la grande firme industrielle. Confier les fonctions de pilotage et d’encadrement au management ne suffit pas en soi. Celui-ci peut gaspiller les ressources qui lui sont attribuées et faire preuve d’inefficience dans la réalisation de ses tâches. Rien n’assure, de plus, que des conditions de travail décentes seront réservées aux salariés. La propension à l’accaparement monopolistique est enfin un danger qui pèse toujours, avec sa cohorte de méthodes douteuses (produire à moindre coût pour provoquer la faillite du concurrent, racheter ensuite ce dernier...) et de méfaits pour les salariés concernés. C’est pourquoi la régulation économique et sociale des entreprises doit faire l’objet d’une prise en charge différenciée selon que ces dernières appartiennent aux secteurs des industries à rendements constants, décroissants ou croissants. Dans les deux premiers cas de figure, il est possible de se satisfaire du principe compétitif dans la mesure où la tentation monopolistique est faible. Dans le dernier cas en revanche, à l’instar par exemple de l’industrie du gaz, l’intervention s’impose. « L’espace économique concerné par les rendements croissants doit être abandonné par les entreprises au profit du gouvernement fédéral, de l’État seul, ou de combinaisons associant l’État avec ses différentes subdivisions, au premier rang desquelles les municipalités » (Ely, 1887 b, p. 262).
9Le raisonnement de R. Ely mixte de multiples ingrédients typiquement allemands : arrière-fond théiste, souci d’accumulation des données empiriques, dénonciation des inégalités que subissent les salariés, engagement en faveur d’une certaine intervention étatique dans la marche des affaires économiques et, enfin, schéma d’analyse typiquement historiciste. Grâce à l’alliance entre christianisme et théorie économique, l’ensemble est au service d’un projet éthique dont le combat contre les inégalités naturelles et sociales est l’une des manifestations les plus tangibles. Le lien avec l’école historique s’éclaire encore davantage si l’on se souvient que l’économie sociale (die Volkswirtschaft) telle que la conçoivent les socialistes de la chaire « ne consiste pas simplement dans une société de production. Ce qui importe avant tout, ce n’est pas de savoir comment on peut produire le plus possible, mais comment les hommes vivent, jusqu’à quel point l’activité économique réalise les fins morales de la vie, ces postulats de justice, d’humanité, de moralité qui s’imposent à toute société humaine » (F. von Schoenberg, Handbuch der politischen Œkonomie, 1er fascicule, p. 15. Cité par É. Durkheim, 1975, p. 270). R. Ely plaide pareillement en faveur d’une démarche économique dont la justice sociale constitue l’horizon privilégié [7]. Mais, on en conviendra aisément, les analyses de R. Ely restent insatisfaisantes pour faire pièce à l’école anglaise qui, quoique l’on puisse en penser, est dotée d’un souffle théorique autrement plus puissant que celui des hétérodoxes américains. L’indignation et le détour empirique ne suffisent pas pour bâtir une théorie des relations de travail. C’est pourtant une telle faiblesse que les « Relations industrielles » devront et doivent toujours déplorer. En 1958, John T. Dunlop le reconnaît d’emblée : « Le champ des relations industrielles d’aujourd’hui peut être décrit dans les termes de Julian Huxley : des montagnes de faits ont été amassés sur les plaines de l’ignorance humaine... Le résultat est une surabondance de matériaux bruts. Des masses entières de données gisent là, inutilisées ou mobilisées à l’occasion et de façon partielle. L’empirie a pris le pas sur les idées. La théorie a pris du retard sur un empirisme expansif » (1958, rééd. 1970, p. VI). S’il reste partiellement valide aujourd’hui, ce constat mérite néanmoins nuance. Dans le corpus des travaux institutionnalistes, l’on trouve trace de tentatives originales de formalisations théoriques qui font tant défaut à de nombreuses investigations empiriques.
10Il en va ainsi au premier chef des recherches de J. R. Commons [8]. Ce dernier manifeste d’abord la volonté de systématiser, après les économistes allemands et après R. Ely, les étapes historiques qui ont scandé le devenir des articulations entre marché et relations de travail. Les analyses que livre J. R. Commons sur le mouvement ouvrier prennent ainsi racine dans un ensemble de réflexions consacrées à la logique de développement du système économique. Le capitalisme parcourt les étapes successives du capitalisme commercial, du capitalisme d’employeur puis du capitalisme banquier (Commons et al., 1918). En second lieu, J. R. Commons place les règles et leurs négociations au cœur des relations économiques et il esquisse ce faisant une véritable théorie des transactions (Bazzoli, 1999). L’influence de S. et B. Webbs est ici explicite. Au début des années 1900, J. R. Commons lit Industrial Democracy. À la façon du couple anglais, il met les règles au centre de son analyse afin de montrer que la pratique ouvrière et l’action collective peuvent déboucher sur la production de normes à même de peser sur les activités de travail et de stabiliser les conflits d’intérêts. Plus encore, insatisfait par la logique individualiste qui fonde les analyses de la relation de travail sur le contrat, J. R. Commons développe une réflexion institutionnaliste qui assure toute sa place au collectif et à l’organisation hiérarchique. Ces deux axes de théorisation ont été empruntés de manière différente par les chercheurs auxquels je vais m’intéresser maintenant : S. Perlman et J. T. Dunlop.
