Introduction
1L’étude des valeurs et des normes sociales d’un point de vue sociologique implique deux opérations distinctes, la description et l’explication, la seconde présupposant nécessairement la première.
2Il s’agit d’abord de recenser les valeurs et les normes que les différentes catégories d’acteurs respectent ou disent respecter. Cette opération « empirique » présuppose néanmoins inévitablement au moins trois éléments théoriques majeurs qui ont un caractère interprétatif : la caractérisation et la sélection de ce qui est considéré comme une valeur ; les modalités d’interrogation sur les valeurs en fonction d’une pluralité de critères qui ne sont évidemment pas donnés eux-mêmes empiriquement ; et la catégorisation des valeurs, qui sont qualifiées par exemple de « traditionnelles » ou « modernes », « normales » ou « déviantes ».
3À partir de cette recension empirique, intervient alors quelquefois une ambition supplémentaire : « expliquer » les choix de certaines valeurs par certaines catégories d’acteurs, à partir du moment où il y a variété des valeurs et des engagements, et non pas unicité et constance universelle des choix. Cette tentative d’explication peut se faire elle-même à deux « niveaux » distincts.
4Elle peut impliquer des modèles théoriques généraux, comme le fonctionnalisme, le modèle du choix rationnel, ou la référence à des sentiments ou à des émotions naturels, ou encore à des cultures particulières. À cet égard, la tradition sociologique théorique livre essentiellement trois grands modèles interprétatifs des normes et des valeurs : le premier met en avant leur rôle intégrateur modulé en fonction de la situation générale de la société (Durkheim) ; le deuxième insiste sur un principe de rationalité des acteurs, même si cette notion de rationalité est extrêmement complexe et source de difficultés (Weber) : il s’agit d’expliquer les normes et les valeurs par la compréhension de leur pertinence et de leur justifiabilité dans un contexte donné, même s’il y a faillibilité des acteurs ; le troisième renvoie à l’existence de sentiments naturels responsables de l’adhésion à telle ou telle valeur ou norme, sentiments distribués de manière plus ou moins homogène parmi les différents individus (Pareto). Enfin, à la limite de la visée explicative, on peut souligner la tentation de référer ces normes et ces valeurs à des ensembles culturels délimités dont on met alors en avant la cohérence interne. Il peut s’agir d’un quatrième modèle, mais qui n’est pas quant à lui vraiment explicatif puisqu’il renvoie essentiellement à la description d’ensembles donnés. Quant à une explication de type marxiste, elle implique nécessairement au préalable une démarche compréhensive ou fonctionnaliste qui rende compte des motifs individuels, soit en les « comprenant », soit en les intégrant à des ensembles sociaux qui les déterminent...
5Ces différentes dimensions ne sont pas congruentes : s’il s’agit par exemple d’expliquer l’adoption ou le rejet de la peine de mort par un acteur ou un groupe d’acteurs, il n’est pas du tout équivalent de considérer que ce rejet ou cette adoption trouve sa source dans un phénomène d’intégration sociale, dans des représentations rationnelles sur la pertinence de ces mesures, dans des sentiments naturels favorables ou défavorables à ces peines, ou enfin dans des configurations culturelles particulières indépassables. Ces modèles généraux ont une fécondité heuristique plus ou moins grande : à partir d’eux, on pourra expliquer telle ou telle catégorie de phénomènes. Par ailleurs, l’intérêt de ces modèles est qu’ils sont généralement contrôlés en amont d’un point de vue épistémologique qui statue sur les conditions de validité de ces modèles. Mais, de fait, leur ambition les situe à un niveau de généralité distinct par principe de l’effort d’interprétation de l’ensemble des données disponibles sur un sujet aussi complexe que celui des valeurs.
6Dès lors le travail sociologique effectif est caractérisé de manière massive par une autre pratique : de manière plus directe que ces tentatives de construction de grands modèles, se développent des efforts d’interprétation localisés, qui interviennent comme commentaire d’accompagnement des données livrées par l’enquête, indépendamment de toute référence à un modèle théorique englobant. Presque tous les sociologues tendent à produire des interprétations, lors même qu’ils ne cherchent pas à construire de grands modèles interprétatifs. Ils se situent ainsi dans le prolongement de l’activité quotidienne des acteurs, qui eux-mêmes interprètent constamment leurs propres activités et celles d’autrui ; ces interprétations des acteurs étant elles-mêmes plus ou moins soucieuses de correspondre réellement à des faits observés, et plus ou moins influencées, dans leur formulation, par des modèles théoriques initialement développés dans le cadre des sciences sociales.
7De fait, la sociologie adopte presque toujours et inévitablement une méthode « compréhensive » (relevant donc du deuxième modèle repéré ci-dessus), mais ceci correspond à une très grande variété de thèmes explicatifs, qui ne sont pas unifiés par un modèle d’action univoque du type « modèle du choix rationnel » au sens de Coleman (1990) par exemple. En même temps, la référence à l’ « évidence » interprétative recherchée par Weber, à partir du moment où plusieurs types de motifs sont compatibles avec les données empiriques disponibles, est extrêmement complexe. « Entre ces deux extrêmes que sont d’une part l’activité orientée (subjectivement) de manière absolument rationnelle par finalité et d’autre part les données psychiques absolument incompréhensibles, il existe une gamme, faite en réalité de transitions indéfinissables, d’enchaînements (irrationnels par finalité) qui sont, suivant l’expression courante, compréhensibles “psychologiquement”. Ce n’est cependant pas le lieu d’entrer, même par allusions, dans cette casuistique extrêmement délicate » (Weber, 1992, 310) La question du « sens » demeure ouverte et relativement indéterminée, en dépit de la vaste littérature qui lui a été consacrée aussi bien dans la tradition des sciences sociales que dans celle de la philosophie.
8L’objectif de cette contribution est d’étudier, en vue de les distinguer et de les repérer comme types, les modes d’explication interprétative qui apparaissent « spontanément », c’est-à-dire de manière non formalisée, dans la littérature sociologique consacrée à la recension empirique des valeurs et des normes adoptées par les acteurs sociaux. Ces interprétations sont livrées généralement sans analyse précise de leur statut et ne sont pas explicitement référés aux grands modèles interprétatifs. Il s’agira d’étudier les contenus typiques de ces explications et de souligner les difficultés auxquelles elles peuvent donner lieu.
9Cette enquête partielle s’appuiera exclusivement sur un document important : l’ouvrage Les valeurs des Français. Évolutions de 1980 à 2000, publié en 2000 chez Armand Colin sous la direction de Pierre Bréchon. Évidemment, ce choix est très limité, mais il s’agit là d’un point de départ. Il doit permettre de poser quelques problèmes de fond. À partir de là seront proposées quelques hypothèses relatives à l’usage et au statut de ces interprétations locales du point de vue d’une théorie plus générale de l’explication des valeurs et des normes.
1. Les présupposés théoriques généraux de l’enquête sur les valeurs
1 . 1. Les catégories d’acteurs interrogés
10Outre la distinction entre faits et valeurs et la caractérisation de la notion de valeur qui est impliquée par une telle enquête, celle-ci établit des questionnaires à partir d’une catégorisation des acteurs. Les Français interrogés sur leur valeurs sont classés en fonction de plusieurs catégories qui sont plus ou moins clairement séparables et qui ont un caractère plus ou moins indépendant de représentations sociales les constituant. Les catégories en fonction desquelles les Français sont classés peuvent relever de deux ensembles.
11Il y a d’abord des variables liées à la situation des acteurs en fonction d’un critère particulier qui n’implique aucune représentation normative déjà constituée, que ces critères relèvent ou non d’un choix possible des individus concernés. Il s’agira dès lors de déterminer quels types de comportements sont attendus de la part de ces différents acteurs, pour servir de base à l’interprétation des choix observés. Les principaux groupes ainsi distingués sont :
- le genre (homme/femme) ;
- l’âge (avec des catégories générales, comme la jeunesse) ;
- le revenu ;
- le niveau d’éducation ;
- la profession ;
- la localisation géographique (ville/campagne ; taille de la ville de résidence) ;
- la localisation historique (différentes périodes des enquêtes).
