1La sociologie des sciences est aujourd’hui fréquemment identifiée à une démarche d’investigation empirique centrée sur les divers aspects de l’action scientifique. Si les intentions et conséquences de cette démarche sont régulièrement débattues par les sociologues eux-mêmes, mais également par les philosophes et les scientifiques – comme cela a été le cas lors de la récente « guerre des sciences » –, sa légitimité ne semble plus à établir.
2L’origine de cet intérêt sociologique pour l’action scientifique a été longuement étudiée. On sait aujourd’hui ce que cet intérêt doit tout à la fois au dialogue critique entrepris avec les épistémologues, à une certaine défiance vis-à-vis du discours endogène de la communauté scientifique ainsi qu’au renouvellement des programmes de recherche sociologiques. Il a été montré ailleurs de quelle manière ces divers facteurs ont par le passé interagi pour contribuer à l’émergence institutionnelle et intellectuelle de ce qu’il est devenu courant d’appeler la « nouvelle sociologie des sciences » (Dubois, 2001).
3Il est cependant un aspect particulier de cette transformation qui mérite d’être étudié ici plus avant. En effet, s’il est vrai que l’observation empirique de l’action scientifique représente une orientation collective dominante, une question demeure : cette orientation permet-elle à terme à l’analyse sociologique des sciences de dépasser le stade de la simple accumulation d’études de cas, comme cela a été parfois reproché aux sociologues, pour contribuer à la formation d’une conception unifiée du scientifique comme acteur social ? Et si oui, de quelle manière faut-il penser la relation de cette conception avec un cadre général de type actionniste tel qu’il se développe dans divers domaines de la sociologie ?
4Il s’agira ici de mettre en perspective l’approche constructiviste de la pratique scientifique par rapport aux registres généraux et interdépendants de toute analyse sociologique : théorie, interprétation et démarche empirique. Cette approche aujourd’hui dominante se focalise, généralement dans le cadre d’études de laboratoire, sur les modalités contingentes de l’action. Elle conduit bien souvent ses représentants à adopter une représentation « idiosyncratique » et « localiste » des sciences : les faits scientifiques étant décrits comme indissociables des facteurs contextuels de la pratique empiriquement observable.
5Dans un premier temps, nous proposerons d’établir les principales formes d’action étudiées par l’approche constructiviste. Nous distinguerons tout particulièrement les formes dites manipulatoire, productrice et communicationnelle de l’action scientifique. Dans un second temps, nous interrogerons cette tripartition dans son rapport aux deux thématiques centrales de l’actionnisme : la rationalité et l’agrégation. Si le problème de la rationalité a été très vite abordé par les sociologues des sciences, celui de l’agrégation reste un chantier encore largement ouvert pour cette discipline. Enfin dans un dernier temps, et pour conclure, nous nous interrogerons sur la meilleure manière d’amender le rapport entre théorie, interprétation et production de savoir empirique caractéristique de la démarche sociologique appliquée aux sciences.
I. Des études de cas aux formes générales de l’action scientifique
6« Suivre les scientifiques... » [1] dans l’exercice quotidien de leur profession... tel est aujourd’hui l’impératif pour un grand nombre de travaux consacrés aux dimensions sociales des sciences et techniques. Le choix d’un tel point de vue se manifeste relativement tôt en sociologie des sciences – comme par exemple avec B. Barber et R. Fox (1958) et l’étude des recherches en pathologie expérimentale, ou en France avec G. Lemaine, B. Lécuyer et al. (1972) et l’analyse des facteurs de réussite en recherche fondamentale. Mais ce n’est véritablement qu’avec l’émergence du « laboratoire » comme lieu d’observation par excellence et la formation concomitante d’une tradition de recherche dite « constructiviste » que l’action scientifique acquiert le statut d’objet privilégié.
7L’accumulation des recherches consacrées à l’activité des chercheurs in situ, permet à quiconque s’interroge aujourd’hui sur la nature du « travail scientifique » de disposer d’un aperçu relativement large de sa diversité. Ainsi, qu’il s’agisse de biochimistes travaillant sur la purification des protéines ou de physiciens théoriciens et de la formation de leurs pratiques conceptuelles (K. Knorr-Cetina, 1981, 1990, 1997), du quotidien des chercheurs et techniciens d’un laboratoire de neuroendocrinologie (B. Latour, S. Woolgar, 1988 ; Latour, 1989) ou de l’élaboration d’une méthode de ciblage des médicaments sur certains types de cellules (J. Law, 1989), de la préparation des plasmides en biologie moléculaire ou du sacrifice d’animaux de laboratoire (M. Lynch, 1985, 1988 ; Lynch, Jordan, 1996) ou de l’élaboration des problèmes dans la recherche sur le cancer (Fujimura, 1987)... il n’est guère de domaines ou de disciplines des sciences de la vie et de la nature, comme le suggèrent ces quelques exemples (loin de toute prétention à l’exhaustivité), n’ayant d’une manière ou d’une autre retenus l’attention des sociologues des sciences.
8Ce simple constat de l’accumulation des études de cas demeure toutefois insuffisant pour saisir l’action scientifique dans sa généralité. Il est indispensable de dépasser le caractère particulier de ces études pour dégager les registres généraux de l’action scientifique. Nous en distinguerons ici trois principaux : les registres manipulatoire, productif et communicationnel. Il ne s’agit nullement par cette distinction d’opposer un registre à un autre (il existe entre eux une relation de continuité), mais d’utiliser cette tripartition comme une voie d’accès analytique au problème de l’interprétation et de l’explication de l’action scientifique abordé plus spécifiquement dans la seconde partie.
