CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il est possible de considérer qu’« une mobilisation désigne le processus par lequel un groupe mécontent assemble et investit des ressources dans la poursuite de buts propres » (Oberschall, 1973, p. 28). Une mobilisation sociale repose dès lors sur un travail de « mise en efficace » de ressources. Qu’en est-il de cette « mise en efficace » lorsque les « acteurs bénéficiaires » d’une mobilisation (ceux en faveur desquels des revendications sont émises) sont caractérisés par une position de faiblesse dans le champ structuré des ressources ? En l’occurrence, quelles furent les conditions spécifiques de mobilisation du groupe d’Africains en situation irrégulière qui occupèrent, le lundi 18 mars 1996 au matin, l’église Saint-Ambroise (Paris XIe) ? L’action des sans-papiers repose-t-elle sur une intervention d’association(s) de soutien, ou possède-t-elle des propriétés émergentes propres (liées, par exemple, à l’activation de réseaux communautaires) ? Quand bien même les « réfugiés » de Saint-Ambroise furent-ils les initiateurs de leur mobilisation, à quels impératifs (tenant à la nature de leurs ressources) étaient-ils soumis ? Quel est le statut corrélatif des interrogations concernant l’ « instrumentalisation » du mouvement ? Quelles sont, d’autre part, les incidences de cette situation de faiblesse sur les stratégies propres et sur les stratégies d’alliance ?

2Par-delà la multiplicité de ces interrogations, le paradigme de la mobilisation des ressources sera à questionner dans sa globalité. Tout d’abord, est-il possible de clarifier le concept omniprésent de « ressource » ? Ensuite, quel est le lien entre « ressources » et élection de « stratégies » ? Par ailleurs, l’étude de l’identité du concept de « mobilisation de ressources » ouvre sur un empire de difficultés tenant à ce qu’il n’est opératoire que dans des espaces d’action collective. Or, ce qui semble précisément faire défaut aux tenants de la théorie de la mobilisation des ressources est une mise en perspective du travail organisationnel de mobilisation de ressources au regard de la structuration d’un espace de coopération (plus ou moins conflictuelle). Un des enjeux de cette recherche tiendra donc dans l’étude des mouvements sociaux en tant que ceux-ci sont concernés par des problèmes de régulation concrète d’actions organisées. Autrement dit, la configuration dessinée par cette action collective sera traitée en tant qu’elle agit sur une ou des « cibles », et est habitée par des activités de négociation, de régulation, de conflit, de rapports de force... Dans ce cadre, analyse « organisationnelle », théorie de la mobilisation des ressources, et interactionnisme symbolique (Blumer, Strauss...) pourront fournir quelques « armes critiques » intégrées à un modèle organisé dans les termes d’une théorie interactionniste de la mobilisation des ressources.

3La théorie de la mobilisation des ressources met l’accent sur l’importance des facteurs organisationnels et stratégiques de la mobilisation ; le concept de « ressource » étant, en quelque sorte, transversal à ces dimensions. Comment peut-on articuler ces trois éléments lorsqu’ils se combinent à une situation de « faiblesse des ressources » des « acteurs bénéficiaires » de la mobilisation ? Quel est, dans ce contexte, le statut de la nécessité stratégique de conclure des alliances ? Mais, tout d’abord, qu’est-ce qu’une « ressource » ?

4La définition de ce concept, telle qu’elle est avancée par les tenants de la théorie de la mobilisation des ressources, s’avère confuse. Le principe générateur commun est qu’il concerne les « capacités d’action » susceptibles d’être mobilisées en vue de la promotion d’une fin. Il s’agit d’avantages ou de capacités que des acteurs peuvent mobiliser dans le cadre d’une séquence d’interaction et qui permettent d’influencer une personne ou un groupe.

5C. J. Jenkins (1983, p. 533 et s.) remarque qu’il n’existe aucun accord fondateur sur ce sujet. D’aucuns se contentent d’un catalogue énumératif, auquel McCarthy et Zald (1977) inscrivent l’argent, les infrastructures, le travail et la légitimité, tandis que Tilly (1978) désigne la terre, le travail, le capital et l’expertise technique. D’autres traitent des ressources en fonction de leur usage. Ainsi, Rogers distingue entre des ressources instrumentales (c’est-à-dire des moyens d’influence utilisés pour « récompenser, punir, ou persuader ») et des infra-ressources qui conditionnent l’usage de ressources instrumentales (Rogers, 1974, p. 1425-1426). L’intérêt de la notion d’ « infra-ressources » étant de permettre d’entendre que les personnes cherchant à en influencer d’autres, activent ou non les ressources instrumentales pertinentes dans des situations spécifiques, en fonction d’aspects perceptifs et circonstanciels. Jenkins note cependant, à raison, que cette distinction s’avère délicate dans la mesure où la plupart des ressources relèvent d’usages multiples (p. 533). Ainsi, l’argent peut être tantôt une infra-ressource (permettant, par exemple, de réaliser un déplacement en vue de l’utilisation de ressources instrumentales), tantôt une ressource instrumentale (permettant d’agir directement sur autrui) [2]. Par ailleurs, le catalogue énumératif sera de nouveau incontournable au niveau des ressources instrumentales et des infra-ressources.

6J. Freeman (1979, p. 167-189) propose un autre type de catégorisation. Les ressources disponibles relèvent de deux catégories : les ressources tangibles et les ressources intangibles. Les premières regroupent l’argent, l’espace, les moyens permettant de rendre publique l’existence du mouvement et ses idées. Quant aux ressources intangibles primaires, elles sont constituées par les « personnes » ; étant entendu que celles-ci entretiennent des rapports distinctifs à la maîtrise de ressources. Les personnes peuvent contribuer à un mouvement social en fournissant trois catégories de ressources : les ressources spécialisées (capacités d’expertise, accès à des réseaux susceptibles de fournir d’autres ressources ; le fait d’être introduit auprès de preneurs de décisions, et le statut social). Les deux autres catégories de ressources ne sont pas spécifiquement attribuées à un type précis de personne. Il s’agit du temps et de l’engagement (au sens de l’acceptation de risques et de désagréments éventuels).

7Cependant, si la première catégorie de ressources est clairement lisible (les ressources « tangibles »), en va-t-il de même de la seconde, si l’on considère que nombre d’éléments de cette rubrique sont susceptibles d’être éléments de la première ? Ainsi, le temps, dont il peut être tenu qu’il est « intangible », pourra tout autant être considéré comme « tangible » (au sens où, par exemple, une association possèdera des permanents disposant de temps). N’en va-t-il pas de même des « capacités d’expertise » ? Autre point, qui n’est pas sans importance : à quel titre peut-on ne pas intégrer le « symbolique » au registre des « ressources » ? Au regard de ces difficultés, le modèle proposé par J. Freeman s’avère d’usage délicat.

8Les découpages et énumérations précédents ne semblant pas opératoires, il sera donc ici question de cinq types de ressources [3] : les ressources matérielles (des ressources financières, des locaux...), les ressources symboliques (un nombre de manifestants, les images associées au mouvement, la mise en évidence d’une position de faiblesse, la convocation de registres de légitimité...), les ressources d’autorité (entendues au sens des capacités fondées sur des compétences acquises, généralement professionnalisées ou issues d’une scolarisation : compétences juridiques..., des capacités fondées sur une distribution institutionnelle de statuts, sur un « charisme »...), les ressources sociales (réseaux, carnets d’adresses) et les ressources coercitives (la force, et, notamment, la « force publique », mais également tout « pouvoir de sanction » : une retenue salariale, l’exclusion d’un membre...).

