1La « nouvelle sociologie économique », qui est devenue l’un des domaines les plus vivants de la sociologie américaine, a très vite suscité des commentaires, des présentations raisonnées, des débats et des controverses, mais elle n’a pas encore été soumise à une analyse proprement sociologique. Dans cet article, nous nous proposons d’analyser sa genèse et son développement et de poser sur ce cas de figure la question plus générale de la genèse d’une sous-discipline sociologique dans le champ universitaire américain. Si, comme l’a souligné récemment Andrew Abbott (Abbott, 2001), la représentation fonctionnaliste de l’évolution des spécialités comme processus de différenciation de plus en plus fine ne permet pas de rendre compte des réinventions récurrentes et des changements cycliques, il faut à nouveau poser la question de la création et de la recréation des spécialités à l’intérieur des disciplines. Représentant des unités académiques relativement stables, les disciplines s’inscrivent dans un ensemble d’institutions, nationales et internationales, fortement structuré (diplômes, chaires, départements, revues, associations professionnelles) (Heilbron, 2004). Pour les chercheurs, elles se définissent comme un « capital collectif » de méthodes et de concepts spécialisés dont la maîtrise constitue le droit d’entrée (Bourdieu, 2001, 129). À l’intérieur de chaque discipline, la concurrence pour la définition dominante de la pratique scientifique produit une dynamique incessante qui est le fondement des processus de migration vers des domaines prometteurs et qui a pour effet la montée de certaines spécialités au détriment d’autres, des classements et des reclassements. La sociologie économique américaine est un exemple récent d’une telle dynamique qui permet d’analyser à la fois ses mécanismes généraux et les propriétés spécifiques qu’elle doit au cas particulier et au contexte américain.
2Schumpeter avait parlé, pour qualifier les relations qui avaient fini par s’installer entre la sociologie et l’économie, d’une « ignorance réciproque ». Longtemps pourtant la « sociologie économique » avait été à l’agenda scientifique de nombreux auteurs, sociologues et économistes. L’expression et le projet même d’une « sociologie économique » remontent à la fin du XIXe siècle, au moment où s’instituaient les sciences sociales comme disciplines universitaires et où se sont construites leurs principales divisions. Plusieurs auteurs avaient contribué à en définir le domaine propre et la démarche spécifique (Weber, Simmel, Durkheim, Simiand, Halbwachs, Pareto, Schumpeter, Veblen) [2]. Mais avec la séparation progressive des disciplines au cours du XXe siècle et la fermeture corrélative de chacune, les domaines interdisciplinaires ont été de plus en plus délaissés. À l’intérieur de la sociologie, la sociologie économique a été progressivement marginalisée. La sociologie du travail et la sociologie industrielle n’ont repris qu’une partie de ses objets (analyse des organisations productives, « relations humaines »), laissant désormais aux économistes le monopole des études sur la structure des marchés, la formation des prix, la monnaie... Dans la science économique s’est produit un processus de fermeture similaire. Alors que certains représentants de la révolution marginaliste invoquaient la nécessité d’une « sociologie économique » (Jevons) et ont même parfois contribué à son développement (Pareto), les économistes des générations suivantes ont de plus en plus accepté la conception selon laquelle l’économie était la science du choix rationnel, à charge pour les autres sciences sociales d’assumer l’étude des choix non rationnels. La distinction a rendu possible et légitimé une division du travail disciplinaire beaucoup plus rigide, produisant notamment la disparition du premier institutionnalisme et des courants historisants du cœur de la discipline économique.
3Dans ces conditions de cloisonnement disciplinaire comment expliquer la reconstitution de la « sociologie économique » ? S’agit-il d’une simple entreprise de (re)labellisation, d’un effort de diplomatie académique dans un champ universitaire désormais dominé par l’économie, ou encore d’une offensive des sociologues pour reconquérir l’étude d’un domaine essentiel du monde social contemporain ?
4Pour analyser la genèse et la dynamique de la discipline, nous nous sommes appuyés sur l’étude d’un groupe d’auteurs clés, construit sur la base de leurs participations aux principaux événements qui ont marqué la construction de ce sous-champ académique : la publication de trois volumes collectifs (Zukin, DiMaggio, 1990 ; Friedland, Robertson, 1990 ; Swedberg, 1993), d’un reader (Granoveter, Swedberg, 1992), et du Handbook of Economic Sociology (1994), la participation au séminaire de Russell Sage (cf. infra), la mention de ces auteurs comme key-people dans les premiers bilans-programmes de la sous-discipline naissante [3]. Nous avons ainsi retenu un groupe de 31 auteurs qui apparaissaient au moins deux fois dans ces « événements » [4] (cf. tableau 1 ci-dessous). À chacun de ces auteurs nous avons demandé un curriculum vitae et une liste de leurs publications. Afin de comprendre la structure des relations internes du groupe et son évolution dans le temps nous avons procédé à une analyse des intercitations sur l’ensemble de la période 1980-2000. Enfin, nous avons interviewé trois d’entre eux.
Rupture et renouvellement dans les sciences sociales américaines
5Les premiers travaux relevant de la « nouvelle sociologie économique » aux États-Unis remontent aux années 1970. À cette époque le label n’était pas utilisé et ce n’est que rétrospectivement qu’ils vont faire figure de travaux pionniers de la sous-discipline en construction. Ces travaux apparaissent dans un contexte de crise et de renouveau des sciences sociales américaines. Les années 1970 ont été celles de la fin de l’hégémonie du fonctionnalisme parsonien, ou, plus largement, de la « triade capitoline » qui avait dominé la sociologie américaine pendant des années : Parsons, Merton, et Lazarsfeld (Bourdieu, 1988 ; 2001, p. 41). La rupture avec cette orthodoxie s’est accompagnée d’une vague de tentatives de renouvellement portée par une croissance très forte du nombre d’étudiants et de doctorants, un support financier exceptionnel et un intérêt public certain pour la discipline. Une partie de ce mouvement de renouvellement est liée à la montée de la new left et aux mouvements de contestation parmi les étudiants américains de la génération du baby-boom de l’après-guerre.
6Le nombre annuel de thèses soutenues en sociologie aux États-Unis passe de 150 en 1960 à plus de 700 en 1976. Au cours de ces mêmes années le nombre des membres de l’association professionnelle des sociologues double. Les crédits connaissent une croissance soutenue entre 1960 et 1969, suivie d’une hausse spectaculaire au début des années 1970 [5]. Comme l’observe l’un des auteurs contemporains que nous avons interrogés : « In the sixties and early seventies there was a lot of money for graduate students. It was amazing. People were having free rides for five, six years, people getting jobs without having finished their degrees, people getting tenure without having a PhD. The year I got into graduate school in 1974, they brought in forty graduate students, the two previous years they had brought in a hundred each year. » Depuis en gros le milieu des années 1970, ces indicateurs (nombre de thèses, nombre de membres de l’ASA, crédits de recherche) commencent à baisser, et ce pendant une période d’au moins dix ans. Ainsi le nombre de thèses qui est de 734 en 1976 tombe à environ 500 par an pendant la deuxième moitié des années 1980. Le nombre d’étudiants majorants en sociologie passe de 36 000 en 1974 à 12 000 en 1985 (D’Antonio, 1992).
7Parallèlement à la croissance des effectifs et des crédits, les années 1970 connaissent une forte augmentation du nombre de revues sociologiques (Hargens, 1991). Parmi elles, Theory and Society, fondée par Alvin Gouldner en 1974, a tenté de s’imposer comme la plate-forme du mouvement de renouvellement théorique et thématique en réunissant des représentants de plusieurs courants. L’introduction du premier numéro signalait non seulement la fin des « vieux paradigmes intellectuels » et le défi d’une variété de paradigmes nouveaux, mais présentait également un commentaire de la situation politique (crise pétrolière, Watergate). D’autres revues, notamment Contemporary Sociology (1972), ont essayé de rendre compte dans des genres plus modestes – le compte rendu ou le review essay – d’une production qui se diversifiait et qui s’émancipait des anciennes divisions.