L’action comme manipulation
9Le premier registre général de l’action scientifique qui se dégage des travaux des sociologues constructivistes peut être qualifié de « manipulatoire ». Le laboratoire apparaît comme un lieu à l’intérieur duquel sont réunis un ensemble de ressources instrumentales mises à la disposition des chercheurs. Ces instruments et équipements – ces « outils » entendus en un sens extensif – sont de nature, de taille et de complexité très variables. Ils représentent un ensemble configurationnel qui caractérise en propre l’espace à l’intérieur duquel se déploie l’activité quotidienne des chercheurs. Ces outils sont certes généralement mobilisés et le plus souvent élaborés en vue d’objectifs précis – obtenir un gain de précision dans l’observation de tel ou tel phénomène, mettre à l’épreuve telle ou telle hypothèse, etc. – mais leur utilisation n’apparaît pour autant que difficilement réductible à un simple rapport moyen-fin. L’activité manipulatoire est décrite comme étroitement liée à la présence et l’influence, 1 / d’un ensemble complexe d’éléments intellectuels venus de diverses disciplines, et 2 / de savoirs faires et compétences contextuelles. Le premier point est discuté très longuement par Latour et Woolgar (1988) dans leur analyse de l’appareillage utilisé par l’équipe de Guillemin. L’incorporation dans cet appareillage d’idées et de théories issues de domaines très variés rend à leurs yeux caduque tout distinction a priori entre l’équipement « matériel » et les composantes « intellectuelles » de l’activité du laboratoire. Le chercheur qui souhaite par exemple contrôler la pureté de ses composés dispose d’un spectromètre à résonance magnétique nucléaire dont le fonctionnement suppose la théorie du spin et les résultats de vingt ans de recherches en physique fondamentale. S’il est vrai que ce chercheur n’a guère besoin de connaître davantage que les rudiments de cette théorie et de cette histoire pour actionner son tableau de bord, les éléments théoriques même invisibles – « réifiés » – sont bel et bien partie intégrante de sa pratique matérielle. Le second point – l’enracinement local de l’action de type manipulatoire – repose sur l’assimilation de la pratique à une séquence précise d’actions élémentaires et l’identification de différences entre la description méthodologique a priori de cette séquence et celle réellement observables en laboratoire. Dans leur étude des techniques de préparation de vecteurs informationnels en biologie moléculaire, Lynch et Jordan (1996) soulignent ainsi que les dispositifs employés par les chercheurs varient en raison directe de la finalité de l’expérimentation, mais que cette dernière ne peut à elle seule tout expliquer. Les chercheurs considérés comme porteurs de « savoir-faire », « compétences » et « croyances », inscrits dans un contexte particulier, représentent en eux-mêmes une source parfois « irréductible » de variations. La dimension tacite du savoir sur lequel repose la pratique, c’est-à-dire l’incapacité pour l’acteur d’articuler sa logique séquentielle, explique la fréquence avec laquelle les chercheurs rencontrent des difficultés pour établir formellement la cohérence de leur manipulation tout comme l’origine de résultats divergents.
L’action comme production
10Le second registre général de l’action qui ressort de l’approche constructiviste des sciences est celui de la « production ». Les scientifiques ne se contentent pas d’utiliser les outils réunis dans leur laboratoire, ils produisent en amont et en aval de cette pratique manipulatoire différents types d’énoncés, d’objets ou de statuts. La tradition constructiviste se focalise principalement sur l’interdépendance de trois d’entre eux : 1 / les problèmes et stratégies de recherche ; 2 / la littérature scientifique et technique ; 3 / la factualité.
11Les sociologues constructivistes partent généralement de l’idée communément admise selon laquelle la démarche scientifique suppose l’identification d’un problème et l’élaboration d’une stratégie pour tenter de le résoudre. Mais ce avec un objectif récurrent : mettre au jour le caractère fondamentalement « contingent » de ce double processus. Lorsque Latour et Woolgar (1988) présentent le problème de Guillemin – l’isolement du facteur de libération de la thryrotropine (TRF) – et le « succès » de sa stratégie – redéfinir la sous-discipline TRF uniquement en termes de détermination de la structure de la substance –, ils font immédiatement observer que ces « décisions » de Guillemin ne découlent d’aucune « nécessité logique » : « le programme de recherche du TRF, écrivent-ils, se fondait sur des décisions à l’avenir incertain, et non sur des décisions logiques à partir d’événements passés (...). Rien n’indiquait avant 1969 que les stratégies adoptées par Guillemin (...) se révéleraient payantes. En réalité, tout ce qui s’est passé avant cette date incite à croire que prendre en 1962 la décision de remodeler la discipline était une erreur » (p. 103-108). L’absence d’inéluctabilité de l’action scientifique comme de ses conséquences est au cœur des concepts sociologiques d’ « opportunisme contextuel » proposé par Knorr-Cetina (1981) ou de « faisabilité » par Fujimura (1997) [2]. La première fait de la capacité de l’acteur à saisir les opportunités matérielles et intellectuelles conjoncturelles et à redéfinir en conséquence sa stratégie de recherche, le signe distinctif du « mode de production » des biochimistes observés (hallmark of their mode of production). La seconde interrogeant des chercheurs d’une entreprise privée de biotechnologie sur la façon dont ils parviennent à faire reconnaître l’intérêt de leurs problèmes et stratégies de recherche souligne l’importance du « bricolage » (tinkering) auquel ils se livrent entre les différents niveaux organisationnels liés directement ou indirectement au laboratoire.
12Bien entendu, les scientifiques ne se contentent pas de concevoir des stratégies de recherche adaptées à des objets particuliers, ils les mettent en œuvre et utilisent les résultats de leur pratique expérimentale pour publier des articles ou rédiger des communications. L’importance de la dimension de « production littéraire » de l’activité scientifique a été maintes fois soulignée. Pour J. Law (1989) par exemple tout chercheur est « immergé dans un univers où le papier est à la fois matière première et produit final » (p. 143). Matière première parce que c’est en consultant régulièrement articles et communications de son domaine que le chercheur parvient à se maintenir à un niveau minimal de compétitivité. Produit final parce que son but essentiel demeure la production d’articles. La biochimiste qu’il suit pas à pas dans une journée ordinaire travaille ainsi simultanément sur plusieurs articles qui correspondent à plusieurs projets de recherche menés parallèlement : certains avancés, d’autres en voie de publication, d’autres encore en phase de gestation. Tout projet scientifique doit dès lors être considéré du point de vue l’action, individuelle ou collective, comme une unité séquentielle dans la vie du laboratoire qui « culmine », selon l’expression de M. Lynch (1985), dans la rédaction et la publication d’un manuscrit de recherche.
