CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Au croisement de plusieurs disciplines (sociologie et management, mais aussi ergonomie, droit, économie, psychologie, et sciences de l’éducation) le thème de la compétence, omniprésent actuellement dans les sciences sociales, a partiellement masqué le thème de la qualification qui tenait le devant de la scène jusque dans les années 1990.

2Un nouveau mode de gestion des ressources humaines, baptisé « logique de compétences », a fait son apparition. L’exemple le plus connu en est l’accord A Cap 2000, conclu chez Sacilor à la fin de l’année 1990. Une douzaine d’années plus tard, les études de cas se sont diversifiées et s’étendent à d’autres secteurs que l’industrie. Les thèses s’empilent, les points de vue s’affrontent et s’enchevêtrent, les colloques se multiplient mais l’origine de ce nouveau mode managerial est rarement évoquée [1]. Nous proposons quelques éléments pour une archéologie des logiques de compétences.

3Qui dit archéologie dit fouille : creusons donc dans le passé pour tenter de situer les origines de ce mouvement. Cherchons les traces objectives de la naissance et du développement des logiques de compétences. Nous montrerons dans quel contexte technologique, économique et humain a évolué la notion de qualification, aboutissant ultérieurement à celle de compétence. Les formes contemporaines d’organisation du travail ont des racines plus anciennes qu’on ne l’affirme généralement. Il convient donc de retrouver des strates organisationnelles plus anciennes et de montrer en quoi elles forment la base du système contemporain.

4Nous exposerons ensuite en quoi consistent les logiques de compétences, et quels principes les fondent. La mise en œuvre des logiques de compétences procède-t-elle d’un souci humaniste de respect de l’individu et de meilleure prise en compte de ses capacités ? Nous nous interrogerons sur ce qui a rendu possible l’avènement de ce nouveau mode de gestion des emplois et des salaires.

5Enfin, nous recenserons les difficultés et les problèmes, tant individuels que collectifs, rencontrés dans les organisations ayant adopté ce mode managerial.

6Nous étudierons d’abord les conditions de remise en cause du modèle de la qualification : le changement du mode de codification de la qualification, le passage des grilles de classification classiques aux grilles à critères classants ont conduit à rechercher d’autres formes de conventions salariales, moins contraignantes pour le patronat. La littérature sociologique, largement centrée sur la notion de compromis, a beaucoup insisté sur ce que les grilles de classifications et les conventions collectives doivent à la négociation entre acteurs (Reynaud, et al., 1989 ; Besucco, 1995, etc.). Par ailleurs, les études de la rationalisation de la production ont montré le lien entre progrès de l’automation et transformations de l’organisation du travail et des systèmes hiérarchiques (Moutet, 1997 ; Aglietta 1976). Nous tenterons ici de faire le pont entre ces deux approches, l’une plus « conventionnelle », l’autre plus « techniciste », en montrant comment les contraintes nées de l’évolution des systèmes productifs ont transformé les règles de contrôle de la main-d’œuvre et bouleversé l’équilibre entre offre et demande de travail qualifié. Il ne s’agit pas de nier que la définition des qualifications et des salaires correspondants soit le produit d’un compromis entre acteurs, mais de montrer comment les choix retenus sont enracinés dans les exigences productives d’une époque. Il s’agit aussi de peser quel a été le rapport de force des différents acteurs dans la mise en place des modes successifs d’organisation du travail. Si nous entendons montrer que la crise du système taylorien rendait un changement nécessaire, en revanche la forme prise par la nouvelle organisation n’est en rien le produit d’une nécessité. Les logiques de compétences sont le produit d’une démarche volontariste, d’origine patronale, mais cette réponse aurait pu être d’une autre nature. À l’occasion du développement de l’automation, les sources de légitimité et les fondements de l’autorité ont été bouleversés, mais il n’est pas question d’affirmer que c’est le changement technologique qui a causé l’ébranlement du système. Noble (1984) note que les machines sont à la fois cause et effet du système social. La technologie, dit-il, mène une « double vie » : elle reflète les intentions de ses architectes, mais peut éventuellement, par une série d’effets pervers, prendre une direction différente de celle prévue par ses auteurs. Il y a néanmoins des enchaînements entre système technique et système organisationnel dont il est intéressant de retrouver le fil.

7La mise en place des nouvelles formes d’organisation du travail est une tentative de réponse à des difficultés plus anciennes qu’on ne le dit généralement : les logiques de compétences, présentées comme un mode de gestion radicalement nouveau, sont en germe dès 1970, et sans doute avant. Dès 1950, la notion de qualification traditionnelle va se diviser : une première source de légitimité reposant sur l’expérience se trouve progressivement supplantée par un second type reposant plus sur le savoir théorique et le diplôme ; cet éclatement de la qualification entraîne une crise des modes de commandement et une remise en cause des rapports hiérarchiques existants. À l’O.S. succède l’opérateur. Si l’autorité du contremaître traditionnel est contestée, il faudra bien trouver d’autres modes de gouvernement de l’entreprise. L’organisation de la production en postes de travail devient problématique. Le mode de calcul des salaires, fondé sur les grilles de classification de type Parodi, suit ce mouvement. Apparaissent alors les grilles de classification dites « à critères classants », dans lesquelles la notion de responsabilité et d’autonomie de l’opérateur sont mises en avant.

8La mise en place des logiques de compétences dans les années 1990 apparaît comme l’aboutissement d’un processus largement entamé au moment où les grilles de classification classiques de type « Parodi » sont remplacées par les grilles « à critères classants » dans lesquelles, à côté des caractéristiques du poste sont évaluées certaines caractéristiques comportementales de l’individu, telles que l’autonomie ou la responsabilité. On a beaucoup débattu pour savoir s’il y a ou non continuité entre qualification et compétence et si les logiques de compétences constituent ou non une rupture par rapport au système antérieur (Lichtenberger et Paradeise, 2001 ; d’Iribarne, 2001). Nous réserverons provisoirement cette question.

9Ce développement des logiques de compétences est l’une des réponses possibles à certaines dysfonctions du système antérieur dans lequel la relation entre qualification de l’individu et qualification du poste était problématique. L’élaboration de nouvelles formes de repérage de la qualification résulte de la convergence de trois facteurs fortement interdépendants : crise du taylorisme et notamment de la séparation entre conception et exécution, crise de la notion de poste de travail, crise de la conception hiérarchique, partiellement liée à une crise de la notion de séniorité.

Au commencement, était la qualification... ensuite vint la compétence

10Pour ne pas alourdir le propos, nous allons évoquer quelques traits de l’organisation taylorienne classique, telle qu’elle a pu exister en France aux alentours des années 1930. Ce système repose sur une division stricte entre les opérations de conception et les opérations d’exécution. Le bureau des méthodes définit des modes opératoires que les agents de production doivent suivre à la lettre. Cette organisation planifiée repose sur la définition de postes de travail auxquels sont associés des niveaux de qualification. Selon le degré de complexité de la tâche, le poste est classé comme plus ou moins qualifié. En fait, pour pouvoir disposer d’un indicateur plus stable et mesurable que le degré de complexité de la tâche, le poste est en principe évalué en fonction de la durée de la formation nécessaire pour pouvoir tenir ce poste. À ce critère de durée de la formation s’ajoutera progressivement la notion de niveau de formation, faisant alors explicitement référence au diplôme que possède ou devrait posséder l’individu susceptible de tenir le poste [2].

11Les individus occupant ces postes sont eux aussi classés sur une échelle nommée grille de classification.

12Aux catégories composant la grille (manœuvre ordinaire ou manœuvre spécialisé, ouvrier spécialisé, ouvrier qualifié, agent de maîtrise, technicien, etc.) sont associés des indices hiérarchisés qui permettent de déterminer le salaire perçu par les salariés.

13À mesure que leur expérience et leur ancienneté augmente, ou après avoir bénéficié d’un changement de poste d’un niveau supérieur, les individus peuvent progresser le long de l’échelle indiciaire. En théorie, à un poste donné était affecté un individu d’un niveau de qualification donné. En fait, la relation entre qualification du poste et qualification de l’individu était beaucoup plus problématique. Les phénomènes de sous-classement conduisait à confier un poste « qualifié » à un individu dépourvu de formation et d’expérience tandis que l’inverse, le sur-classement, conduisait à faire tenir un poste peu qualifié par un individu dont la dotation scolaire et l’expérience professionnelle étaient bien supérieures aux exigences du poste. L’articulation entre cotation du poste de travail et évaluation de l’individu est depuis longtemps le nœud du conflit et de la négociation entre patronat et syndicats.