9Cette typologie présente le triple avantage de ne pas être un catalogue énumératif, de ne pas se constituer à partir d’une lecture de la « nature » des ressources, et d’intégrer les dimensions symboliques. Elle devrait donc être plus « maniable ».

10Ce point définitionnel étant acquis, que se passera-t-il lorsque les acteurs bénéficiaires d’une mobilisation seront faiblement pourvus en matière de ressource ?

11Selon M. Lipsky (1981, p. 340), il faut considérer qu’une contestation initiée par un groupe « sans pouvoir », dans la mesure où celle-ci a pour objet de s’inscrire dans une arène de négociation, devra en passer par la « conquête » d’alliances avec des « tiers partis » du fait que ceux-ci, porteurs de « ressources de négociations », permettent de proposer plus aisément au groupe visé par la contestation ce qu’il « désire ». Donc, pour bénéficier de « ressources politiques », le groupe qui se mobilise contre un adversaire devra le faire de façon telle que son action ne soit pas « répulsive » aux yeux de ses alliés potentiels. Néanmoins, et pour aller au-delà de ce qu’indique Lipsky, s’il va de soi qu’un groupe se mobilisant recourt à des stratégies, use de rhétoriques spécifiques..., en fonction de publics visés, rien n’assure que l’intervention de tiers partis permettra d’établir une relation d’ « échange » ; ne serait-ce que du fait que les associations (les « tiers partis ») pourront être elles-mêmes perçues par différents ministres comme n’étant pas légitimes, comme n’étant pas porteuses de « ressources de négociation », comme n’ayant rien de « désirable » à offrir. Autrement dit, la valeur de ce qu’un groupe souhaite échanger est circonstanciée. En soi, la maîtrise de ressources spécialisées (compétences juridiques...) n’offre rien de particulièrement « désirable » pour le groupe visé. Elle ne renvoie qu’à des « qualités sociales », des compétences, associées à des interlocuteurs.

12S’il y a intérêt pour les groupes marqués par une faible maîtrise de ressources à nouer des alliances, à instaurer des dispositifs de coopération, cela tient plus à la production de conditions de viabilité de l’action qu’à une hypothétique « valeur d’échange » de ces « ressources de négociation ». Autrement dit, si l’on considère, par exemple, que les sans-papiers disposent centralement de ressources symboliques, et qu’ils déploient des stratégies [4] sur ce fondement, il n’en demeure pas moins que pour qu’il y ait mouvement social pérenne, des ressources spécialisées, des ressources matérielles et des ressources sociales [5] devront être coagulées, mobilisées. C’est pour cela que l’impératif de constitution d’alliances se fera ressentir.

13Or, la plus ou moins grande variété des organisations de mouvement sociaux intervenant dans un espace conflictuel entraîne une diversité des ressources convoquées et des capacités à développer des stratégies de négociation, de nuisance... C’est au cœur de cette réalité qu’un mouvement social pourra être compris comme un ordre social engageant des activités de négociation. Les logiques de coopération augurant de l’émergence d’un mouvement social sont ainsi des logiques de régulation d’une action collective.

14Ce qui se dessine est l’espace de ce que Curtis et Zurcher (1973) nomment un « champ multi-organisationnel » [6]. Ces derniers considèrent (n. 1 de la p. 53) qu’ « un usage large du terme “champ multi-organisationnel” référerait au nombre total possible d’organisations avec lesquelles l’organisation focale pourrait établir des liens spécifiques. Un usage plus étroit réfère à ces organisations, parmi l’univers des organisations, avec lesquelles l’organisation focale établit en fait des liens spécifiques ». Néanmoins, Curtis et Zurcher ne se donnant pour objet que l’importance de l’intégration structurelle d’une organisation et de ses membres à une communauté d’organisation (à travers des réseaux, contacts, appartenances croisées...) et ses incidences sur le développement d’un mouvement social, il sera ici question d’un ordre local de mouvement social de façon à pouvoir se rattacher à une problématique interprétative intégrant la question de la régulation d’un espace d’action collective. Ainsi, il sera possible de raisonner à partir des outils forgés par l’analyse organisationnelle et l’interactionnisme symbolique (à travers l’approche straussienne des « ordres négociés »).

15Un ordre local de mouvement social désignera l’ensemble des organisations de mouvement social (dont les organisations professionnelles de mouvement social, les collectifs et organisations non professionnelles ainsi que leurs « bases », mais également les soutiens individuels présents...) participant à la régulation commune (conflictuelle ou non, avec plus ou moins d’intensité en matière de participation...) d’un espace d’action collective. En distinguo, le système d’action global renverra au réseau d’interactions (directes ou indirectes) entre les membres de cet ordre local d’action collective et un « adversaire », l’orientation vers le tiers que constitue le public, le soutien de membres des institutions politiques ne participant pas directement à l’ordre local de mouvement social, auxquels s’ajoutent les médias.

16Différentes interrogations émergeront dans le sillage de cette perspective. La régulation de la coopération a-t-elle pour condition de possibilité l’enracinement dans un « sens partagé » ? Autrement dit, les participants à un mouvement social produisent-ils un « schéma d’interprétation » induisant une capacité à localiser, labelliser, identifier, percevoir... les épisodes circonstanciés auxquels ils sont confrontés en tant qu’il s’agit d’une condition nécessaire de la mobilisation ? Comment lier stratégies, logiques cognitives, impératifs organisationnels, et logiques de régulation d’espaces d’action collective ?

17C’est sur le fondement d’une approche intégrant ces thèmes que la théorie de la mobilisation des ressources pourra être reprise à nouveaux frais. Avant d’affiner ces interrogations théoriques, restituons le déroulement concret du mouvement des réfugiés de Saint-Ambroise.

18Les réunions préparatoires à l’occupation de l’église Saint-Ambroise se déroulèrent dans l’espace de deux foyers d’immigrés de Montreuil. Douze hommes (maliens) accomplissent l’acte inaugural de la première réunion. Au total, trois réunions sont organisées avant d’en venir à l’occupation (la dernière d’entre elles regroupe environ 70 personnes). Les participants à ces rencontres ne sont pas nécessairement des résidents de ces foyers, mais peuvent tout aussi bien être hébergés dans le cadre de foyers parisiens, être locataires en dehors des foyers (il y a très peu de femmes résidant en foyer). Dans le cadre de ce premier groupe, les familles sont nettement plus nombreuses que les célibataires (il s’agit de l’une des caractéristiques du « réseau Sambaké »). Les mobilisés sont, pour l’essentiel, originaires de la région de Kayes [7]. La personnalité-pivot, constituant un axe instigateur, est Mamadou Sambaké. Ce dernier était boulanger au Mali. Il est terrassier en France. Parent d’enfants français, sur le territoire depuis huit ans, en 1996 (il parle français, mais ne sait ni le lire ni l’écrire), il visite fréquemment ses amis maliens dans les différents foyers de Paris et sa banlieue. Il n’a jamais milité et n’appartient à aucune association. L’ancienneté de son séjour en France lui permet, parfois, de conseiller les nouveaux arrivants. Il a à l’époque 40 ans, ce qui fait de lui l’un des acteurs les plus âgés (la moyenne d’âge des sans-papiers était de moins de 30 ans). Après avoir été « licencié » par son employeur, et se retrouvant sans droits et sans ressources, M. Sambaké décide donc de réunir des amis.

19Il est à noter que, lors de la seconde réunion, regroupant une quarantaine de personnes, toutes maliennes, M. Sambaké propose de contacter une association de solidarité. Quelques personnes rencontrent un membre de SOS-Racisme afin que cette organisation participe au déroulement de l’action. Le militant qui les reçoit juge préférable d’examiner au préalable les dossiers administratifs des Africains et déconseille d’initier une action collective revendicative. Par ailleurs, au moins une autre association, la Cimade [8], est contactée par des Africains, dont l’un s’est présenté comme militant de SOS-Racisme, afin de s’enquérir de son appréciation des données du problème [9].