13Cette littérature scientifique est le plus souvent envisagée du point de vue de ses mécanismes représentationnels et argumentatifs. Si la configuration instrumentale propre à chaque laboratoire donne la possibilité à ses membres d’obtenir des résultats, leur publication suppose fréquemment un travail de « mise en forme ». L’étude de l’élaboration des données visuelles dans un laboratoire de biologie moléculaire menée par K. Amman et K. Knorr-Cetina (Knorr-Cetina, Amman, 1990) montre ainsi que toute donnée publiée constitue le fruit d’un processus de transformation. Dans le cas spécifique étudié, l’image publiée suppose la maîtrise d’au moins trois niveaux de structuration et d’organisation des informations obtenues lors de l’expérimentation, dont l’ajout d’un certain nombre de signalétiques ayant pour fonction de suggérer une lecture particulière. Ce travail de mise en forme conduit à la dimension proprement argumentative et productrice (au second degré) de l’article scientifique. Le texte scientifique, suggère Latour (1989), est distinct d’autres type de textes dans la mesure où sa composition suppose non seulement la formulation d’un résultat mais rend cette formulation indissociable d’une succession serrée de lignes de défenses. « Lire un article sans prévoir les objections d’un lecteur, écrit-il, revient à ne regarder que l’un des deux joueurs dans une finale de tennis » (p. 71). Cette résistance organisée du texte, notamment par la multiplication de détails techniques, possède une finalité non négligeable : établir collectivement la factualité du résultat obtenu par les scientifiques. L’approche constructiviste des sciences accorde ici une importance considérable non pas au contenu intrinsèque du résultat mais à sa réappropriation par les chercheurs dans leur pratique littéraire. Un résultat communiqué via la production d’un article scientifique ne sera lui-même produit collectivement comme « fait scientifique » que sur la base de la génération suivante d’articles scientifiques. Ce qui nous conduit à notre dernier registre général de l’action scientifique, la communication.
L’action comme communication
14La recherche n’est aujourd’hui que marginalement le fait d’individus isolés. La pratique extensive de la cosignature des articles scientifiques est un bon indice du nombre d’échanges et communications interindividuelles qu’elle suppose [3]. Les études de cas constructivistes mettent principalement l’accent sur deux formes d’action communicationnelle : celle qui engage principalement les membres du laboratoire observé les uns par rapport aux autres, et celle qui produite de l’intérieur du laboratoire est orientée vers l’extérieur. L’analyse des conversations scientifiques proposée notamment par Lynch (1985) ou Latour et Woolgar (1988) est un bon exemple du premier type. Cherchant à établir ce qui fait la spécificité des échanges discursifs entre les chercheurs d’un même laboratoire (laboratory shop talk), Lynch se voit rapidement contraint d’en proposer une caractérisation générale par la négative. Les conversations observées ne reposent selon lui jamais de façon nécessaire sur la mise en œuvre d’un vocabulaire spécifique, d’une organisation conforme à une logique générale de l’explication ou de la description, ou encore le respect d’une structure grammaticale formelle. Et Lynch de conclure que l’image populaire du scientifique est fondamentalement trompeuse : les conversations informelles analysées ne corroborent jamais la représentation du « parler scientifique » comme clairement distinct des formes ordinaires de l’échange discursif. Les scientifiques observés ne parlent pas d’une voix monotone, ne sont pas froidement objectifs, ne s’abstiennent pas dans leur conversation d’émettre des jugements de tout ordre et de toute nature. Ce constat général est repris et amplifié par Latour et Woolgar. Ils différencient dans leur analyse des échanges discursifs recueillis dans le laboratoire de Guillemin quatre types de conversation – celle qui porte sur des faits établis, celle qui accompagne une manipulation, celle qui possède une nature théorique, celle qui porte sur d’autres chercheurs – mais font aussitôt observer qu’il est impossible de séparer nettement les discussions de nature purement descriptive, technique et théorique. Les chercheurs passent en permanence d’un sujet à un autre au cours d’une seule et même conversation. Et Latour et Woolgar de retrouver sous une autre forme le constat de Lynch quant au caractère « ordinaire » du « parler scientifique » : « (...) le processus de pensée utilisé par les chercheurs en situation ne diffère pas fondamentalement des moyens mis en œuvre pour faire face aux événements de la vie de tous les jours » (p. 167).
15Le second type d’action communicationnel ne concerne pas de façon exclusive les membres d’un seul et même laboratoire, mais engage divers éléments de l’environnement proche ou lointain de ce laboratoire. De fait, le succès d’un projet de recherche ne dépend pas uniquement des seules actions de manipulation et de production menées à l’intérieur des murs d’un laboratoire, il dépend tout autant de la capacité des chercheurs à nouer des contacts durables avec le monde extérieur. La biochimiste observée par J. Law (1989) voyage fréquemment : elle se rend à des colloques, visite des collègues dans leurs laboratoires, s’entretient régulièrement avec les responsables des organismes de financement ou de dépôt de brevet. L’existence de sa recherche sur une méthode de ciblage des médicaments est étroitement liée à l’ensemble de ces déplacements physiques. Mais ses rapports et articles sont tout aussi importants : ils sont autant de vecteurs communicationnels – d’ « émissaires » – qui lui permettent d’espérer maintenir et renforcer sa situation. « L’avenir d’un laboratoire, écrit Law, (...) repose sur sa capacité d’enrôler [des] personnalités extérieures. (...) Les limites de celui-ci ne s’arrêtent pas à la porte d’entrée (...) il étend ses ramifications aux organismes de financement, aux salles de rédaction des revues et aux lieux de rencontres internationales autour du monde » (p. 144). Ce processus d’enrôlement ou encore de « recrutement d’alliés » selon l’expression de Latour (1989) possède une triple caractéristique : il suppose la mise en œuvre de multiples stratégies d’intéressement d’autrui, son intensité dépend étroitement du degré de confinement du projet conduit dans le laboratoire, mais surtout il est constitutif d’un changement d’échelle et de nature : ce qui a été produit entre les murs étroits d’un laboratoire lorsqu’il est repris et amplifié par d’autres acquiert une réalité nouvelle – la fameuse « factualité » précédemment évoquée. Plus un programme de recherche gagne en réalité, plus il se lie à de grands nombres, et plus le temps passé sur chaque phase de son développement et le nombre de ceux qui participent à chacune de ces phases augmente. Ce passage du local au global, du micro au macro – passage étroitement associé à l’idée de réseau – permet de dépasser selon les termes de M. Callon (1989) la « métaphore productiviste » sur laquelle repose la plupart des études de cas constructivistes : « Les deux propriétés qui caractérisent le fait scientifique – la capacité de résister à la critique et la faculté d’intéresser d’autres acteurs – ne lui appartiennent pas en propre : elles lui sont attribuées par les réseaux négociés et mobilisés pour le construire et pour lui fournir un espace de circulation » (p. 22).