8Dans ce contexte de croissance, de contestation politique et de renouvellement académique accéléré, une pluralité de nouvelles approches se sont développées, allant des courants divers de la microsociologie (ethnométhodologie, interactionnisme symbolique, approches phénoménologiques) aux mouvements radicaux et critiques (néomarxisme, féminisme, tiers-mondisme) en passant par des démarches en voie de constitution comme l’analyse de réseaux, la sociologie historique ou les néo-institutionnalismes en sociologie des organisations. Ces nouvelles initiatives sont portées par des chercheurs différemment situés dans l’espace universitaire : les unes sont le fait de chercheurs comme Harrison White (cf. infra) dotés déjà d’un fort capital scientifique, d’autres sont portées par les nouvelles générations de jeunes docteurs, nés pendant ou peu après la guerre, dotés d’un capital scientifique plus faible, qui ont poursuivi leurs études dans un contexte de montée de la new left et des mouvements de contestation, et qui sont arrivés dans la profession à la faveur de ce mouvement de démographie universitaire exceptionnel. Parmi eux, bon nombre refusaient l’affiliation à une discipline spécifique, exigeant au contraire l’interdisciplinarité ou même, dans certains cas comme celui des courants féministes et marxistes, une posture que l’on peut qualifier d’anti-disciplinaire. Parler de social theory au lieu de « sociologie » et plaider la cause d’un nouveau type de social scientist, comme le faisait la revue Theory and Society, était une façon parmi d’autres de consommer la rupture avec les divisions, disciplinaires et autres, qui avaient perdu leur sens pour cette nouvelle génération de chercheurs en sciences sociales.
9Du côté de l’économie, les années 1970 ont également été celles où se sont développées de nombreuses approches nouvelles, critiques de la synthèse keynésienne, parmi lesquelles deux courants en particulier, l’approche économique des comportements humains (Becker) et le néo-institutionnalisme (Williamson) [6], franchissaient explicitement la frontière entre l’économie et la sociologie. Parallèlement se répand la notion d’ « impérialisme économique », d’abord revendiquée par les partisans de cette démarche avant de prendre une signification critique [7].
10C’est dans ces conditions de « crise » des sciences sociales et économiques traditionnelles, de foisonnement d’approches nouvelles plus ou moins émancipées des clivages disciplinaires, et de montée en puissance de l’ « impérialisme économique » que vont se faire les premiers travaux de recherche qui constitueront plus tard, à la fin des années 1980, dans le processus de construction proprement dit de la « nouvelle sociologie économique », les principales références pour la définition et la légitimation de cette nouvelle branche disciplinaire.
Des initiatives dispersées
11À l’origine de ce qui sera in fine labellisé (new) economic sociology, on compte différentes initiatives portées par un groupe d’auteurs-clés qui sont au centre du mouvement et dont la trajectoire permet de comprendre à la fois l’origine de ce mouvement et la logique du regroupement qui sera mise en œuvre par les entrepreneurs académiques qui, dans les années 1985-94, vont « réinventer » la « sociologie économique ».

12Ce groupe d’auteurs-clés tel que nous l’avons défini est composé de trois générations de sociologues, une première, avec Charles Perrow, Arthur Stinchcombe et Harrison White, qui ont tous trois soutenu leur thèse de sociologie en 1960, une seconde, la plus nombreuse, composée de 20 auteurs ayant soutenu leur thèse à la fin des années 1960 ou au cours des années 1970, et une troisième composée de 8 auteurs qui ont fait leur doctorat un peu plus tard, souvent sous la direction des membres de la génération précédente comme Mark Granovetter ou Michael Schwartz. Les trois auteurs les plus âgés ont aussi en commun de ne pas avoir fait partie du courant fonctionnaliste alors dominant. Ils représentent les deux courants dont l’alliance a constitué le fondement de la nouvelle sociologie économique : la sociologie des organisations, représentée par Charles Perrow et Arthur Stinchcombe et l’analyse de réseau, incarnée par Harrison White.
Harrison White et sa postérité
13À la lecture rétrospective, il apparaît que le principal foyer de la « nouvelle sociologie économique » se situe au sommet de la hiérarchie universitaire américaine, autour du projet intellectuel d’Harrison White, tel qu’il le développe dès les années 1960 à l’Université de Harvard [8]. Presque la moitié des auteurs-clés sont liés, directement ou indirectement, à White, et les jeunes sociologues les plus actifs dans la construction de la nouvelle sociologie économique sont presque tous des élèves de White (Granovetter, DiMaggio, Schwartz) [9].
14White, alors jeune professeur (il est né en 1930) dont les premiers travaux sociologiques publiés portaient sur la mathématisation des relations de parenté (White, 1963 a), la révolution impressionniste (White, 1965), la mobilité sociale et le marché du travail (White, 1970), milite à l’époque pour une utilisation non triviale des mathématiques en sciences sociales (White, 1963 b) et pour une refondation de la sociologie sur d’autres bases que celles du fonctionnalisme dominant. Physicien d’origine (il est également titulaire d’un PhD de physique théorique), ses dispositions le portent à la résolution d’énigmes sociologiques et à la construction de modèles mathématiques (parfois importés de la physique) susceptibles de rendre compte des réalités sociales qu’il étudie. Alors que Coleman, autre figure importante de la sociologie mathématique, finit par reprendre l’outillage mathématique traditionnel de la micro-économie, pour aboutir, avec Foundations of Social Theory, à une somme académique, White, plus inventif, plus ambitieux et plus irrévérencieux à l’égard des traditions académiques, semble plus à l’aise dans les études empiriques et la construction de modèles que dans l’exercice académique de refondation théorique (comme le montrent les commentaires que lui ont valu son principal travail théorique, Identity and Control). Il a néanmoins l’ambition de refonder la sociologie par la promotion d’une approche « structuraliste » fondée sur l’analyse de réseaux, qui se fait fort de dépasser les représentations atomistiques ou holistiques de la réalité sociale.
15L’intérêt pour les objets économiques n’est pas immédiatement lié à ce projet intellectuel. Les membres de cette « école de Harvard » appliquent l’analyse de réseaux à des thèmes divers : stratification sociale urbaine (Laumann), réseaux de scientifiques (Mullins), réseaux d’interconnaissance et avortement (Nancy Lee). Granovetter lui-même a hésité lors de la définition de son travail de thèse entre une analyse du marché matrimonial et l’analyse du marché du travail sur laquelle il arrêtera finalement son choix [10]. Pourtant, l’intérêt de White pour l’économie est ancien : dès 1952-1953, la fréquentation d’un cours de Samuelson lui laisse le sentiment que l’économie avec lui s’engageait dans une « mauvaise direction » : « Je pensais que je savais pourquoi mais à l’époque ce n’était encore qu’une intuition. » [11] Par ailleurs, certains de ses premiers travaux, sur les chaînes de mobilité, portent déjà sur le fonctionnement d’un marché, le marché du travail. Mais ce n’est que vers 1975-1978, à l’occasion d’un séminaire interdisciplinaire qu’il organise à Harvard sur les modèles mathématiques dans les sciences sociales et biologiques, que White découvre de nouvelles théories économiques et qu’il forme véritablement le projet d’une approche sociologique des marchés [12]. À la fin des années 1970 il commence à travailler sur les marchés de producteurs, et avec Robert Eccles sur le problème du « prix et de l’autorité » dans la firme multidimensionnelle. Il publie en 1981 son article célèbre « Where do markets come from ? » que beaucoup de sociologues économistes considèrent aujourd’hui comme « le véritable acte fondateur du champ » (entretien). En analysant les marchés comme des structures sociales, ou en mettant en évidence des combinaisons complexes de « prix » et d’ « autorité » dans les transactions au sein des firmes ou entre firmes, les recherches de White et de ses étudiants bousculaient la division du travail traditionnelle entre économistes et sociologues (aux économistes, le marché et les mécanismes de prix, aux sociologues, les organisations). Il ne fait aucun doute que cette initiative est aussi conçue, au moins partie, comme une réponse à l’offensive d’économistes comme Be-cker, qui, à la même époque, investissent des domaines traditionnellement occupés par la sociologie. Dans un de ces tout premiers articles sur la sociologie des marchés en 1978, White affiche clairement cette intention : « Puisque Becker et d’autres économistes ont commencé à analyser des problèmes sociologiques, les sociologues doivent s’emparer des problèmes économiques. » [13]
16L’entourage de White à Harvard peut donc, à la lecture rétrospective, être considéré comme le foyer originel du renouveau de la sociologie économique. Pour autant, mis à part ceux de White lui-même, peu de travaux de sociologie économique vont se développer à Harvard même : parmi la trentaine de thèses préparées sous la direction de Harrison White, alors qu’il était professeur à Harvard (1963-1986), seules celles de Mark Granovetter et de Robert Eccles relèvent spécifiquement de la sociologie économique. On peut citer également les travaux d’un autre élève de White, Michael Useem. De la même génération que Granovetter et Schwartz, Useem a longtemps travaillé sur la sociologie des élites, le rôle des institutions d’enseignement dans leur reproduction (Useem, Miller, 1975), et aussi, avec Paul DiMaggio, sur le mécénat artistique (Useem, DiMaggio, 1978 ; Useem, DiMaggio, 1982). Il va bientôt se spécialiser sur les élites économiques, d’abord sous l’angle de leur participation dans les institutions non économiques comme les conseils d’administration de musées, plus tard sous celui de leur participation politique. Il mettra en évidence l’existence d’un inner circle de grands entrepreneurs constituant, selon lui, le segment politiquement actif de l’élite économique (Useem, 1984).