14Ce système, largement critiqué pour sa rigidité, son manque de rapport avec les classements réels dans l’entreprise, par l’importance excessive qu’il donne aux diplômes, constitue une contrainte pour le patronat, mais une protection pour les salariés et leurs représentants syndicaux.

15La volonté de surmonter ces difficultés a conduit le patronat à concevoir un nouveau mode de gestion des relations humaines, « les logiques de compétences ». À la notion de qualification, on va accoler (ou substituer ?) celle de compétence. La notion de poste de travail sera abolie. Un travail de repérage des activités qui conduit àune analyse des compétences nécessaires à la bonne marche de l’entreprise va être entrepris, suivi d’une analyse des compétences des salariés.

16Des collectifs de travail sous forme de petites équipes sont mis en place. Les salariés feront l’objet d’évaluations individuelles effectuées par le n + 1, visant à cerner non seulement leur savoir, savoir-faire, mais aussi leur « savoir-être » ou aptitudes sociales de relation et de communication. L’attention porte non seulement sur les compétences actuelles, mais également sur les compétences virtuelles qui doivent être repérées. La formation est un outil privilégié pour accompagner cette évolution. La structure de l’entreprise est fortement remaniée avec diminution du nombre d’échelons hiérarchiques. Cette réforme est fréquemment associée à d’autres innovations organisationnelles : démarches de qualité totale, diminution des stocks et production en juste à temps, certification ISO, équipes semi-autonomes, etc. (Janod et Saint Martin, 2003 ; Colin et Grasser, 2003). Cela conduit certains à vouloir mesurer l’ampleur et l’importance du phénomène : s’agit-il d’une modification du mode de gestion de la main-d’œuvre dans le sens d’une plus grande individualisation de celle-ci ou d’un changement beaucoup plus profond du modèle productif lui-même, ce qu’on désigne par « émergence du capitalisme cognitif » [3].

Qualification

17« Nous appellerons qualification, dans un sens très large, la reconnaissance par l’employeur ou la revendication par le salarié de toutes les qualités de son travail qui importent pour la production, qu’il s’agisse du zèle avec lequel il l’accomplit (son effort, son attention, l’absence d’erreurs ou de fautes), de la compétence et de l’expérience qu’il mobilise, et même du potentiel qu’il pourra montrer (sa capacité d’initiative et d’apprentissage) » (Reynaud, 1988). Stroobants (1993) propose de distinguer qualification comme processus (le fait de qualifier, de définir des critères de classification) et comme résultat (être doté d’une qualification, se situer dans cette classification).

Compétence

18« La compétence est une combinaison de connaissances, savoir-faire, expériences et comportements s’exerçant dans un contexte précis. Elle se constate lors de sa mise en œuvre en situation professionnelle à partir de laquelle elle est validable. C’est donc à l’entreprise qu’il appartient de la repérer, de l’évaluer, de la valider et de la faire évoluer » (((((http:// objectifs-competences. medef. fr/139).

Logique de compétences

19Désigne « les effets induits par l’utilisation de la notion de compétences dans l’entreprise, en matière d’organisation, de management et de gestion de ressources humaines » (Medef).

I.L’univers traditionnel de la qualification :le ver est dans le fruit

1. Crise du taylorisme et recherche de nouvelles formes d’organisation du travail

20La modernisation des appareils productifs, les progrès de la mécanisation puis de l’automation ont entraîné une remise en cause des procès de travail (Aglietta, 1976, p. 150).

21Contrairement aux prévisions, l’automation n’a pas éliminé les hommes de l’usine.

22La multiplication des machines puis l’arrivée des robots incitent à réduire les coûts de main-d’œuvre qualifiée et à remplacer les professionnels par des O.S. Non seulement l’équilibre capital-travail est modifié, mais le système des rôles dans son ensemble demande à être revu. À peine le taylorisme est-il implanté en France que les tensions liées à la division du travail se font déjà sentir. Dès le milieu du XXe siècle, les travaux de Georges Friedmann décrivent les méfaits de la séparation radicale entre tâches de conception et tâches d’exécution et l’organisation hiérarchique lourde qui en découle. (Friedmann, 1950).

23La pénurie de main-d’œuvre qualifiée (Moutet, 1997) est une donnée importante de l’époque. D’une part, certains changements techniques contribuent à tirer vers le haut la structure des qualifications, aggravant ainsi cette pénurie. D’autre part, l’importance des investissements matériels exige une réduction des coûts de main-d’œuvre : il faut qu’une partie croissante de la production repose sur les O.S. Ceux-ci se voient confier des machines de plus en plus coûteuses : il faut donc hausser leur niveau de qualification. Tel est en substance le « double mouvement de déqualification/requalification de la main-d’œuvre » (Freyssenet, 1977).

2. Difficultés d’une organisation du travail fondée sur le poste.

24La cotation des postes fait de moins en moins l’objet d’un consensus. Touraine (1955) mentionne déjà les phénomènes de surclassement : sont classés comme professionnels d’anciens ouvriers spécialisés dont ni les attributions ni les connaissances ne sont celles d’un OP. La qualification, si elle est le produit d’un jugement, est également négociée à travers les luttes sociales collectives. Le sur-classement n’est pas seul en cause dans ce décalage entre les caractéristiques du poste et celles de l’individu ; ce décalage peut intervenir dans l’un ou l’autre sens : certains O.S. sont affectés au nettoyage, d’autres exercent des responsabilités hiérarchiques ou techniques. Le jeu des promotions vient brouiller les hiérarchies ; une promotion accordée ne signifie pas nécessairement le reclassement du poste correspondant : un ouvrier peut être muté et bénéficier d’une promotion, mais il garde la qualification et le salaire de son ancien poste. « L’usine, c’est le royaume d’Ubu, le poste de travail réel correspond de moins en moins souvent à la qualification professionnelle. » (Frémontier, 1971). Les classifications Parodi, instrument de gestion des salaires, se révèlent trop rigides et impropres à suivre le mouvement des mobilités et des carrières à mesure des changements techniques [4].

25D’autres changements, plus liés aux modifications de la production à la chaîne, vont bouleverser les modes de contrôle du travail ouvrier : le contrôle des cadences par chronométrage va devenir moins omniprésent : il sert essentiellement à étalonner les tâches et à « rééquilibrer » la chaîne. Le salaire au temps va remplacer le salaire aux pièces ou au rendement. Le travail est découpé autrement, réparti sur un petit collectif d’ouvriers.

26Certains travaux sociologiques des années 1960 permettent de reconstituer les mutations industrielles de l’époque. Les ouvriers et le progrès technique, étude de cas : un nouveau laminoir (J. Dofny, C. Durand, J.-D. Reynaud et A. Touraine, 1966) donne un éclairage fort sur le glissement d’une qualification de métier, classique, fondée sur l’expérience, à une qualification « moderne », fondée sur les aptitudes psychomotrices et sur une formation technique plus poussée.

27L’enquête compare des secteurs traditionnels (la fonderie) et des secteurs modernisés (nouvelle tôlerie). Les auteurs exposent comment les ouvriers perçoivent différemment la qualification selon qu’ils appartiennent à un secteur modernisé ou à un secteur traditionnel. La question « Donnez un exemple de poste très qualifié à la nouvelle fonderie » fait apparaître un clivage entre secteurs traditionnels et secteurs modernisés. Le lamineur jouit du plus haut degré de prestige dans les secteurs traditionnels tandis que dans les secteurs modernisés, c’est l’opérateur qui domine. Le sens donné à la qualification varie également selon l’expérience de chacun. À l’intérieur des secteurs modernisés, le clivage entre anciens et nouveaux embauchés est patent : ces derniers valorisent plus fréquemment le poste d’opérateur et moins souvent celui de lamineur. Enfin, les postes de commandement ne sont cités comme des exemples de postes très qualifiés que dans les secteurs traditionnels.