12Mais il existe un deuxième ensemble de variables, qui se réfère pour sa part directement à des représentations ou à des valeurs déjà constituées, et qui peuvent donc faire directement l’objet d’une attente « idéologique » des acteurs concernés. Des questions portant sur le choix des valeurs sont ainsi posées à des individus relevant de catégories typiques constituées elles-mêmes par la définition de l’orientation vers certaines valeurs (exemple : « hyperlibéraux » et « conservateurs méfiants », p. 41 [1]). Ces catégories sont superposables aux catégories précédentes et peuvent représenter elles-mêmes le support de questionnaires en fonction de celles-ci : il y a donc des groupes constitués à partir de choix typiques de valeurs qui sont interrogés sur d’autres valeurs. Les deux dimensions principales retenues à cet égard sont l’orientation politique et l’orientation religieuse.
13Ce type de classification présuppose (sinon une telle enquête n’aurait pas de sens) la possibilité d’une incidence entre ces différentes variables et le choix des valeurs. Si les catégories « idéologiques » permettent une base plus aisée pour l’interprétation des valeurs et des normes (puisqu’il s’agit ensuite de savoir s’il y a cohérence entre les représentations ou non), les catégories non idéologiques sont moins « évidentes » : que peut-on attendre exactement d’un jeune, ou d’une femme, ou d’un paysan : les situations ont-elles de manière claire des conséquences attendues en termes d’adoption de valeurs données ?
1 . 2. Le problème des tendances du point de vue de l’interprétation
14L’enquête donne alors deux types de résultats, auxquels sont corrélés deux types d’interprétation.
15Il y a d’abord des tendances par catégorie mentionnée, sachant toutefois, et c’est un point essentiel, que l’on n’observe jamais une unanimité absolue des réponses d’une catégorie donnée à propos d’une valeur donnée. Il est possible en revanche, par comparaison, d’établir des tendances : tel type de réponse prévaut, de manière plus ou moins forte, dans telle catégorie, par rapport à tel autre type de catégorie. Les tendances sont ainsi plus ou moins fortes uniquement par comparaison, mais non directement en valeur absolue. Il faut ainsi noter que si, pour une catégorie donnée, une majorité peut se prononcer dans un sens, la minorité peut se prononcer dans un sens exactement opposé.
16Il y a ensuite des tendances générales, trans-catégorielles, qui là aussi ne correspondent jamais à une unanimité, mais sont plus ou moins fortes les unes par rapport aux autres et peuvent varier en fonction de l’évolution historique.
17Le statut des « tendances » est problématique à partir du moment où elles sont interprétées comme un corrélat de la situation particulière des acteurs considérés : si l’on établit une corrélation entre une situation a et un comportement x, pourquoi n’y a-t-il pas généralité de ce comportement ? Et si l’on considère qu’il y a d’autres facteurs possibles qui interviennent dans la sélection des motifs de comportement, comment rendre compte alors du caractère « typique » (puisqu’un comportement typique ne saurait être réduit à un comportement majoritaire) d’une attitude au regard du fait que non seulement dans la catégorie concernée des choix opposés sont possibles et fréquents, mais aussi que les choix jugés caractéristiques de la situation prise en compte peuvent très bien se retrouver dans une autre situation ?
18Par exemple, à propos du lien entre pratique religieuse et féminité, on peut s’interroger sur le fait de savoir si la participation professionnelle a une incidence sur la participation religieuse. On présuppose ainsi que la participation professionnelle peut faire baisser la pratique religieuse. Mais il est bien évident par ailleurs que la participation professionnelle est parfaitement compatible avec la participation religieuse, et que la non-participation professionnelle est compatible inversement avec la non-pratique religieuse.
19La difficulté, d’une manière générale, est donc la suivante : les interprétations proposées des tendances ne rendent pas compte structurellement de cette dimension de tendance, car elles ont dans leur formulation un caractère intrinsèquement univoque. La situation a est mise en rapport avec une orientation x. Il est difficile de savoir dans quelle mesure alors a prédispose effectivement vers x (comment comprendre alors que tous les a ne vont pas vers les x). Au mieux, on met en évidence des interprétations concurrentes d’orientations des choix dans des directions variées : mais à chaque fois l’interprétation considérée a, dans sa constitution propre, un caractère d’univocité.
20En réalité, à partir du moment où une corrélation est établie entre une catégorie a et un comportement x, ce que le commentaire peut fournir relève généralement simplement d’une possibilité : montrer qu’il peut y avoir, dans la situation a, une raison de choisir x. Pour cela, le commentaire construit la possibilité de cette relation soit à partir de l’observation de la corrélation (beaucoup de a choisissent x : mais il est presque toujours possible, dans la situation a considérée, d’observer un autre comportement de l’acteur, lui-même associé à d’autres raisons) ; soit à partir d’une reconstruction de la « raison » qui fait qu’un a a tendance à choisir x. Je m’intéresserai dans cet article aux types de raisons qui sont ainsi prêtées aux acteurs.
1 . 3. Modalités de l’interprétation à partir des catégories recensées
21À partir du moment où l’on distingue différentes catégories d’acteurs, plus ou moins clairement identifiables, on suppose en effet (point que l’enquête devra ou non valider) qu’il peut y avoir une incidence de l’appartenance à ces différentes catégories sur les choix en termes de valeurs. La question centrale est alors de savoir quelles sont les modalités de cette incidence. Par exemple, si l’on établit que les ressources ont une incidence sur le choix des valeurs, quel est exactement le rôle que doit jouer cette différenciation des ressources ? Induit-elle une différence des intérêts, ou une différence psychologique, change-t-elle les données de l’intégration sociale, modifie-t-elle l’information sur la situation, etc. ?
22Deux exemples peuvent être retenus à titre préliminaire :
23On a ainsi une interprétation du fait que la jeunesse tend à remettre en question les valeurs des aînés. Pourquoi les jeunes font-ils cela ? On peut en effet imaginer, a priori, plusieurs scénarios possibles : soit un défaut d’intégration au monde des adultes, soit une contestation rationnelle de valeurs jugées dépassées en fonction de leur situation nouvelle, soit une dimension psychologique de révolte intrinsèque à la jeunesse, soit l’accent mis sur des « cultures » différentes. Voilà ce qui est dit au sujet des représentations de la jeunesse :
Les sociologues s’accordent sur l’idée que l’essentiel de l’identité d’une génération se construit durant l’adolescence et plus probablement durant la jeunesse. Pour Norman Ryder [2], auteur d’une analyse de référence sur la question, le potentiel de changement est concentré chez les jeunes adultes qui sont à la fois assez âgés pour participer à ce changement et également assez jeunes pour ne pas être engagés dans une profession, une résidence, une famille, une façon de vivre qui réduit la capacité de changement (E. Schweisguth, 160).
On peut d’emblée souligner la complexité d’une telle interprétation. En effet, il est évident que la capacité de changement n’est pas épuisée par le fait d’avoir déjà une profession, une résidence, une famille ou une façon de vivre. Mais même si l’on associe à ceux-ci une incitation au non-changement, l’explication demeure incomplète : si la jeunesse n’appartient pas au type de situation qui défavorise le changement, cela n’explique toujours pas pourquoi elle aurait une aspiration au changement (pourquoi la possibilité du changement oriente vers le changement des valeurs, plutôt que vers la conservation : si les parents d’un jeune sont hostiles à la peine de mort, le jeune doit-il ainsi chercher systématiquement à changer d’opinion à ce sujet ?). On peut souligner également que cela ne permet pas de rendre compte d’une part du type de valeurs choisi ou contesté par les jeunes, et d’autre part de la tendance à la convergence forte entre générations soulignée par ailleurs (O. Galland, 207).