Le creuset de Stony Brook
17Si l’impulsion intellectuelle originelle est donnée par White à Harvard, c’est à Stony Brook à la State University of New York, que vont se poursuivre les travaux les plus visibles de la première période du renouveau de la sociologie économique. Dans la hiérarchie des universités américaines, Stony Brook est très loin de Harvard [14] ; c’est une université relativement récente (1956) dont la fonction initiale était de former des « enseignants de sciences et de mathématiques ». Le programme doctoral de sociologie avait été récemment créé à l’heure où les principaux protagonistes y entrent comme étudiants ou comme professeurs, et il avait encore à faire ses preuves. Du fait de sa position alors médiocre dans la hiérarchie universitaire, Stony Brook accueillait de jeunes professeurs qui avaient leur œuvre devant eux, et qui pouvaient voir dans cette position académique une façon de commencer leur carrière tout en restant à New York.
18L’importance de cette « école de Stony Brook » dans le renouveau de la sociologie économique tient sans doute au rôle clé qu’y ont joué trois professeurs qui y ont été présents simultanément : Michael Schwartz et Mark Granovetter, tous deux élèves de Harrison White, et également Charles Perrow, spécialiste de théorie des organisations, qui publiait à la même époque une des premières critiques rigoureuses des approches économiques de l’organisation (Perrow, 1981 ; Perrow, 1986) [15]. On retrouve ainsi à Stony Brook une préfiguration de l’alliance entre des praticiens de l’analyse de réseaux et des sociologues des organisations, qui constituera le noyau central de la nouvelle sociologie économique.
19Aux dires de plusieurs auteurs, l’influence de Michael Schwartz a été grande à Stony Brook. Au début des années 1970, dans une ambiance encore marquée par les mouvements sociaux des années 1960, beaucoup d’étudiants de sensibilité marxiste se regroupent autour de Michael Schwartz, qui est à la fois idéologiquement proche du marxisme, et, sur le plan scientifique, un héritier de White et un spécialiste de l’analyse des réseaux [16]. Schwartz va proposer à ses étudiants des travaux de thèses sur la structure du capitalisme américain et le pouvoir des institutions financières. De récentes avancées dans la technique d’analyse de réseaux, et notamment l’analyse de la centralité développée par Bonacich (cf. P. Bonacich, 1972), ont permis à Schwartz et ses étudiants de relancer des recherches sur les interlocking directorates, c’est-à-dire les liens entre entreprises créés par la participation des mêmes individus à leurs conseils d’administration. Entre 1978 et 1980, Beth Mintz, Mark Mizruchi et Peter Mariolis soutiendront une thèse sur ces sujets à Stony Brook [17]. Ils mettront en évidence la centralité dans le réseau des entreprises américaines, de grandes banques commerciales et compagnies d’assurances new-yorkaises. Ces thèmes ont continué d’être étudiés jusqu’aujourd’hui par deux sociologues issus eux aussi de Stony Brook, Mark Mizruchi et Linda Stearns.
20C’est aussi à Stony Brook, à la fin des années 1970, que Mark Granovetter rédige ses premiers articles théoriques critiques de l’économie. Jusque-là, pendant ces années de professeur assistant et associé à Harvard, il est avant tout un spécialiste de l’analyse de réseaux. Ce n’est que plus tard qu’il commence à défendre le principe d’une approche sociologique des faits économiques, d’abord dans un texte où il compare explicitement, pour la première fois, l’approche économique et l’approche sociologique à propos d’un objet relevant traditionnellement de l’économie, les différences de revenus (Granovetter, 1981), ensuite avec l’article qui deviendra le « manifeste » de la nouvelle sociologie économique : « Economic action and social structure : The problem of embeddedness » (Granovetter, 1985), et qui constitue, au même titre que les travaux de son collègue Charles Perrow, une réponse critique au programme de Williamson. C’est à Stony Brook également qu’il engage avec Patrick MacGuire le travail historique sur l’industrie de production et de distribution électrique, qui ajoute une autre dimension à la critique du néo-institutionnalisme économique, en montrant comment la structure sociale des réseaux personnels, plutôt que l’efficience technique, permet d’expliquer pourquoi une solution particulière, partage du marché entre firmes privées, a été adoptée plutôt qu’une autre (monopole public ou production domestique).
21Cela dit, l’analyse de réseaux appliquée aux phénomènes économiques n’est pas le monopole de Harvard et Stony Brook. À la même époque, Ronald Burt, issu de Chicago, entreprend lui aussi des travaux sur les liens entre conseils d’administration, mais dans une optique différente de celle de Schwartz et ses élèves. Burt, élève de Laumann, est également proche du courant du rational choice (il a été un assistant de recherche de James Coleman), qu’il cherche à revisiter en introduisant, avec les réseaux sociaux, la contrainte structurale [18]. Son travail sur les liens interorganisationnels vise à montrer que ces liens ne se développent que là où il y a de fortes contraintes de marché et peuvent être interprétés comme des stratégies pour éviter ces contraintes (cf. Ronald Burt, 1983). De même Wayne Baker, issu de la Northwestern University, applique l’analyse de réseaux à la dynamique sociale de la « corbeille » (floor trading), dans une analyse de la Bourse aux options de Chicago. Baker va montrer que la taille et la forme des réseaux concrets d’interaction entre les traders vont avoir un effet sur la volatilité des prix des options. Il a poursuivi ensuite des travaux sur les relations interentreprises (les entreprises et les banques d’investissement (Baker, 1990), les entreprises et les agences de publicité (Baker, Faulkner, Fisher, 1998). Mais, comme nous l’avons vu, Ronald Burt et Wayne Baker entretenaient des liens avec White et son entourage.
Les néo-institutionnalismes en sociologie des organisations
22Si l’analyse de réseaux appliquée aux objets économiques est le principal courant de la nouvelle sociologie économique en constitution, un autre courant a donné naissance à des recherches qui constitueront rétrospectivement d’autres travaux fondateurs de la sous-discipline. Il s’agit de la sociologie des organisations. Si l’analyse de réseaux est clairement associée à la filiation Harvard-Stony Brook, les courants rénovateurs de la sociologie des organisations n’ont pas un foyer unique, mais émergent de différents centres universitaires (Wisconsin, Northwestern, Chicago, Columbia, Berkeley, Washington). Mark Granovetter, lui-même artisan avec Richard Swedberg de la stratégie de promotion de la sociologie économique, constatait en 1985/1986 que les sociologues des organisations étaient ceux des sociologues qui connaissaient le mieux le fonctionnement réel de l’économie, et qu’il fallait, par conséquent, collaborer avec eux pour construire une nouvelle sociologie économique (Swedberg, 1987).
23Promettant des possibilités de carrière dans les écoles de commerce alors en pleine expansion (cf. infra), la sociologie des organisations, au cours des années 1970, a été perçue par plusieurs jeunes sociologues comme un domaine de recherche dynamique, offrant une approche du monde économique et social plus réaliste que les approches critiques ou néomarxistes désormais déclinantes.
24« I remember thinking that organization theory was very boring indeed. What happened was that people began to take issue with the contingency theory, the idea that there are rational feed back mechanisms, the theory that business schools teach and make their money with : managers matter because they rationally interpret their environment. In the late seventies people started to question that. The population ecology approach argued that people do not have a choice, that it is all about selection and resources. John Meyer started to argue that instead of selection or resources, it is all unclear and basically a matter of stories people tell, that – in other words – it is about claims to expertise and legitimacy. (...) Everybody started to realize that organizations had to be at the center of the way it all worked. If you want to take class out, which is what happened, what is the alternative ? If social class is not the principle by which people and things are distributed in modern society, people will move from class to organizations, and from Marx to Weber. People were searching for a way of looking at things that was more concrete, that had mechanisms that were observable » (entretien).
