CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La vie économique est entièrement régie par des normes. Que l’on considère le modèle théorique du marché purement concurrentiel, dans sa version formalisée, ou que l’on prenne en compte la vie économique effective, dans sa diversité, il y a toujours un système de règles sous-jacent, présupposé ou réel, qui encadre le déroulement des productions de biens et leur distribution, notamment sous la forme de l’échange [1]. Il n’existe ainsi pas de vie économique indépendante d’un ensemble social de normes. Même la version idéale d’un marché concurrentiel présuppose, explicitement ou implicitement, un ensemble de règles qui permettent son effectuation [2] : droit de propriété, contrats, justice, etc.

2Ces règles et ces normes font évidemment l’objet d’une approbation ou d’une désapprobation, au nom de considérations multiples, les principales d’entre elles étant l’idée d’ « efficacité » et celle de « justice », elles-mêmes liées à des contenus et à des justifications divers. Se pose ainsi pour les acteurs de la vie sociale le problème de la signification exacte de cette notion d’efficacité, dans ses liens avec une idée de justice (corrélée ou non au principe de « liberté » sous-jacent au développement d’un marché). Or ce qui frappe d’emblée l’observateur sociologique à cet égard, c’est l’ampleur des désaccords qui interviennent à ce sujet. Ces désaccords se situent au niveau des argumentations courantes de tous les acteurs de la vie économique (et les enquêtes révèlent de telles différences d’appréciation dont la possibilité est incluse dans les questionnaires), mais aussi au niveau des théorisations savantes : cet article se propose d’essayer d’interpréter l’origine de tels désaccords en posant le problème de la liaison entre analyse économique et normes de la vie sociale. Cette interprétation n’est pas évidente : comment rendre compte des engagements normatifs des acteurs et des divergences fortes qui s’y expriment ?

1.Le problème de l’explication des désaccords relatifs à l’organisation économique

3Une analyse sociologique peut considérer les normes de la vie économique à trois niveaux.

4Il y a d’abord un effort de recension et de description du nombre considérable de normes qui encadrent dans la vie réelle tous les processus de production et de distribution des biens. Ces normes sont explicites ou implicites, plus ou moins respectées ou contestées, mais toujours présentes à l’arrière-plan et relèvent de secteurs et catégories d’activité divers.

5Il y a ensuite un effort de théorisation de ces normes, plus ou moins développé et systématique, qui intervient aussi bien dans le cadre de l’analyse économique [3] que dans celui de la sociologie [4] (mais aussi dans le cadre de la philosophie morale et politique). Cette théorisation peut inclure notamment la tâche difficile d’ « explication » des normes. Il y a en effet toujours plusieurs ensembles de normes possibles et, de fait, si l’on a assisté, sur le long terme historique, à une évolution tendancielle des normes vers un ordre « capitaliste », il existe en réalité une très grande diversité de situations et de règles adoptées en fonction des secteurs d’activité et des pays. Comment expliquer cette diversité ? Il s’agit là d’une tâche extrêmement difficile à partir du moment où plusieurs ensembles normatifs sont possibles et qu’aucun d’entre eux n’est manifestement déterminé causalement à se produire.

6Il y a enfin l’étude des représentations communes [5] que les membres d’une société se font de la vie économique : les individus sont plus ou moins favorables à telle ou telle organisation de la vie économique, le débat contemporain tendant à opposer principalement une vision « sociale » à une vision « libérale » de l’économie, ces alternatives étant plus ou moins claires, mais présentes dans un débat public toujours simplifié et caricatural, même si vraisemblablement ces alternatives peuvent aussi correspondre à des orientations profondes et structurantes des choix des acteurs concernés.

7Or les enquêtes, qui partent d’une telle polarité libéral/social pour constituer leurs questionnaires [6], révèlent à cet égard un fort désaccord. Non seulement il n’y a quasiment jamais d’unanimité au regard des questions posées, mais, le plus souvent, il y a tendance à l’expression d’une réelle divergence, pour chaque catégorie d’acteurs interrogée. Certes, les scores sont plus ou moins élevés, mais il y a toujours tendance à la divergence. Celle-ci est encore plus manifeste lorsque l’on prend en considération les prises de position publiques des différents acteurs cherchant à promouvoir tel ou tel système de normes.