24Le niveau d’éducation est également sollicité pour déterminer les types de choix. La question centrale, du point de vue d’une enquête, est de savoir si le type d’éducation (impliquant des niveaux différenciés) « doit » avoir une incidence sur les valeurs. En effet, on peut imaginer que le choix de certaines valeurs est indépendant du niveau d’éducation, tandis que d’autres peuvent être variables en fonction de celui-ci. Mais quelles peuvent être les incidences d’un niveau d’éducation donné sur le choix de telle ou telle valeur ? Il faut distinguer à cet égard le résultat des enquêtes empiriques et les interprétations livrées a priori ou a posteriori.
25On a à cet égard certaines notations partielles. Par exemple :
L’ampleur des connaissances, peut-on supposer, s’accroît avec le niveau d’éducation, le lointain géographique devient sans doute mieux connu ; les identités se diversifient, s’orientent plus facilement vers des aires plus lointaines et abstraites : il en résulte donc une diversification des choix entre les diverses modalités et une augmentation de la fréquence du choix des échelons géographiques comme l’Europe ou le « monde » (Y. Lemel, 72).
26Ou bien encore :
Dans les milieux les plus éduqués, l’idée que l’on se fait du temps de loisirs correspond à un contenu désirable, nourri de possibles projets, alors que dans les milieux à faible niveau de scolarisation et faible qualification professionnelle, l’attente est beaucoup moins polarisée sur le temps libre, peut-être parce que la palette de loisirs dont ils ont l’expérience et auxquels ils peuvent voir accès est limitée (H. Riffault et J.-F. Tchernia, 87).
27Il est intéressant de voir la complexité des arguments ici proposés. Il y a deux éléments considérés. Dans le premier cas, l’éducation élargit le champ d’horizon. De là est déduite une plus grande fréquence possible de l’évaluation supérieure de cet élargissement de l’horizon. Autrement dit, le niveau d’éducation rend possibles de tels choix (qui peuvent néanmoins advenir indépendamment de lui). Mais il ne les explique pas en lui-même. On peut très bien en effet avoir un scénario où un niveau d’éducation élevé se combine avec une préférence localiste (par exemple souverainiste plutôt qu’européaniste),
28Dans le deuxième cas, l’élévation du niveau d’éducation est supposé rendre plus attrayants les loisirs par élargissement des horizons : mais on peut très bien imaginer, en sens inverse, une situation où une modicité des ressources et du niveau d’éducation se combinent avec une préférence pour le loisir, dans la mesure où le travail est jugé déplaisant, tandis qu’au contraire un haut niveau d’éducation et de ressources peut coïncider avec un surinvestissement dans le travail qui apparaît plus attrayant que tout loisir.
29Autre exemple : la situation professionnelle est quelquefois supposée avoir une incidence directe sur les valeurs :
Les patrons et cadres supérieurs sont, de manière attendue [souligné par moi], plus favorables aux positions libérales, même s’ils s’écartent finalement peu de la norme au sujet de la répartition des revenus (H. Riffault et J.-F. Tchernia, 97).
30Pourquoi attend-on d’un patron et d’un cadre qu’ils aient des positions libérales (puisqu’il y a bien des patrons et des cadres qui n’ont pas du tout de telles positions libérales) ? Quel est exactement le processus qui conduit ou devrait conduire à de telles positions ?
1 . 4. Commentaires typologiques sur les valeurs sélectionnées
31Le commentaire sur l’enquête des valeurs tend à catégoriser les valeurs elles-mêmes, en sus des personnes interrogées.
32Ainsi rencontre-t-on une distinction entre attitudes « normales » et attitudes « déviantes » dans la présentation de certains choix. En témoigne ce passage :
Deux types de voisins indésirables doivent en effet être distingués : ceux qui, dans une mesure plus ou moins prononcée, adoptent ou ont adopté un comportement déviant (des drogués, des personnes ayant un casier judiciaire, des alcooliques) et ceux qui sont simplement différents, de la plus large partie de la population, il s’agit essentiellement des étrangers et des personnes « d’une autre race » ou d’une autre religion ( « musulmans » ). Si le ressort moral peut expliquer le rejet des criminels ou des drogués, il paraît insuffisant à justifier la défiance à l’égard des étrangers (sauf si l’on considère que les deux catégories sont homothétiques). Dans ce cas c’est plus probablement une attitude « anti-universaliste », selon l’expression de G. Grunberg et Étienne Schweisguth, qui est au principe du rejet : la conviction d’une inégalité de valeur entre soi et les autres conduit à vouloir éviter toute assimilation avec ceux que l’on considère comme inférieurs (O. Galland, 34).
33Là aussi, l’argument est instructif et complexe. Cette distinction entre la déviance et la simple différence ne peut pas être imputée directement aux acteurs, il s’agit d’une interprétation de leurs choix qui devient vite problématique si l’on prend en considération par exemple l’homosexualité. Lorsque celle-ci est rejetée, relève-t-elle d’une conduite déviante ou d’une conduite « différente » pour l’interprète ? Ce que les données semblent livrer, c’est précisément le fait que ces comportements sont tantôt perçus comme déviants, tantôt comme différents.
34On trouve également une distinction faite entre valeurs « traditionnelles » et celles qui ne le sont pas, sans que l’on ait un critère très précis de distinction, dans la mesure où il y a une constance intertemporelle importante pour quelques valeurs. L’interprétation ici évolue dans deux sens nettement différents : une dimension formelle qui classe les valeurs en fonction de leur ordre de succession temporel ; une dimension substantielle qui les situe en fonction de leur contenu (corrélé à un plus ou moins grand individualisme). Le mot « traditionnel » peut en effet, d’un point de vue sémantique, renvoyer aux deux dimensions.
La première observation que l’on peut faire est que les cohortes les plus anciennes sont, en l’occurrence, les plus attachées aux valeurs traditionnelles, alors que les cohortes les plus récentes sont au contraire les plus disposées à remettre en cause ces mêmes valeurs. Il semble donc que la tendance à rejeter les limitations à la liberté individuelle qu’imposaient les dogmes religieux et la tradition se soit d’abord manifestée avec le plus de vigueur dans les jeunes générations, comme si chaque génération nouvelle faisait un pas de plus que la précédente dans la voie du rejet des contraintes traditionnelles (E. Schweisguth, 160).
Ce raisonnement conduit à poser ensuite certaines questions : si le respect de règles qui impliquent des sanctions relève de l’autorité traditionnelle, comment rendre compte du maintien ou du renouveau du souci de respect de ces règles ? Mais on peut très bien considérer que le paradoxe tient ici à l’interprétation préalable de la valeur comme étant « traditionnelle » (c’est-à-dire ici normalement vouée à être contestée), ce qui ne va pas de soi. (cf. note 7)
2. Les grands types d’explication proposés
2 . 1. La notion de raison
35Dans le vocabulaire courant, comme dans l’explication sociologique, on fait appel aux « raisons » des acteurs. On peut essayer de préciser, d’un point de vue formel, la structure d’une « raison ». L’opposition des causes et des raisons en tant que telle ne livre pas directement une description du contenu et de la structure interne d’une raison.
36On peut alors essayer de proposer une sorte de description du contenu interne typique des raisons à partir du moment où l’on peut admettre qu’une raison de l’action tient à la justification possible [3], du point de vue de l’acteur, de cette action, justification qui motive son choix. Dès lors, il y a une sorte de déplacement normatif : une action est entreprise car elle est évaluée positivement ; mais elle est évaluée positivement du fait de sa liaison avec un autre élément, qui est lui-même évalué positivement, et qui la justifie. Par exemple, un individu ne mange pas parce qu’il veut faire le ramadan (et qu’il veut être un bon musulman) ; ou il ne mange pas parce qu’il veut maigrir et se plier à un canon esthétique ou diététique favorisant la minceur.
37La « raison » d’une action donnée se décompose ainsi en deux éléments : une instance normative (ou évaluative, en tant qu’elle « justifie » l’action) distincte de l’action et une liaison entre cette instance normative et l’action entreprise. Le fait de vouloir faire le ramadan, ou de vouloir maigrir pour des raisons esthétiques, « justifie » que l’on ne mange pas et cela n’est possible que parce qu’il existe une liaison entre le fait de faire le ramadan, ou de maigrir, et le fait de ne pas manger.