28La question « Y a-t-il une différence entre machiniste et opérateur » prend tout son sens si l’on sait que le machiniste est classé O.S. tandis que l’opérateur est classé P1. La réponse aurait dû être évidente. Or les avis sont loin d’être unanimes : les ouvriers « déçus » qui ont eu une promotion plus lente qu’espérée ont plus tendance à dévaloriser la position d’opérateur en affirmant que « machiniste et opérateur, c’est pareil ».

29Déjà à l’époque (le livre date de 1966, mais les enquêtes ont été conduites en 1955) on trouve affirmée la tension entre deux conceptions différentes de la qualification : les jeunes venus du centre d’apprentissage aux postes de lamineurs sont évoqués dans ces termes : « Ils sont plus qualifiés parce que plus instruits ; mais les vieux ont plus de capacité : ils connaissent le travail. » À la possession d’un diplôme, on oppose l’expérience du métier : « Aujourd’hui, c’est le CAP qui compte et c’est un tort : ils ont la théorie et pas la pratique ; si on se fiait vraiment à la théorie, on n’arriverait pas » (p. 136).

30Le terme d’opérateur apparaît dès les années 1950, associé non seulement à l’automation mais aux systèmes de production en continu (flow-process) [5]. Le contraste entre secteurs modernisés et non modernisés fait apparaître deux manières différentes de valoriser la qualification : si le poste de lamineur représente le type même de poste très qualifié dans les secteurs non modernisés, c’est l’opérateur qui joue ce rôle dans les secteur modernisés.

31Cet exemple illustre bien le malaise à l’égard de la qualification traditionnelle. L’unanimité ne se fait pas sur qui est plus ou moins qualifié et cette évaluation est fonction des histoires organisationnelles (appartenir ou non à un secteur modernisé) et personnelles (avoir ou non connu une promotion, être nouveau ou ancien embauché). Deux conceptions de la qualification coexistent désormais, annonçant ce qu’on nommera plus tard le « dédoublement des connaissances » (Stroobants, 1993). De ce dédoublement résulte le désaccord sur l’importance des postes de commandement et les sources de légitimité de l’autorité.

32Les changements actuels de l’organisation du travail (mise en place d’équipes autonomes et rétrécissement des lignes hiérarchiques) émanent d’un mouvement plus ancien dans lequel les sources de qualification traditionnelles, liées au métier et à l’ancienneté, sont progressivement rattrapées par une nouvelle conception dans laquelle le savoir théorique et le diplôme jouent un rôle grandissant.

3. Les modèles de commandement hiérarchiquessont en crise

33Ce glissement d’un type de qualification à un autre va entraîner une remise en cause d’un certain nombre de valeurs ouvrières traditionnelles et notamment des valeurs liées au commandement et à la hiérarchie. Dofny et al. (1966) mettent en évidence que la conception de la hiérarchie n’est pas semblable dans les secteurs modernisés et traditionnels ; c’est seulement dans les secteurs non modernisés que le poste de commandement est cité comme exemple de poste très qualifié. Dans les secteurs modernisés, le prestige du poste d’autorité diminue. Deux visions de la hiérarchie coexistent dans un même entreprise, façonnées différemment selon le contexte technique du service et des changements qu’il a subis.

34Naville (1963) témoigne de l’ambiguïté des changements des modes de contrôle ouvrier : « ... Dans certains cas, le personnel se sent plus libre : il est moins astreint à suivre personnellement le rythme de travail des machines... D’autre part l’opérateur a le sentiment qu’en matière de fabrication sa responsabilité individuelle est limitée. L’impression inverse se fait jour aussi : il a fallu instaurer un système qui oblige l’opérateur à se trouver sur place à une heure fixe... »

35Touraine (1955) analyse finement le glissement des rôles qui s’opère avec l’arrivée de nouvelles machines [6]. Les régleurs qui étaient souvent de petits agents de maîtrise ou des chefs d’équipe spécialisés sont fréquemment remplacés par des O.S. dont la formation a été légèrement renforcée (p. 143). En effet, si les tâches sont regroupées par section, les attributions du régleur ne sont pas variées et peuvent être confiées à quelqu’un d’autre qu’un ouvrier professionnel. Une réduction de la ligne hiérarchique va être la conséquence de ce mouvement.

36Cette crise du mode de commandement « autoritaire » est étroitement liée à la question du dédoublement du savoir. Si à côté de la source d’autorité traditionnelle qu’est l’expérience, acquise par les plus âgés et progressivement transmise aux plus jeunes, apparaît une nouvelle forme de savoir, valorisée dans les ateliers modernes et détenue par les jeunes, ce n’est pas seulement le mode de commandement qui est ébranlé, mais aussi tout l’échafaudage des rapports entre classes d’âge. La crise du commandement est également celle de la séniorité. Les logiques de compétences porteront la marque de cette crise : l’ancienneté ne sera plus nécessairement reconnue comme une source valide d’expérience et les rapports entre classes d’âge s’en trouveront modifiés, se répercutant à leur tour sur le mode de calcul des rémunérations.

4. L’internalisation de la qualification, un premier pas vers la gestion individualisée des emplois.

37Ultérieurement, la négociation des qualifications va se déplacer du terrain des branches vers celui des entreprises (Reynaud, 1988 ; Boltanski et Chiapello, 1999). Cette « internalisation de la qualification », n’entraîne toutefois pas la disparition de la négociation de branche : elle change d’objet et détermine moins le fond et plus la procédure ; elle fournit des objectifs généraux. Les grilles à critères classants, à la différence des classifications Parodi, ne fixent pas la hiérarchie des postes mais la procédure à suivre pour construire le classement des postes.

38Les entreprises, face à la montée des technologies nouvelles et à une concurrence accrue, sont en recherche d’une meilleure utilisation de leurs ressources humaines. À l’intérieur des critères et procédures déterminés par les conventions collectives de branche, elles sont libres de classer les postes, sans être contraintes par des listes de métiers, comme dans les premières conventions. De ce point de vue, l’émergence des grilles à critères classants est contemporaine non seulement d’un certain type de développement technologique, mais aussi de la liberté accrue des entreprises par rapport aux contraintes de métier et de branches.

39Les qualifications deviennent à la fois plus spécifiques à chaque entreprise et plus évolutives. Ce mouvement coïncide avec une individualisation assez générale des qualifications [7].

40Les rapports entre qualification personnelle et qualification contractuelle changent : d’une part « la correspondance entre le certificat et le poste devient plus lâche » (Reynaud, 1988). En fait, le diplôme, condition nécessaire d’obtention du poste, définit plus un niveau d’accès, une « autorisation d’entrée dans une filière » qu’une qualification contractuelle. Changent également les rapports entre qualification personnelle, qualification contractuelle et qualification collective.

41L’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail va venir perturber la gestion traditionnelle des qualifications : dans l’organisation taylorienne, la compétence des ouvriers résidait dans leur aptitude à suivre des procédures définies, ailleurs, par le bureau des méthodes ; la capacité d’initiative et d’autonomie, l’aptitude à prendre des responsabilités étaient vigoureusement réprimées. Reynaud (1988) analyse comment les attentes de la direction envers ses salariés se trouvent modifiées : on attend désormais des salariés qu’ils exercent leur capacité d’autonomie et leur aptitude à inventer des solutions. L’objectif n’est plus le respect des règles mais la capacité d’améliorer le produit. Par suite, le contrat qui lie l’employeur et le salarié est un « contrat de confiance » puisque les voies et moyens pour atteindre l’objectif ne sauraient être définies a priori. À un système de découpage rigide des postes succède un système plus souple, dans lequel idéalement les postes pourraient être redessinés en fonction de la progression de l’individu qui occupe le poste. C’est de cette exigence que va naître la volonté de rétrécir la longueur des lignes hiérarchiques, commune à de nombreuses démarches d’organisation récentes.

42« Les ouvriers ne sont plus soumis à une contrainte personnelle d’obéissance mais à une contrainte collective de production » (Aglietta, 1976). Le mode d’exercice de l’autorité du haut vers le bas est en crise mais également la perception de l’autorité par la base, phénomène en partie lié à une relève des générations (Besucco, 1995).