25Alors que la sociologie des organisations traditionnelle était focalisée sur le fonctionnement interne des organisations, et notamment les bureaucraties, les nouvelles approches en sociologie des organisations, nées à la fin des années 1970, mettaient en lumière deux types de questions : celle de la pluralité des organisations économiques et celle des relations interorganisationelles.
26Contre l’illusion du one best way et de la dichotomie simple entre marché et organisation, le premier défi des sociologues des organisations dits néo-institutionnalistes a été d’analyser le fonctionnement et l’efficacité d’autres types d’organisation que celui des grandes firmes intégrées multidivisionnelles. Suivant en cela l’exemple d’Arthur Stinchcombe, qui avait montré que l’organisation artisanale de la production était pour certaines industries aussi rationnelle et rentable que l’organisation bureaucratique, plusieurs sociologues ont travaillé sur des configurations institutionnelles nouvelles, sur les « districts italiens » (Lazerson) ou, plus généralement, sur les small firm networks (Perrow), sur des organisations « charismatiques » comme les entreprises de vente directe type Tupperware (Biggart), ou encore sur des « conglomérats asiatiques », keiretsus japonais et chaebols coréens (Biggart et Hamilton) [19]. Dans tous ces cas, montrent ces auteurs, des principes économiques simples, comme les économies d’échelle ou les coûts de transaction, ne suffisent pas pour expliquer le fonctionnement de ces modes d’organisation pourtant très efficaces.
27À côté de ce thème de la pluralité des organisations économiquement efficaces, l’autre défi pour les néo-institutionnalistes était d’expliquer les cas inverses, c’est-à-dire les cas de convergence et d’homogéneité organisationnelle. Pour comprendre cette isomorphie institutionnelle, il fallait selon eux changer de niveau d’analyse et prendre pour objet non pas une organisation spécifique, mais l’espace des relations interorganisationelles, son émergence et son évolution. Ce changement de perspective permettait de montrer que la convergence des modes d’organisation ne s’expliquait pas simplement par l’efficacité économique d’un mode d’organisation particulier, mais par des mécanismes proprement sociologiques, à savoir la contrainte (liée à la dépendance des organisations de leur environnement), le mimétisme cognitif ou culturel (lié à l’incertitude et donc à la tendance à adopter le modèle organisationnel perçu comme le plus performant), et l’isomorphie normative (liée à la diffusion des normes par des groupes d’experts professionnels) [20].
L’approche culturelle
28Enfin, on peut distinguer un troisième courant de recherches, l’approche culturelle. Elle est essentiellement représentée par une auteure, Viviana Zelizer. Ses travaux sont issus à l’origine du thème de la protestation morale contre les tendances à la marchandisation généralisée, thème qui a donné lieu, à l’Université Columbia dont elle est originaire, à plusieurs conférences et un ouvrage interdisciplinaire, Markets and Morals (1977), auquel a contribué son directeur de thèse, le sociologue fonctionnaliste Bernard Barber, avec un article intitulé The Absolutization of the Market (1977). C’est avec le projet intellectuel d’explorer les domaines où se manifeste une tension entre le marché et les valeurs morales que Zelizer a successivement travaillé sur l’émergence de l’assurance-vie, les marchés aux bébés, la signification sociale de l’argent (Barber, 1977 ; Zelizer, 1979 ; Zelizer, 1987).
29Bien qu’il soit in fine intégré dans le processus de construction académique de la « nouvelle sociologie américaine » (cf. infra), le courant culturel représente un courant marginal. Si l’on distribue le nombre des citations internes par courant, on observe que les analystes de réseaux et les néo-institutionnalistes sont de loin beaucoup plus cités et dominent fortement l’univers des références surtout pendant les années 1980. Les représentants de l’approche culturelle sont peu nombreux [21], se citent peu entre eux et sont très peu cités par les autres auteurs clés. Tout se passe comme si les travaux de Viviana Zelizer jouaient un rôle de caution « culturelle » au sein d’une discipline où dominent largement des modèles formels et institutionnels des relations sociales.
Le double rôle des Business Schools
30Ce qui paradoxalement a conforté l’essor des recherches en sociologie économique, c’est l’implantation croissante des sociologues dans les Business Schools et les Schools of Management. À partir de 1976, le marché s’est brutalement effondré pour les enseignants de sociologie dans les départements académiques des universités américaines. Inversement dans les années 1980, les écoles de commerce ont connu une forte croissance (the MBA boom, comme dit l’un de nos informateurs) et ont embauché des sociologues, surtout des spécialistes de la théorie des organisations. Ce phénomène a stimulé, dans les années 1980, le développement de la sociologie économique.
31« In the mid 1980s there were a growing number of sociologists in business schools and we found ourselves alongside economists, some of whom attacked or dismissed our work. Paul Hirsch said he played anthropologist to the “tribe” of economists he worked with, trying to figure out their assumptions and methods. A number of us decided it was time to recapture, in at least a small way, studies of the economy, and by the late 1980s there was a discernible movement among sociologists, many in business schools, to revive economic sociology » (entretien).
32Environ la moitié des auteurs clés de la sociologie économique enseignent ou ont enseigné dans les Business Schools ou les Schools of Management [22]. Mais s’il a stimulé l’essor de la sociologie économique, ce mouvement vers les Business Schools a eu aussi un effet de brain-drain, détournant certains auteurs, au moins partiellement, de la recherche sociologique au profit de la littérature de management ou du conseil en entreprises [23]. On pourrait illustrer cet itinéraire par la trajectoire de Wayne Baker, qui, commençant sa carrière par des recherches novatrices sur le fonctionnement du floor trading, publie aujourd’hui, à côté d’articles de recherche, des how-to-books sur l’entretien de son « capital social », ou par celle de Michael Useem qui après ces travaux sur les élites économiques publie aujourd’hui des ouvrages de conseil aux leaders des entreprises (Baker, 1994, 2000 ; Useem, 1998, 2001).
33Le développement de la sociologie économique dans les Business Schools a contribué également à atténuer fortement la dimension critique qui animait à l’origine nombre des travaux pionniers des années 1970. En centrant les analyses sur l’entreprise, l’organisation et les liens intra- et inter-organisationnelles, la sociologie économique de Business Schools a accéléré le déclin des modèles critiques néomarxistes.
La construction de l’economic sociology
34Dans un premier temps, donc, ces nouvelles tentatives d’analyse des questions économiques ont été animées par des projets intellectuels divers et ont coexisté sans beaucoup de liens entre elles. Le label « sociologie économique » n’est pas encore utilisé et l’analyse des intercitations entre les auteurs clés indique que les divisions internes sont bien plus fortes que les intérêts communs.
35Une représentation des liens internes peut en effet être obtenue par l’analyse des intercitations entre les 31 auteurs retenus. Sur la première période 1980-1985, c’est-à-dire avant la parution du manifeste de Granovetter, on distingue clairement quatre sous-ensembles (cf. tableau en annexe).
— un premier bloc constitué d’auteurs qui n’ont aucun lien entre eux et ne citent aucun des autres pendant cette période (England, Sabel, Abolafia, Charles Smith, Zelizer), ou qui n’ont pas encore publié à cette date (Romo, MacGuire, Lazerson) ;
— un deuxième bloc qui rassemble des chercheurs qui font, à cette époque, un usage intensif des techniques d’analyse de réseaux, c’est-à-dire les chercheurs de Stony Brook autour de Michael Schwartz (Schwartz, Brewter Stearns, Mizruchi, Mintz) auxquels s’ajoutent Ronald Burt et Wayne Baker. À ces chercheurs liés entre eux par l’usage de l’analyse des réseaux s’ajoutent, dans ce même bloc, des auteurs liés à Schwartz par l’affinité néo-marxiste (Friedland, Useem, Block) ;
— un troisième bloc qui réunit les auteurs représentant le néo-institutionnalisme en sociologie des organisations (DiMaggio, Powell, Biggart, Hamilton, Fligstein, Eccles) ;
— un quatrième, qui ne se définit pas par une approche particulière, mais par l’ancienneté ou le prestige des auteurs qui le constituent (Perrow, Granovetter, Stinchcombe, Portes, Hirsch, White et Marshall Meyer). Ceux-ci sont fréquemment cités par les autres (notamment par les auteurs du troisième groupe), mais citent peu eux-mêmes (à l’exception peut-être de Granovetter, qui joue déjà un rôle de « fédérateur »).