II. Action, rationalité et agrégation en sciences
16Les trois principaux registres généraux de l’action scientifique caractéristiques des nombreuses recherches empiriques conduites par les sociologues constructivistes étant identifiés, une question se pose rapidement : s’il est vrai que l’individu qui manipule, produit et communique est bel et bien au cœur de la représentation des sciences élaborée par cette tradition, de quelle manière faut-il penser son rapport à d’autres approches sociologiques qui accordent un rôle tout aussi central à l’individu, et tout particulièrement pour ce qui nous intéresse l’approche actionniste [4] ? Poser cette question, ce n’est pas seulement tenter de caractériser plus avant, d’un point de vue comparatif, la tradition constructiviste, c’est également et surtout proposer de mettre au jour la spécificité et les éventuelles limites de ses modèles interprétatifs et explicatifs les plus courants.
17Quelques mots sur l’approche actionniste sont ici indispensables. Pour les besoins de l’analyse nous nous en tiendrons à une caractérisation relativement simplifiée : relève de cette approche, toute théorie, tout programme de recherche qui envisage les phénomènes sociaux comme le résultat de la composition d’un ensemble – parfois limité, parfois très large – d’actions individuelles considérées comme autant de comportements dotés d’ « intentions » ou auxquels il est possible d’associer une « structure de préférences ». L’analyse actionniste s’organise ce faisant autour de deux concepts clés : rationalité et agrégation. Elle consiste : 1 / à rendre compréhensible les actions individuelles, c’est-à-dire reconstituer à partir de l’identification des contextes dans lesquelles ces actions se développent, les « raisons » ou « bonnes raisons » qui s’y rapportent ; et 2 / à expliquer les phénomènes sociaux macroscopiques comme les conséquences parfois prévisibles, mais également parfois inattendues de l’agrégation des actions individuelles. Ils apparaissent comme le résultat non intentionnel, c’est-à-dire non inclus dans les objectifs des individus, de la juxtaposition des actions individuelles. Rationalité-Compréhension, Agrégation-Explication, tels sont les couples conceptuels qui doivent désormais nous guider pour poursuivre plus avant notre examen de la tradition constructiviste en sociologie des sciences.
1 / Rationalité vs rationalités
18Les études constructivistes contribuent à forger une représentation des divers aspects phénoménaux de la pratique scientifique et de ses conséquences. Cependant si l’individu travaillant quotidiennement dans un laboratoire est susceptible de développer des comportements tout à la fois manipulatoire, productif et communicationnel, quels sont les facteurs qui permettent d’interpréter ces comportements comme autant d’actions ? Autrement dit, quelles sont les intentions, préférences ou structures de préférences caractéristiques de l’acteur scientifique, et quels sont les modèles interprétatifs mis en œuvre par la tradition constructiviste pour établir leur identité ?
19L’extrême diversité des études de cas constructivistes et plus encore l’insistance récurrente de leurs auteurs sur la « contingence » à l’œuvre dans les registres manipulatoire ou productif de l’action pourrait nous conduire à douter trop rapidement de la possibilité d’identifier un registre général d’intentions ou préférences susceptible d’être associé à la figure de l’acteur scientifique. Car s’il est vrai que le cours de son action dépend étroitement de circonstances locales ne faut-il pas dès lors conclure à la démultiplication des facteurs susceptibles d’établir sa dimension compréhensive ? La discussion de l’action sociale rationnelle par M. Lynch (Lynch, Jordan, 1996) s’enracine bien de ce point de vue dans la volonté de substituer à l’application d’une version « générale » de la rationalité comme critère des actions de type manipulatoire la description des conditions de production et d’utilisation des rationalités. Il s’agit, affirme-t-il, d’« identifier “l’action à objectif rationnel” comme le poids de la contingence pesant sur le membre du laboratoire. (...) Ce qui compte comme rationnel ou irrationnel, et ce qui sert de base pour déterminer la différence est la réalisation locale de la pratique étudiée » (p. 110).
20Ce modèle strictement localiste de l’interprétation du cours de l’action scientifique a l’avantage évident de dépasser, du moins en principe, les dérives réductionnistes des modèles interprétatifs produits antérieurement par les sociologues des sciences – et tout particulièrement ceux du « programme fort » généralement articulés autour de la notion d’ « intérêt social ». Dans ce modèle interprétatif, déjà ancien, l’action scientifique, généralement saisie dans sa dimension collective et en situation de controverse, apparaît comme la conséquence directe de l’influence déterminante d’intérêts extra-scientifiques sur la conscience individuelle et collective. La controverse opposant par exemple Pearson à Yule – et à travers eux deux théories de l’association des variables nominales –, prend un sens très particulier si, comme D. Mackenzie (1991), on choisit de l’appréhender à partir d’une grille interprétative fondée sur les « intérêts sociaux ». Elle devient le reflet, l’ « émanation » de l’opposition, plus globale entre deux classes dans la société anglaise du début du XXe siècle : l’une – moyenne – en situation de mobilité sociale ascendante, l’autre – supérieure – en situation de mobilité sociale descendante [5]. L’approche constructiviste des sciences, on l’a vu, ne s’embarasse guère de référence à des concepts sociologiques aussi « encombrants » que ceux de « classe sociale » ou encore d’ « intérêts de classes ». Les pratiques scientifiques sont considérées en elles-mêmes dans le souci de faire ressortir leur caractère idiosyncratique. Pour autant faut-il conclure de cette prise de distance par rapport au modèle interprétatif du programme fort que les constructivistes abandonnent tout usage de la notion d’ « intérêt » pour définir le « pourquoi » d’une action scientifique ? À l’évidence les choses sont ici plus complexes.