2. La sociologie historique des « Relations industrielles »
11Avant d’examiner la manière dont S. Perlman et J. T. Dunlop tentent de systématiser les relations professionnelles dans un cadre de sociologie historique, je vais d’abord m’attarder sur l’article que J. R. Commons consacre aux American shoemakers. Cette contribution constitue une pièce importante de la tradition institutionnaliste dans la mesure où, grâce à l’utilisation d’un matériau empirique conséquent, J. R. Commons formalise les liens entre marché et interactions sociales. Cet article augure donc pleinement des réflexions que consacreront ensuite S. Perlman et J. T. Dunlop à la dynamique des relations de travail.
2 . 1. Les implications sociales de l’extension du domaine marchand
12L’article que J. R. Commons consacre aux Shoemakers en 1909 s’inscrit explicitement dans la tradition allemande. L’auteur le reconnaît d’ailleurs volontiers puisqu’il compare son travail à celui de K. Marx, de G. Schmoller et de K. Bücher. Au premier, J. R. Commons concède l’intérêt d’une appréhension du monde en terme d’étapes économiques. Mais, plutôt que de raisonner à partir du mode de production et d’une théorie de la plus-value, il propose de donner priorité à une explication par les marchés. L’évolution industrielle peut se lire en effet au prisme de l’élargissement incessant de l’espace de diffusion des biens produits. Il convient d’être attentif, à ce titre, aux multiples perturbations qui viennent fausser l’efficacité et la bonne entente au sein de la communauté des producteurs (fabrication de produits de mauvaise qualité, usage du travail des prisonniers ou du travail des enfants, recours à des salariés non grévistes...), autant de troubles qui suscitent la mise en œuvre de mesures protectrices. Quant à G. Schmoller et K. Bücher, J. R. Commons leur sait gré d’avoir évité les travers de l’abstraction, ce qui n’excuse pas pour autant, ajoute-t-il, la faiblesse de leurs typologies.
13Afin d’étayer empiriquement sa propre grille d’analyse, J. R. Commons retient le cas des Shoemakers. Fer de lance des combats et conflits qui marquent l’industrialisation des États-Unis, ces fabricants de chaussure composent une classe d’hommes qualifiés, émiettée sur l’ensemble du territoire, perpétuellement menacée par les changements industriels et commerciaux mais qui, grâce à ses capacités d’organisation, a toujours su parer aux risques liés à l’extension croissante des frontières du marché. Ainsi que l’indique explicitement le sous-titre de l’article (A sketch of industrial evolution), il s’agit de prendre prétexte de l’étude d’un groupe professionnel particulier pour, à la façon des chercheurs de l’école historique allemande, repérer les stades de l’évolution industrielle. Le rapprochement n’est pas forcé. Même par traduction interposée, le livre de K. Bücher (1893) consacré à l’évolution des sociétés industrielles sert explicitement de référence à J. R. Commons. La méthode utilisée est simple : elle consiste à faire le pari que à différents types d’organisations des Shoemakers – J. R. Commons en distingue six, qui vont de The Company of Shoomakers (Boston, 1648) à The Boot and Shoe Workers’ Union (1895) – correspond un stade défini de l’évolution industrielle. On retrouve par ailleurs une autre hypothèse typiquement allemande, celle en vertu de laquelle l’extension de l’espace marchand est le véritable moteur de l’évolution des formes industrielles et, par voie de conséquence, des types de régulation des relations de travail. La méthode consiste donc à donner priorité à une variable explicative pour rendre raison de celle que l’on souhaite expliquer (approche par hiérarchie des facteurs).
14Je ne détaillerai pas les multiples stades que J. R. Commons commente longuement dans cet article séminal. À défaut d’un tel détour, arrêtons-nous sur la première étape, celle qui, au milieu du XVIIe siècle, conduit les Shoemakers à réglementer leur profession (instauration d’une commission, d’une charte de la profession, d’un tableau de pénalités...) au motif que certains d’entre eux produisent des marchandises de mauvaise qualité. En fait, la réglementation interdit la fabrication des chaussures au domicile du client pour mieux favoriser le contrôle des artisans qualifiés sur les cordonniers les moins compétents et, in fine, pour évincer ces derniers du marché du travail de la chaussure. Reconfigurer de la sorte les espaces des marchés des biens et du travail est lourd de conséquences sociales : au risque d’être expulsés de la profession s’ils dérogent aux normes de qualité, les Shoemakers peu qualifiés devront désormais travailler en atelier et non plus sous la coupe d’un client (qui fournissait locaux, matériel et nourriture), des fonctions autrefois séparées (celles de marchand, de maître et d’ouvrier) sont dorénavant unies sous un unique statut... J. R. Commons montre également comment le passage d’un custom-order market de voisinage à un marché plus large participe directement de cette évolution. L’instauration de nouvelles normes professionnelles va de pair avec des transformations techniques (stockage de marchandises, vente en magasins, développement du Shop work en plus du travail à façon...). Au total, le développement économique a un impact fort sur les classes sociales. À la faveur des mutations marchandes, réglementaires et techniques, le maître artisan change de statut pour acquérir celui de commerçant et d’employeur. Tout au long de l’exposé des différents stades qui suivent, J. R. Commons rend compte d’une manière similaire des articulations évolutives entre configurations marchandes, relations de travail et liens entre producteurs et consommateurs. Dans la droite ligne de l’école historique allemande, il offre ainsi un schéma d’analyse original des conditions d’émergence des relations professionnelles américaines.