20Après avoir contacté SOS-Racisme et la Cimade, sans succès, à l’aube de leur mouvement revendicatif, les sans-papiers prennent l’initiative indépendante de l’occupation de l’église Saint-Ambroise.

21Le choix de ce lieu d’occupation repose sur des considérations pratiques : il se situe à proximité du foyer de Montreuil et peut rapidement être rejoint par le métropolitain. Les tous premiers occupants ne seront que cinquante. L’information, notamment médiatique, répandue autour de cette action collective contribue à augmenter leur nombre. Par ailleurs, la rumeur de cette occupation circulait dans les foyers. En fait, diffusion médiatique de l’information et insertion dans des réseaux jouent de concert pour favoriser la mobilisation. Au groupe initial et initiateur de M. Sambaké se greffent ainsi des groupes de quelques dizaines de personnes, ainsi que des individus seuls...

22Le collectif d’occupation, dont l’intention est d’ajouter à la stratégie d’occupation celle de la grève de la faim, obtient alors la présence de Médecins du monde (Mdm) qui contacte Droits devant !! (Dd !!) [10]. Quelques membres de SOS-Racisme sont rapidement présents.

23La mobilisation militante est relativement faible. Les militants de SOS-Racisme n’assurent qu’une présence concrète réduite. Les autres membres du secteur spécialisé (le MRAP, la Ligue des droits de l’homme – LDH – ...) ne mobilisent qu’une à deux personnes, dont le souci premier est de parvenir à une lecture de la réalité de la situation. Parallèlement, les partisans de Droits devant !!, accompagnés de troupes du Comité des Sans-Logis (CDSL), mobilisent 30 à 40 personnes, et occupent l’église jour et nuit [11]. Conséquemment, l’association Droits devant !! est celle qui investit les ressources militantes les plus importantes.

24Dès le18 mars, l’archevêché de Paris ainsi que le P. J.-P. Caveau (prêtre affectataire de l’église Saint-Ambroise) négocient avec diverses associations de soutien (SOS-Racisme, Dd !!, Mdm) et les porte-parole des sans-papiers en vue de les convaincre d’occuper un local paroissial « plus adapté » [12]. Cependant, l’idée de « local adapté » apparaît par elle-même problématique dans la mesure où un lieu occupé l’est en fonction d’un enjeu. En d’autres termes, l’enjeu sanitaire ne convainc pas certains acteurs sociaux soucieux de visibilité. Par ailleurs, le local étant plus petit, il eût fallu se séparer de certains sans-papiers (40 à 50 hommes pouvaient être hébergés). Toujours est-il qu’après diverses péripéties – après accord (selon l’archevêché), une rumeur aurait été répandue selon laquelle le local en question était cerné par les forces de l’ordre –, il s’avère impossible de parvenir à un accord.

25Dès le soir de la première journée d’occupation, le P. Caveau requiert la force publique afin de permettre le « libre exercice du culte », ce dont il informe également les porte-parole des sans-papiers. Le 19 mars, Mgr Lustiger (archevêque de Paris) constate l’impossibilité de célébrer le culte. Le « saint Sacrement » est retiré des lieux. Le 20 mars, Mgr Lustiger, accompagné de F. Sylla, président de SOS-Racisme, s’entretient avec des sans-papiers, notamment des mères de jeunes enfants, indique que leur « détresse » le « touche profondément », et qu’il en fera part au Premier ministre. Rappel est fait, par ailleurs, de la nécessité que cette situation précaire ne dure pas « indéfiniment ».

26Le 20, le nombre de sans-papiers mobilisés (occupants ou/et ayant déposé un dossier) dépasse les 600 personnes (certains parlent de 800, voire 1 000 personnes). Décision est conséquemment prise de clôturer le collectif – soutiens et sans-papiers bloquent l’accès à l’église dont les portes sont fermées, en dépit de tentatives de forcer l’obstacle.

27Le constat de l’ensemble des acteurs est que ces premiers jours d’occupation sont chaotiques, tant du point de vue du sens à donner à l’action que de son organisation. Seul le groupe initiateur (dirigé par M. Sambaké) est structuré, mais il ne compte qu’une cinquantaine de membres. Par ailleurs, ce groupe développe une revendication claire d’ordre particulariste : « Des papiers pour notre groupe. » Les associations présentes, accompagnées en cela par de nouveaux arrivants sans-papiers, invitent les Africains à renouveler leur représentation dans la mesure où les porte-parole représentent plus le groupe initiateur que l’intégralité des mobilisés ; par ailleurs, aucune position globale claire n’émerge (en dehors de l’indication d’un but de l’action : « des papiers »).

28À l’aube du 22 mars, les Compagnies républicaines de sécurité évacuent l’église Saint-Ambroise.

29Après cette évacuation, les enjeux de description de la situation tiennent, notamment, au sein même de l’Église, à la fonction d’accueil, d’asile du lieu. Le polémos naissant porte sur le rôle joué par l’archevêché de Paris [13] soupçonné d’avoir « livré » les sans-papiers aux autorités, et sur le thème de l’ « instrumentalisation » du mouvement. Dès lors, la confrontation a pour principe et pour fondement la désignation des groupes devant répondre de la situation.

30L’archevêché, en la personne du P. de Mallmann [14], évoque la responsabilité des associations qui ont choisi une stratégie de durcissement du mouvement au détriment des intérêts des familles. Ce dernier regrette que l’Église puisse être ainsi « prise en otage ». La crédibilité de l’Église pâtirait de son acceptation de ce type de situation. Mgr Lustiger considère qu’ « on se sert des Africains comme de la chair à canon », les sans-papiers ont été attirés dans un « guet-apens » par des « gens qui ont d’abord une stratégie politique » en tête ; précisant, par ailleurs, que d’autres grèves de la faim se sont déroulées dans des églises parisiennes à l’instigation d’associations de défense d’immigrés, mais avec l’accord préalable du prêtre.

31Pour être plus précis, concernant ces « stratégies politiques », Mgr de Mallmann considère que l’arrivée de Droits devant !! sur les lieux s’est traduite par une « prise de pouvoir » de ses dirigeants, et par une « marginalisation » des sans-papiers. Les responsables de cette association auraient eu pour objet de créer un « abcès de fixation » permettant de mobiliser plus largement [15]. L’archevêché ne peut cependant étayer précisément la thèse de l’instrumentalisation, tout en sachant ne pas pouvoir coopérer avec Droits devant !! ; et, autre point, Mgr Lustiger pense être à même de négocier avec SOS-Racisme [16].

32La réponse associative à la position épiscopale est, notamment, exprimée par le porte-parole de l’association Droits devant !!, J.-C. Amara, lequel opère un renversement de perspective en insistant sur le fait que Mgr Lustiger « pousse à criminaliser les associations ». Par ailleurs, l’évocation du cas Touvier entend dévoiler une inégalité de traitement et donc une partialité, partialité elle-même en contradiction avec la position papale : « À l’heure où le gouvernement veut faire voter une loi pouvant qualifier de terroriste l’aide à une personne en situation irrégulière, Mgr Lustiger pousse à criminaliser les associations. L’Église ne s’est pas posée les mêmes questions lorsqu’elle aidait Touvier. Le cardinal est très gêné car il n’a pas respecté le texte de Jean-Paul II demandant à l’Église d’être solidaire des sans-papiers. » [17] F. Sylla porte l’interrogation sur l’origine de la « manipulation » : « Qui a piégé qui ? Mercredi, Mgr Lustiger était dans l’église. Jeudi, à la commission consultative des droits de l’homme, il réclamait avec nous que l’on nomme un médiateur. Et vendredi, il appelle les CRS ! » [18]

33Parallèlement à l’affrontement qui vient d’être évoqué, les acteurs du mouvement des sans-papiers poursuivent leur action. Après l’évacuation de l’église Saint-Ambroise (22 mars), les associations Droits devant !! et Médecins du monde, accompagnées de l’abbé Pierre et de D. Noguères (LDH) réclament au maire du XIe arrondissement de Paris (G. Sarre, Mouvement des citoyens) une salle permettant de loger les sans-papiers. Ce dernier assure qu’il n’en existe aucune. Le gymnase Japy est alors occupé à l’instigation de membres de Droits devant !!. Les occupants en sont expulsés le lendemain matin.