43Les grandes grèves de la fin des années 1960 et du début des années 1970 manifestaient que le système taylorien était de plus en plus mal accepté. On observe alors l’ébauche de certains changements : recherches autour de nouvelles conditions de travail, mise en place de groupes semi-autonomes, cercles de qualité, etc., démarches qui cherchent à assurer la paix sociale tout en assurant une meilleure productivité de la main-d’œuvre. Accorder aux salariés plus de reconnaissance de leurs qualités individuelles, s’appuyer sur leur initiative, orienter leur énergie vers le service du client apparaît comme un moyen d’assurer ces objectifs. La réponse proposée n’était sans doute pas la seule solution possible, c’est pourtant celle-là qui a été retenue, sans doute parce qu’un certain nombre d’acteurs y trouvaient leur compte.

II.La création des logiques de compétences,l’une des réponses possibles à la crisedu système taylorien, résulte d’une démarchevolontariste dans laquelle les intérêtsde plusieurs groupes d’acteurs convergent

1. Le patronat

44Du milieu des années 1960 au Congrès de Deauville de 1998, et à la « refondation sociale », le patronat français se montre soucieux de tenir son rôle d’architecte social.

45Le rapport du CNPF (1971) sur les O.S. n’établit pas un simple constat des problèmes de recrutement et de motivation de la main-d’œuvre ouvrière, il signe l’acte de mort des classifications Parodi, frappées d’obsolescence. Il convient de revaloriser ces métiers frappés de désaffection [8]. Il ne propose rien de moins que de débaptiser l’O.S. : « Peut-être faudra-t-il revoir l’appellation O.S. pour certains échelons de la qualification ; des exemples où le mot “ouvrier” avait été remplacé par celui d’ “opérateur ou opératrice” (ou agent) sont apparus comme psychologiquement très heureux. » En fait, ce glissement sémantique avait déjà eu lieu en partie, mais de façon plus restrictive (Dofny et al., 1966). Chez IBM, de semblables tentatives de changement des dénominations avaient déjà eu lieu et étaient inscrites dans les grilles de classification. Pour revaloriser les O.S. il s’agit de jouer sur plusieurs registres : l’appellation, l’espoir de promotion (tout en notant que les possibilités de promotion effectives sont limitées) ; les modes de rémunération doivent évoluer, le salaire au rendement et le chronométrage étant de plus en plus mal supportés. Les horaires doivent garder une certaine souplesse pour « ajuster la production au marché ». Le changement des conditions de travail est préconisé, avec élargissement des tâches chaque fois que les caractéristiques de la main-d’œuvre le permettent. Il semblerait toutefois que cela ne soit pas jugé indispensable si l’on emploie de la main-d’œuvre immigrée ou des femmes. « S’il s’agit de main-d’œuvre étrangère comprenant mal le français, la spécialisation devra rester la règle. Et l’on voit ici que la solution de facilité consistant à recruter de la main-d’œuvre étrangère parce que la main-d’œuvre française répugne à exécuter certaines tâches particulièrement monotones, conduit à un véritable cercle vicieux dans la mesure où il est impossible de promouvoir l’élargissement et encore bien plus l’enrichissement de ces tâches, une main-d’œuvre trop fruste ne pouvant s’y adapter, et où la caractéristique de ces postes oblige d’y affecter progressivement une main-d’œuvre de moins en moins évoluée (sic). S’il s’agit de main-d’œuvre féminine, souffrant moins de la monotonie, le regroupement des tâches doit être soigneusement pesé quant à ses avantages et à ses inconvénients » (p. 21-22).

46Toutes ces recommandations reposent sur une clé de voûte : le mode de commandement doit évoluer : le contremaître demeure un chef, mais il doit jouer ce rôle plus en prodiguant des conseils qu’en faisant acte d’autorité. Une plus grande proximité entre la maîtrise et le personnel d’exécution est recommandée. Les auteurs anticipent cependant des difficultés de ce côté, prévoyant que la maîtrise ne sera pas forcément d’accord pour accepter ce changement de rôle. Une formation adaptée est préconisée pour faciliter ce changement. Elargir les tâches, former la maîtrise à son nouveau rôle, développer la participation du personnel, autant d’éléments susceptibles de stimuler la motivation du personnel ouvrier et de revaloriser le travail ouvrier. Dans ce dispositif, le changement des relations sociales est fondamental.

47Un second rapport du CNPF de 1977 va dans le même sens. Il porte sur l’amélioration des conditions de travail et préconise l’introduction des horaires flexibles, susceptibles de « donner à ceux qui en bénéficient un sentiment de liberté, d’autonomie qui répond à un désir de plus en plus profond ». Afin de stimuler les motivations au travail le rapport suggère une remise en cause de la division radicale entre conception et exécution : « Il faut créer une situation dans laquelle le travailleur est intrinsèquement motivé par le travail qu’il accomplit », il faut donner à l’ouvrier « un ensemble de tâches ajoutant des éléments de responsabilité et de participation. Il en sera ainsi lorsque les fonctions de réglage, de contrôle, d’entretien du matériel, voire d’amélioration des méthodes se seront ajoutées aux tâches spécifiques d’exécution ».

48La restructuration des postes de travail exige une réforme des modes de commandement et une « nouvelle conception du rôle de l’encadrement », notamment de la maîtrise qui doit développer « un rôle de conseil plus que de commandement ».

49Les travaux du congrès du CNPF à Deauville en 1998 apparaissent dans le droit fil des préoccupations exprimées en 1971 et 1977. Le discours patronal actuel s’inscrit dans une même continuité. Sur le site internet du Medef, on peut lire cette déclaration :

« À l’avenir, le premier capital de l’entreprise sera moins ses machines ou ses procédures que ses hommes » ; et plus loin : « Face aux défis économiques et sociaux du XXIe siècle, il nous faut rompre définitivement avec le taylorisme en installant le management des compétences au cœur de l’entreprise » (Medef, 2002). La logique de compétences est aujourd’hui présentée comme le résultat d’un marchandage, d’un donnant-donnant, ou plutôt d’un donnant pas-donnant : « Ainsi se dessine une nouvelle forme de partage du risque qui remodèle la relation contractuelle entre l’employeur et le salarié. Si le premier n’est plus à même d’offrir une garantie de pérennité de l’emploi, le second attend en contrepartie la possibilité que son activité au sein de l’entreprise soit formatrice et lui assure des possibilités d’évolution de carrière » (Medef, 2000).

2. Les entreprises

50Les grilles de classification apparaissent souvent comme un donné dont la stabilité a été maintes fois soulignée. Il nous a paru intéressant de montrer précisément, à partir d’une étude de cas, comment elles « vivent », comment elles sont produites et évoluent, notamment du fait des revendications du personnel, des syndicats et de la réaction des directions d’entreprise. Des bilans sociaux et des procès verbaux de réunion de la Société française de mécanique nous ont permis de reconstituer l’évolution des effectifs et des classifications [9]. On constate qu’à la Société française de mécanique les négociations autour des classifications ont largement précédé l’accord national du 23 juillet 1975 sur la classification. La nouvelle classification reflète certes les grandes orientations du CNPF, mais cette grille est socialement produite autour de discussions internes à l’entreprise. Ces procès verbaux des réunions paritaires de la Société française de mécanique en 1973, indiquent comment s’emboîtent les nouvelles classifications et les anciennes.

51Le tableau (voir annexe I) nous permet d’observer deux choses :

1 / Le mouvement de rétrécissement des catégories à bas indices au profit du gonflement de catégories immédiatement supérieures. On observe comment s’opèrent sur une dizaine d’années (1976-1985), les glissements de qualification à l’intérieur d’une catégorie donnée.
2 / Le processus de complexification de la grille par éclatement des catégories intermédiaires. Ainsi en 1983 la catégorie O3 qui comptait déjà deux sous-catégories, s’enrichit d’une nouvelle catégorie, O3 C.

52La nouvelle catégorie des techniciens d’atelier qui apparaît en 1977 va se subdiviser, seulement quatre ans après sa création, en TA1 et TA2. Nous disposons ainsi d’une information précise sur la plasticité des grilles de classification, que l’on présente généralement comme des objets assez stables. Nous voyons comment la grille évolue, par suite de décisions nationales (tel est le cas de l’apparition des techniciens d’atelier) mais aussi des exigences de mobilité et de promotion professionnelle au sein de l’entreprise.