36La structure des citations indique que les différents groupes sont peu liés entre eux. En particulier, ceux du groupe 2 au sein duquel les intercitations sont très nombreuses (analystes de réseaux et/ou marxistes) ne citent jamais, pendant cette première période, ceux du groupe 3 (néo-institutionnalistes).
37L’année 1985 constitue bien un tournant. On peut en effet observer qu’à partir de 1986, le nombre d’auteurs cités par les autres auteurs de la liste passe à 19 (avec un pic à 23 en 1986), alors qu’il s’établissait autour de 12 pour les années 1981-1985. Après 1985, l’œcuménisme l’emporte : les matrices d’intercitations deviennent très denses et la structure des intercitations dégagée par la méthode des équivalents structuraux ne présente plus de partition cohérente et stable.
38Jusqu’en 1985, on peut donc parler de courants différents ayant entre eux peu de liens. Ce n’est que dans la deuxième moitié des années 1980 qu’apparaissent des entrepreneurs académiques qui vont mettre en œuvre des stratégies de regroupement et d’institutionnalisation, passant notamment par la création d’un label commun.
Stratégies d’institutionnalisation
39Parmi les tentatives de regroupement et de redéfinition de ce champ d’études, on peut distinguer plusieurs types d’initiatives. Dans un premier temps, se sont multipliées les rencontres occasionnelles, souvent inter- ou multidisciplinaires, mais qui ne sont animées par aucune stratégie d’institutionnalisation. Dans un second temps apparaissent deux projets institutionnels, en partie concurrents, celui d’Amitai Etzioni visant à instituer des échanges entre des représentants de plusieurs disciplines, et un projet revendiquant, au contraire, l’affiliation première à la discipline sociologique tout en restant ouvert à des orientations variées.
40Parmi les rencontres multidisciplinaires, on peut citer celle de Sharon Zukin et Paul DiMaggio, qui dirigent l’édition d’un numéro spécial de la revue Theory and Society consacré aux « structures du capital » (1986). Ce numéro illustre l’ambition de la revue (cf. supra) de promouvoir un nouveau type de social theory et de social scientist. En soulignant l’importance toute nouvelle des questions économiques, le numéro se présente comme le rapprochement de deux courants : la tradition néomarxiste d’économie politique, que représente ici Sharon Zukin, et l’analyse « socio-institutionnelle des organisations » incarnée par DiMaggio. Les deux approches partagent la conviction que les phénomènes économiques sont « encastrés dans des relations sociales non économiques » et s’opposent par là au modèle néoclassique. Un autre exemple issu d’une rencontre interdisciplinaire est le recueil de R. Friedland et A. F. Robertson, Beyond the Marketplace (1990). Produit d’une conférence organisée en 1988 à Santa Barbara, l’ouvrage réunit un ensemble d’études très diverses sur le marché qui n’ont pas beaucoup plus en commun que leur opposition aux postulats de l’économie néoclassique et le but général de « repenser l’économie et la société ».
41La seule stratégie explicite et durable d’institutionnaliser un projet interdisciplinaire a été celle d’Etzioni, qui à partir de 1985 proclame la création d’une « socio-économie », domaine pluridisciplinaire qu’il définit très généralement par la volonté de prendre en compte des variables non-économiques pour comprendre l’économie, ambition déterminée, au moins en partie, par un souci d’ancrer les questions économiques dans des cadres communautaires normatifs (Etzioni, 1985, p. 178-179 ; 1986, 475-482). L’expression se répand assez rapidement et trouve un public relativement important. Etzioni publie son ouvrage-manifeste The Moral Dimension. Toward a New Economics (1988), et organise la même année, la première conférence de « socio-économie ». L’année suivante il crée la Society for the Advancement of SocioEconomics (SASE), entreprise internationale, patronnée par des personnalités scientifiques parmi les plus connues et dont l’activité principale est l’organisation de colloques et de rencontres pluridisciplinaires. Mais l’entreprise d’Etzioni n’a pas véritablement rencontré d’échos au sein de la communauté sociologique.
42La notion et le label de « sociologie économique » se développent parallèlement à celle de « socio-économie » mais elle recouvre une stratégie inverse de celle d’Etzioni. En imposant l’expression « sociologie économique » ses promoteurs visent à constituer un rassemblement des sociologues travaillant sur l’économie dans le but de reconstruire cette branche de la discipline et de la promouvoir. « Socio-économie » et « sociologie économique », qui peuvent apparaître comme des mouvements semblables, sont donc, au moins dans une certaine mesure, des projets opposés pour organiser ce domaine de recherches : la stratégie d’interdisciplinarité d’Etzioni s’oppose à la stratégie intradisciplinaire des promoteurs de la sociologie économique.
L’émergence du label
43Le concept de « sociologie économique » ne réapparaît pas avant les années 1980. Dans aucun des deux articles qui seront rétrospectivement qualifiés d’ « inauguraux », celui de White en 1981 et celui de Granovetter en 1985, les auteurs ne parlent de leur entreprise comme relevant de la « sociologie économique ». White propose d’encastrer (embedding) « la théorie néoclassique de la firme dans une approche sociologique des marchés » (White, 1981, p. 518). Il inscrit son entreprise dans la tradition des études sur la « concurrence imparfaite » initiée par Edward Chamberlin. Quant à Granovetter, il désigne son approche qui participe, à ses yeux, de la « sociologie structurale moderne », par le terme générique de embeddedness approach, qu’il spécifie quand elle est appliquée aux réalités économiques en embeddedness approach to economic life (Granovetter, 1981, p. 493) [24]. C’est seulement dans les dernières lignes de son article qu’il plaide pour la nécessaire participation des sociologues à l’ « étude de la vie économique », et regrette qu’ils se soient trop longtemps coupés de « ce vaste et important aspect de la vie sociale et de la tradition européenne », notamment webérienne.
44L’expression « sociologie économique » réapparaît de façon assez discrète pour la première fois, semble-t-il, en 1982 comme intitulé d’un séminaire de Harrison White à Harvard, séminaire que White continue à donner pendant plusieurs années (Azarian, 2003, p. 201-212). L’expression est utilisée également à peu près à la même époque avec l’ouvrage d’Arthur Stinchcombe, Economic Sociology (1983). Issu de la sociologie des organisations, Stinchcombe présente une macrosociologie historique et comparative dans laquelle les organisations économiques jouent un rôle primordial. S’il revendique la sociologie économique comme cadre général de son livre, c’est que l’ouvrage se présente comme une critique des auteurs néo-marxistes (Skocpol, Wallerstein, Wright). En s’opposant à ces nouvelles approches, Stinchcombe plaide la cause de la sociologie permettant selon lui d’analyser les structures économiques de façon plus « nuancée » que le font les néomarxistes (Stinchcombe, 1983, p. 255).
45La notion de sociologie économique et la revendication disciplinaire qu’elle implique sont reprises par Granovetter lors d’une table ronde en 1985 au cours de laquelle il oppose l’ancienne sociologie économique (qu’il identifie à la sociologie industrielle et à la démarche de Parsons et Smelser) à la « nouvelle sociologie économique ». Tandis que l’ancienne avait plus ou moins disparu (suddenly died out), de nouvelles démarches se sont développées qui n’hésitent plus à attaquer frontalement la micro-économie : « My position is that there is something basically wrong with microeconomics, and that the new economic sociology should make this argument loud and clear especially in the absolutely core economic areas of market structure, production, pricing, distribution and consumption. What is wrong is that economic actors are not atomized from one another, as the theory requires us to believe, but are involved in interaction and structures of interaction that are theoretically central to outcomes... » [25]
46Granovetter développe ce point de vue dans un colloque en 1988 qui sera publié sous le titre « The old and the new economic sociology : A history and an agenda » [26]. Dans ce texte il s’appuie, pour la partie historique, sur des travaux de Richard Swedberg qui avait entre-temps publié un article programmatique, « The paradigm of economic sociology » (Swedberg, Himmelstrand, Brulin, 1987), et qui avait documenté son histoire et son renouvellement récent dans « Economic sociology : Past and present », paru en 1987 dans Current Sociology. Ces travaux permettent à Granovetter d’inscrire son projet dans une tradition différente de la tradition fonctionnaliste à laquelle est attachée l’expression « Economy and Society ».