34Au soir de l’évacuation du gymnase Japy (23 mars), la phase du « sans-papiers errant » débute. Les soutiens sont ainsi confrontés à une tâche épineuse de gestion de ressources matérielles à travers la question de l’hébergement des sans-papiers (ils séjourneront dans les locaux de la LCR, puis dans ceux de Droits devant !!, et enfin dans ceux du syndicat SUD-PTT). Au cours de cette période d’errance des sans-papiers, une conflictualité ouverte va émerger.

35Le 26 mars, un groupe d’Africains, expulsés de l’église Saint-Ambroise et du gymnase Japy, s’installe, à l’instigation de SOS-Racisme et du Secours catholique, dans le cadre d’une entente avec l’archevêché [19], dans un local appartenant à la paroisse Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle (Paris XVe). Pour être précis, le soir de ce qui va devenir une scission, deux actions se déroulent. D’une part, un groupe de sans-papiers manifeste devant l’Hôtel de ville pendant que des délégués et des soutiens sont reçus par les élus de l’opposition municipale. D’autre part, un autre groupe, dans le cadre de la recherche d’une possibilité d’hébergement, se rend dans le XVe arrondissement [20]. Sur place, un enchevêtrement conflictuel se dessine.

36Sur place donc, l’état de délabrement des lieux (trois salles ne possèdent pas de chauffage, les toilettes sont en mauvais état...), le fait que le local ne soit destiné à accueillir que 50 personnes, les conflits autour des critères à adopter en vue d’un traitement au cas par cas (dont la logique est d’exclure les célibataires) [21] conduisent à des conflits violents avec F. Sylla qui est soupçonné d’avoir ourdi, appuyé en cela par M. Sambaké, la division du collectif.

37Le soir de cette scission, l’essentiel des sans-papiers est hébergé dans les locaux du syndicat SUD-PTT. Certains parmi ceux-ci, partisans d’une stratégie d’optimisation des chances de gain, ont néanmoins confié leurs dossiers à SOS-Racisme et au Secours catholique (130 dossiers sont récoltés). Une cinquantaine de familles de sans-papiers suivent M. Sambaké, SOS-Racisme et le Secours catholique.

38Conséquence de ces affrontements, l’association SOS-Racisme n’aura plus la moindre « prise » sur ce qui deviendra le « mouvement de Saint-Bernard ».

39Ces jalons empiriques étant posés, qu’en est-il de l’interprétation de la séquence d’action engagée par les sans-papiers ? Comment se constitue et comment fonctionne l’ordre local de mouvement social ainsi initié ? Voyons, dans un premier temps, quelles sont les ressources que les sans-papiers mobilisent.

40Ce qui caractérise le contexte stratégique de l’action de ces douze acteurs-mobilisateurs est leur « faiblesse » au regard de l’importance des ressources mobilisables. Négativement parlant, ils ne se mobilisent pas sur fond d’accès direct ou indirect à un espace institutionnel de prise de parole, ils ne se perçoivent pas eux-mêmes comme détenteurs de savoirs pratiques suffisamment efficaces pour jouer avec pertinence le jeu de la représentation, de la négociation..., ils n’appartiennent pas à une organisation communautaire ou associative formelle susceptible de leur fournir un accès à des incitations sélectives capitalisées, la voie du soutien par une association spécialisée est (temporairement) écartée.

41Il reste des ressources symboliques en passant par la mise en évidence d’une situation de faiblesse, d’injustice... Il est, dans ce cadre, tout particulièrement crucial de jouer sur le crédit attaché à ces ressources symboliques dans la mesure où celui-ci engage un investissement de légitimité. À ce titre, leur importance se manifeste clairement à travers la présence du paradigme de l’instrumentalisation et dans le cadre de la stratégie de grève de la faim.

42En effet, la récurrence du paradigme de l’instrumentalisation rencontre une écoute sociale d’autant plus réelle qu’il est a priori supposé que les sans-papiers ne maîtrisent pas les ressources suffisantes pour être cause d’eux-mêmes en tant qu’acteurs politiques. La situation de « désavantage social » des sans-papiers, qui est susceptible de fournir un « argument moral » en leur faveur, est détournée lorsque la lecture du déroulement de leur action les désigne comme « outils » de fins autres que les leurs, ce qui conduit le décryptage de l’action collective vers l’ordre de jeux (politiques) de pouvoir. Dans un cas, le mouvement est une protestation, une « cause », dans l’autre, une « machination ». L’importance de la question de l’instrumentalisation tient aussi au fait qu’un mouvement social, interrogé qu’il est sur ses buts, est concomitamment perçu à travers son modus operandi [22], révélateur supposé d’une « nature » de la mobilisation. Cette question de la légitimité du modus operandi est ainsi à relier à la recherche d’une définition symbolique du mouvement aux yeux de publics de référence.

43Dans le cas présent, il est avéré que ce sont des sans-papiers qui se trouvent à l’origine de ce mouvement, que le phénomène d’émergence massive d’occupants, de personnes déposant des dossiers, ne s’inscrit pas dans le cadre d’une stratégie tramée par une association de soutien. Même si des militants de SOS-Racisme et de la Cimade n’ignoraient pas l’imminence de cette action, cela ne les constitue pas comme « manipulateurs ». Cependant, les initiateurs eux-mêmes font le calcul d’un soutien associatif qui se manifestera effectivement une fois l’action collective engagée. Par ailleurs, la séquence d’interaction initiée par l’occupation de l’église Saint-Ambroise est marquée par la forte présence militante des membres de Droits devant !!, et ce d’autant plus qu’ils envisageaient eux-mêmes une action [23] pour le début avril de la même année. Dans ce cadre, certains sans-papiers présents à Saint-Ambroise l’auraient été à l’instigation des partisans de Dd !! [24], ce qui a toujours été tu tant la question de l’autonomie est devenue un objet de culte officiel.

44Si ce sont bien des militants de Dd !! qui ont propagé la rumeur concernant la présence policière à proximité du local de la rue de Romainville, tout en ayant publiquement indiqué qu’ils étaient opposés au choix de ce lieu, le recours à ce médium ne fait que révéler une absence de contrôle véritable du processus collectif de prise de décision (autour duquel d’autres réseaux s’agrègent). Néanmoins, l’absence de contrôle du processus décisionnel n’implique pas une impossibilité de manipuler, c’est-à-dire de tenter de conduire un agent X à adopter un comportement y en lui présentant des raisons qui sont autres que celles auxquelles on adhère véritablement (sans que l’on puisse, en l’occurrence, établir l’existence de ce comportement).

45Il existe donc trois thèmes distincts autour de cette question de l’instrumentalisation : l’origine du mouvement, son « contrôle », et d’éventuelles manipulations autour de décisions clés ; seul ce dernier demeure incertain.