15Quelles sont les limites de cet historicisme économique ? En intégrant la figure du consommateur dans le paysage analytique, J. R. Commons s’est d’abord déconsidéré aux yeux de certains spécialistes des relations de travail qui lui ont reproché de relativiser l’importance des rapports sociaux entre employeurs et salariés. Mais la faiblesse majeure de l’analyse de J. R. Commons tient surtout à l’ethnocentrisme de son point de vue. Le cadre axiologique (valorisation de la propriété privée, de la mobilité professionnelle, etc.) qui structure son propos étant largement débiteur de l’idéalisme américain, il en résulte une conception de l’action collective dont il est douteux qu’elle puisse passer les frontières avec toute la pertinence requise. En d’autres termes encore, « les syndicats seraient ainsi un groupe de pression parmi d’autres, qui se serait dressé, à l’origine, contre le capitalisme commercial qui réduit le petit propriétaire à l’état de loueur d’ouvrage, mais qui par sa lutte contre les excès du marché acquiert une fonction sociale vitale, celle de détenir la responsabilité de la démocratie représentative dans l’industrie » (Gombin, 1972, p. 550).
2 . 2. Le modèle de S. Perlman
16S. Perlman (1928, 1935) ne renierait certainement pas cette façon de concevoir l’activité syndicale. Cela n’est guère étonnant de la part de cet immigré polonais, élève de J. R. Commons et successeur de ce dernier à la chaire d’économie politique de l’Université de Wisconsin. Comme son prédécesseur, S. Perlman porte l’empreinte historiciste de l’école allemande. Pour lui aussi, l’histoire du syndicalisme mérite d’être appréhendée en termes de stades. Dans le cas des États-Unis, il distingue les périodes suivantes : anti-monopolisme, coopératisme, socialisme puis enfin gompérisme, la dernière phase étant l’aboutissement heureux d’une marche altière vers la coopération économique. Mais les analyses de S. Perlman ne sont pas réductibles à une simple et nouvelle application du paradigme institutionnaliste allemand. Comme le suggère L. M. Tremblay (1965), les thèses que développe S. Perlman dans The Theory of the Labor Movement (1928) doivent aussi être lues comme un contrepoint thétique aux positions prises par Lénine dans son Que faire ? (1901-1902). Rappelons rapidement les termes du débat. Dans son livre, Lénine a en ligne de mire un groupe « d’économistes » abrité par le parti social démocrate russe, groupe qui affirme haut et fort que l’action économique (le recours aux grèves en premier lieu, à l’instar de celles qui éclosent à Moscou et à Saint-Petersbourg en 1895) est plus bénéfique pour le socialisme russe que la bataille contre le tsarisme. Lénine est, on le sait, aux antipodes d’une telle position. « Le trade-unionisme n’est que l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C’est pourquoi notre objectif, l’objectif de la social-démocratie, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, pour l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire » (Lénine, 1901-1902, rééd. 1978, p. 90).
17Ancien membre d’un mouvement marxiste révisionniste, S. Perlman campe sur des positions proches des « économistes ». Son objectif est de montrer que les syndicats ne sont pas et ne doivent pas être des forces révolutionnaires qui auraient pour visée le renversement du système marchand dominant. Défenseur d’un ordre capitaliste raisonnable, S. Perlman jette les bases d’un modèle d’intelligibilité du développement économique qui repose sur l’axiomatique suivante. Chaque groupe social est doté d’une philosophie économique différente. Dans la mesure où ils sont détenteurs et où ils contrôlent les moyens de production, les capitalistes vivent sur des prémisses d’abondance. Ils acceptent les risques économiques, promeuvent des valeurs individualistes et sont des adeptes du « laisser-faire ». Les travailleurs (manualists), pour leur part, marquent une aversion pour le risque économique en raison de la conscience aiguë de la rareté qui caractérise leur monde social. « La conscience de la rareté du travailleur est le produit de deux causes majeures, l’une qui lui est propre, l’autre qui lui est extérieure. Le travailleur typique est conscient de son incapacité innée à saisir par lui-même les opportunités économiques qui se présentent dans le monde moderne complexe et changeant des affaires. Il sait lui-même qu’il n’est pas né pour prendre des risques et qu’il ne possède pas un esprit suffisamment agile pour se sentir à l’aise dans l’espace des jeux incertains qui caractérise l’affairisme concurrentiel. Il faut ajouter à cela la conviction que, pour lui, le monde est configuré par le principe de rareté, ce qui engendre un ordre institutionnel des choses dont les meilleures opportunités sont sélectivement réservées aux propriétaires fonciers, capitalistes et autres groupes privilégiés » (Perlman, 1928, rééd. 1970, p. 239-240). Marchant pleinement sur les brisées de J. R. Commons [9], S. Perlman soutient que cette conscience de la rareté pousse les travailleurs à agir en commun, notamment par la voie syndicale. La croyance en la rareté des emplois est ainsi un facteur de mobilisation qui conduit les syndicats à pratiquer une politique d’exclusivisme envers les personnes considérées comme étrangères à leurs groupes et à établir un contrôle collectif intégral sur les emplois. Il est enfin un troisième groupe social – celui des intellectuels – dont la caractéristique majeure est de percevoir de manière aussi fausse qu’abstraite ce que peuvent être les réalités du travail. Tel est le cas des communistes en Russie, ou encore du mouvement emmené par F. Lasalle en Allemagne. On l’aura compris, pour S. Perlman, l’influence des intellectuels sur le mouvement ouvrier est nécessairement néfaste [10].