38Il y a alors semble-t-il trois grands types de relations constitutives des raisons, qui peuvent néanmoins être associées à des instances normatives diverses. Les deux premiers relèvent de deux types d’action célèbres théorisés par Weber. Je voudrais néanmoins souligner la complexité interne de chacun de ces types, et leur caractère toujours limité du point de vue d’une explication effective des choix.
2 . 1 . 1. La relation instrumentale moyens/fin
39Le but est alors la raison de l’action, dans la mesure où le but est une instance normative qui permet de justifier [4] l’action, si celle-ci est un moyen d’atteindre le but. Il en va de même lorsqu’il s’agit de raisonner en termes de conséquences, qui correspondent à des buts supplémentaires à atteindre ou à éviter.
40Mais il faut insister sur le fait que les buts impliqués dans une relation moyen/fin peuvent être de n’importe quelle sorte : il peut s’agir d’intérêts « égoïstes », mais aussi bien de sentiments (un individu cherche à satisfaire son besoin de vengeance à travers l’exercice de certaines représailles), de valeurs (un individu cherche à faire triompher la foi à travers sa propagation), ou de préférences culturelles (vouloir avoir un garçon plutôt qu’une fille), etc. Dans chacun des cas, les acteurs auraient pu effectuer un autre choix.
41Dans ce premier sens associé à la notion de « raisons », on retrouve la rationalité instrumentale classique, qui peut se définir par rapport à n’importe quel objectif. L’explication est donc réelle, mais structurellement incomplète, puisque si l’on explique une action par référence à des intérêts, des sentiments, des valeurs ou des préférences culturelles que l’acteur cherche à réaliser, on n’explique pas pourquoi il choisit ces derniers plutôt que d’autres. L’avantage du modèle du choix rationnel de ce point de vue est qu’il essaie de donner une grille unifiée, constante, et prévisible des actions individuelles. J’ai essayé néanmoins de montrer que, de fait, la notion d’intérêts était beaucoup trop vaste pour intégrer de manière précise et non tautologique la diversité de motifs impliqués dans les analyses effectives [5].
2 . 1 . 2. La relation de conformité
42On parle également de « raison » lorsqu’il y a une sorte de conformité entre une action (ou une représentation) et un principe normatif quelconque auquel elle correspond. Toutefois, il ne faudrait pas limiter ce principe de conformité à une simple adéquation à une valeur.
43Ainsi a-t-on des raisons de croire une certaine chose car il y a convergence entre ce que l’on croit et l’objet de la croyance (je crois qu’il pleut parce qu’il pleut). Dans l’ordre de l’action, j’agis conformément à une valeur, et cette valeur est la raison de mon action. Il peut y avoir aussi une corrélation entre deux ensembles de faits : en anglais, les choses sont du genre neutre, car les choses n’ont pas de sexe, comme les animaux. En français, en revanche, on ne sait pourquoi on dit une table ou un tableau, les genres attribués à ces objets sont alors « sans raison ». La raison peut aussi être une homologie structurale : les fonctionnaires romains de Weber ont une religion hiérarchisée en fonction du mode d’organisation de leur travail lui-même hiérarchisé.
44De même que précédemment, derrière ce principe de conformité, se cache une grande diversité d’orientations : on peut agir conformément à une attitude psychologique, à une valeur sociale, ou au « sens » d’un type d’action. De même que précédemment, l’explication est donc partielle, puisqu’une autre relation de conformité est en général possible et que les données par rapport auxquelles la conformité advient ne sont pas elles-mêmes expliquées...
2 . 1 . 3. La relation d’adaptation en fonction des possibilités
45On parle enfin de raison dans un cas de figure distinct des précédents : lorsque l’on évoque des contraintes qui orientent le choix vers telle ou telle option, sur la base toutefois de l’existence préalable de ces options. On peut dire par exemple que la raison d’un certain choix était qu’il n’y en avait pas d’autre. Ici, la raison d’une action tient au fait que l’on ne choisit pas absolument ce que l’on veut, mais que ce que l’on veut est déterminé en partie par des circonstances qui ne dépendent pas de notre volonté. Autrement dit, on intègre comme raisons d’un comportement les contraintes qui interviennent sur la capacité de choix d’un acteur, qui limitent sa marge de manœuvre ou, au contraire l’étendent.
46Mais comme précédemment, si ce type d’explication est souvent très éclairant, il demeure partiel, puisque le fait qu’une situation permet certains choix impossibles dans une autre situation, cela n’explique pas pour quoi in fine tel ou tel choix est fait.
47La plupart du temps, les « raisons » invoquées sont complexes et se présentent de manière condensée, plusieurs éléments distincts intervenant de manière mêlée dans leur constitution : si une personne dit qu’elle a voté pour un candidat car personne d’autre ne s’est présenté, elle fait référence à une raison de possibilité (seul ce choix était disponible), mais aussi peut-être à une raison de conformité (elle a quand même voté car il faut voter), et enfin à une raison d’instrumentalité (au regard de ses conséquences prévisibles, ce vote était acceptable).
2 . 2. Types d’explication dans le commentaire sur les valeurs
48On trouve deux types d’explication différents des corrélations existant entre telle ou telle catégorie d’acteur et le choix prévalent de telle ou telle valeur.
49Le premier a un caractère externe (c’est-à-dire non compréhensif) : il fonctionne précisément par la mise en évidence de corrélations entre variables, sans que la question des « raisons » de cette relation soit posée. Ainsi y a-t-il une corrélation entre pratique religieuse et féminité, sans que les « raisons » de celle-ci soient élucidées (cf. p. 188). Autre exemple :
Il y a une pérennité des attitudes politiques plus forte qu’on ne le dit souvent. Les valeurs politiques que nous intériorisons dans notre jeunesse ont de bonnes chances de faire sens pour une assez longue période (P. Bréchon, 118).
50Ce type d’explication a un caractère structurellement incomplet, dans la mesure où si l’on parle en effet (et sans doute abusivement) d’explication dans la mesure où une variable permet de prédire (partiellement) une autre, l’existence même de la relation entre les deux variables n’est pas expliquée.
51Le deuxième type d’explication peut être dit « interne » lorsqu’il y a mise en évidence de relations compréhensives, soit encore de « raisons ». Celles-ci interviennent toutefois à nouveau de deux manières très distinctes.
52On rencontre d’abord des commentaires qui retraduisent ou rapportent le raisonnement effectif ou supposé des acteurs concernés, qui rendent ainsi compte eux-mêmes de manière directe ou indirecte des raisons de leurs choix.
53Mais, dans d’autres cas, les commentateurs mettent en avant des raisons qui ne sont pas directement celles des acteurs mais qui, par-delà leurs représentations individuelles, permettent de « rendre compte » de celles-ci à partir d’une stratégie compréhensive. Généralement toutefois, il n’y a pas réellement d’investigation sur le fait que d’autres raisons sont possibles, et donc sur la sélection en amont entre les différentes raisons concevables (et qui peuvent exister simultanément chez différents acteurs pour une action donnée).
54Suivant le premier schéma, le commentateur reconstruit le raisonnement rendant compte de l’attitude de l’individu concerné. Par exemple :
La tendance dominante des Français est que l’on n’est pas tenu de suivre les instructions si l’on n’est pas d’abord convaincu que ces instructions sont justifiées (H. Riffault et J.-F. Tchernia, 90).
55Ou bien encore :
Les Français pensent, dans un cas sur deux, que lorsque les emplois sont rares, les employeurs devraient embaucher en priorité des Français (H. Riffault et Tchernia, 93).