47Quant à Swedberg, sociologue suédois ayant fait sa thèse aux États-Unis, il justifie l’emploi de cette expression par référence aux sociologues classiques, et parce qu’elle indique clairement l’inscription dans une perspective sociologique. Même s’il admet qu’aux États-Unis, ce terme n’a jamais été couramment utilisé [27], le terme « Economy and Society », employé jusque-là aux États-Unis pour désigner ce domaine d’études, ne pouvait, selon lui, être repris. Bien que très courant (Swedberg signale qu’en 1984 un département de sociologie sur quatre proposait un cours avec cet intitulé), il était trop étroitement associé au parsonisme, et à une image d’académisme et de stérilité scientifique. Le travail de Swedberg qui visait très explicitement à contribuer à « redonner à la sociologie économique un statut de discipline autonome au sein de la sociologie » (Swedberg, 1994, p. 28) est une étape capitale dans la construction du label.
48En dépit de l’usage occasionnel d’un autre label, celui de sociology of economic life, c’est le terme economic sociology qui s’impose de plus en plus. Dans son ouvrage Economics and Sociology (1990), Swedberg présente Granovetter comme the leading scholar in this movement, which is sometimes called « new economic sociology ». Dans la publication de l’ouvrage collectif de Zukin et DiMaggio, Structures of Capital (1990), qui reprend les textes du numéro spécial de Theory and Society de 1986 (et en ajoute d’autres), les éditeurs introduisent l’ensemble des textes désormais sous la désignation commune de « economic sociology » [28].
49Les entreprises de Granovetter et Swedberg ont ainsi abouti à un label légitime, bien fondé historiquement, et qui indique la rupture avec le parsonisme mais qui, en même temps, marque ses distances vis-à-vis des courants critiques ou pluridisciplinaires en soulignant son affiliation première à la sociologie en tant que discipline.
Les définitions concurrentes
50L’acceptation de plus en plus unanime de l’expression « sociologie économique » comme un label commode n’implique pas pour autant l’existence d’un consensus sur le sens de l’entreprise. Bien au contraire, du fait des origines et des orientations différentes des principaux auteurs, leur acceptation d’un label commun s’est accompagnée de prises de position différentes sur son sens précis et ses implications. À la fin des années 1980, plusieurs auteurs proposent des programmes de recherche concurrents [29].
51La première tentative de définition en date est celle que proposent en 1987, Swedberg, Himmelstrand et Brulin, dans un article où ils opposent systématiquement les postulats du paradigme néoclassique à ceux de la sociologie économique. Ils constatent d’abord que la sociologie économique classique représentait une tradition théorique forte qui ne s’est pas poursuivie. Ils évoquent ensuite la tentative de Parsons et Smelser dont ils constatent qu’elle s’était limitée à proposer un complément à l’analyse économique au lieu d’alternatives. Pour la « nouvelle sociologie économique » qui s’annonce, ils définissent trois tâches : se familiariser plus avec la littérature économique, choisir des questions économiques importantes pour ne pas simplement proposer des compléments aux analyses économiques, et construire des théories non-idéologiques de moyenne portée, marquées par un mélange créatif de recherche empirique et théorique (Swedberg, Himmelstrand, Brulin, 1987).
52La définition que propose Granovetter dans son agenda déjà cité de 1988/1990 est plus opératoire. Elle s’appuie sur une pratique de la recherche empirique et est très précisément centrée sur l’approche en termes de réseaux sociaux. Elle met également en scène un acteur « socialement situé », et une action économique qui ne peut être expliquée qu’en référence au système de relations auquel l’acteur participe. Elle fait des institutions des constructions sociales dont la création est elle aussi justiciable d’une analyse en termes de réseaux (comme le montre les exemples des entreprises d’immigrés, et celui de l’industrie de production et de distribution électrique). Les concepts macrosociologiques en sont exclus, de même que la référence à des conditions politiques et les cadres culturels [30].
53Viviana Zelizer, dans son agenda de 1988, fera précisément à Granovetter et aux autres représentants de l’école « sociostructurale » le reproche d’avoir écarté toute référence à des facteurs culturels. Si elle reconnaît l’apport de l’approche « sociostructurale des marchés » (White, Burt, Granovetter), elle regrette qu’il se soit opéré « aux dépens de la dimension culturelle ». Zelizer voit dans cette mise à l’écart de la culture l’effet de l’anti-parsonisme sur lequel s’est construit ce courant, mais également une condition à l’établissement d’un dialogue entre économistes et sociologues, que cherchait Granovetter, au moins dans une première période. L’approche que propose Zelizer, le « modèle des “marchés multiples” », est plutôt définie par la négative : c’est un modèle qui se veut à égale distance de ce qu’elle appelle l’ « absolutisme culturel et socio-structural ».
54Zukin et DiMaggio, dans leur introduction à « Structures of Capital » (1990), reprennent l’idée d’ « encastrement » (embeddedness), utilisée par Granovetter mais en l’élargissant. Distinguant quatre formes d’encastrement, cognitif, culturel, social et politique, ils proposent un programme qui se veut sociologique tout en permettant d’intégrer les recherches d’économie politique et des travaux d’orientation cognitive ou culturelle.
Le soutien de la Fondation Russell Sage
55Si le recentrage sur la sociologie s’est imposée après 1985, au détriment notamment des démarches critiques et antidisciplinaires (théorie critique, néo-marxisme, etc.), c’est en grande partie grâce au parrainage que la Fondation Russell Sage a assuré à la démarche de Granovetter et Swedberg. En effet, le succès des projets académiques ne dépend pas seulement de leur réception auprès des universitaires, mais également des possibilités de mobiliser des supports externes. Aux États-Unis, ce sont les grandes fondations qui jouent un rôle primordial en ce sens, surtout dans la première phase d’institutionnalisation des domaines nouveaux.
56Le support matériel et symbolique de la Fondation Russell Sage pour la nouvelle sociologie économique a sans doute été décisif pour son institutionnalisation rapide. Cette fondation new-yorkaise entièrement consacrée au soutien de la recherche en sciences comportementales et sociales avait, dans les années 1980, soutenu des projets relevant de la behavioral economics, et par la présence dans son Conseil de Robert Merton et Neil Smelser, était également ouverte à des approches sociologiques. Avec le projet d’ « ouvrir les questions économiques aux approches comportementales et sociales », la fondation est entrée en contact avec Mark Granovetter en 1987 [31]. Deux ans plus tard, en 1989, elle décide de soutenir le projet de Granovetter de publier un grand traité de « sociologie économique », et d’organiser un séminaire pour explorer l’état actuel du domaine. Le séminaire s’est tenu à New York en 1990-1991, sous la présidence de Granovetter, avec 16 participants réguliers, issus des universités de l’Est et du Nord-Est, venant de courants divers et dont certains sont invités comme fellows pour y passer l’année académique.
57Depuis le séminaire, la Fondation Russell Sage a soutenu plusieurs projets de sociologie économique et a publié ou co-publié une série d’ouvrages de référence, à commencer par Explorations in Economic Sociology (1993), recueil issu du séminaire et édité par Swedberg, jusqu’au recueil collectif récent The New Economic Sociology : Developments in an Emerging Field (2002). La publication la plus importante, celle qui a le plus contribué à la définition académique du domaine et qui l’a fait exister pleinement, est sans doute le Handbook of Economic Sociology (1994). Édité par Neil Smelser et Richard Swedberg, cet ouvrage monumental de plus de 800 pages serrées est devenu un livre de référence. Se présentant comme l’inventaire raisonné d’un mouvement de recherches solides, le Handbook a été surtout un manifeste, un acte performatif, qui, sous couvert de la décrire, a de fait défini et créé la sous-discipline [32].
Conclusion
58Comme tous les nouveaux domaines de recherche, la « nouvelle sociologie économique » est le produit d’une opération de regroupement de chercheurs relativement divers sous un label académique commun. La reprise par des entrepreneurs académiques de l’appellation traditionnellement utilisée par les « pères fondateurs » européens leur permettait d’affirmer un renouveau en se démarquant à la fois de l’ancienne dénomination autochtone, « Economy and Society », tombée en discrédit avec le parsonisme, des mouvements interdisciplinaires comme la « socio-économie » d’Etzioni, et des courants antidisciplinaires comme le néomarxisme, eux aussi en déclin au cours des années 1980. L’unité relative de la « nouvelle sociologie économique » réside d’abord dans cette triple démarcation et non pas dans un paradigme cohérent ou une démarche intellectuelle spécifique.