53Pour lire et interpréter ces données, nous disposons de plusieurs documents :

1 / une série de comptes rendus de réunions en 1973 intitulés « Discussions sur les classifications ». Trois réunions ont eu lieu le 3 mai 1973, le 19 juin (document daté du 24/7/73 et le 13 septembre (document du 9 novembre 1973) ;
2 / un relevé de décisions daté du 18 février 1974 ;
3 / deux documents de 1983, « Classification et évolution de carrière des ouvriers » (6 et 15 septembre 1983.)

54Le premier document fait état d’une « demande de réduction du nombre de classifications et de coefficients » émanant surtout de la CFDT tandis que la CGC prône la création de coefficients intermédiaires. La direction y exprime une inquiétude : revoir les classifications, soit, mais « les décisions qui pourront être prises à la suite de ces discussions ne devraient pas conduire à relever systématiquement toutes les rémunérations ». Différentes suggestions d’enrichissement des tâches et d’élargissement des tâches sont formulées et le texte insiste sur la nécessité de ne pratiquer celles-ci qu’après consultation des ouvriers concernés. La rotation des postes, déjà pratiquée en fonderie, devrait être étendue à tous les ouvriers des secteurs concernés. « Il est demandé qu’en cas de rotation, la classification attribuée soit celle du poste le mieux coté. Il est toutefois évident qu’une rotation ne peut s’imaginer qu’entre des postes de niveaux relativement voisins. »

55Le résultat des discussions de 1974 conduit à créer trois nouvelles fonctions : deux en fabrication, celles d’OPF (ouvrier professionnel de fabrication) « nouvelle définition » et celle d’APF (agent professionnel de fabrication). On observe l’emboîtement des nouvelles classifications et des anciennes : l’OPF sera dans le nouveau système un ouvrier qualifié soumis à l’autorité hiérarchique d’un chef d’équipe. Ce sera « un opérateur de niveau P1 à qui sera confiée la conduite d’une machine complexe ou d’un ensemble de production hautement automatisé ».

56« La fonction d’OPF sera techniquement élargie par rapport à la fonction classique d’opérateur de fabrication (O.S.). Elle comprendra, en particulier, une partie “diagnostic entretien” devant permettre, en améliorant l’action préventive, de réduire le nombre et la durée des pannes. » C’est bien dans le souci d’améliorer le rendement des installations en diminuant le nombre des pannes que s’inscrit la volonté de réformer les classifications, en particulier en ce qui concerne la main-d’œuvre jusque-là désignée comme non qualifiée. L’OPF « participera aux opérations de dépannage et de remise en cycle du matériel dont il est responsable », et le texte poursuit : « Pour permettre aux intéressés d’acquérir la compétence indispensable, une formation particulière leur sera donnée avant prise de fonction. Leur nomination sera en outre conditionnée par la réussite d’un essai professionnel adapté. » L’APF dépend d’un contremaître ou éventuellement du responsable d’atelier. C’est un salarié de niveau P2a. Les APF sont des OPF promus. Ils ont une mission de formation et d’adaptation à leur poste des nouveaux embauchés, de réalisation de certaines enquêtes techniques, ce qui évite le recours au service des méthodes. Ils doivent aider les OPF dans les activités de réglages longues ou complexes, assurer la mise en exploitation des moyens nouveaux et, si nécessaire, assurer le remplacement des OPF ou des chefs d’équipes de leur secteur pour les absences de courte durée. Dans ce cas également, les agents reçoivent une formation complémentaire et doivent réussir un essai professionnel qui consiste en une étude technique présentée devant un jury.

57L’APM (agent professionnel de méthodes) est de niveau P2a. C’est également un OPF promu qui a suivi un stage de formation adapté et réussi un essai professionnel. Sa mission est essentiellement d’ordre technique : il doit assurer la mise au point de systèmes nouveaux et assiste l’APF « jusqu’à la stabilisation qualitative et quantitative de la production ».

58Les APF et les APM pourront devenir ultérieurement chefs d’équipes de fabrication et techniciens.

59Les deux documents de 1983 témoignent d’une volonté de développer une politique de gestion individualisée des compétences. On y trouve une évaluation de la répartition des professionnels au sein des effectifs ouvriers : en 1982, les salariés de coefficient égal ou supérieur à 170 points représenteraient 40 % du personnel ouvrier. La déclaration centrale est que la classification et l’évolution de carrière des ouvriers doivent être fonction non des seules qualités techniques mais également de la bonne volonté de ceux-ci : « Esprit de participation, qualités individuelles et esprit de polyvalence. »

60L’ « esprit de participation et qualités individuelles » sont ainsi listés :

1 / « participation active à l’amélioration du fonctionnement des moyens » ;
2 / vigilance active pour assurer la continuité du flux de la production dans le secteur ;
3 / activité soutenue et attentive en vue de produire la quantité optimale tout en assurant la meilleure qualité ;
4 / instauration et maintien d’un dialogue constructif avec l’encadrement et les autres ouvriers ;
5 / développement de l’expérience personnelle en vue d’augmenter l’efficacité du secteur et l’efficacité personnelle ;
6 / acceptation de la mobilité.

61La seconde version diffère de la première par une volonté systématique d’ajouter à chaque « qualité » repérée un moyen d’objectiver et d’évaluer celle-ci. Il est probable que les représentants du personnel ont vu dans cette charte morale les dangers d’une évaluation « à la tête du client » et qu’ils ont tenté d’y remédier en proposant, pour chaque qualité requise, un certain nombre d’indicateurs plus objectifs.

62Le second axe d’exigence est celui de la polyvalence, « aptitude à tenir à tout moment plusieurs postes définis comportant des modes opératoires différents ».

63Le document prévoit un léger glissement vers le haut de certains postes, lié à cette augmentation de la polyvalence : certains postes classés O2A (K 150) ou O3A (K 155) seront classés O3B (K 160).

64Le principe de l’entretien individuel à l’occasion de ces promotions est posé.

65Le coefficient d’embauche est maintenu à K 140 (O1) pour les « tâches simples relevant du niveau 1 ». Après une période d’adaptation, ce niveau passe à K 145.

66Le niveau d’embauche pour les autres postes est K 145 avec engagement de promotion à K 150 au bout d’un an. Le document qui affirme l’importance des qualités individuelles pour la gestion des carrières réintroduit instantanément des mesures de promotion à l’ancienneté. Enfin, quatre nouvelles classifications sont créées :

67O3C (coefficient 165), OFQ . 2 (coef. 175), OPF . 2 (coef. 185), OPF . 3 (coef. 190).

68Le programme proposé suppose une parfaite harmonie des intérêts du salarié et de ceux de l’entreprise ; de même, est postulé possible un compromis entre les exigences de qualité et celles de la productivité. C’est une sorte de charte morale qu’on trouve ici exposée. On retrouvera un état d’esprit identique lors de la mise en place des logiques de compétence, mais l’univers de la qualification avait, grâce aux grilles de classification, un caractère de garde-fou collectif que les nouveaux modes managériaux vont tenter de faire disparaître.

3. Les ingénieurs en organisation et les directions des ressources humaines

69Un document peut être considéré comme la première charte française des logiques de compétences. Il s’agit de la Bataille des compétences [10], ouvrage rédigé par un normalien, Yves Cannac, ancien secrétaire général de l’Élysée sous la présidence de Giscard d’Estaing, à l’occasion d’un colloque organisé par la CEGOS le 4 octobre 1984. Cet opuscule est centré autour de la notion de professionnalité et de développement professionnel. La formation est peinte comme étant l’affaire même de l’entreprise, élément essentiel à sa stratégie. Le « modèle scolaire » est dénoncé comme un système dans lequel apprendre est une fin en soi. La formation professionnelle ne doit pas, affirme l’auteur, être calquée sur « le moule classique de l’école » : elle aurait dû être une contre-école, un modèle alternatif et non un miroir du système scolaire.

70L’auteur entend promouvoir un régime de formation professionnelle soumis non pas au modèle de l’école, mais à celui de l’entreprise. Il s’agit de « prendre le parti de l’entreprise ». Une entreprise rajeunie, dépoussiérée de toutes les scories tayloriennes, centralisatrices, hiérarchique et « affectionnant le gigantisme ». Il appelle de ses vœux l’avènement d’un nouveau type d’organisation. À contraintes nouvelles, entreprises nouvelles : l’entreprise doit faire face à des conditions technologiques ( « gérer des processus de production et de distribution toujours plus complexes » ), économiques ( « mondialisation croissante des marchés » ) et sociales ( « évolution des mentalités des jeunes qui rendent de moins en moins efficaces les méthodes traditionnelles de commandement » ).