46Venons-en maintenant au second type de ressource symbolique : la stratégie de grève de la faim. La valeur de cette stratégie consiste à vouloir révéler que les moyens conventionnels de la participation politique (la persuasion, le marchandage dans le cadre de négociations, les diverses transactions politiques...) en appellent à des « correctifs », fonctions d’une saisie de la structure des opportunités. L’usage de ces moyens non conventionnels a pour enjeu, par une rupture de la civilité politique commune, d’en appeler à un retour à cette civilité en partant du principe selon lequel cette rupture produit un « désagrément » pour le groupe visé (Oberschall, 1979, p. 46 ; Lipsky, 1981, p. 336-367). L’utilisation de moyens non conventionnels découle précisément de l’absence de maîtrise de « ressources politiques classiques », c’est-à-dire de l’incapacité à faire inscrire un registre de demandes sur un agenda institutionnel.

47Cela étant, pourquoi la « grève de la faim » est-elle l’un des modes d’action récurrents des mouvements de sans-papiers ?

48Son insertion dans une légitimité stratégique passe généralement par le crible d’un canal « utilitariste » (la grève de la faim comme moyen d’action pour des sujets sociaux conscients du fait qu’ils sont relativement faiblement pourvus en moyens classiques d’action, sans que ce moyen d’action soit valorisé pour lui-même, comme peut l’être la non-violence dans un système de valeurs chrétien...) engageant la recherche d’une plus-value symbolique, et s’appuyant sur la mise en valeur de la faiblesse des ressources maîtrisées, par le recours à la mise en cause radicale de la « ressource » ultime : soi-même. La stratégie de dramatisation liée à la « grève de la faim » a ainsi pour effet d’induire la convocation de registres symboliques. L’enjeu est alors d’insister sur l’existence de valeurs qui devraient être partagées par les représentants du groupe visé (les membres du gouvernement). Dans ce cadre, le rôle de tiers (sympathisants, « public »...), en tant qu’objets visés, s’avère central, tout particulièrement parce qu’il n’est pas évident que ces activités aient pour objectif de « convaincre » les membres de la partie adverse, mais d’imposer un régime d’universalité perçu par d’autres, et conséquemment susceptible d’accroître les nuisances à l’encontre de la partie adverse.

49D’autre part, le dispositif d’action lié à la grève de la faim renvoie au concept schellingien de « dissuasion » (Schelling, 1986) entendu au sens de l’exercice d’une influence sur l’autre partie, et plus particulièrement sur l’appréciation que cette dernière porte sur les conséquences de ses propres réponses aux actes du premier acteur. En d’autres termes, il s’agit d’amener autrui à concevoir que notre comportement sera déterminé par le sien, et d’avoir la volonté d’introduire une dimension dont l’adversaire ne pourra pas ne pas tenir compte (sauf à élever le coût de sa position dans des proportions « exorbitantes »). Point essentiel, cette stratégie de « dissuasion » implique ici la mise en avant de leur faiblesse par les grévistes de la faim. Celle-ci est stratégiquement posée comme relevant de la responsabilité de l’adversaire (elle devient par là-même une ressource) : « Soit le gouvernement nous régularise, soit il ne le fait pas. Mais il ne peut pas jouer comme ça avec notre vie. (...) On ira jusqu’au bout, jusqu’à la régularisation, et si on n’a pas de papiers, tant pis, on mourra. » [25]. L’essentiel est d’affirmer l’irréductibilité du principe selon lequel il sera procédé à cet acte, quand bien même me serait-il dommageable, et précisément parce qu’il le serait. L’intérêt de ce dispositif stratégique est de poser la charge du dénouement dans le camp gouvernemental. Dès lors, de façon générale, une grève de la faim (lorsque celle-ci s’est inscrite dans la durée comme ce fut le cas à Saint-Bernard) à laquelle le groupe visé ne répondrait pas favorablement, est pensée comme révélant le positionnement de ce dernier en dehors de la discussion morale raisonnable, et comme manifestant l’engagement total des grévistes, la résolution de leur action, et donc la sincérité de leur « cause ». Dans ce cadre, il s’avère fondamental pour les sans-papiers de marquer leur volonté de maintenir la réalité de cette menace (qui vaut, comme le note Schelling, engagement) en maintenant la stratégie d’optimisation du danger couru. De la même façon, une stratégie de contestation de la valeur de l’action des grévistes de la part de soutiens à la position gouvernementale consistera à s’interroger sur la radicalité de cette grève de façon à en miner la qualité de « menace ».

50Il existe, en l’occurrence, une structure paradoxale de la dissuasion du faible au fort (dans le cadre de laquelle le faible tente de transformer sa faiblesse en « menace ») ayant pour conséquence qu’elle est loin de produire nécessairement les effets escomptés. Cela tient précisément au fait que c’est l’acteur en situation de domination qui se trouve effectivement en position d’imposer un « dénouement ». Or, il l’imposera vraisemblablement avant que la « menace » liée à la grève de la faim ne soit dotée d’une efficacité véritable ; ce qui souligne l’extrême « friabilité » de cette dernière, et conséquemment la relativité du caractère dissuasif de cette stratégie. Il peut même, cas plus rare dans un régime de démocratie pluraliste, décider de « supporter le coût » lié à la mort d’autrui [26].

51Pour en revenir au type de ressources que les sans-papiers mobilisent, il faut entendre qu’ils ne maîtrisent pas que des ressources symboliques. L’autre type de ressource engagé par les sans-papiers relève de la catégorie des ressources sociales : un réseau informel d’amitiés (avec comme arrière-plan identitaire une appartenance communautaire). Le réseau communautaire informel, qui en tant que tel est porteur de ressources, fournit un espace de communication préétabli, il recèle des individus dotés de « compétences de leaders ». Néanmoins, il n’existe pas, à l’origine, d’organisation des sans-papiers au sens strict du terme. Seul le simple fait de se rencontrer régulièrement en certains lieux, sur la base d’une origine commune, sans que le but de ces rencontres n’entretienne de lien avec ce qui deviendra le but de la mobilisation, structure l’existence d’un réseau communautaire, qui est l’amorce virtuelle du collectif à venir. C’est par et pour l’action collective que les sans-papiers transforment progressivement un réseau en un collectif.

52Cependant, rapidement, les membres du réseau initiateur sont submergés, ce dernier ne suffit plus à assurer l’efficace communicationnelle (interne et externe), son leader est perçu comme ne possédant pas les compétences subjectives nécessaires à l’exercice de son rôle, comme ne pouvant répondre seul à la complexité objective de la situation, tout en se trouvant socialement investi (au sens où il est « supposé être ») d’un attribut objectif susceptible de rendre pertinent son rôle initiateur : « Il est chef de village » (dans les faits son grand-père le fut), ou, version édulcorée : « Il se comporte comme... », les deux versions laissant à entendre dans la bouche d’aucuns qu’il s’agit là d’une phase prépolitique – par le mode de désignation des porte-parole, et donc la texture organisationnelle, et par le contenu revendicatif – de la mobilisation. Par ailleurs, l’occupation de l’église s’accompagne d’un double mouvement transformateur : premièrement, l’apparition progressive de nouveaux leaders ( « porte-parole » ), et deuxièmement, le recours à un soutien extérieur. Notons au passage que l’existence de la ressource sociale constituée par le « réseau initiateur » permet d’entendre que l’émergence du mouvement des sans-papiers ne passe pas par un travail opéré par une organisation professionnelle de mouvement social. Cette ressource structure un « bloc de recrutement » (Oberschall) lié à une identité distinctive forte et à l’existence de réseaux interpersonnels denses. Néanmoins, dès le premier jour de l’occupation, appel est lancé à des organisations professionnelles de mouvement social. L’engagement de celles-ci s’avère donc, en l’occurrence, relever de l’ordre de la réactivité. Autrement dit, la mobilisation des sans-papiers possède des propriétés émergentes, mais la situation est rapidement celle d’un enchevêtrement de réseaux de mobilisation au sein duquel la présence des organisations professionnelles de mouvement social sera cruciale. Si un groupe « déshérité » peut effectivement initier un mouvement social, il se trouve, dans le cas présent, que la faiblesse de la « force organisationnelle endogène » caractéristique de la situation plurivoque des sans-papiers les amène à rechercher un soutien extérieur.