56(Les auteurs ajoutent dans ce dernier cas cependant ici un commentaire interprétatif personnel qui cherche à rendre compte de cette attitude en parlant de « réflexe malthusien » : on voit mal toutefois en quoi une croyance malthusienne doive en tant que telle conduire à préférer les Français aux étrangers, ce qui relève de tout autre chose.) À chaque fois, la mise en évidence des raisons obéit à un véritable principe de neutralité axiologique, dans la mesure où l’on se contente de décrire ou de reproduire le raisonnement effectif ou supposé des acteurs.
57Mais on rencontre ensuite de véritables « interprétations » des comportements qui interviennent en sus de ce que disent les acteurs (le problème est alors de savoir quelle est, d’un point de vue épistémologique, l’origine de ces « raisons », et si les acteurs seraient d’accord ou non avec ces interprétations de leurs actions). Conformément aux trois types de « raisons » mis en évidence précédemment, on peut sélectionner trois grands types de scénarios explicatifs proposés : la relation instrumentale, la relation de conformité et la relation de possibilité. Dans la pratique néanmoins, comme il a été dit, la plupart du temps, chacun des trois éléments mêle des registres assez différents ; de surcroît les trois types sont souvent mélangés.
2 . 3. La relation instrumentale
58La relation moyens/fin est l’un des grands éléments interprétatifs des sciences sociales, et elle est à ce titre présente dans le commentaire du choix des valeurs. Toutefois, cette relation moyens/fins est modulée en fonction des objectifs supposés être poursuivis par les acteurs. En droit, on peut imaginer deux situations. Les finalités peuvent être conçues comme arbitraires, le commentaire se contentant de mettre en évidence la fonctionnalité entre certains choix préalables des acteurs et ces finalités poursuivies par eux ; mais, souvent, le commentaire va plus loin : il semble accepter l’idée qu’il y a des finalités en tant que telles non problématiques qui peuvent servir d’appui à l’explication de certains choix. Cette différence est essentielle. Car, dans un cas, l’explication est provisoire, les finalités de référence devant elles-mêmes faire l’objet, à nouveau, d’une explication supplémentaire, qui peut être fournie ou non ; dans l’autre cas, l’explication est terminée si les finalités de référence ont une sorte d’évidence qui dispense d’aller plus loin.
59Ces objectifs peuvent correspondre à des motifs « psychologiques », comme le fait de ne pas aimer la pauvreté :
Les moins de 25 ans en 1990, et plus encore ceux du même âge en 1999, sont plus nombreux qu’aux générations anciennes à avoir fait l’expérience des inconvénients de formes nouvelles de la vie familiale. Le nombre des familles monoparentales n’a cessé de progresser au cours des vingt années que couvre l’enquête Valeurs. Elles constituent une composante de plus en plus importante de la nouvelle pauvreté et cela malgré le dispositif des aides publiques dont elles profitent à plein. On peut comprendre alors pourquoi les valeurs de la famille traditionnelle sont redécouvertes dans les générations suivantes (N. Herpin, 52).
60Le raisonnement ici est le suivant : les familles monoparentales étant souvent les plus pauvres, il y a une relation entre les deux variables qui est perçue par les individus. Or les individus n’aiment pas la pauvreté. Ils vont donc favoriser à nouveau les valeurs de la famille traditionnelle pour échapper à la pauvreté. Ces raisonnements vont néanmoins à l’opposé du phénomène massif qui est l’augmentation de l’acceptation et de la pratique du divorce qui fournissent des motifs en sens inverse [6].
61Les objectifs justificatifs des choix peuvent de surcroît ne pas être visés directement par l’acteur mais dériver d’une fonctionnalité générale de la vie sociale mise en avant par l’interprète. Pour rendre compte du regain de respect de l’autorité, Galland écrit ainsi :
Toute société a besoin de règles régissant la vie collective et a donc besoin de faire appel au principe d’autorité pour les faire respecter (O. Galland, 167).
2 . 4. La relation de conformité
62Les raisons que l’on met en avant renvoient le plus souvent à une conformité à un principe accepté par ailleurs par les acteurs (ou les interprètes). On peut là aussi, à partir des exemples, esquisser une typologie. Dans la relation de conformité, il y a deux éléments qui interviennent : la conformité, et ce vis-à-vis de quoi il y a conformité. De même que précédemment, on a alors tantôt référence à des principes justificatifs qui ne demandent pas eux-mêmes à être élucidés ; tantôt, au contraire, on a un renvoi à des valeurs particulières qui sont l’horizon d’un groupe d’acteurs particuliers, et qui ne sont pas expliquées en tant que telles.
631 / Il y a d’abord un principe de cohérence interne dérivé du sens de l’action qui veut que l’on cesse de poursuivre une valeur si celle-ci correspond à une visée qui est déjà atteinte. O. Galland écrit ainsi :
Ronald Inglehart a pu argumenter, de manière assez convaincante, que la progression de valeurs post-matérialistes était due en grande partie à l’arrivée des générations de l’après-guerre, socialisées dans un contexte nouveau d’abondance qui faisait passer au second plan les préoccupations matérielles (O. Galland, 203).
64Dans le même ordre d’idées, on peut insister sur un principe de pertinence dérivé du sens même de l’action visée : s’il s’agit de décrire sa position sociale, l’explication la plus simple et la plus évidente est celle qui rend compte du contenu des descriptions des acteurs par la pertinence de celles-ci, à partir même du sens de l’action concernée (décrire son appartenance) :
Tous ces résultats impliquent quand même que les personnes ont une perception correcte de la position objective qu’elles occupent dans la structure sociale et qu’elles en tirent les conséquences en termes subjectifs d’appartenance : les plus riches ne se déclarent pas des catégories populaires non plus que les cadres supérieurs (Y. Lemel, 76).
65Toutefois, la description peut conduire les acteurs à des évaluations normatives qui tendent à généraliser certains aspects particuliers. On peut alors parler d’erreur rationnelle, dans la mesure où ce qui concerne la partie est attribué au tout :
Pendant des siècles le partage traditionnel des rôles sexuels semblait inquestionnable parce qu’il était le plus souvent justifié par une « nature biologique » chargée d’autant plus d’autorité qu’elle était constituée en science par des hommes : les hommes seraient plus forts, plus grands, plus agressifs, les femmes seraient plus faibles, plus fragiles et vulnérables du fait de la grossesse et de l’allaitement. Ainsi, dès l’origine à l’observation de ce fait biologique incontournable et irréductible qu’est la dualité sexuelle de l’humanité, à l’observation du rôle différent des hommes et des femmes dans la reproduction, s’est greffée, enchevêtrée, toute une série de constructions socioculturelles : si « féminin » et « masculin » correspondent à deux réalités biologiques, ils correspondent ainsi et bien plus à des constructions socioculturelles « (E. Millan-Game, 180).
66Dans ce passage, l’auteur évoque un phénomène assez courant : l’interprétation normative d’un fait empirique, à partir de certaines caractéristiques de ce fait empirique qui peuvent être développées dans un sens normatif. La différence moyenne de force entre hommes et femmes, qui ne concerne que la force physique, est interprétée en termes de supériorité générale du principe masculin sur l’autre (à partir d’une valorisation de la force, et d’une constatation de l’inégalité des forces). Le schéma ici indiqué est que certains éléments de la description, incitant à une comparabilité des aptitudes, est généralisé à l’ensemble des traits associés aux deux genres considérés.
672 / On trouve également une démarche explicative et interprétative qui procède par recours à la mise en évidence d’une relation de cohérence par rapport à un principe unique qui, en amont, permet de rendre compte d’attitudes en apparence divergentes :
Les générations d’après le baby-boom adhèrent donc à une conception de la vie en couple qui valorise la tolérance dans les mœurs et la fidélité conjugale. Ces deux principes sont-ils cohérents du point de vue des conduites qu’ils prescrivent ? Deux hypothèses les rendent compatibles. La tolérance dans les mœurs concerne les rapports entre l’individu et la société. Cette dernière entité – Église, État, ou conventions de la bonne société – ne doit pas intervenir dans la vie privée. Ce principe étant acquis, le couple n’échappe pas à la discipline qu’il se donne. Des normes consenties mais qui diffèrent d’un couple à l’autre sont alors jugées nécessaires pour stabiliser les unions (N. Herpin, 53).