71On aurait pu penser que la construction d’une entreprise nouvelle, fondée sur une conception individualisée des compétences, serait une sorte de réponse à l’appel de Georges Friedmann, une façon de réintroduire l’homme à sa juste place dans le système technique. La réponse esquissée ici est d’une tout autre nature, à l’opposé d’une démarche humaniste : c’est une démarche économiste, productiviste et utilitariste.

« L’entreprise ne peut maintenir et renforcer sa compétitivité qu’en approfondissant sa relation avec chacun des individus qui la composent, de façon à s’affirmer davantage comme une véritable communauté de travail : une communauté contractuelle, capable de mobiliser au maximum les initiatives, les énergies et les talents de chacun. »

72La compétence professionnelle se trouve vigoureusement opposée au savoir académique. On trouve là une critique du savoir désintéressé, libre, qui serait à lui-même sa propre fin. La compétence professionnelle nous dit-on, est un savoir pertinent. De là à suggérer que le savoir scolaire, le « savoir institué », est impertinent, il n’y a qu’un pas. Au savoir du savant et du lettré est opposé le savoir du professionnel, organisé autrement, « non pas en fonction de la logique interne d’une discipline, mais des nécessités particulières du travail et de l’action ». À savoir différent, pédagogie différente : il ne s’agit plus de transmettre par étapes des éléments de savoir, mais « la totalité d’un savoir utile ».

73Le savoir « institué » est théorique, l’autre, le savoir professionnel, peut comporter des éléments théoriques très poussés mais ne s’y réduit jamais : c’est un savoir global, qui comporte aussi du savoir-faire et du savoir-vivre. Ainsi s’esquisse une hiérarchisation des savoirs, et c’est la compétence qui tient le haut du pavé.

74On voit là poindre les racines profondément anti-humanistes et anti-intellectualistes d’un système dont l’élaboration n’en est qu’à ses débuts. On rompt ainsi, d’un trait de plume, avec l’héritage classique dans lequel le principe de l’unité du savoir était tenu pour essentiel : au contraire, le « vrai » est ici opposé à l’ « utile », présenté comme la clé de la réussite. La connaissance se trouve ainsi réintégrée dans le circuit marchand : « La compétence c’est de l’argent. » Au savoir institué, « bien public », est opposée la compétence, bien privé. Le savoir est devenu une marchandise.

75Dans ce mouvement, le statut du savoir bascule, mais aussi celui de l’individu dans ses rapports avec l’entreprise : « Le vrai professionnel est comme une entreprise en petit, une entreprise dans l’entreprise » (p. 53). L’entreprise, tel un ogre, a digéré le salarié.

76Le lien entre les valeurs de la compétence et celles de l’entreprise compétitive est clairement affirmé. L’auteur souligne que la distinction entre professionnels et non-professionnels sera le grand clivage d’avenir, amenée à se substituer, à terme, à la différence entre cadres et non-cadres. Il est manifeste que pour le patronat se libérer non seulement des contraintes liées à la codification des qualifications, mais également de la distinction entre non-cadres et cadres, serait tentant.

77L’appareil des logiques compétences est ensuite décrit avec précision (p. 59). Il convient d’abord de repérer les nouveaux métiers, de définir les capacités correspondantes et les filières de progression possibles, enfin de déterminer les objectifs de formation et les actions de formation adéquates. La logique des compétences est née du cerveau des ingénieurs en organisation qui l’ont inoculée aux services du personnel à la recherche d’une nouvelle définition de leur rôle. Il ne s’agit nullement d’une réformette visant à modifier les modes de rémunération des salariés mais d’une bataille, voire d’une croisade : convaincre les salariés de la convergence entre le bien de l’entreprise et leur bien personnel, emporter leur adhésion, savoir, savoir faire mais aussi savoir-être.

78Individualiser les carrières et les modes de rémunération conduit à rendre moins visibles les masses attribuées au salaire des personnels (Linhart, 1993), à faire éclater la cohésion des groupes professionnels susceptibles de constituer un contre-pouvoir, à affaiblir le pouvoir des syndicats. La démarche permet aussi de se libérer du carcan des grilles de classification et des échelles indiciaires. Le pouvoir des directions des ressources humaines et des services de formation, ingénieurs de ces transformations, s’en trouve augmenté. Les conseils en organisation chargés d’accompagner le processus prennent de l’ascendant. D’autres acteurs collectifs se sont associés à cette démarche : l’Anact, le Cereq, certains acteurs de la formation continue ont vu là un espoir d’améliorer le sort des salariés au travail. Ces différents partenaires ont été plus des accompagnateurs et des fabricants d’outils tandis que le rôle du patronat, épaulé par les ingénieurs en organisation, a été prépondérant.

III. La mise en place des logiques de compétences

79Plusieurs ouvrages récents ont publié des récits de mise en œuvre des logiques de compétences (Brochier, 2002 ; Klarsfeld et Oiry, 2003 ; Dupray et al., 2003). Nous allons simplement évoquer les traits essentiels du plus ancien de ces dispositifs, l’ « Accord A Cap 2000 ». Nous listerons ensuite quelques critiques majeures attachées à ce type de dispositif.

1. L’accord A Cap 2000

80Le 17 décembre 1990, entre le groupement des industries sidérurgiques et minières et quatre organisations syndicales (CFDT, CGT-FO, CFTC et CFE-CGC) était signé un accord sur la conduite de l’activité professionnelle ou A Cap 2000. Alain Lebaube écrit dans Le Monde : « Tous les tabous sont bousculés. » La notion de compétence, associée à celle « d’organisation du travail qualifiante », prend le devant de la scène. La compétence est alors entendue comme « savoir-faire opérationnel validé ».

81La logique de poste est abandonnée et remplacée par une définition fonctionnelle du travail conçu comme ensemble d’activités exigeant des savoirs spécifiques.

82Rappelons qu’antérieurement, ce secteur a été successivement régi par des classifications de type Parodi, puis, à partir de 1975, par la grille « à critères classants » de la métallurgie qui distinguait quatre critères : l’autonomie, la responsabilité, le type d’activités, les connaissances requises.

83Deux étapes principales à ces premières expériences [11] :

84En 1986, la mise en place du système d’évolution des compétences (SEC) manifeste un double souci d’augmenter la polyvalence et de réduire la ligne hiérarchique pour les postes d’ouvriers. Le SEC correspond à une tentative pour sortir de la logique du poste et propose un système d’organisation axé sur les activités. Une cellule de travail est alors définie comme un ensemble d’activités correspondant à la poursuite d’une mission commune. On postule que chaque agent peut modeler sa carrière en s’orientant vers des activités nouvelles, accompagnées de la formation ad hoc. Cela suppose un repérage des différentes activités nécessaires au bon fonctionnement de l’usine, puis des savoirs et savoir-faire correspondants ; enfin, il conviendra de former les salariés en conséquence.

85D’où la deuxième étape : la Méthode d’investigation des activités (MIA). Celle-ci démarre à titre expérimental en août 1986 mais ne sera étendue à l’ensemble de l’usine qu’en novembre 1988. On peut distinguer trois étapes dans la MIA :

  • Situer la cellule du travail dans la structure de l’usine et repérer les missions qui lui sont attribuées avec prise en compte des évolutions technologiques et organisationnelles prévisibles.
  • Une fois opéré ce repérage des activités, la direction s’occupe à construire des emplois-types, c’est-à-dire des ensembles d’activités organisées selon une logique de progression [12]. Cette notion d’emploi-type correspond en fait à une réduction des ambitions initiales du Système d’évolution des compétences. Le SEC prévoyait que chaque opérateur pouvait construire sa trajectoire de carrière en faisant évoluer la structure des activités qu’il maîtrise. La notion d’emploi-type vient donc limiter le cadre à l’intérieur duquel les agents peuvent faire évoluer leur activité ;
  • La troisième étape de la MIA consiste à construire les savoirs et les savoir-faire correspondants à chaque emploi-type. Ce sont les opérateurs qui se chargent de ce travail.