53Il est donc possible de considérer, avec Jenkins et Perrow (1977), que la situation de « groupe déshérité » se traduit par un handicap du point de vue de la capacité à recourir à des moyens d’action traditionnels tels que le vote, l’argent permettant de financer des campagnes... D’autre part, la problématique des « ressources organisationnelles » est au cœur des stratégies d’alliances, lorsqu’elle ne se traduit pas par la mobilisation du groupe « démuni » par un autre groupe. Ces deux facteurs permettent d’identifier la position structurelle du groupe « démuni » concerné.

54Néanmoins, il ne résulte pas de ce qui précède que la mobilisation de ces groupes (en tant que phase d’un mouvement social) implique nécessairement de recourir à des ressources extérieures au groupe bénéficiaire. Dès lors, trois conclusions analytiques s’imposent. Premièrement, le recours à des ressources extérieures au groupe bénéficiaire est une condition de viabilité de l’action collective. Deuxièmement, comme le note F. Chazel (1992, p. 301), plus un segment de population est démuni, et donc moins les ressources maîtrisées sont substantielles, plus le besoin de recourir à un soutien extérieur se fait ressentir. Troisièmement, il est impératif d’être critique à l’endroit du modèle de l’organisation professionnelle de mouvement social développé par McCarthy et Zald (1987). Selon ces auteurs, les organisations se développant à partir des années 1960-1970 seraient caractérisées par le fait que leur leadership maîtrise des ressources extérieures à celles du groupe en faveur duquel la mobilisation a lieu. D’autre part, ce leadership tenterait d’imposer l’image de groupe « parlant pour » le groupe bénéficiaire. Enfin, ce modèle organisationnel s’oppose à son alter ego « classique » dans le cadre duquel « la base fournit de l’argent, de la main-d’œuvre volontaire, et un leadership » (McCarthy et Zald, 1973, p. 17-18). Or, ce qui va progressivement se développer dans le cadre de ce mouvement [27], sera une situation de « mixité organisationnelle » révélatrice de stratégies collectives (et de capacités stratégiques) multiples [28].

55C’est sur ce socle, constitué d’une diversité de ressources, de situations organisationnelles spécifiques et d’entreprises stratégiques, qu’un ordre local de mouvement social va se structurer. Cette structuration peut être questionnée au regard de l’articulation de la problématique générale du « sens de l’action » (l’existence d’un « cadrage » fondateur, de définitions de la situation...) et des impératifs de la coopération organisationnelle.

56Comment, du point de vue de la régulation d’un espace d’action collective, l’interdépendance, les réseaux interactifs entre membres du mouvement des « réfugiés » de Saint-Ambroise s’organisent-ils à partir d’un but commun ? Quelles limites attribuer à ce dernier ? Comment les logiques organisationnelles opèrent-elles du point de vue du rapport aux dimensions cognitives de l’action ? En d’autres termes, que se passe-t-il lors des moments initiaux du système d’action formé par les premiers mobilisés et leurs soutiens se manifestant sur fond de gestion commune d’un système d’interdépendances dans le cadre d’un ordre d’opportunités défini ? Ab initio, les membres du réseau Sambaké (ou ses dirigeants) produisent-ils un « schéma d’interprétation » induisant une capacité à localiser, labelliser, identifier, percevoir... les épisodes circonstanciés auxquels ils sont confrontés en tant qu’il s’agit d’une condition nécessaire de la mobilisation ? La définition d’un but à partir d’un constat d’injustice peut-elle être rapportée au concept de « cadre » [29] ?

57En l’occurrence, s’il existe bien un référent signifiant commun, pour imprécis qu’il soit, et donc une définition de la situation, celui-ci semble difficilement pouvoir être rattaché à la catégorie : « schéma collectif de perception » fonctionnant sur le mode d’une matrice cognitive articulant perception et action. Il existe une nuance entre envisager un but proposé à un public bénéficiaire à partir de l’exhibition d’une raison de l’action (la définition d’une situation comme injuste) et l’établissement d’un système de lecture du sens des événements.

58Dans le cas étudié, un « accord commun », une « alliance a minima » autour du principe « des papiers pour les mobilisés » se dessine confusément, sans que soit clairement établi qui sont les mobilisés, et donc s’il faut en limiter le nombre du fait de l’afflux massif de demandes d’intégration (par la participation directe ou par le simple dépôt de dossiers), quelle est leur situation (certains militants se rendant sur les lieux pensèrent qu’il s’agissait d’une mobilisation de « sans-logis »), et donc, quels sont les mobilisés en faveur desquels des demandes de régularisation devraient être effectuées... Tout cela est donc loin d’impliquer que cette pluralité se structure de façon homogène autour de cet « accord ».

59D’autre part, les individus et groupes présents viennent sur la base de la perception d’un moyen d’action collective (l’occupation de l’église) qui se présente comme une offre d’action collective. Des fins différentes sont ou peuvent y être visées. L’accord a minima est d’abord concerné par une série de contributions au mouvement en termes de dépense de temps, d’énergie, et de partage d’un espace. Il semble ainsi plus raisonnable de penser en termes d’acceptation, ou d’accommodation réciproque, que de « validation par consensus ». De fait, la poursuite d’une action collective repose fréquemment sur l’acceptation implicite de compromis, dont l’essence tient d’abord et avant tout à l’absence de désaccord majeur. L’interdépendance première reste dès lors obscure en matière d’assignation de sens, et donc en matière de sens prospectif.

60La tâche initiale à laquelle ce mouvement est confronté consiste en effet à « cimenter » un espace d’action collective plus qu’à produire de nouvelles croyances, des idées oppositionnelles... Le système d’interdépendance formé s’organise dès lors centralement autour de l’impérative régulation d’un ordre local impliquant l’urgente gestion de l’immédiat. D’un point de vue organisationnel, la caractéristique de cet ordre local de mouvement social n’est pas l’existence d’un ensemble de fonctions cohérentes, délimitées et hiérarchisées avec précision, animé d’une rationalité aiguillée par des « buts clairs et univoques », mais bien davantage l’idée d’ordre local [30] ou d’arène au sein duquel une pluralité d’acteurs s’organisent et se confrontent. Cet espace évolue progressivement en fonction de l’apparition de nouveaux acteurs, de l’usage de « coups » et des légitimités qu’ils engagent...

61Dans ce cadre, les fins valorisées seront fonction des structures d’opportunité permettant ou non de tenir de façon viable un discours, du maintien, de la disparition ou de l’apparition de tel ou tel partenaire, des réponses du groupe visé et des positions occupées au sein d’un ordre local. Ce qui a pour conséquence pratique que même lorsque les acteurs les plus politisés se mobilisent avec comme arrière-plan un « système de valeurs », une expérience fondatrice de la maîtrise de typologies récurrentes d’actions..., il leur faut faire exister concrètement la situation collective. Ainsi, adhérer à un système de valeurs référant, par exemple, à l’ « humanisme » demeure suffisamment abstrait et imprécis pour que les problèmes à résoudre concernent (au moins temporairement) les normes et les règles, en tant qu’elles organisent l’espace concret de la coopération. Cela n’enlève rien au fait que les valeurs permettent d’apprécier la légitimité de ces dernières catégories ; étant entendu qu’une même norme ou règle peut être validée au nom de différents systèmes de valeurs. Un des enjeux de l’évolution de ce type d’ordre local tiendra précisément dans la négociation, le conflit autour de ces systèmes de valeurs rapportés à la situation des sans-papiers, bref, en une lutte symbolique pour la définition du mouvement [31].