18Partant, S. Perlman produit un modèle (approche par la combinatoire des facteurs) qui articule trois variables principales : le pouvoir de résistance du capitalisme ou, si l’on préfère, le pouvoir social des classes dominantes lorsque ces dernières ne sont plus protégées par l’État ; le degré d’influence des intellectuels dans la société en général et sur le mouvement ouvrier en particulier ; enfin, le degré de maturité du mouvement syndical à l’égard des questions d’emploi. Le tableau 1 propose une formalisation élémentaire de la manière dont S. Perlman combine ces variables dans son maître-livre de 1928.

19En dépit de sa simplicité apparente, le modèle de S. Perlman pose de multiples problèmes. La première partie de The Theory of the Labor Movement contient d’abord des inexactitudes et des imprécisions dans les descriptions des différentes révolutions et configurations (russe, allemande, anglaise et américaine) que livre l’auteur. Par exemple, contrairement à ce que soutient S. Perlman, les intellectuels ont souvent été sollicités à l’initiative des ouvriers et il est erroné par conséquent d’attribuer systématiquement aux intellectuels bourgeois et extérieurs aux syndicats ouvriers des fautes qu’ils n’ont pas commises. De même, quels que soient les pays, le syndicalisme n’a jamais été complètement déconnecté du champ politique et, par voie de conséquence, le Job-conscious unionism ne correspond à aucune réalité historique, etc. (Sturmthal, 1951 ; Gulick, Bers, 1953). Il faut ajouter à cela que, sous la plume de S. Perlman, le terme d’intellectuel est pour le moins flou puisqu’il désigne tour à tour « le non-manuel, le révolutionnaire, le politique pour se référer, finalement, à un programme qui n’est défini que par opposition au job-conscious unionism » (Gombin, 1972, p. 554).
20Autre problème encore : sous couvert d’une théorisation plus cohérente et plus serrée que ses prédécesseurs de l’université du Wisconsin, S. Perlman ne fait-il pas finalement que rationaliser l’action de l’American Federation of Labor (AFL) qui, avec S. Gompers, a élevé de 1886 à 1932 le contrôle des emplois au rang de philosophie et cela sans chercher à réformer la société ni prendre la direction des entreprises ? Il est difficile de nier l’assertion. Cette restriction de l’action syndicale à une fonction purement économique qui enferme les travailleurs dans le rôle de producteurs ne peut dès lors prétendre au statut de schème d’intelligibilité général et universel. Cela est d’autant plus vrai que l’histoire américaine témoigne, avant l’AFL, de tentatives syndicales pour conquérir, au profit des travailleurs, des droits autres qu’économiques (Tremblay, 1965). S. Perlman est revenu d’ailleurs dans les années 1940 sur sa propre théorie pour associer à la notion de Job concious non plus une action spécifique et limitée mais toute forme d’activité ouvrière (comme la formation d’un parti indépendant).
2 . 3. J. T. Dunlop et la dynamique des systèmesde relations professionnelles
21Après S. Perlman, le second grand théoricien qui a marqué les relations professionnelles avec l’espoir de sortir la discipline de son enlisement empirique est sans conteste J. T. Dunlop (1944, 1958). Son ambition analytique est d’emblée comparative puisque, comme il l’indique dans la préface de la réédition de 1970 de son Industrial Relations Systems, deux questions majeures méritent d’être posées : dans quelle mesure d’abord peut-on estimer qu’il y a, ou non, tendance des systèmes de relations professionnelles à converger vers un modèle unique ? Selon quelles circonstances et dans quelles mesures, ensuite, peut-on transférer des pratiques et des institutions d’un pays à l’autre ? Ainsi qu’en témoignent par ailleurs ses implications concrètes dans les actions de médiations industrielles, J. T. Dunlop ne renonce pas à l’action. Son ambition est néanmoins bel et bien théorique puisque J. T. Dunlop souhaite produire un jeu de concepts qui puisse avoir une portée universelle à tous les niveaux de l’économie américaine mais aussi par-delà les frontières. On connaît les termes de la grammaire dunlopienne. Un système de relations professionnelles est l’interaction de trois types d’acteurs (les travailleurs et leurs représentants, les employeurs et leurs organisations, les institutions politiques) liés par une idéologie commune, qui produisent des règles relatives aux work places et aux work communities et cela sous les formes les plus variées (agreements, statutes, orders, decrees, regulations, awards, policies, practices, customs). Partant, la tâche de la théorie est d’expliquer pourquoi des règles particulières sont établies dans un système donné de relations professionnelles et comment et pourquoi elles changent en réponse aux variations de l’environnement qui affectent ce système (Dunlop, 1958, rééd. 1970, p. IX).