86Sous-jacent à la MIA on trouve un ensemble de critères qui font largement appel au comportement en situation de travail, comme c’était déjà le cas dans les accords de 1975 : exigence professionnelle (50 %), autonomie (20 %), exigence relationnelle (24 %), ainsi que, nouveau critère affecté toutefois d’un coefficient assez faible, l’importance économique (6 %).

87L’accord A Cap 2000 se présente comme un contrat entre l’entreprise et le salarié, contrat qui se veut équilibré, échange réciproque dans lequel les droits et les devoirs de chacun sont définis avec précision. D’où un très grand formalisme. A Cap 2000 multiplie les procédures et les règles : création d’une commission de suivi et d’application qui réunit les organisations signataires, mise en place d’un droit de recours en cas de contestation des conclusions de l’entretien ou des décisions d’orientation.

« La MIA assure un couplage fort entre les finalités de l’entreprise et le travail de l’opérateur. La formation devient le moyen qui assure la transformation de l’individu réel en individu “fonctionnel” » (Chatzis et al., 1995, p. 39).

88Tanguy (1994) remarque qu’un tel modèle procède d’un modèle « cybernétique » assez éloigné de la réalité psychologique et humaine. En droit les individus sont également ambitieux et rationnels, cependant les techniciens sont plus à même de tirer parti de ce système que le personnel ouvrier, plus méfiant et plus en retrait par rapport à la direction. Cet accord souffre d’une incohérence majeure : si l’intention première repose sur « l’interaction permanente entre formation et organisation », on est bien obligé de reconnaître que c’est l’organisation qui, finalement détermine le système : c’est la hiérarchie qui détermine les emplois types qui sont les pivots du système.

89Ce mode d’organisation qui se voulait une remise en cause de l’évaluation traditionnelle des individus, fondée en grande partie sur le diplôme, finit par réintroduire celui-ci comme l’un des éléments d’appréciation des niveaux de compétence. C’est là une tendance assez générale que l’on retrouve dans d’autres expériences : mettre en place une logique de compétence, c’est au départ remettre en cause des éléments traditionnels comme l’ancienneté ou le diplôme, lesquels ré-émergent souvent assez rapidement [13]. De ce point de vue, les principales expériences de mise en place d’une logique de compétences demeurent comme « démarches inachevées » (Zarifian, 1995).

2. L’extension du modèle

90Cette présentation du cas de Sacilor ne doit pas laisser penser que les logiques de compétences ont pour principal terrain des entreprises industrielles ou le secteur privé. On peut d’ailleurs se demander quelle est la portée de ce mode de gestion de la main-d’œuvre : quelles sont les entreprises concernées et quelle est l’ampleur du phénomène ?

91La diffusion est loin d’être fulgurante. Un bilan quantitatif du nombre et du type d’établissements concernés par ce dispositif de gestion des carrières fait apparaître une extension assez limitée (Colin et Grasser, 2003). Les données de l’enquête RéPONSE, principalement centrée sur les relations professionnelles, permettent néanmoins d’approcher le phénomène de gestion par les compétences. Deux niveaux d’intensité sont distingués : l’évaluation individuelle sous forme d’entretien annuel et un pourcentage élevé (plus de 3 %) de la masse salariale consacré au budget formation de l’entreprise sont des critères communs aux deux niveaux. Les pratiques « fortes » de gestion des compétences se distinguent des autres (pratiques « faibles ») en ce que le lien entre évaluation individuelle et formation d’une part, promotion de l’autre, est direct alors qu’il peut être indirect dans les entreprises du second type. Globalement, 7,7 % des établissements pratiquent ce mode de gestion, dont 4 % au sens fort du terme. Le degré de mobilisation du dispositif est directement fonction de la taille de l’établissement : plus l’établissement compte de salariés, plus la probabilité d’y avoir recours est élevée. Ainsi, entre 20 % (usage fort) et 35 % (usage faible) des établissements de plus de 1 000 salariés y ont recours. Entre 4 % et 6 % des établissements de moins de 100 salariés l’utilisent. Parmi les secteurs les plus concernés, on trouve celui des secteurs financiers et les services aux entreprises.

92Bertrand, Lamoureux et Vermel (1993) envisagent quelle est la portée de ce dispositif de logiques des compétences dans les petites et moyennes entreprises.

3. Les limites

93Le caractère paradoxal de l’accord A Cap 2000 doit être souligné : en dépit de clauses apparemment avantageuses pour les salariés, tant de façon instantanée (hausses de coefficients) qu’à moyen terme (création de parcours permettant aux salariés d’espérer une amélioration de leur sort grâce à une promotion débouchant sur une professionnalisation), les opérateurs n’adhèrent pas au projet. Ce scepticisme est lié à un « clivage entre le social et l’économique ». L’accord reste essentiellement un accord social ; toutefois la mobilité et la progression des salariés est subordonnée à une prospérité économique de l’entreprise dont les modalités ne sont pas garanties. Les salariés ne s’y trompent pas qui mettent en doute qu’un tel accord puisse être durable. D’où généralisation des attitudes de retrait. Cela n’est pas un cas isolé. La plupart de ces expériences se heurtent à une série de difficultés que nous allons passer en revue.

L’évaluation individuelle

94Nous sommes en présence d’un paradoxe : l’accent est mis constamment sur l’importance de la coopération, sur le travail en équipe. Or les salariés sont jaugés, évalués, un à un. Qui conduit l’entretien d’évaluation ? C’est le supérieur hiérarchique direct, le n + 1, placé ainsi dans une situation extrêmement délicate : comment critiquer celui sur la bonne volonté duquel repose le bon fonctionnement du service ou de l’équipe. Position délicate pour l’un, l’évaluateur, et pour l’autre, l’évalué, puisque la rémunération de ce dernier et son évolution de carrière vont dépendre du jugement de son quasi-pair. D’autant plus qu’en cas de conflit les règles d’arbitrage ne sont pas claires et l’absence de contre-pouvoir se fait durement sentir. Position délicate également pour les syndicats qui ne peuvent intervenir que si l’on fait appel à eux. Peut-on réellement faire dépendre entièrement la rémunération de la compétence ? Les expériences connues font apparaître qu’après avoir éliminé des critères traditionnels comme le diplôme ou l’ancienneté, ceux-ci refont une apparition.

95Si l’évaluation de la situation présente est difficile, l’anticipation des compétences futures l’est encore plus. Le repérage des capacités d’évolution des individus, qui fait également partie de l’entretien individuel, est une opération délicate. La vision « néoclassique » du salarié (Chatzis et al., 1994) pensé comme un sujet ambitieux, doté d’une volonté de progresser, « capable de se positionner et de s’orienter seul dans un monde qui lui offre des repères objectifs et publics », n’est pas partagée par tous. L’enquête précitée montre que plus de la moitié des agents d’exploitation ne souhaitent pas changer d’emploi. Les techniciens, eux, sont plus capables de se projeter dans l’avenir. Il y a une difficulté réelle à élaborer des référentiels, à rédiger les procédures, à identifier concrètement les savoir-faire nécessaires à la bonne marche de l’usine, et a fortiori à projeter cette connaissance dans le futur.

Qui gagne, qui perd ?

96La conception de l’acteur sous-jacente à ce modèle d’organisation est une conception hyperfonctionnelle : l’acteur est supposé ambitieux et rationnel, capable d’interpréter les informations relatives aux opportunités d’évolution de carrière. La plupart des expériences recensées font apparaître que si les jeunes, techniciens, bien formés, sont généralement assez favorables à ce système, il existe toute une catégorie de salariés, plus âgés ou moins qualifiés qui ne souhaitent pas l’implication proposée (Tixier, 1996 ; Le Goff, 1996 ; Rozenblatt, 2000). À ce jeu, il y a des gagnants et des perdants. Or il nous semble que le propre d’un bon gouvernement de l’entreprise est d’assurer une place aux plus faibles comme aux plus forts.

Que devient le droit du travail ?

97Reynaud (2001) fait remarquer que dans l’idée de compétence il entre une composante supplémentaire par rapport à celle de qualification : c’est l’idée que le salarié est responsable du résultat. C’est d’ailleurs la même idée que l’on trouve dans le rapport Cannac quand il dit que le salarié est comme une petite entreprise à lui seul. On est là dans une conception du rapport salarial qui rend difficile l’élaboration du droit du travail correspondant (Morin, 2003). En particulier, l’individualisation du contrat de travail pose des problèmes juridiques considérables.