68Évidemment, il y a une grande complexité de cet argument d’un point de vue formel qui mêle toutes sortes de registres : son sens général est toutefois de mettre en évidence la compatibilité entre deux choix en apparence distincts (tolérance à l’égard des mœurs et exigence de fidélité), par remontée en amont vis-à-vis d’un principe de tolérance associé à un principe contractuel qui demande à être respecté. La tolérance n’annule pas les engagements pris [7].
69On trouve une telle remontée en amont qui explique la convergence de plusieurs valeurs lorsque l’on lit :
Cette tendance à rejeter les contraintes jugées non fondées est certainement largement responsable de nombreuses évolutions qu’a connues la société française. Dans certains cas, la transgression des normes ne s’est guère accompagnée d’une tentative de promotion de nouvelles normes ou de nouvelles valeurs (E. Schweisguth, 158).
70Un même effort de retrouver une cohérence va faire intervenir des prises de positions normatives de la part de l’interprète (qui juge que les inégalités sont excessives et se départit ainsi de la neutralité axiologique) et une capacité de discrimination des problèmes par les acteurs :
71Cependant, alors que l’état d’esprit général des Français apparaît favorable au libéralisme économique, une majorité de la population estime que les revenus devraient être plus égalitaires. Deux éléments peuvent aider à comprendre cette divergence :
- une croissance excessive des inégalités de revenus pendant les années 1990 ;
- une distinction entre le rôle économique des entreprises (domaine où le libéralisme serait assuré) et la rétribution des dirigeants et des entrepreneurs (H. Riffault, et J.-F. Tchernia, 97).
72Surgit alors un problème de responsabilité lorsqu’il y a congruence entre deux références dont chacune pourrait expliquer le succès de l’autre : la baisse de la condamnation de certaines pratiques sexuelles peut s’expliquer par la baisse de l’influence de l’institution religieuse, mais l’explication inverse est également possible (E. Schweisguth, 159).
73La recherche de la cohérence peut s’appuyer également sur le caractère polysémique d’un principe qui demande à être interprété en fonction des contextes différents qui lui donnent son sens auprès des acteurs [8].
74Il est important de noter que cette cohérence, si elle peut renvoyer à des valeurs particulières en général par ailleurs acceptées par les acteurs, est quelquefois renvoyée à une « culture » particulière qui est ainsi perçue comme responsable d’un comportement. On peut lire ainsi :
75A. Touraine fait remarquer que « l’Église catholique a enraciné en France une conception où la vie publique et la vie privée définissent des univers normatifs séparés. Cette séparation se maintient, même lorsque l’Église a perdu son hégémonie sur la moralité privée » (N. Herpin, 67, note).
76Il y a dans la culture française un vieux fond d’irresponsabilité, de dérision et de contestation de l’autorité. Nous taxons volontiers de « conformistes » les habitants de certains pays étrangers qui se conforment aux exigences des autorités sans y être contraints. (...) Dans d’autres pays, les pays scandinaves par exemple, les règles sont au contraire perçues comme l’émanation du corps social lui-même, dans le cadre d’un contrat social démocratique. Elles sont ainsi ressenties comme totalement légitimes (E. Scheisguth, 177).
77En sens inverse, il y a recours à l’évocation de la possibilité de constantes universelles, à propos par exemple du statut de la femme :
Les anthropologues ont constaté que ce passage et cette distribution des rôles sexuels se sont quasiment toujours faits à travers la domination du principe masculin. Sur tous les continents, à travers l’étude d’une grande diversité de cultures et d’organisations sociales, et à travers les différents temps historiques, ils ont observé une généralisation de ce que Françoise Héritier considère comme un invariant universel, à savoir la « valence différentielle des sexes », où le principe masculin domine l’organisation sociale, c’est-à-dire où le masculin l’emporte en valeur et en pouvoir sur le féminin, qui se trouve ainsi de facto sous-estimé et dépendant » (E. Millan-Game, 180).
78Pourtant, on constate en sens inverse, et contre cet « invariant », une tendance à la reconnaissance de plus en plus marquée de l’égalité entre hommes et femmes.
2 . 5. La condition de possibilité
79Il existe un troisième type d’explication qui intervient dans l’analyse : la référence aux possibilités des acteurs compte tenu de leurs finalités, qu’ils adaptent ainsi en fonction des circonstances. L’existence de préférences préalables ainsi que les contraintes intervenant sur ces préférences permettent d’expliquer le choix final.
80Il est vrai toutefois que le commentaire tend souvent à se présenter de manière plus indirecte : un choix est expliqué par le fait qu’il est devenu possible dans des circonstances nouvelles. En tant que tel, cet argument est insuffisant, car la possibilité d’un choix ne justifie pas qu’il soit fait. Cela présuppose un désir préalable pour ce choix.
81Les contraintes évoquées peuvent avoir un caractère externe :
Le rejet d’une contrainte ne peut avoir lieu que si celle-ci est jugée infondée et, accessoirement, si les rapports de force sociaux le permettent. Aussi la question est-elle de savoir, dans chaque situation sociale et historique concrète, si les conditions sociales favorisent ou non la mise en œuvre de cette tendance. Plusieurs éléments ont, semble-t-il, été favorables à son développement au cours de ce dernier demi-siècle. La croissance économique et l’élévation sans précédent du niveau de vie ont pu affaiblir chez les éducateurs, parents ou enseignants, la tendance à la réaction rigoriste, consistant à faire subir à autrui ce qu’on a subi soi-même. La disposition à appliquer des sanctions rigoureuses en cas de transgression des normes a pu s’en trouver affaiblie. L’urbanisation, en arrachant nombre de gens à la pression sociale de leur milieu d’origine, en leur permettant de vivre dans le relatif anonymat des villes et en donnant à chacun une plus grande liberté de choisir les groupes dont il veut faire partie, a également favorisé la possibilité de transgresser dans un premier temps certaines normes, puis d’engager un processus de changement des normes et des valeurs mené par des innovateurs minoritaires qui ont fini par entraîner à leur suite une grande partie du corps social. En outre, un certain nombre de progrès techniques ont certainement facilité ce processus, la possibilité effective de se libérer d’une contrainte aidant à en contester le bien-fondé. Sans doute l’élargissement des horizons dû aux voyages et aux médias, ainsi que l’élévation du niveau scolaire et culturel qui encourage la pensée autonome, ont-ils aussi pu jouer un rôle important dans ce processus. D’une manière générale, on peut penser que plus une société connaît de mobilité et de changements de toutes sortes, plus nombreuses sont les occasions de transgresser les anciennes normes et d’en établir de nouvelles (E. Schweisguth, 158).
82Évidemment, tout ce raisonnement (très complexe, et qui introduit des considérations psychologiques diverses) n’a de sens que par la présupposition d’une tendance des individus au changement des normes (qui n’est pas expliquée en tant que telle) et à une contestation de celles qu’ils ont connues préalablement dans certaines situations. L’explication ici proposée rend compte cependant des possibilités sociales qui, de manière externe, favorisent la possibilité de ce changement, non la tendance au changement.
83Par ailleurs, l’argument précédent intégrait des contraintes internes de type « psychologique », qui entrent néanmoins en concurrence avec les effets d’une situation sociale. Le statut de la phrase suivante est à cet égard assez déconcertant :
La croissance économique et l’élévation sans précédent du niveau de vie ont pu affaiblir chez les éducateurs, parents ou enseignants, la tendance à la réaction rigoriste consistant à faire subir à autrui ce qu’on a subi soi-même.
84Il y a donc ainsi fréquemment recours à des explications de type psychologique qui fonctionnent comme des orientations « internes » de l’action, sans que l’on sache néanmoins quel est le degré de force de ces contraintes eu égard à l’intervention possible d’autres facteurs.