21Prenons comme premier exemple l’étude empirique menée par Knorr-Cetina (1981). L’auteur analyse l’origine d’une innovation méthodologique ayant donné lieu à une publication en 1977. Cette innovation porte sur la nature du réactif à utiliser pour obtenir un précipité protéique : les chercheurs décident de substituer à l’acide phosphorique le chlorure ferrique. « La “découverte” du chlorure ferrique, écrit Knorr-Cetina, n’a pas seulement scellé le destin de l’acide phosphorique comme non-solution, mais elle a aussi constitué un changement dans l’orientation de la recherche (...) Le chlorure ferrique a été considéré comme un succès, et a été considéré comme tel sur toute la période d’observation, comme l’indique la publication rapide d’un article faisant la promotion de la méthode » (p. 64). Dans son étude, Knorr-Cetina focalise son attention sur le chercheur auquel est attribuée cette découverte. Ce chercheur a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la méthode. Il est le premier à avoir suspecté l’utilité du chlorure ferrique, et c’est également lui qui parvient à convaincre les membres de son groupe de systématiser l’usage de cette méthode et d’en tirer une publication. Pourquoi ce chercheur choisit-il à un moment donné d’intégrer dans sa pratique scientifique le chlorure ferrique ? L’interprétation proposée par Knorr-Cetina est ici double. Elle fait remarquer dans un premier temps que ce chercheur manifeste une orientation cognitive stable : il dit éprouver une « fascination pour la notion d’économie d’énergie ». Or précisément l’usage du chlorure ferrique permet d’obtenir des précipités protéiques sans recourir à des températures élevées. Et dans un second temps elle souligne le rapport entre le chlorure ferrique et l’avenir professionnel du chercheur. Ce dernier exprime en effet le souhait d’obtenir une affectation dans son université d’origine. Or, ce retour est rendu difficile par son absence d’expérience dans l’approche technologique et à grande échelle des protéines. Ce manque, observe Knorr-Cetina, est perçu par le chercheur comme un frein potentiel à sa carrière. Le recours au chlorure ferrique apparaît dès lors comme un moyen de combler ce manque (fill the gap) ; la méthode du chlorure ferrique étant susceptible d’être transposée ultérieurement, dans une perspective comparative, dans de grands laboratoires universitaires.
22L’analyse de Knorr-Cetina met bien en évidence ce que la pratique scientifique doit ici à un engagement cognitif particulier – réinterprétable en termes de constante thématique au sens de Holton. Mais cet engagement apparaît comme une condition nécessaire mais non suffisante. Le comportement scientifique est décrit comme lié de façon décisive à un calcul d’utilité espérée qui ne laisse guère de place aux « valeurs » ou « normes » auxquelles on se référait autrefois pour caractériser la science : si l’acteur scientifique choisit d’approfondir l’usage du chlorure ferrique, c’est avant tout parce qu’il perçoit dans cet usage un moyen d’agir conformément à ses intérêts personnels – accélérer sa mobilité professionnelle. S’il est vrai que l’intérêt dont il est ici question ne peut être qualifié d’extrascientifique au sens du programme fort – il s’agit bien d’un intérêt social mais ici interne à la communauté scientifique non pas générale mais spécifique –, l’interprétation reconduit cette catégorie comme facteur déterminant du comportement scientifique et ce faisant se met en situation de ne couper que partiellement les liens avec un réductionnisme par ailleurs régulièrement dénoncé.
23Autre exemple, l’interprétation du contenu des articles scientifiques mise en œuvre par B. Latour (1989). Soit l’extrait d’article scientifique suivant :
Lors de l’opération on trouva deux tumeurs ; les tissus atteints furent coupés en dés et recueillis dans l’azote liquide après deux à cinq minutes de résection dans l’intention d’en extraire le GRF (...) Les extraits des deux tumeurs contenaient une activité de libération de l’hormone de croissance avec le même volume d’élution que celui du GRF hypothalamique (Kav = 0,43, où Kav est l’élution sur la constante) (réf. 8). Les quantités d’activité du GRF (réf. 9) étaient minimes dans l’une des tumeurs (0,06 unité de GRF par milligramme [poids net]) mais extrêmement élevées dans l’autre (1 500 unités de GRF par milligramme [poids net]), soit 5 000 fois ce que nous avions trouvé dans l’hypothalamus du rat (réf. 8) [6].
24À l’évidence, cet extrait d’un article publié par Guillemin et son équipe multiplie les détails et propositions techniques. De quelle manière définir le pourquoi de la production d’un tel texte ? Une première réponse qui vient rapidement à l’esprit consiste à mettre en avant l’économie interne du texte scientifique, les contraintes logiques, factuelles, techniques qui ont pesé au moment de sa rédaction. La réponse de Latour – sa stratégie interprétative – est quelque peu différente : les motifs qui définissent le pourquoi de ce texte ne sont pas à chercher dans son contenu intrinsèque, ni même dans la stratégie de recherche préalablement mise en œuvre, mais dans la situation interactionnelle liant l’auteur à son lecteur – une situation caractérisée par analogie sur le modèle d’une « partie de tennis » – et une préférence singulière : celle qu’aurait l’auteur de l’article d’accroître de façon optimale sa crédibilité et ce faisant d’étendre de façon maximale son réseau. « Chaque mot [de l’article] écrit Latour, permet de contrer une possible attaque. (...) Chaque mot est un coup qui nécessite un long commentaire, non parce qu’il est “technique”, mais parce qu’il est le match final qui fait suite à de nombreux tournois. Pour le comprendre, il nous faut simplement ajouter l’objection du lecteur à la phrase qui y répond » (p. 72). Et Latour de produire un dialogue imaginaire dans lequel chaque phrase de l’article vient répondre à une objection d’un lecteur tout aussi imaginaire afin de faire taire définitivement toute contestation... Inutile ici de tenter de réduire cette interprétation de la production de l’article scientifique à une étude des « aspects rhétoriques » de la littérature technique – « comme si d’autres aspects pouvaient être laissés à la raison, à la logique et aux détails techniques. J’affirme au contraire, écrit Latour, que nous avons fini par appeler “scientifique” la rhétorique capable de mobiliser en un point plus de moyens que l’ancienne » (p. 94).