GPEC et conjoncture

98La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences suppose un accent fort mis sur la formation et une vision dynamique des compétences des individus. Si la conjoncture économique est mauvaise ou si les possibilités de promotion sont faibles, cette dynamique tombe bien évidemment à plat.

Que devient le système hiérarchique ?

99Dans une organisation distribuée, l’importance des aptitudes communicationnelles est extrême (Dodier, 1995). C’est sur elles que repose la bonne articulation entre projets et entre acteurs. L’outil de cette communication est la réunion. Si l’accent est généralement mis sur l’égalité des différents acteurs face à la tâche à accomplir, le rôle du supérieur hiérarchique reste d’animer et de réguler les réunions et les interactions. La supériorité des tâches de conception par rapport aux tâches d’exécution est en principe abolie. Ce n’est pas la position dans l’organigramme de l’entreprise qui définit le chef, c’est son rôle d’animateur. Son autorité ne repose pas sur un savoir préexistant, mais sur une capacité à faire se rencontrer les points de vue et à les organiser.

100Nous avons vu que cette question de la hiérarchie, de ce qui est à la racine de la qualification et du pouvoir, était fondamentale dans le passage de l’ordre ancien à une nouvelle organisation. C’est en partie parce que l’ordre ancien de commandement fondé sur l’autorité n’était plus accepté qu’un certain nombre d’acteurs se sont mis à la recherche de nouvelles formes d’organisation du travail.

101Il n’est pas certain que les nouvelles formes de gestion des emplois s’accompagnent d’une invention d’un système hiérarchique conforme aux ambitions affichées. Beaucoup d’études de cas soulignent cette contradiction entre une volonté explicite de donner aux salariés plus d’autonomie et la façon autoritaire de gérer les rémunérations et les promotions.

Conclusion

102Les logiques de compétences ont leurs racines profondes dans les difficultés de l’organisation taylorienne et fordiste : changements des rôles nés de l’automation, nécessité de concevoir autrement l’organisation du travail, bouleversement des fondements de l’autorité et des rapports entre générations. En ce sens, il n’y a pas lieu d’opposer qualification et compétence.

103Mais les logiques de compétences sont aussi un produit managerial, né d’une volonté délibérée du patronat et accompagné par des architectes sociaux habiles. Les logiques de compétences ne sont le plus souvent que l’un des éléments dans un processus de changement plus global des organisations. Ce sont l’un des volets du « Nouvel esprit du capitalisme » dans lequel on offre aux salariés d’échanger moins de sécurité contre plus d’autonomie. Celle-ci n’est souvent qu’un instrument indirect pour faire taire les protestations et inviter les salariés à participer à « l’avènement d’un mode de gouvernement dont le but est d’inciter les acteurs du premier niveau opérationnel à élaborer et appliquer eux-mêmes les règles qui régissent leur action » (Rot, 2002).

104Si l’effort pour rendre à l’individu dans le système de production plus d’autonomie peut être jugé positif (ce qui a été la position de certaines centrales syndicales), il n’en reste pas moins que les logiques de compétences reposent sur au moins deux postulats difficiles à admettre :

105La convergence entre les intérêts de la firme et ceux des salariés est un thème récurrent du patronat dans sa volonté de « renouer le dialogue social ». Cette idée a ses limites. Certes, la santé économique de l’entreprise est indispensable aux salariés, mais les logiques de compétences sont le plus souvent élaborées dans un souci étroitement productiviste qui a pour principal effet l’intensification du travail. L’organisation patronale n’en fait pas mystère : « La gestion des compétences est au cœur des nouvelles conditions de productivité », et « L’aspiration des salariés à une meilleure appréciation de leur potentiel doit rejoindre l’aspiration des entrepreneurs à penser des organisations toujours plus efficaces » (Medef, 2002). Un système productif peut se vouloir efficace sans être productiviste à tout prix. Que serait un système efficace qui prendrait mieux en compte les intérêts plus larges de chacun ? Il n’est pas réaliste de supposer que tout le monde veut s’impliquer dans son travail, être autonome, etc. Certaines attitudes de retrait peuvent être prises en compte, ce qui serait finalement moins dévastateur que le système de l’évacuation vers le chômage des individus les moins performants.

106Un second postulat, partiellement lié au premier, est que l’amélioration des responsabilités et des compétences au sein d’une firme donnée est bénéfique au salarié, même en cas de mobilité : « Tout gain d’autonomie au sein de son propre emploi est un gage d’adaptabilité dans d’autres organisations. » Pour pouvoir jouer leur rôle de pivot organisationnel, les logiques de compétences nécessiteraient d’être élaborées dans des conditions de stabilité du marché du travail qui sont bien loin de celles que nous connaissons aujourd’hui.

107Les logiques de compétences qui se présentent comme une réponse aux problèmes du taylorisme revêtent le plus souvent un masque pseudo-égalitaire, s’accompagnent fréquemment d’un système hiérarchique honteux, qui laisse dans l’ombre les vrais rapports de force au sein de l’organisation (Piotet, 2003). Il reste à inventer un mode de régulation des formes nouvelles d’autorité, assorti des contre-pouvoirs qui permettraient à un éventail plus large de salariés d’y trouver leur place.

Annexe

Iimage 1
Évolution des qualifications de l’effectif ouvrier : 1976-1985
Source : Bilan social de la Société française de mécanique, à Douvrin.

Notes

  • [1]
    Gilbert (2003) constitue une exception récente. Toutefois l’auteur accorde une importance à notre avis excessive aux organismes de formation, tels l’ACUCES, dans la constitution des logiques de compétences. Klarsfeld et Oiry (2003) fournissent une masse d’études de cas récentes. Voir aussi (Brochier (éd.), 2003) et (Dupray et al. (dir.), 2003).
  • [2]
    Sur l’imbrication entre la qualification du poste et celle de l’individu, voir Salais (1973).
  • [3]
    Nous reprenons cet ensemble de problèmes dans la seconde partie de l’article.
  • [4]
    CNPF (1971) : « On peut considérer que le principe de la cotation des postes sera de plus en plus contesté dans sa rigidité » (p. 7).
  • [5]
    Le terme d’opérateur est utilisé par Naville (1963).
  • [6]
    L’enquête date des années 1948-1949.
  • [7]
    Sur le contenu des qualités individuelles voir II . 2.
  • [8]
    « Tous les efforts qui seront faits pour faire apercevoir à l’ouvrier qu’il est considéré comme une personne ayant des caractéristiques propres et donc avec l’attention indispensable à ses particularités vont dans le bons sens. Les méthodes d’appréciation personnelles devront également concourir à cet objectif » (p. 8.)
  • [9]
    Ces documents ont été trouvés dans les archives de l’Institut d’histoire sociale de la CGT. Nous tenons à remercier ici Joel Hedde pour son aide.
  • [10]
    Cannac (1984).
  • [11]
    Pour une description des premières expériences à la Sollac à Dunkerque, voir Chatzis, et al. (1995) et Tanguy (1994). Sur la réaction des syndicats, Kalck, et al. (2002).
  • [12]
    Chatzis (1995) impute à « Entreprise et Personnel », organisme de conseil en organisation, la responsabilité de l’introduction de la notion d’emploi type. Les documents d’élaboration du Répertoire français des emplois au milieu des années 1970 l’utilisent déjà.
  • [13]
    Le Gall (1996).
Français

RéSUMé. — Les logiques de compétences sont un mode de gestion des ressources humaines apparu dans les années 1990. L’article propose une archéologie des logiques de compétence. Il décrit comment cette organisation s’ancre dans certaines difficultés de l’organisation taylorienne : crise du poste de travail mais aussi de l’autorité, liée à l’expérience et à l’ancienneté. L’articulation entre formes de classification anciennes et nouvelles est évoquée. Les principes et les problèmes posés par l’organisation nouvelle sont analysés. Le nouveau modèle échoue à inventer une conception satisfaisante de la hiérarchie dans les nouvelles organisations et est susceptible de renforcer les inégalités entre les salariés les plus impliqués et les autres.

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Laurence Coutrot
Ingénieur de recherches au CNRS, Lasmas et Cereq – coutrot@ cereq. fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2007
https://doi.org/10.3917/anso.051.0197
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