59La « nouvelle sociologie économique » a obtenu sa légitimité scientifique en réunissant principalement deux courants nouveaux et prometteurs : l’analyse de réseaux et le néo-institutionnalisme en sociologie des organisations, et un troisième, plus marginal, l’approche culturelle. La structure d’intercitations des auteurs clés montre bien que ces courants entretenaient très peu de relations au cours de la première moitié des années 1980. Si le taux d’intercitations, c’est-à-dire des relations à la fois positives, polémiques et diplomatiques, augmente clairement dans la deuxième moitié des années 1980, la réalité de la recherche change beaucoup moins. À la lecture des travaux on constate que le regroupement sous un même label n’a pas beaucoup changé les pratiques ni fait bouger les lignes de clivage entre l’analyse de réseaux, la sociologie des organisations et une démarche plus ethnographique ou culturelle. Le label « sociologie économique » a surtout permis de regrouper des pratiques de recherche assez variées et de les réinscrire dans l’ordre académique des disciplines, et par ce biais d’obtenir le support nécessaire à son institutionnalisation. Dans une perspective internationale, on peut constater qu’en dépit des références aux auteurs classiques, notamment à Weber, la nouvelle sociologie économique s’est construite essentiellement à partir des travaux indigènes et pratiquement sans référence aux recherches extra-américaines contemporaines. Les travaux de Pierre Bourdieu par exemple, qui a proposé des réflexions sur les rapports entre sociologie et économie depuis le début de ses recherches sur l’Algérie, n’ont apparemment joué aucun rôle explicite et ne représentent, semble-t-il, qu’une découverte toute récente [33].
60La légitimité institutionnelle a été obtenue rapidement grâce au soutien décisif de la fondation Russell Sage. Le rôle de cette fondation, qui rappelle une particularité structurale du champ universitaire américain, a rendu possible un processus qui, en Europe, s’est développé beaucoup plus lentement et d’une façon plus dispersée. Il est frappant de constater que la stratégie suivie a permis d’institutionnaliser rapidement le nouveau courant avec la publication d’un manuel de référence très œcuménique, rassemblant des auteurs d’à peu près tous les courants et tous les domaines de recherche en utilisant une classification académique conventionnelle. La notion de sociologie économique représente ainsi plus un projet institutionnel qu’un projet intellectuel, plus une coalition intradisciplinaire qu’une problématique spécifique ou une démarche cohérente. Mais le sens de cette alliance ne s’explique pas uniquement par rapport à d’autres courants à l’intérieur de la sociologie. Ce qui se passe dans les disciplines universitaires ne peut pas être saisi uniquement par une analyse d’interactions directes entre des personnes liées entre elles par des réseaux d’interconnaissance. La formation de la nouvelle sociologie économique rappelle également qu’il faudrait prendre en compte les conditions structurales sous lesquelles se produisent ces interactions. Parmi ces contraintes structurales il y eut notamment les effets morphologiques, c’est-à-dire les effets de la surproduction des diplômés des années 1970, la forte différenciation thématique et théorique qui lui est contemporaine, et les stratégies de regroupement vers la fin des années 1980, qui ont été conditionnées en partie par le tournant néolibéral, l’impérialisme émergent des économistes et les possibilités nouvelles offertes par les écoles de commerce en pleine expansion.
61Rappeler ce contexte, ce n’est pas seulement souligner les déterminismes structuraux, c’est aussi une manière de rendre compte de façon plus réaliste et plus fine des stratégies des acteurs, et, au bout du compte, des possibilités et des promesses de leur projet. Si, en effet, la « nouvelle » sociologie économique semble avoir obtenu une position tout à fait spécifique dans la sociologie d’aujourd’hui, ce n’est pas simplement parce qu’elle a été reconnue comme une spécialité à part entière. Le sens des spécialités nouvelles dans des disciplines dont l’autonomie n’est que relative dépend aussi de la signification que peuvent avoir ces spécialités en dehors de la discipline proprement dite. Contrairement à l’illusion de l’autarcie et à la différence des modèles microsociologiques, limités à des dynamiques intradisciplinaires (de « migration » des chercheurs ou d’ « hybridisation » des rôles), il faudrait prendre en compte également la position, actuelle ou potentielle, des spécialités dans l’ensemble des disciplines, et, plus largement encore, dans l’espace public. La sociologie économique se distingue, en effet, de beaucoup d’autres domaines de recherche sociologique par le fait qu’elle remplit, au moins potentiellement, deux fonctions majeures qui lui confèrent une position stratégique à l’intérieur de la sociologie. D’une part, elle est en position d’affronter le paradigme dominant dans les sciences sociales, à savoir la science économique et les modèles de l’acteur rationnel. Contrairement à certains épisodes antérieurs, l’affrontement avec l’économie et les économistes n’est plus purement externe ou métathéorique, il ne porte plus uniquement sur les implications morales ou les présupposés épistémologiques de la modélisation économique, mais il a lieu désormais sur le terrain propre de l’économie, celui des structures et des processus économiques, et a pour enjeu le bien-fondé empirique des énoncés et leur valeur explicative. D’autre part, cette ambition va de pair avec la promesse d’une compréhension nouvelle des questions qui se trouvent au cœur du débat public depuis la crise économique des années 1970 et la montée en force du néolibéralisme. La pertinence politique ou civique d’une analyse sociologique des marchés, du rôle de la finance, des processus de dérégulation ou de mondialisation confère une signification toute particulière à la sociologie économique, signification qui déborde de loin l’univers restreint des spécialistes universitaires des affaires économiques.
ANNEXE
62Les données sur ces citations sont tirées du dépouillement du Social Science Citation Index. Pour l’analyse des intercitations, nous avons utilisé la méthode Concor du logiciel d’analyse de réseaux Ucinet, appliquée à la matrice « auteurs citants / auteurs cités ». Cette méthode fait apparaître des « équivalents structuraux » au sens de la théorie des réseaux, c’est-à-dire qu’elle fait une partition en groupes (ici quatre), en rassemblant les individus qui, sans avoir forcément des liens entre eux, sont reliés au même ensemble d’individus, c’est-à-dire, dans le cas présent, des individus qui citent ou sont cités par le même ensemble d’individus. Une fois cette partition constituée, le logiciel construit une matrice carrée, découpée en blocs ainsi définis (blocked matrix), où apparaissent à l’intersection d’une ligne et d’une colonne le nombre des liens entre les deux individus, les lignes désignant l’origine (ici, l’auteur citant), les colonnes la destination (l’auteur cité). Nous avons ici conservé les autocitations.
63Exemple de lecture : Useem, qui apparaît dans le second bloc, a cité (ligne Useem), dans l’ensemble de ses articles publiés entre 1980 et 1985, 26 fois lui-même, 2 fois Block (Bl), 1 fois Burt (Bu), 3 fois Mintz (Mi), 2 fois Mizruchi (Mi), 2 fois DiMaggio (Di), 1 fois Granovetter (Gr). Il a lui-même été cité (colonne Us) 26 fois par lui-même, 1 fois par Burt, 3 fois par Mintz, 2 fois par Mizruchi, 1 fois par Friedland, 6 fois par Schwartz, 1 fois par DiMaggio, 1 fois par Powell, 1 fois par Granovetter.

Notes
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[1]
Nous remercions Richard Swedberg et Loïc Wacquant pour leurs remarques.
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[2]
Sur l’histoire de la sociologie économique, voir Jean-Jacques Gislain et Philippe Steiner (1995), et Richard Swedberg (1994).
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[3]
L’introduction historique au recueil The Sociology of Economic Life (Granovetter, Swedberg, 1992), et l’article de Richard Swedberg, « New economic sociology : What has been accomplished. What is ahead » (1997).
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[4]
Cette liste exclut par construction des auteurs qui n’ont été engagés que de manière occasionnelle dans ces événements (A. F. Robertson, Sharon Zukin) et ceux, parmi les plus jeunes, dont les contributions principales sont postérieures aux années 1980, notamment Bruce Carruthers, Frank Dobbin, et Brian Uzzi.
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[5]
Pour les données, voir Stephen Turner et Jonathan Turner (Turner, Turner, 1990), notamment p. 138.
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[6]
Markets and Hierarchies de Williamson date de 1975, le manifeste de Becker, The Economic Approach to Human Behavior, est de 1976.
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[7]
Pour la déclaration programmatique d’un partisan voir Gordon Tullock (1972). L’expression est reprise plus tard dans un sens plus critique, voir par exemple Gerard Radnitzky et Peter Berholz (1987).