62Par ailleurs, et toujours du point de vue de la production conjointe de sens, il faut entendre qu’au sein de cet ordre négocié, les activités stratégiques reçoivent chair non à partir de leur réception par des atomes isolés, mais bien davantage dans l’espace d’interactions structurées. Ainsi, par exemple, des familles de sans-papiers ne suivent pas l’initiative de SOS-Racisme, du Secours catholique et de l’archevêché, non en fonction d’un calcul coût-bénéfice strict, puisque à ce compte il semble y avoir a priori plus de probabilités que les représentants de ces organismes soient reçus par le ministère que ceux de Droits devant !!, mais eu égard à des critères plus ou moins clairs et plus ou moins forts de confiance – en tel ou tel soutien, en tel ou tel porte-parole... – et d’appartenance à des réseaux de mobilisation – la césure entre les deux groupes de sans-papiers recouvre la distinction entre le groupe mobilisé dans le cadre du réseau Sambaké et les autres mobilisés. Les acteurs se perçoivent effectivement eux-mêmes, ils perçoivent les autres, comme s’inscrivant dans des groupes porteurs d’intérêts et de représentations divergents. La situation peut ainsi être celle du développement de « loyautés sectorielles » (Friedberg, 1992, p. 381) en tant qu’elles peuvent, en l’occurrence, contribuer à menacer, à « éroder » la légitimité d’un ordre local.

63En définitive, la question du sens est à restituer dans une triple relation, une relation aux impératifs organisationnels (« dans l’immédiat, gérer le mouvement avant d’y voir plus clair », nouer des alliances, utiliser une position organisationnelle, ordonner une logique de coopération, une régulation collective...), des processus de définition des situations (essayer de comprendre, in situ, les logiques d’actions d’autrui), et une relation aux luttes symbolico-politiques (révélatrices de rapports de force, de logiques d’agrégation et d’impératifs de communication) concernant la définition du mouvement. Cette triple relation s’insère dans une « arène », un ordre local de mouvement social spécifique structurant des communications, transactions, négociations, accords..., bref de l’interaction.

64À l’instar de la perspective forgée par McCarthy et Zald, l’accent a été porté sur le travail organisationnel de mobilisation de ressources. Il est néanmoins apparu, ce qui fondait une distance avec l’approche classique de la théorie de la mobilisation des ressources, que ce travail ne s’entend concrètement que sur la base de la restitution d’un ordre local de mouvement social.

65Dans l’espace de la pratique caractéristique de ce dernier, les logiques d’action mises en œuvre par les sans-papiers, et ce dès l’origine de leur mouvement, étaient de l’ordre de la recherche d’alliances en fonction des critères de confiance, de calculs pratiques, du degré de connaissance du secteur spécialisé, et de l’impératif de recourir à des alliances lorsque l’on se trouve dans une position de faible maîtrise de ressources. Au sein de l’ensemble pluri-organisationnel constitué par les sans-papiers et leurs soutiens, l’interrogation portait ainsi, notamment, sur la survie, ou sur le prolongement de cet ordre local à partir de l’émergence d’une régulation, d’une structuration des comportements sur une base de coopération. L’existence de « blocs de mobilisation » est alors apparue comme une variable essentielle, tant au niveau des pratiques de mobilisation, qu’à celui des logiques de régulation collective de l’action.

66D’autre part, le préalable de constitution d’un « cadre » de perception de la situation ne s’est pas manifesté comme une nécessité. Il est en effet apparu que la convergence des comportements, des ajustements signifiants n’est pas un donné a priori, mais un problème concret articulé au devenir de l’action collective. Dans ce cadre, la situation organisationnelle concernant les relations entre acteurs est celle d’une coalition ou d’une entente (transitoire, implicite et potentiellement conflictuelle) ou d’ « arrangements contingents » [32]. Dans cet ordre d’idées, l’importance des accords tacites (ainsi, un accord tacite conduira à condamner « l’attitude de F. Sylla », et à ne pas participer à la gestion de l’hébergement organisé à Saint-Jean-Baptiste-de-La-Salle), des dimensions informelles de la prise de décision..., est essentielle à la restitution de la logique d’action de ce mouvement.

67En l’état, deux variables apparaissent donc fondamentales en matière de production d’une mobilisation : l’existence de blocs de mobilisation et les impératifs pratiques de régulation d’une coopération.

68Par ailleurs, les dimensions structurelles que constituent les situations organisationnelles, l’inégale distribution des ressources, les effets d’appartenance... s’insèrent dans des entrelacs interactifs habités par des logiques de coopération, des accords tacites, des ententes transitoires... (ce qui n’exclut pas l’existence de rapports de forces, de pouvoir...). Ces configurations antagonistes relèvent d’une approche interactionniste en ce qu’elles possèdent des propriétés émergentes fonction des créations stratégiques, de l’évolution des configurations d’action, et de leurs lectures. C’est sur ce socle que se produisent des « ajustements des conduites » référées à des logiques de structuration de l’action collective. Mobilisation des ressources, dimensions organisationnelles, créations stratégiques et interactions symboliques constituent les quatre axes majeurs de décryptage d’un mouvement social dans la perspective d’une théorie interactionniste de la mobilisation des ressources.