85Un argument comme celui-ci est ainsi complexe :
Les diplômes des femmes étant plus élevés dans ce milieu social et les emplois auxquelles elles ont accès étant davantage source d’épanouissement personnel, élever ses enfants est moins perçu comme la vocation principale, voire unique d’une femme (N. Herpin, 63).
86L’idée ici est que plus le diplôme est élevé, plus le travail a des chances d’être épanouissant, et donc d’entrer en concurrence avec l’épanouissement spécifique lié au fait d’avoir des enfants. Mais qu’a-t-on là exactement : une retraduction de l’observation empirique ? La description de normes sociales (en soi contingentes) favorisant à la fois l’épanouissement par le travail (pourvu que cela soit un certain type de travail) et le fait d’avoir un enfant ? Ou enfin des considérations spécifiquement psychologiques ?
3. Le problème de la complétude de l’explication
3 . 1. Les problèmes de l’explication décentralisée
87Au fil de cet article, il a été dit que quatre difficultés principales apparaissent dans ce mode d’explication en quelque sorte « décentralisé » qui intègre une pluralité de motifs dans l’explication :
- le fait qu’il y a toujours d’autres motifs explicatifs possibles congruents avec les données ;
- le fait que, pour chaque catégorie d’acteurs concernés, il y a un contraste entre la raison mise en avant d’un comportement, et le fait que ce comportement n’est en général que majoritaire (et que l’on peut aussi bien trouver des raisons au comportement minoritaire) ;
- le caractère limité de l’explication, qui s’appuie en dernière analyse sur des buts ou des valeurs, qui ne sont pas expliqués en tant que tels, et qui demandent néanmoins à l’être car en général il existe d’autres buts et d’autres valeurs possibles qui sont susceptibles d’orienter les choix individuels ;
- le statut épistémologique lui-même des raisons, et l’origine de leur thématisation : est-ce une construction a priori, ou est-ce le résultat a posteriori d’une observation de régularités de comportement ? Par exemple faut-il ou non introduire des explications de type « psychologique » (dont on a vu que, de fait elles étaient présentes) ? Faut-il les privilégier si elles entrent en concurrence avec d’autres types d’explication ? Faut-il alors aussi introduire des explications psychanalytiques auxquelles se référaient des auteurs importants de la tradition sociologique ? Dès lors en effet que l’explication a un caractère décentralisé, quels sont les registres de motifs admissibles, à partir du moment où cette décentralisation permet de se libérer des contraintes associées à un modèle unifié contrôlé d’un point de vue épistémologique ?
88Le résultat de ces quatre difficultés est un risque important d’explications qui aient un caractère ad hoc, ou alors fortement limité, puisqu’elles renvoient à des valeurs ou à des buts préalables dont l’importance n’est pas elle-même expliquée.
3 . 2. La centralité d’un phénomène
89En même temps, ce que met en évidence l’enquête, au bout du compte, par-delà la dispersion des explications locales, c’est la tendance générale [9] quoique non absolue (les désaccords étant loin d’être supprimés), à ce qui est interprété comme un déclin des valeurs jugées « traditionnelles » (157, 163) et à l’acceptation de valeurs de type libéral-individualiste, avec une insistance sur la nécessité d’une redistribution des ressources. Il y a une convergence forte de nombreux phénomènes normatifs, par-delà la décentralisation explicative.
90Le sens de cet individualisme est ainsi décrit : il s’agit de « réclamer de chacun qu’il s’assume complètement comme personne autonome, libre, capable de juger et de décider par elle-même de sa conduite » (68). Il présuppose la considération d’une égalité fondamentale entre les êtres humains, en particulier l’égalité entre les hommes et les femmes. Dans le domaine de la famille, la tendance transcatégorielle et transgénérationnelle est ainsi au rejet de la condamnation du divorce, de l’avortement ou de l’homosexualité (49). Ce libéralisme des mœurs a été prédominant dans les classes moyennes, et il se retrouve maintenant dans les autres milieux sociaux (61). On retrouve dans le domaine religieux une attitude favorable à la liberté de choisir (133). Ce libéralisme est également présent en matière économique (95) avec un souci toutefois d’une distribution des revenus plus égalitaires (97, 99) [10].
91Il y a certes par ailleurs une tendance à la différenciation entre les âges, les cohortes les plus jeunes étant moins proches des valeurs traditionnelles [11]. Mais, en sens inverse, il y a aussi une tendance importante au rapprochement entre les générations sur grand nombre de valeurs fondamentales (207). Ce libéralisme s’accompagne d’une tendance au respect de la légalité (172) et des institutions chargées de faire respecter cette liberté, par opposition à un déclin relatif du respect des autorités hiérarchiques spécifiques (Église) [12]. On peut considérer que cette tendance est compatible avec le libéralisme qui a évidemment besoin de règles et d’institutions pour être garanti.
92Cette tendance générale au libéralisme redistributif et à l’individualisme n’est pas expliquée en tant que telle. Elle est plutôt décrite en termes d’évolution historique générale (ce thème ayant des incidences sur les différents éléments). L’évocation de cette évolution générale est essentiellement descriptive. Mais, par-delà cette description, le commentaire interprétatif introduit des thèmes normatifs supplémentaires qui semblent notamment répondre à l’idée qu’une philosophie nouvelle tend à être communément acceptée, et que la raison fondamentale pour laquelle elle est acceptée tient à sa possible « pertinence » :
Si les préceptes fondés sur la tradition ou la transcendance sont en déclin, il se pourrait en revanche que se développe l’idée qu’une société ne peut fonctionner que sur la base de règles de vie collective s’imposant à tous. Il est cependant trop tôt pour dire jusqu’où peut aller une telle évolution. Assurément, la France n’est pas encore dans la situation de la Suède, où la leader d’un parti politique a dû renoncer à sa carrière politique pour avoir, une seule fois, utilisé la carte de crédit de son parti pour un achat personnel, achat qu’elle avait par ailleurs rapidement remboursé ensuite (E. Schweisguth, 178).
3 . 3. Perspectives d’interprétation
93Il semble important d’éviter deux risques d’écueil dans l’interprétation des normes.
94L’un dériverait d’une interprétation exclusive des actions individuelles et de leur orientation au moyen de modèles simplifiés et réducteurs (du type modèle du choix rationnel) qui ne permettent pas de rendre compte du détail des valeurs adoptées dans leur diversité.
95L’autre, au contraire, adviendrait si l’on pensait pouvoir parvenir à une précision de l’interprétation uniquement grâce à des hypothèses locales, qui paraissent toujours vraisemblables, mais qui sont le plus souvent, lorsqu’elles sont sûres, limitées dans le registre d’explication qu’elles proposent. En effet, elles peuvent être concurrencées par d’autres hypothèses (quelquefois opposées) également convergentes avec les données. Des raisons sont également disponibles qui pourraient orienter le comportement dans une direction opposée. Elles se réfèrent par ailleurs à des valeurs de référence dont l’intervention ou le rejet ne fait pas lui-même l’objet d’une investigation.
96Il semble donc légitime de chercher à unifier dans une certaine mesure les modes d’interprétation tout en distinguant leurs registres et en acceptant leur pluralité et leur relative décentralisation en fonction des types de normes considérées. Pour remédier aux quatre difficultés évoquées précédemment, il paraît souhaitable de compléter l’analyse dans quatre directions :
- Il est possible de repérer des motifs unifiés qui sont susceptibles de rendre compte de l’adoption de plusieurs normes différentes qui vont dans le même sens. Cela permet d’élargir la base empirique et de construire un modèle qui permette de rendre compte simultanément de l’émergence et de la généralisation de l’adoption d’un ensemble important de normes [13]. Il est par exemple possible de montrer que les demandes de redistribution ne sont pas contraires mais convergentes avec les motifs qui conduisent à l’adoption du libéralisme des mœurs, bien que cela ne soit pas évident de prime abord. Il convient ainsi de clairement distinguer les types de motif retenus pour développer une interprétation, et d’essayer de construire un modèle interprétatif économe qui ne multiplie pas les interventions de motifs (par exemple psychologique) dont on puisse montrer qu’elles ne sont pas directement nécessaires pour l’élucidation des comportements.