-
[8]
C’est dans le cadre d’un cours donné à Harvard de 1965 à 1969, An Introduction to Social Relations, que White va développer et transmettre la plupart de ses conceptions en matière de réseaux, et qu’il va attirer à lui beaucoup des futurs protagonistes de l’école « structurale ».
-
[9]
Parmi les 31 auteurs-clés retenus, 6 ont obtenu leur PhD à Harvard (voir tableau 1), dont 5 ont été des graduate students de White (Granovetter, Useem, Schwartz, DiMaggio, Eccles). Cf. Reza Azarian (2003, p. 213-216). Une deuxième génération d’auteurs plus jeunes (B. Mintz, M. Mizruchi, M. Abolafia, L. Brewster Stearns, P. MacGuire) ont préparé leur doctorat sous la direction d’élèves directs de White, M. Schwartz et M. Granovetter, alors qu’ils étaient jeunes professeurs l’un et l’autre à l’Université de Stony Brook. White a en outre eu une influence profonde, à la fois directe et indirecte, sur plusieurs autres auteurs de ce groupe : Burt a fait sa thèse à Chicago avec un autre élève de White (Edward O. Laumann), Fligstein a connu White lorsqu’ils étaient tous les deux à Arizona, Baker a soutenu sa thèse à Northwestern, mais il entretenait des échanges réguliers avec White et quelques-uns de ses élèves.
-
[10]
Entretien avec Mark Granovetter, in Richard Swedberg, Economics and Sociology (Swedberg, 1990).
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[11]
Ibid., p. 79.
-
[12]
Entretien avec Harrison White, ibid., p. 82. Plusieurs économistes ont assisté à ce séminaire : Stephen Marglin, Tom Schelling, Mike Spence, Richard Zeckhauser.
-
[13]
Harrison C. White, « Markets as social structures », papier pour une réunion de l’American Sociological Association en 1978, cité dans R. Swedberg (1990, p. 17).
-
[14]
Dans le classement des Universités américaines publiés par US News (2003), Harvard est no 2, alors que Stony Brook n’apparaît pas dans la liste du Top 50, mais seulement dans la liste « Tier 2 ».
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[15]
Mitchel Abolafia, par exemple, fait de l’influence croisée de Perrow et Granovetter la source de ses orientations théoriques. Cf. la préface de Mitchel Y. Abolafia (1996).
-
[16]
Dans le livre issu de sa thèse de doctorat, Schwartz remercie, outre Harrison White et quelques autres, un grand nombre de personnes et d’organisations pour leurs idées ou leur encouragement et aide : le Black Panther Party, V. I. Lenin, Mao Tse Toung, Karl Marx, cf. Michael Schwartz (1976, p. XI). Comme le dit un informateur : « The Stony Brook crowd is really marxists who caught on the network analysis. »
-
[17]
Les résultats de ces recherches ont fait l’objet de livres devenus des « classiques » de la nouvelle sociologie économique : Beth Mintz et Michael Schwartz (1985) ; Mark Mizruchi et Michael Schwartz (1987) ; Mark Mizruchi (1982).
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[18]
Cf. Ronald Burt (1982). Burt y met en scène des acteurs cherchant à maximiser leur utilité, mais sous la contrainte structurale définie par le fait qu’ils occupent une certaine position dans les réseaux auxquels ils participent.
-
[19]
L’article classique de Stinchcombe, « Bureaucratic and craft administration of production » (1959) est repris dans M. Granovetter et R. Swedberg (1992). Les travaux de Lazerson sur les districts italiens et de Perrow sur les small firms networks sont publiés dans Richard Swedberg (1993). De Nicole Biggart, voir son Charismatic Capitalism (1989), et sur l’économie asiatique, Gary Hamilton, Nicole Woolsey Biggart (1988) et Marco Orrù, Nicole Woolsey Biggart, Gary Hamilton (1997). Des travaux proches, également inspirés par l’objectif d’identifier d’autres formes d’organisation économique que celle décrite par Chandler et Williamson, ont été réalisés par Charles Sabel et Michael Piore dans The Second Industrial Divide (1984) et par Charles Sabel et Jonathan Zeitlin dans World of Possibilities (1997).
-
[20]
Voir notamment les contributions diverses dans Walter Powell et Paul DiMaggio (1991). Pour une perspective sur la prolifération des « néo-institutionnalismes » dans plusieurs disciplines, voir P. Hall et R. Taylor (1996), et P. DiMaggio (1998).
-
[21]
Outre Zelizer, on peut citer Charles Smith et Mitchell Abolafia. Charles Smith a publié des travaux sur les traders et sur le fonctionnement des ventes aux enchères, mais ils ont eu peu d’influence. Mitchell Abolafia a également proposé une approche ethno-culturelle de la Bourse, mais il n’est pas resté durablement sur ce registre. Seule Viviana Zelizer a mis en œuvre un véritable projet intellectuel autour d’une approche historique et culturelle de l’économie.
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[22]
Paul DiMaggio et Walter Powell étaient rattachés à la School of Organization and Management à Yale, Mark Granovetter pendant un temps à la School of Business à Stanford et au Kellogg Graduate School of Management, Robert Eccles était professeur à Harvard Business School avant de fonder une société de consulting, Wayne Baker et Mark Mizruchi animent le « Center for Society and Economy » de la Business School de l’Université du Michigan, Michel Useem dirige le « Center for Leadership and Change Management » de la Wharton School of Management, Marshall Meyer et Michael Useem participent au Centre Penn Economic Sociology and Organizational Studies (PESOS) de la Wharton School of Management et du département de sociologie de l’Université de Pennsylvania, Paul Hirsch et Brian Uzzi enseignent à la Kellogg School of Management de l’Université Northwestern, Nicole Biggart à la Graduate School of Management de l’Université de Californie Davis, Ronald Burt à la Business School de Chicago et à l’INSEAd à Fontainebleau.
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[23]
Selon Charles Perrow, le champ d’études sur les organisations « is swamped by the interest of business schools » (Cf. C. Perrow, 2000).
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[24]
Incidemment, Granovetter parle de sociological study of business pour désigner les travaux de Domhoff et de Useem sur les élites économiques. Le livre de Mintz et Schwartz est qualifié de recent Marxist literature on “hegemony” in business life.
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[25]
Mark Granovetter, note non publiée (août 1985), cité par Richard Swedberg (1997).
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[26]
Publié dans Roger Friedland et A. F. Robertson (1990).
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[27]
À l’exception du livre cité de Arthur Stinchcombe et du recueil édité par Neil Smelser (1965).
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[28]
Voir notamment Sharon Zukin et Paul DiMaggio (1990, « Introduction », p. 28).
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[29]
Granovetter dans « The old and the new economic sociology : A history and an agenda » (première version : 1988) et avec Richard Swedberg dans leur introduction à The Sociology of Economic Life (1992), Viviana Zelizer dans « Beyond the polemics on the market : Establishing a theoretical and empirical agenda » (1988), Zukin et DiMaggio dans leur introduction à Structures of Capital (1990), Friedland et Robertson dans leur introduction à Beyond the Marketplace (1990).
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[30]
Si, récemment, Granovetter insiste sur la compatibilité de son modèle avec des analyses qui introduiraient le « rôle essentiel qu’exerce sur les actions et les réseaux des individus des forces culturelles et politiques qui les dépassent » (Granovetter, 2000. p. 37), c’est dans le cadre de l’édition française de ses travaux et en un temps où les luttes pour la définition du champ et sa domination sont désormais refroidies.
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[31]
Richard Swedberg, « Preface », in Explorations in Economic Sociology (Swedberg, 1993), p. 15-16.
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[32]
Ce n’est pas un hasard si la section de sociologie économique de l’Association américaine des sociologues a repris la classification des matières du Handbook. La mission que s’assigne la Section de sociologie économique de l’ASA était initialement rédigée comme suit : « The mission of the Section on Economic Sociology is to promote the sociological study of the production, distribution, exchange, and consumption of scarce goods and services. It does so by facilitating the exchange of ideas, information, and resources among economic sociologists, by stimulating research on matters of both theoretical and policy interest, by assisting the education of undergraduate and graduate students, and by communicating research findings to policy makers and other external audiences. Economic sociology is a distinct subfield. It is ecumenical with respect to method and theory. Economic sociologists use the full range of qualitative and quantitative methods. No theoretical approach dominates ; the field is inclusive, eclectic, and pluralistic. »
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[33]
Voir notamment le plaidoyer de Richard Swedberg (Swedberg, 2003).