25Cette vision « rhétoricienne » ou encore « agonistique » de l’acteur scientifique pose un certain nombre de problèmes. Il paraît tout d’abord difficile de comprendre en quoi le fait d’ignorer a priori le contenu intrinsèque d’un article au profit de l’identification du rapport de force « auteur-lecteur » paraît compatible avec la prise en compte pourtant revendiquée par ailleurs des motifs et raisons élaborés par les acteurs eux-mêmes. Il est possible ici de penser que cette stratégie interprétative est la conséquence indirecte d’une généralisation abusive, parce que trop mécanique, de celle habituellement mise en œuvre dans l’étude des controverses scientifiques. L’étude de ces controverses est généralement favorisée par les sociologues constructivistes parce que le travail interprétatif leur paraît « déjà mâché », selon l’expression de Latour, par les acteurs engagés dans la dispute : « Dans le feu de la controverse, les spécialistes fournissent eux-mêmes les raisons pour lesquelles leurs adversaires pensent autrement » (p. 41). Pour autant est-il réellement possible de voir dans la controverse scientifique le modèle de toute science normale ? Nombre d’études sociologiques des sciences attestent bel et bien du contraire, notamment lorsqu’elles mettent en évidence l’extrême diversité des modalités de développement des domaines de recherche, et il y a ici un seuil de généralisation a priori à ne pas franchir. Que l’on songe ici simplement à l’étude de Lemaine et al. (1994) sur les stratégies de recherches en neurophysiologie élaborées par l’équipe de recherche dirigée par le professeur M. Jouvet. L’étude de la transformation de ces stratégies montre clairement qu’il est pour le sociologue tout aussi important de saisir et interpréter les modalités de l’action dans le contexte de travaux provoquant de fortes controverses ou négociations que dans celui de travaux modifiant un domaine de recherche, sans pour autant soulever de passions aux conséquences retentissantes pour la communauté scientifique pertinente.
26Par ailleurs la caractérisation des préférences de l’acteur scientifique proposée par Latour est pour le moins problématique : ces préférences sont à la fois trop simples et trop complexes. Trop simples tout d’abord parce que nombre de travaux sociologiques montrent que l’on ne peut réduire la motivation d’un chercheur à la seule volonté d’accroître sa crédibilité ou d’étendre son réseau. Dans certaines situations les chercheurs acceptent de se mettre eux.mêmes en situation de difficulté et ce sans même que soit engagé directement ou indirectement un processus de négociation avec un groupe de recherche concurrent [7]. Il paraît difficile d’ignorer a priori ces situations documentées pour établir une représentation générale de l’acteur scientifique. Trop complexes, parce que la crédibilité et le réseau auxquels se rapporte le cours de l’action scientifique renvoient à une sphère indifférenciée dans laquelle s’entremêlent les dimensions scientifique, technique, sociale, naturelle, etc. Cherchant à éviter le réductionnisme du programme fort l’approche constructiviste se singularise par son refus explicite de hiérarchiser l’ordre des facteurs susceptibles d’interférer avec le cours de l’action scientifique. La dynamique circulatoire des produits de l’activité scientifique repose sur l’égalité postulée des éléments associés au réseau. La robustesse d’un fait vient au terme d’un processus dans lequel interviennent les capacités de raisonnement du scientifique, sa crédibilité professionnelle, la nature de son instrumentation, sa capacité à susciter et retenir l’intérêt de ses collègues... tous ces éléments, selon l’expression de M. Callon (1989), « participent à égalité à une seule et même histoire ». Une telle perspective paraît toutefois doublement problématique. Tout d’abord parce qu’une chose est d’identifier l’hétérogénéité des facteurs associés à une activité scientifique, une autre est de démontrer leur égale importance dans la formation de l’action et d’un éventuel consensus autour de la valeur de ses produits. Ensuite, parce qu’un tel principe ouvre la voie à l’arbitraire le plus absolu dans l’interprétation des données empiriques. À un même phénomène – une discussion entre scientifiques dans un contexte donné –, les sociologues constructivistes n’hésitent pas à donner des interprétations totalement différentes – tantôt en termes de lutte, tantôt en termes d’investissement cognitif collectif – sans que le passage de l’une à l’autre n’appelle de leur part la moindre justification. Cette discussion des difficultés interprétatives liées à une conception trop indifférenciée du réseau nous conduit à notre second couple conceptuel : l’agrégation-explication.
2 / Comment passer du micro au macro : reconfiguration ou agrégation ?
27Les modèles interprétatifs couramment employés par les sociologues constructivistes étant identifiés, reste à présent à analyser leur stratégie proprement explicative – celle à laquelle nous avons associé l’élucidation des phénomènes macroscopiques dans notre description préalable de l’approche actionniste. Un observateur pressé de la tradition constructiviste pourrait avoir de bonnes raisons de croire que cette stratégie est purement et simplement inexistante. Il est tentant pour une tradition centrée sur le caractère local de l’activité scientifique d’ignorer l’étude des phénomènes macroscopiques. Pour autant comme l’a montré notre discussion du registre communicationnel de l’action scientifique, le passage du local au global, du micro au macro, ou encore le « changement d’échelle » inhérent à la mise en œuvre de l’action scientifique est un objet à part entière de la tradition constructiviste. Il constitue une des raisons d’être de l’utilisation récurrente du concept de « réseau ». Précisons les choses ici avec M. Callon (1998) : « Le réseau, écrit-il, abolit l’écart entre le micro et le macro. Le réseau permet de suivre ce travail de reconfiguration puisqu’il en constitue à la fois la forme et la matière. Il permet de passer sans solution de continuité du local au global. Du même coup il offre une solution élégante à l’énigme de l’agrégation » (p. 329).