Notes

  • [1]
    Ce travail ne porte que sur les premiers moments de ce qui deviendra le « mouvement de Saint-Bernard ». Il s’inscrit dans le cadre d’une recherche plus globale portant sur ce mouvement. Je dois énormément aux conseils, précis et nombreux, de M. P. Pharo (directeur de recherche au CNRS) et du Pr P. Mann (Université de Nice). Je les remercie tous deux vivement.
  • [2]
    Ce que M. Rogers indique elle-même : « Il faut noter en ce point que la plupart des ressources peuvent être ou des ressources instrumentales ou des infra-ressources, en fonction de la nature de la situation d’influence [sur autrui] » (p. 1426).
  • [3]
    Comme pour toute typologie, il existe des cas « hybrides ».
  • [4]
    L’élaboration d’une stratégie engage l’idée de principe rationnel de sélection de logiques d’actions en fonction de leur efficacité escomptée. Elle implique d’évaluer ses ressources et les conséquences de leur usage sur des « partenaires », sur un « public » et sur un « adversaire ».
  • [5]
    Il sera question du type de ressource sociale que maîtrisent les sans-papiers plus avant dans ce texte.
  • [6]
    Cette problématique avait également été initiée par Gerlach et Hine (1970) qui traitaient, sommairement (dans l’esprit d’une distinction entre mouvements sociaux classiques et nouveaux mouvements sociaux), d’ « aires de mouvement » renvoyant à des réseaux de groupes, des « circuits de solidarité »...
  • [7]
    Ceux-ci constituent l’essentiel des sans-papiers. Ils sont de confession musulmane, issus d’un milieu agraire (sauf exception, ils étaient agriculteurs au Mali).
  • [8]
    Comité inter-migrant d’aide aux étrangers. Association œcuménique, fortement marquée par une identité protestante, créée en 1939.
  • [9]
    Entretien avec A. Kadhami, Cimade, 20 juin 2002.
  • [10]
    Entretien avec F. Drogoul, Mdm, 18 mai 2002.
  • [11]
    A l’encontre de nombres d’autres associations faiblement dotées en militants (comme le Gisti, la Cimade...), et recourant à des processus de prise de décision plus « lourds », le CDSL et Dd !! (qui possède une « force militante » moindre au plan numérique) sont davantage à même de se mobiliser massivement et rapidement. En l’occurrence, les militants du CDSL « suivront » l’action de Dd !!.
  • [12]
    Selon l’épiscopat, un porte-parole, M. Sambaké, est partisan de cette solution. Ce dernier nie avoir donné son accord (entretien en date du 7 mai 2002).
  • [13]
    Ce dernier précise dans le cadre d’un communiqué de presse (publié le 22 mars) : « (...) Dès lundi, nous avons rencontré les délégués des familles (...) nous leur avons proposé d’établir une médiation avec les pouvoirs publics. M. Lesnard, directeur général de la police à la Préfecture, a accepté de recevoir une délégation dès le lendemain, 19 mars. (...) En concertation avec “SOS-Racisme”, “Droits devant !” et “Médecins du monde”, nous avons proposé un local pour 40 à 50 adultes qui pouvaient y poursuivre leur action. Cette proposition a été acceptée (...). Des informations sans fondement sur l’insécurité du lieu proposé et sur une prétendue présence policière sur place ont circulé. Les familles ont alors refusé de partir. Des associations ont toutefois choisi de durcir le mouvement en encadrant ces familles désorganisées, en leur dictant la conduite et en imposant à la paroisse leurs propres décisions (...). »
  • [14]
    Responsable du Service interdiocésain de tous les immigrés (Siti). Le Siti a pour objet de coordonner l’action des diocèses d’Île-de-France pour ce qui concerne l’accueil des migrants.
  • [15]
    Entretien en date du 18 avril 2002.
  • [16]
    Mgr de Mallmann note à ce sujet : « Lustiger a voulu faire confiance à Fodé Sylla, alors que je me souviens très bien que je lui avais dit : “Fodé Sylla est grillé par rapport aux associations.” Mais à ses yeux c’était le seul qui émergeait, tous les autres étaient des pourris (...) » (entretien réalisé le 18 avril 2002).
  • [17]
    Le Monde, 26 mars 1996.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Entretien avec Mgr de Mallmann, 18 avril 2002.
  • [20]
    J.-C. Amara propose une lecture différente. Il considère que les militants de SOS-Racisme ont pris l’initiative de détourner la manifestation en direction de l’Hôtel de ville sans avertissement préalable (entretien en date du 12 janvier 2002).
  • [21]
    « Nous avons refusé de soumettre certaines situations trop fragiles aux pouvoirs publics. Notre rôle est de protéger les immigrés, pas de les désigner. Nous allons accompagner des familles dont nous demandons la régularisation dans les préfectures, les aider à accomplir les démarches nécessaires (...) » (F. Sylla, in Le Figaro, 11 avril 1996).
  • [22]
    Voir Useem et Zald (1987, p. 280).
  • [23]
    J.-C. Amara précise : « Nous on avait prévu la première grosse action de sans-papiers au début avril de cette même année. (...) On avait monté un gros travail pour partir à 300, 400 sur une occupation avec des sans-papiers, qu’on avait déjà contactés de par la rue du Dragon, et par les mal-logés qui tous ont des sans-papiers dans leurs familles » (entretien en date du 12 janvier 2002).
  • [24]
    Ainsi, certains sans-papiers précisent que : « Droits devant !! cherchait même les gens dans les foyers ; disant qu’il ne fallait pas avoir peur, il fallait sortir » (entretien avec M. Sambaké, 7 mai 2002) ; A. Diop (courrier électronique en date du 28 août 2002) indique que « des sans-papiers nous ont rejoint par le canal de DROIT DEVANT » ; « Droits devant !! est venu avec des sans-papiers (...) je dirais plus de 80 personnes » (entretien avec M. Fofana, ancienne sans-papiers, 14 novembre 2002).
    Ce propos est également développé par nombre de membres d’associations qui indiquent : « Lorsqu’ils [les sans-papiers] sont sortis du métro, je crois me souvenir, il y avait des journalistes qui filmaient et il y avait avec eux Jean-Claude Amara. (...) Je dis qu’ils ne sont pas complètement étrangers à un moment donné » (entretien avec D. Noguères, LDH, 11 mai 2002) ; « Droits devant !! était au courant au préalable (...) ils sont venus avec des sans-papiers » (entretien avec A. Kadhami, Cimade, 20 juin 2002).
    Interrogé, J.-C. Amara considère que certains sans-papiers ont pu rejoindre le mouvement en constatant que l’association Dd !! s’y investissait, mais qu’il n’y a pas eu d’ « injonction » à se mobiliser. D’autre part, même si une action était en préparation, le collectif de sans-papiers n’était pas encore « opérationnel » (entretien téléphonique en date du 13 novembre 2002).
  • [25]
    Libération, 7 août 1996.
  • [26]
    Comme ce fut le cas des 10 prisonniers républicains irlandais morts en 1981. Ces prisonniers étaient confrontés à la volonté politique du Premier ministre M. Tchatcher. Il est à noter que les morts s’échelonnèrent entre le 5 mai et le 20 août, ce qui manifeste clairement que le coût lié à leur mort était assumé.
  • [27]
    Ce sera plus particulièrement le cas dans certains épisodes de ce qui deviendra le « mouvement de Saint-Bernard ».
  • [28]
    La situation est donc autre (tout en la rejoignant partiellement) que celle étudiée par D. McAdam (1982), ou A. Morris (1981), qui traitent de la constitution de capacités organisationnelles propres aux groupes démunis et s’opposent ainsi au propos de McCarthy et Zald.
  • [29]
    Concept utilisé par D. Snow, S. Rochford, S. Worden et R. Benford qui considèrent qu’un « ajustement de cadres » (frame alignment), produit signifiant du travail d’une organisation de mouvement social, est « une condition nécessaire de la participation à un mouvement, quelle que soit sa nature ou son intensité » (1986, p. 464. Souligné par nous). « Par ajustement de cadres on se réfère aux liens que les individus entretiennent avec l’interprétation des situations par les organisations de mouvement social, de telle façon que certains intérêts individuels, certaines valeurs, croyances et activités des mouvements sociaux, certains buts ou idéologies soient congruents et complémentaires. Nous empruntons le terme “cadre” à Goffman pour dénoter des “schémas d’interprétation” qui permettent aux individus de localiser, de percevoir, d’identifier et de “labelliser” les événements de leur vie et du monde en général. En donnant un sens aux événements, les cadres organisent l’expérience et guident l’action qu’elle soit collective ou individuelle » (p. 464). Pour une lecture critique de cette perspective, voir F. Chazel (1997, p. 193-197).
  • [30]
    Voir E. Friedberg (1992, p. 374), et A. Strauss (1992, p. 87-112).
  • [31]
    L’usage des valeurs est plus ou moins exclusiviste (au sens où celles-ci sont vécues comme relativement fortement opposées à celles d’autrui) selon les groupes engagés.
  • [32]
    L’expression est utilisée par R. Day, J. V. Day (1977, p. 130).
Français

RéSUMé. — Cet article a pour enjeu de mettre en perspective, à partir de l’étude du mouvement des sans-papiers de Saint-Ambroise, les dynamiques d’un mouvement social en tant qu’elles engagent les catégories de ressources, de stratégie, de logiques cognitives, et de mode de régulation d’un espace d’action collective. Il s’agira, pour ce faire, d’intégrer certains axes de la théorie de la mobilisation des ressources à une problématique « organisationnelle », et à la logique des interactions symboliques.

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Thierry Blin
Université Montpellier III.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2007
https://doi.org/10.3917/anso.051.0171
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