22La perspective ainsi tracée oblige néanmoins au détour historique et nous allons retrouver à nouveau des tonalités très allemandes. La raison du parti pris institutionnaliste est ainsi donnée par J. T. Dunlop : « Les caractéristiques majeures d’un système national de relations industrielles sont déterminées à un stade précoce du développement industriel d’un pays, et en l’absence de révolution violente de large portée, un système national de relations industrielles conserve ces traits en dépit des évolutions ultérieures » (Dunlop, 1958, rééd. 1970, p. 307). Pour J. T. Dunlop, des systèmes de relations professionnelles tels ceux, par exemple, de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de la Scandinavie, de l’Australie ou encore de la Nouvelle-Zélande sont directement comptables des configurations sociales qui dominaient avant la Première Guerre mondiale. Avec un souci similaire à celui de S. Perlman de ne pas tomber dans les travers de l’historiographie la plus échevelée, J. T. Dunlop recense quatre modes de construction des relations professionnelles à travers le monde : la voie « communiste » (influence déterminante, comme en France, des partis communistes dans la formation des syndicats ouvriers), la voie « International Labour Organization » (importance accordée, comme aux États-Unis, aux règles édictées au niveau international), la voie de « l’État comme employeur » (impact décisif de l’État-employeur sur les règles de travail) et, enfin, la voie « professionnalisante » (rôle des professionnels de la négociation et de la médiation qui va de pair avec un apaisement croissant des relations sociales).
23J. T. Dunlop ne s’en tient pas seulement à ce cadre mais affirme que trois paramètres méritent d’être pris en considération pour comprendre la rapidité et la manière dont chaque système national s’est engouffré dans la voie qui a été la sienne. Le premier est politique. Selon J. T. Dunlop, le calendrier des révolutions nationales, politiques et industrielles est déterminant. Si, historiquement, la question nationale a pris le pas sur toutes celles liées à la reconnaissance du mouvement ouvrier ou si ce dernier a été intimement associé aux luttes pour l’indépendance, alors les systèmes de relations professionnelles se caractérisent par d’étroites relations entre l’État et le mouvement ouvrier. Cela signifie aussi que si, comme en France, en Italie ou encore au Japon, le mouvement ouvrier a dû se battre avec ardeur pour conquérir des droits politiques, le système de relations professionnelles en porte les stigmates. Sa composition est largement débitrice de la structuration de l’espace politique et il est fort perméable par ailleurs aux orientations et aux effets des politiques publiques. Le décalage entre développement industriel et affirmation institutionnelle des organisations syndicales est également important : lorsqu’une telle reconnaissance s’opère – comme aux Pays-Bas, en Allemagne, en Yougoslavie, au Japon ou encore en Italie – par ajustement brusque et tardif plutôt que par reconnaissance graduelle, alors le système de relations professionnelles tend à être plus centralisé que les autres et à conférer moins d’autonomie aux niveaux inférieurs (comme la région), il tend également à s’organiser sur une base industrielle (et non par métier) et à accorder enfin une plus grande place à l’État.
24Le second paramètre retenu par J. T. Dunlop est économique. Dans son ouvrage de 1958, celui-ci liste, de manière plutôt allusive il est vrai, un ensemble de variables qui expliquent les corrélations entre développement économique et affirmation des relations professionnelles : intégration de la force de travail dans le salariat industriel, bureaucratisation des organisations de salariés, émergence de professionnels du management, augmentation des qualifications des salariés, réglementation des relations de travail par les instances politiques, collectivisation et régulation institutionnelle croissantes et, enfin, développement des règles relatives au travail. La place des élites est le dernier paramètre retenu par J. T. Dunlop. Ce dernier distingue alors trois modèles. Le modèle dynastique-féodal, le premier, est porté par l’aristocratie terrienne ou commerciale. Ces élites sont tournées vers le passé, elles valorisent l’État-nation, la famille, l’Église... Dans le second modèle – celui de la bourgeoisie (middle-class) en l’occurrence –, les élites sont issues de groupes sociaux tournés pour l’essentiel vers les activités de commerce. En conflit avec l’ordre ancien, elles privilégient le principe de la libre entreprise. Les élites révolutionnaires-intellectuelles sont au cœur du dernier modèle. Celles-ci sont les plus favorables au mouvement rapide d’industrialisation des sociétés modernes.
25À la différence de S. Perlman, J. T. Dunlop ne combine pas les trois paramètres précédents pour engendrer de manière logique des configurations de relations professionnelles. Le schéma, qui relève d’une approche par série de facteurs, est à la fois plus simple et plus complexe. Il est d’abord plus simple : une variation de l’environnement technique, économique... engendre de façon presque mécanique une transformation des règles (out put du système). Par exemple, plus un groupe est important, plus les règles seront formalisées. Mais le schéma est aussi plus complexe : logiquement, dans la mesure où les variables environnementales sont multiples, les produits du système sont nécessairement incertains et, en tous les cas, difficiles, pour ne pas dire impossibles, à anticiper. Pour tourner la difficulté, J. T. Dunlop raisonne paramètre par paramètre et il accorde notamment une attention particulière aux liens entre types d’élites, modes de structuration des relations professionnelles et règles relatives au travail.