28Quelles sont ces réalités macroscopiques et de quelle manière les actions scientifiques peuvent-elles être considérées comme l’origine d’un effet émergent ? Partons ici un exemple très longuement discuté par Latour (1989) : celui d’une innovation technique, le moteur Diesel. Ce moteur, affirme Latour, n’est pas une réalité qui peut être attribuée à un seul homme, Rudolf Diesel. Ce dernier a certes conçu l’esquisse d’un moteur « idéal » basé sur la mise au point de nouveaux dispositifs d’injection et de combustion. Mais l’élaboration, la diffusion et l’acceptation de ce moteur comme « boîte noire » représentent autant de moments au cours desquels Diesel a été amené à élargir son champ d’action et plus encore de collaboration. Il lui a fallu recruter des « alliés » de plus en plus nombreux. « Le nombre d’éléments liés au moteur de Diesel augmente avec son degré de réalisation. » Et plus cette réalisation progresse et plus le moteur est amené à se transformer : il s’écarte progressivement de son identité de conception pour acquérir une identité inédite – celle de sa fabrication. Le moteur imaginé par Diesel est soumis à des modifications multiples quand il passe de main en main. « Il n’est pas simplement transmis d’un acteur à son voisin par un processus collectif, il est composé collectivement par eux. Pas de transmission sans transformation. Pas de diffusion sans création » (p. 166).
29On comprend mieux ce qui fait ici la particularité de la démarche explicative du constructivisme : elle renvoie bien, 1 / d’une part à une réalité macroscopique – l’ensemble des acteurs mis en relation, à un moment ou un autre, par la réalisation et la finalisation d’un projet de recherche – fondée sur une infrastructure plus limitée – les éléments primitifs d’élaboration du projet ; 2 / d’autre part à une transformation de la nature du projet à travers l’extension de l’infrastructure à une réalité macroscopique et sa circulation d’acteurs en acteurs.
30Cependant cette approche illustre à sa manière les risques de confusion entre théorie explicative par effet de composition et approche purement descriptive d’un phénomène de reconfiguration. Les études de cas constructivistes choisissent certes de suivre la chaîne d’actions à travers laquelle tel ou tel scientifique tente d’établir la transformation du produit de sa démarche de recherche. Ce faisant elles proposent une description de l’impact successif d’une multiplicité d’actions individuelles sur le statut et la nature d’un résultat de recherche. Mais, pour autant, proposent-elles réellement davantage que cette description minutieuse des étapes constitutives de la reconnaissance collective de l’importance d’une innovation scientifique ? Il est possible d’en douter dans l’exacte mesure où le principe même d’un effet agrégatif est de faire émerger une réalité radicalement nouvelle à partir d’un ensemble d’actions individuelles, considérées comme autant d’influences infinitésimales identiques conçues isolément les unes des autres et s’ajoutant les unes aux autres de façon immédiate ou progressive. L’approche constructiviste des réseaux ne s’intéresse nullement à une telle sommation des actions individuelles, elle isole le poids de chaque action et en fait une étape dans un processus général de transformation.
III. Perspectives pour une approcheactionniste des sciences
31L’examen critique des modèles interprétatifs et explicatifs de la tradition constructiviste montre que l’élaboration d’un programme de recherche pour la sociologie des sciences n’est pas sans difficulté. Un tel programme doit être tout à la fois ouvert sur l’intégralité du processus de recherche, capable de définir avec précision la nature de son registre interprétatif et explicatif, mais également conscient de ses propres limites. Un programme sociologique d’inspiration actionniste est en mesure d’occuper pleinement l’espace de contraintes simultanées ainsi défini si on accepte de lui donner une formulation particulière. Cette formulation porte de notre point de vue sur trois points essentiels : action, rationalité et symétrie.
32Quelle conception de l’acteur doit faire valoir un programme de recherche actionniste en sociologie des sciences ? Une conception qui tout en entretenant des liens avec celle mise en œuvre par les sociologues constructivistes dans leurs nombreuses études de laboratoire doit impérativement s’en différencier sur un certain nombre de points. À un niveau empirique élémentaire, le primat de l’acteur suppose l’observation minutieuse des dimensions à la fois intentionnelles et significatives à l’œuvre dans l’exercice quotidien de la pratique scientifique. Le sociologue des sciences n’a cependant pas à partir de la croyance a priori en l’indissociabilité de la nature et de la société ou de la nature purement agonistique de l’entreprise scientifique. Il ancre sa démarche de recherche dans la réalité des intentions, des motivations, des structures de préférences telle qu’elle se donne à voir dans et à travers la pratique et le discours des acteurs scientifiques saisis dans le contexte de leur activité professionnelle. D’un point de vue plus global – point de vue trop souvent ignoré par l’approche constructiviste – cette démarche suppose la typification des pratiques et discours et l’élaboration de logiques comportementales simplifiées à partir desquelles il devient possible de reconstruire les raisons suffisantes, au niveau microsociologique, du phénomène macrosociologique à expliquer. Illustrons chacun de ces points à partir d’un exemple limité. Qu’observe-t-on lorsque l’on s’attache à reconstituer la transformation d’un domaine d’étude biomédical tel que celui des maladies à prions sur près de vingt années ? Un groupe tout d’abord très restreint d’individus qui interagissent, développent des stratégies de recherche, élaborent des dispositifs expérimentaux, publient des articles et des rapports de recherche, s’insèrent dans des lignes de coopération internationale, entrent en contact avec les représentants de sphères institutionnelles très diverses... La tâche du sociologue actionniste consiste à donner à comprendre les catégories, les principes, les préférences propres à ces acteurs et de montrer de quelle manière ces éléments peuvent être des forces agissantes du point de vue du domaine de recherche considéré comme des relations entre ce domaine et son environnement direct ou indirect. Autrement dit, montrer comment non pas un domaine intellectuel, institutionnel et organisationnel préexistant détermine a priori des actions scientifiques, mais comment ces actions concourent à la production de ce domaine. Dans le même temps, à partir du moment où les chercheurs investissent collectivement le domaine, il est possible de commencer à raisonner sur des données agrégées. Dès lors qu’il dispose de ces données – ici par exemple l’ensemble des projets de recherche financés sur une période donnée avec ce que cela signifie d’orientations collectives et de stratégies de recherche –, le sociologue actionniste est en mesure de prendre du recul par rapport à l’observation empirique élémentaire en reconstruisant derrière la mobilité de l’intérêt scientifique des logiques sociales fondées sur la typification des comportements individuels. La transformation collective d’un domaine de recherche complexe devient compréhensible à partir d’un travail de formalisation de raisons strictement individuelles.