- Il convient alors de repérer, pour les différentes catégories d’acteurs, les motifs caractéristiques d’écart éventuel par rapport à ce comportement unifié, et d’essayer alors, pour éviter les hypothèses ad hoc, de montrer comment une même base interprétative permet de rendre compte, en fonction de la variété des situations (en termes de ressources, ou d’information), aussi bien de l’adhésion à une norme que du rejet de celle-ci, soit la formation des accords et des désaccords [14]. Par exemple pourquoi, sur le long terme, passe-t-on d’une acceptation de contrôles hiérarchiques à un refus de tout ce qui va à l’encontre de principes égalitaires (même si, en retour, les principes hiérarchiques subsistent, mais peut-être sous une forme modifiée) [15].
- Enfin, et cet élément est peut-être le moins « évident », il est possible d’introduire un principe de limitation de la neutralité axiologique dans les procédures interprétatives, à la suite de Weber lui-même lorsqu’il écrit : « L’historiographie et la sociologie ont encore sans cesse affaire aux rapports entre le déroulement réel d’une activité significativement compréhensible et le type que cette activité “devrait” adopter, si elle avait à se conformer à ce qui (aux yeux du savant) semble “valable” [gültig] : nous voulons parler du type de justesse [Richtigkeitstypus]. » [16] Dans le développement de cette perspective, une hypothèse « boudonienne » [17] centrale serait que les acteurs adhèrent à un système de valeur en fonction du contenu de celui-ci qui peut être considéré qu’il est perçu, dans une situation donnée, comme meilleur qu’un autre parce qu’il n’est pas concurrencé par meilleur que lui, et qu’il est éventuellement effectivement meilleur du point de vue de certains critères dérivés du sens des actions. Autrement dit, l’interprète ici se départirait d’un principe de neutralité axiologique absolue (que peu de sociologues respectent réellement), et expliquerait le succès de certaines valeurs par les qualités propres de celles-ci, ou du moins par la croyance de leurs qualités supérieures. Mais pour parvenir à cela, il faut avoir à sa disposition des éléments qui permettent de rendre compte, in fine, du caractère préférable de certaines normes à d’autres. C’est évidemment une tâche complexe, mais on peut suggérer rapidement ici que le « sens » des actions impliquées dans la vie sociale, comme « décrire » ou « justifier », doit permettre de parvenir à de telles bases d’une manière qui n’apparaisse pas comme arbitraire. En tout état de cause, il convient de contrôler, dans le travail sociologique, les éléments constitutifs des « raisons » auxquelles il est fait référence dans les explications courantes, et les modes de justification auxquels elles recourent.
Notes
-
[1]
Dans la suite de cet article, les numéros de page renvoient à Bréchon (2000) et sont, lorsqu’une citation est sélectionnée, précédés du nom de l’auteur de la contribution.
-
[2]
Norman Ryder (1965).
-
[3]
La théorisation philosophique des raisons faite par Scanlon (1998) correspond à cette idée de justification.
-
[4]
Il s’agit évidemment d’une justification partielle pour l’acteur ; encore faut-il qu’il veuille bien entreprendre l’action, ce qui limite le principe de l’assimilation des raisons à des causes.
-
[5]
Demeulenaere (1996, 2003). Même les auteurs qui veulent présenter une version élargie de la notion d’intérêts butent sur la définition exacte de celle-ci, comme Swedberg (2003).
-
[6]
Autre exemple (qui introduit en sus de la relation instrumentale le principe de conformité et la condition de possibilité qui seront évoquées plus loin) : « À ces qualités les moins valorisées s’ajoute, en 1999, “l’esprit d’économie”. Cet idéal pédagogique qui occupait la deuxième place au palmarès de 1981 recule de cinq places en 1999. Ce fort déclassement peut s’expliquer par la croissance économique : cette qualité est vitale chez les plus démunis et donc est perçue comme moins nécessaire dans une société dans laquelle la pénurie ne cesse de régresser » (N. Herpin, 55). Ici, on considère que l’esprit d’économie étant indispensable à la pauvreté, il tend à diminuer à mesure que la pauvreté diminue.
-
[7]
On trouve d’ailleurs ici une explication par référence au sens des conduites : si les individus s’engagent à la fidélité, il est normal qu’ils valorisent la fidélité. Mais pourquoi s’engagent-ils pour la fidélité ? Cette question est plus difficile.
-
[8]
« Mais voici qu’en 1999, une enquête conduite par la Sofres signale une brusque remontée de la réponse “effort et discipline”, qui passe en deux ans de 53 à 63 %, retrouvant ainsi son niveau de 1978. Alors que tout semblait indiquer qu’on était en présence d’une tendance sociale lourde, une brusque évolution conjoncturelle annule en deux ans les effets de près de vingt ans de lent déclin de la réponse “effort et discipline”. Comment interpréter cette brutale rupture de l’évolution ? Faut-il en conclure que l’analyse développée ci-dessus sur la tendance au rejet des contraintes était erronée et que les Français, après un épisode libertaire et anti-autoritaire, redécouvriraient les charmes de l’ascétisme laborieux et de la soumission inconditionnelle à la hiérarchie ? Il semble que l’on puisse envisager une autre explication. On peut penser, en l’occurrence, que la manière dont les répondants ont perçu la question qui leur était posée a changé avec le temps. Dans la période immédiatement postérieure à mai 1968, la référence à l’autorité évoquait pour beaucoup, et particulièrement pour les jeunes générations, l’autorité subie, l’autorité qui exigeait le respect inconditionnel dû aux supérieurs et le respect de l’ordre ancien dans le domaine des mœurs. Aujourd’hui le changement des mœurs est acquis et l’exercice rigide de l’autorité est en déclin. On peut donc penser que nombreuses sont les personnes interrogées qui ont répondu en pensant non pas à l’autorité qui s’exerce sur elles, mais à l’autorité qu’il est nécessaire d’exercer sur les autres pour assurer l’ordre. Leurs réponses traduiraient donc surtout leur réaction à la montée des diverses violences, incivilités et délinquances. C’est sans doute dans la flambée médiatisée des violences à l’école en 1998 et 1999 que réside l’explication de la soudaine montée du pourcentage de réponses “effort et discipline”. » (E. Schweisguth, 168).
-
[9]
Voir aussi Bréchon, Galland et Tchernia (2002).
-
[10]
« La conception de ce qui fait qu’une société est juste apparaît en effet assez peu conflictuelle. Une large majorité de la population est favorable à la garantie des besoins de base individuels par la collectivité, ce qui semble en contradiction avec le sentiment exprimé plus haut que c’est à chacun de subvenir à ses besoins. D’un autre côté la distribution des revenus doit reconnaître les mérites individuels, mais sans excès : les grandes inégalités doivent être combattues » (97).
« La population française semble percevoir les questions de travail et d’économie avec une grande homogénéité. Bien que les différentes catégories socioprofessionnelles connaissent des situations très différentes, aussi bien quant au contenu de leur activité que dans les fruits qu’elles en retirent, les points de vue qu’elles expriment apparaissent très proches » (99). -
[11]
« La première observation que l’on peut faire est que les cohortes les plus anciennes sont, en l’occurrence, les plus attachées aux valeurs traditionnelles, alors que les cohortes les plus récentes sont au contraire les plus disposées à remettre en cause ces mêmes valeurs. Il semble donc que la tendance à rejeter les limitations à la liberté individuelle qu’imposaient les dogmes religieux et la tradition se soit d’abord manifestée avec le plus de vigueur dans les jeunes générations, comme si chaque génération nouvelle faisait un pas de plus que la précédente dans la voie du rejet des contraintes traditionnelles » (E. Schweisguth 160).
-
[12]
Lambert (2000).
-
[13]
C’est ce que font par exemple Forsé et Parodi (2004).
-
[14]
Demeulenaere (2004).
-
[15]
Demeulenaere (2003).
-
[16]
Weber (1992, 311).
-
[17]
Boudon (1995).