26Bien qu’elle soit plus sophistiquée que celle de S. Perlman, la tentative de formalisation proposée par J. T. Dunlop souffre elle aussi de nombreuses imperfections, à commencer par un fort travers ethnocentriste qui sourde la modélisation. Ici aussi, en effet, la tentation est grande de valoriser ce que l’auteur connaît le mieux, à savoir le système nord-américain. « Selon Dunlop, le seul modèle de relations professionnelles vraiment stable est le type anglo-américain, dirigé par une élite bourgeoise. Cela veut dire en particulier : les relations “libérales” (au sens américain du terme) entre la direction et les salariés ; l’indépendance des ouvriers à l’égard du patronat ou d’une autre autorité à l’extérieur de l’entreprise ; l’acceptation des syndicats par l’élite ; une pluralité de syndicats en concurrence pour la représentativité ; une variété de formes d’organisation syndicale ; l’indépendance financière des syndicats ; une direction syndicale d’origine vraiment ouvrière, avec une forte base d’entreprise ; une tolérance de l’élite à l’égard du conflit (...). Dans la liste que nous avons dressée ci-dessus, certains traits posent problème. Pourquoi une concurrence entre les syndicats pour la représentativité ? C’est trop clairement une référence à la procédure juridique établie par la loi Taft-Hartley aux États-Unis pour que le syndicat obtienne sa reconnaissance et ce ne peut être une caractéristique générale du système » (Crouch, 1990, p. 305-306). De nombreuses autres critiques ont vu le jour (Reynaud, Eyraud, Paradeise, Saglio, 1990), notamment pour évoquer l’influence également trop insistante de l’ambiance de guerre froide sur un schéma d’analyse qui rationalise à l’excès l’état des forces politiques en présence.
3. Par delà les limites de l’historicisme
27Déjà affaiblies par leur propension excessive à l’hyper-empirisme, les « Relations industrielles » américaines sont-elles condamnées, en raison notamment d’un travers ethno-centriste récurrent, à l’impéritie analytique ? Il est vrai que J. R. Commons, le premier, n’a pas immédiatement emporté l’adhésion de ses contemporains. Mais « que Commons ait eu peu de postérité théorique immédiate ne signifie pas qu’il n’ait eu aucune influence. Celle-ci s’est manifestée non seulement dans l’idéal réformiste du New Deal dont il formula, ce qui est peu reconnu, les bases intellectuelles, mais aussi sur le mouvement institutionnaliste : en forgeant par son étude des questions de travail, l’école du Wisconsin, Commons a fondé une branche originale de ce courant » (Bazzoli, 1999, p. 39-40). Si, pour sa part, S. Perlman ne convainc guère lorsqu’il tente de modéliser l’action des mouvements ouvriers, il livre aussi de multiples arguments décisifs qui, ultérieurement, fertiliseront la réflexion sur l’action collective et les régulations économiques. S. Perlman explique par exemple que, aux États-Unis, pays où le sentiment de classe a toujours été faible, l’éclosion d’une conscience collective, l’implication syndicale et le refus de se plier aux injonctions d’une logique marchande n’ont été possibles qu’en raison d’une forte identification des salariés à leurs groupes professionnels. Contrairement à ce que certains peuvent présupposer, la condition de l’action collective repose donc moins de ce point de vue sur un projet sociopolitique que sur un fort ancrage communautaire. Les travaux des spécialistes du mouvement ouvrier, à commencer par ceux des Webb, confirment complètement un tel postulat et font voler en éclats par la même occasion la fausse opposition entre tradition corporative et syndicalisme révolutionnaire (Thompson, 1963 ; Sewell, 1983 ; Segrestin, 1975). Autre exemple : S. Perlman soutenait que le syndicalisme aurait nécessairement tendance dans l’ensemble des pays industrialisés à rompre avec des stratégies de contestation radicale de l’ordre social existant pour s’intégrer progressivement à celui-ci et contribuer directement à sa bonne régulation. Cette intuition que R. Dahrendorf (1957), pour ne citer que lui, reprendra à son compte afin de rendre raison de l’évolution des conflits au cœur des sociétés industrielles passe aujourd’hui pour un truisme. Or une telle affirmation ne relevait pas de l’évidence lorsque son auteur s’est risqué à la formuler.
28Parce qu’elles s’inscrivent dans un paysage où les relations professionnelles ont acquis une reconnaissance sociale et académique et parce que, même indirectement, elles bénéficient également de l’aura structuro-fonctionnaliste, les thèses de J. T. Dunlop ont eu un impact intellectuel plus immédiat sur ses contemporains que, quelques années auparavant, celles de J. Commons et de S. Perlman. Sa théorie cependant « a connu un curieux destin intellectuel. Sa descendance directe est limitée et elle n’a guère été soumise à une discussion approfondie. C’est en même temps une référence obligée et peu d’expressions ont été utilisées aussi largement et aussi universellement. Cette situation curieuse d’un classique qui n’a pas fait école s’explique en partie par le fait que l’analyse et la recherche ont retenu de la théorie ses éléments les plus facilement assimilables et les plus facilement adaptables à des contextes théoriques différents (...). En revanche, certaines des articulations principales de la théorie ont été beaucoup moins soumises à examen ou ont été traitées comme si elles allaient de soi » (Reynaud, 1990, p. 7). Inutile de dire mon accord avec un tel diagnostic puisque c’est précisément une partie souvent méconnue de l’œuvre dunlopienne que j’ai souhaité éclairer précédemment.