33La référence à la nature compréhensive de la démarche sociologique conduit naturellement vers l’abandon d’une vision trop étriquée des intentions et intérêts des acteurs scientifiques pour un rationalisme élargi non exclusiviste intégrant les notions de valeurs et de normes propres à des communautés scientifiques spécifiques. L’ignorance dans laquelle la tradition constructiviste tient les valeurs et les normes de ces communautés ne peut réellement s’expliquer par la seule volonté de se différencier d’un point de vue disciplinaire d’une approche mertonienne centrée sur la notion d’ « ethos ». Il y a ici la conséquence d’a priori épistémologique qui demande à être définitivement dépassé. Reprenons notre exemple du domaine de recherches de maladies à prions. Trois hypothèses sont depuis longtemps en situation de concurrence quant à l’origine de ces maladies : virologiques, protéiques et les hypothèses dites mixtes. Si l’hypothèse protéique est aujourd’hui dominante, un nombre non négligeable d’équipes de recherche continuent à privilégier les hypothèses virologique ou mixte. De quelle manière rendre compte de ce comportement hétérodoxe dans cette controverse non encore fermée sur l’origine des maladies à prions ? Il est certes possible de partir d’un constat d’indétermination rationnelle et d’interpréter la réticence des chercheurs à l’égard de l’hypothèse protéique comme une conséquence de leur « intérêt » professionnel. Certains chercheurs ont très souvent été formés dans la tradition de la virologie, leur attachement à une hypothèse aujourd’hui « minoritaire » ne serait finalement rien d’autre que la conséquence de la volonté d’une corporation professionnelle de sauvegarder à tout prix un certain nombre de biens symboliques et matériels. Mais à l’évidence un tel registre interprétatif ne nous distinguerait guère de l’approche constructiviste et des faiblesses précédemment discutées. L’approche actionniste des sciences doit accorder aux « raisons » qu’ont les acteurs de préférer une théorie à une autre une attention particulière. Ces raisons sont distinctes de celles décrites par la tradition épistémologique, ne se résument que rarement à un simple calcul d’utilité – la prétendue recherche de l’extension maximale –, n’ont pas de caractère strictement contraignant et tiennent leur valeur persuasive pour partie des caractéristiques de la situation dans laquelle elles sont produites ou mobilisées. Une tâche essentielle de l’analyse actionniste des sciences consistera à reconstruire les conditions de crédibilité des arguments échangés par les scientifiques, mais également l’espace social, notamment normatif, à l’intérieur duquel cette crédibilité prend sens.
34Ce travail est indépendant de la valeur de vérité des croyances, hypothèses ou théories analysées. De ce point de vue il faut non pas renoncer au principe de symétrie, comme nous y invitent parfois les épistémologues, mais le réinterpréter pour l’intégrer dans l’ensemble des conditions générales permettant d’apporter une explication solide des croyances collectives. Le principe de symétrie pose comme condition préalable à la recherche la suspension de toute évaluation quant à la validité potentielle de son objet. Il représente un impératif de neutralité mais, et ce point mérite d’être souligné, il ne dit rien quant à la nature des « facteurs » à prendre en compte. Il est nécessaire de réaffirmer sa nature méthodologique et de l’associer à la théorie de la rationalité élargie précédemment évoquée. L’analyse actionniste des sciences pourra être dite symétrique dans la mesure où elle se propose d’identifier derrière l’adhésion des acteurs scientifiques à une hypothèse vraie ou une hypothèse fausse, une théorie dominante ou marginale, un même ensemble de « raisons » – ensemble distinct de celui étudié par l’épistémologie. Interprété de la sorte, ce principe de symétrie permet de maintenir l’ouverture du domaine d’investigation de la sociologie des sciences tout en l’affranchissant des dérives réductionnistes.
Notes
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[1]
Le sous-titre original de l’ouvrage de B. Latour, La sience en action (Latour, 1989) est bien « How to follow scientists and engineers through society ». Voir à ce propos l’article de Y. Gingras, « Following scientists through society ? Yes, but at arm’s lenght ! », in Jed Z. Buchwald (Hg), Science Practice. Theories and Stories of doing Physics, Chicago/London, University of Chicago Press, 1995.
-
[2]
Voir également sur ce thème de l’absence d’inéluctabilité du cours de la recherche scientifique, les remarques de Hacking (2001) à propos du Constructing Quarks de Pickering.
-
[3]
Cf. l’étude de D. Pontille (2004).
-
[4]
La tradition constructiviste a généralement, à ses débuts, établit des liens avec l’interactionnisme symbolique. C’est le cas par exemple de Knorr-Cetina (1981) qui dans sa discussion du modèle évolutionniste de l’innovation scientifique critique la posture de l’individualisme méthodologique au nom d’une approche privilégiant l’étude du contexte et l’interaction : « Si l’action d’un individu dépend de la présence d’autrui et la manière dont leur interaction se développe, il est évidemment insuffisant de considérer les seuls individus et leurs intentions » (p. 19). La confrontation du constructivisme à une approche actionniste demeure potentiellement intéressante dans la mesure où : 1 / contrairement à ce qu’affirme Knorr-Cetina, le contexte de l’action n’est pas ignoré par l’actionnisme : celui-ci reconnaît sans difficulté que l’acteur a été socialisé, qu’il est en relation avec d’autres acteurs ou encore qu’il se meut dans un contexte qui s’impose à lui ; 2 / le développement du constructivisme a conduit ses représentants à tenter d’identifier l’acteur scientifique comme la source d’effets macroscopiques – notamment à travers l’usage croissant du concept de réseau et sa formulation théorique dans la théorie dite de l’acteur-réseau. Ce faisant il se sépare très nettement de l’interactionnisme symbolique et de son souci exclusif d’analyse purement micro pour se rapprocher d’une ambition caractéristique de l’actionnisme.
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[5]
Voir sur ce modèle, B. Barnes (1977) ; B. Barnes, D. Mackenzie (1979). Pour une critique détaillée du modèle de l’intérêt, cf. S. Woolgar (1981).
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[6]
Cité par B. Latour (1989), p. 70.
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[7]
Cf. notamment les observations de G. Lemaine, A. Gomis (1994).