29Reste donc, en dépit de cette curieuse destinée, un double héritage dunlopien qu’il ne convient pas de sous-estimer. Le premier est la mise en évidence d’articulations entre environnements technologiques, économiques, politiques et production de règles. Certaines conjectures sont certes fragiles [11], et le déterminisme néo-parsonien du schéma d’ensemble plus que contestable. Mais les arguments que déploie J. T. Dunlop sont souvent plus subtils qu’on ne lui prête habituellement. J. T. Dunlop explique ainsi que certaines règles dépendent davantage du contexte économique et d’autres du contexte politique ; que plus l’unité d’analyse est petite, plus grande sera l’influence du contexte sur le système analysé ; qu’une diversité de procédures peut émaner d’un même complexe de règles procédurales ; que l’homogénéité politique est plus forte dans un espace national que dans les champs économiques et technologiques et que ce sont, par conséquent, les variables politiques qui différencient le plus fortement les pays entre eux (ce qui justifie pleinement les comparaisons sectorielles qu’opère J. Dunlop aux chapitres 5 et 6 de son ouvrage), etc. Deuxième héritage de J. T. Dunlop : la mise en forme d’une sémantique qui a servi, et qui sert encore aux spécialistes des relations professionnelles. Ce dernier point peut paraître mineur. Il ne l’est pas tant il est vrai que sans langage théorique commun, il est impossible de connecter observation et interprétation (Putnam, 1962).
4. Conclusion
30Il est une dernière leçon épistémologique intéressante à tirer de ce détour américain. Contrairement à certaines croyances tenaces, la distance que l’institutionnalisme en général et les « Relations industrielles » en particulier prennent à l’encontre des schémas classiques du marché du travail ne s’explique pas initialement par le refus de considérer en soi l’irréalisme des hypothèses avancées par la théorie économique néo-classique. C’est parce qu’ils opèrent le constat que la concurrence joue au détriment d’un seul groupe social (les salariés) que les institutionnalistes affûtent la critique et, pour certains d’entre eux, se prononcent en faveur de modèles de négociation qui permettent de restaurer un équilibre social qu’en théorie, mais en théorie seulement, le modèle de concurrence appliqué au marché du travail pourrait également produire.
31Voilà pourquoi, sous influence allemande, le programme des « Relations industrielles » converge si bien avec celui de l’économie néoréaliste dont l’objectif majeur est de renouveler l’analyse des marchés du travail en jetant des ponts entre faits et théorie mais aussi entre économie, histoire, sociologie, droit, etc. (Kerr, 1983, p. 313). L’implication des institutionnalistes américains dans les lieux de décision et de régulation politiques et économiques [12] est l’expression logique d’une conception des sciences sociales qui ne se limite pas à une pure formalisation abstraite du monde des hommes. Le tribut à payer est cependant fort lourd puisque, moins présents que d’autres dans le champ académique (notamment en termes de publications), les économistes institutionnalistes peinent à imposer leurs conceptions et leurs méthodologie. Dans les années 1960, qui plus est, « à mesure que s’émousse le caractère novateur des négociations collectives, l’intérêt du travail des néoréalistes décline ; de même le prestige de l’école du Wisconsin s’érode-t-il avec la reconnaissance des syndicats dans la vie économique nationale et le fait qu’ils cessent de charrier avec eux espérances et peurs » (Kerr, op. cit., p. 307).
32Cette décennie signe sans doute la fin d’une première période, celle où les « Relations industrielles » se sont nourries d’abondance des références historicistes importées d’Europe. Le contre-don ne tardera pas puisque grâce aux théories de la segmentation puis aux apports interactionnistes sur les négociations et les professions, ce sera ensuite au tour des pays européens de bénéficier du produit des travaux d’économistes et de sociologues qui, de manière certes fort différentes, auront su renouveler le programme néoréaliste des pionniers américains des « Relations industrielles ». Il ne convient donc pas de se débarrasser de l’institutionnalisme avec l’eau d’une sociologie historique trop souvent prisonnière aujourd’hui encore de prénotions ethnocentristes, ou trop faiblement assurée de ses bases méthodologiques (Badie, 1992). Cela serait d’autant plus maladroit que les « Relations industrielles » portent toujours avec elles un bagage de concepts, comme ceux de règles et de négociation, dont on sait la bonne fortune actuelle.
Notes
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[1]
En tant que domaine d’étude situé au croisement de disciplines diverses (l’économie et la sociologie bien sûr mais également le droit, l’histoire ou encore la psychologie), les Industrial Relations sont le produit, aux États-Unis, des multiples problèmes sociaux engendrés sur les lieux de travail lors de la Première Guerre mondiale. La reconnaissance et l’institutionnalisation réelles de cette sous-discipline académique ne prennent corps que fort tardivement lorsque, au cours des années 1940, les travaux et études sur les relations de travail acquièrent une relative visibilité. Cela se traduit par trois événements majeurs : la mise en place d’écoles et d’instituts en relations industrielles dans les grandes universités américaines (Berkeley, Chicago, Cornell, New York, Wisconsin, Yale, etc.), la création en 1947 d’une nouvelle association professionnelle (the Industrial Relations Research Association) et, enfin, la fondation du premier journal académique dédié à ce champ d’étude : l’Industrial and Labor Relations Review (le premier numéro paraît en octobre 1947) (Kaufman, 1993).
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[2]
J’utiliserai ici de façon équivalente les termes de relations industrielles et de relations professionnelles soit pour désigner les interactions entre des acteurs (syndicats, employeurs et autorités publiques au premier chef) soit pour nommer la discipline spécialisée dans l’étude de telles interactions. Dans ce dernier cas, j’évoquerai les « Relations industrielles ».
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[3]
Selon P. A. Hall et C. R. Taylor (1997, p. 472), l’institutionnalisme historique présente quatre caractéristiques majeures : tendance à conceptualiser la relation entre les institutions et les comportements individuels, attention accordée aux asymétries de pouvoir associées au fonctionnement et au développement des institutions, conception du développement institutionnel qui privilégie les trajectoires historiques, les situations critiques et les conséquences imprévues, souci enfin de combiner différents types de facteurs pour rendre raison des liens entre institutions et situations politiques. Sur de nombreux points, comme nous allons le voir, les Industrial Relations relèvent explicitement de ce type de démarche.
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[4]
J’adapte ici fort librement les distinctions suggérées par J. Gadrey, F. Jany-Catrice et T. Ribault (1999) pour leur travail de comparaison internationale. L’analyse par hiérarchie des facteurs tente de rendre compte d’une variable à expliquer en hiérarchisant l’importance respective des variables explicatives. La seconde façon de faire (combinatoire des facteurs) focalise l’attention non sur les variables mais sur les relations que ces dernières entretiennent les unes avec les autres. L’ambition est de mettre au jour des systèmes d’interactions dont la cohérence peut être modélisée. L’analyse par séries de facteurs distingue à nouveau variables à expliquer et variables explicatives mais, à la différence de l’analyse hiérarchique, elle accorde une même pondération heuristique à l’ensemble des variables explicatives.
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[5]
Pour suivre plus en détail encore la trajectoire de R. Ely ainsi que celles, parfois complexes, d’autres économistes portés en début de carrière par l’espoir socialiste (J. B. Clark par exemple qui finira par adopter un point de vue marginaliste), cf. D. Ross (1991, p. 106 et s.).
-
[6]
Dans l’esprit de R. Ely, démocratie industrielle ne signifie pas effacement des différenciations statutaires et sociales. « Quand les entreprises deviendront de véritables coopératives respectueuses du facteur travail, les capitaines d’industrie ne disparaîtront pas. La hiérarchie est compatible avec la plus parfaite des démocraties » (Ely, 1887 b, p. 260).
-
[7]
P. H. Nau et P. Steiner (2002) ont montré que le souci moral est un trait commun à la sociologie durkheimienne et à l’école historique allemande. En dépit de différences non négligeables, E. Durkheim et G. Schmoller portent en effet un intérêt commun à la question des réformes et de la justice sociale. L’institutionnalisme américain, R. Ely au premier chef, inscrit pleinement ses travaux dans ce même ensemble de préoccupations.
-
[8]
S’il ne succombe pas à la tentation de l’empirisme radical, cet élève de R. Ely ne renonce pas pour autant à lier théorie et pratique. Il participe ainsi à de grandes enquêtes sur le mouvement ouvrier, sur l’immigration et il aura à ce titre une influence sur la législation ouvrière américaine. Il est membre par ailleurs de commissions industrielles chargées de fixer des taux de salaire en cas de litige dans une profession. En bref, J. R. Commons s’avoue partisan d’un capitalisme raisonnable et populaire qui sache ménager toute sa place au syndicalisme.
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[9]
Pour J. R. Commons, lui aussi, le capitalisme doit être blâmé en raison du fait que « jusqu’à maintenant il n’a pas offert aux travailleurs la sécurité d’emploi équivalente à celle dont bénéficient les investisseurs pour ce qui concerne leurs placements » (Commons, 1921, rééd. 1967, p. 8).
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[10]
S. Perlman distingue trois types d’élites intellectuelles selon la nature des forces que les uns et les autres attribuent au travail. Pour les marxistes, travail signifie force de production et source de révolution contre le capitalisme. Dans ce cas de figure, le travailleur est perçu comme une personne dotée d’une forte clairvoyance révolutionnaire, capable d’agir pour améliorer ses conditions de vie matérielles et pour assurer une dictature de sa classe sur le reste de la société. Pour les intellectuels éthiques (socialistes chrétiens, anarchistes, populistes...), le travail est source de liberté. Ici, la vision du travailleur est celle d’un individu qui possède les potentialités pour participer au processus de développement industriel mais qui a conscience, en même temps, que, en tant que personne, tous ses droits ne sont pas encore pleinement respectés et reconnus. Les efficiency intellectuals (société fabienne) enfin estiment que la société passe progressivement du stade du désordre à celui de l’ordre. La figure associée à cette conception du monde est celle d’un travailleur qui a abandonné toute revendication concernant son emploi. Selon ce dernier, les employeurs seraient suffisamment puissants pour mettre en place des procédures de recrutement qui assurent un ajustement optimal entre un travailleur et un poste de travail. Dans les trois cas, conclut S. Perlman, l’on note un décalage entre la vision des intellectuels et les réalités de la vie au travail.
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[11]
Je pense en particulier au lien, que noue trop fermement J. T. Dunlop, entre types de machines et règles de rémunération.
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[12]
Les premiers institutionnalistes ont joué un rôle déterminant dans la mise en œuvre du New Deal ainsi que dans l’érection d’un US Welfare State. Leurs successeurs ont été également actifs puisqu’ils ont participé par exemple au War Labor Board lors de la seconde guerre mondiale et, à l’instar de J. T. Dunlop, ils ont occupé des fonctions de médiateurs dans le monde industriel (Kerr, ibid., p. 308).