8Quelle est l’origine de ce désaccord ? Implicitement, les commentateurs de ces enquêtes associent une attitude favorable ou défavorable à une organisation libérale de l’économie au fait que les intérêts (vraisemblablement en termes de revenu) des acteurs concernés sont plus ou moins bien servis (ou sont en tout cas perçus comme tels) par cette organisation libérale. Pourtant, cette interprétation, tendanciellement et implicitement systématique, n’est pas complètement convaincante, pour plusieurs raisons :

9Premièrement, une interprétation de ce type (associant l’adhésion au projet libéral ou son rejet à la situation plus ou moins favorisée en termes de revenu) n’est pas entièrement congruente avec les données disponibles. Certes, souvent, l’inégalité des scores obtenus reflète l’inégalité des revenus (ou le PIB par habitant, ou la situation en termes de chômage lorsqu’il s’agit de comparer les opinions publiques des différents pays). Mais cela n’explique pas le fait qu’il y a persistance du désaccord pour toutes les catégories (il y a toujours une opposition assez forte entre ceux qui sont « pour » et ceux qui sont « contre »). De surcroît, des catégories favorisées peuvent se montrer dans des propositions non négligeables favorables à des mesures « sociales », limitatives du libéralisme économique.

10Par ailleurs, si l’on se réfère cette fois-ci aux contenus des représentations, il serait préjudiciable à l’analyse et dénué de fondement de considérer que ces représentations dérivent unilatéralement et systématiquement des « intérêts » (exprimés en termes de revenu) associés aux différentes positions : non seulement parce que les contenus théoriques obéissent à une logique propre, mais aussi parce qu’il est concevable que des personnes favorisées ou défavorisées par leur situation locale puissent raisonner sur la pertinence générale d’une organisation indépendamment de l’avantage direct qu’elles peuvent en retirer, et inversement.

11De surcroît, chacun peut se tromper sur la corrélation entre son intérêt et une organisation quelconque de la vie économique : même la référence unilatérale à une explication par les intérêts doit intégrer la manière dont les acteurs se représentent la relation entre telle ou telle organisation et la satisfaction de leurs intérêts. Il est certain en tout cas que les débats savants ou à tout le moins cultivés et informés opposent souvent des personnes dont les revenus sont comparables.

12Enfin, comme les enquêtes ici évoquées consistent à poser les mêmes questions à des personnes se trouvant dans des situations ou des pays très différents, il est difficile d’interpréter les réponses de manière précise et univoque : si les Danois se montrent plus favorables au libéralisme que les Portugais, est-ce parce que le Danemark est lui-même plus « libéral » en termes d’organisation économique ou moins libéral ? Il faut noter d’ailleurs que si ces enquêtes donnent une idée générale de l’opinion des Européens, le caractère très abstrait des questions posées, ainsi que le caractère souvent ambigu de leur formulation limitent la pertinence de l’information disponible.

13Quelle est donc l’origine de désaccords persistants ? On se propose ici de mettre en évidence les problèmes suscitant les représentations typiques qui conduisent à l’expression de tels désaccords, sans les appuyer uniquement et directement sur le conflit d’intérêt (même si celui-ci joue évidemment un rôle important). La difficulté de fond est qu’il s’agit d’éléments « évaluatifs », qui ne peuvent être tranchés par un recours à la description « positive » d’une réalité externe. Comment se constituent-ils dans le domaine de l’organisation économique qui implique aussi bien des critères d’efficacité que de justice ?

14L’idée ici développée est que même si l’on s’en tient à une acceptation initiale de l’idée d’une efficacité économique, associée de surcroît à une approbation normative du respect des libertés individuelles dans le domaine éthique (qui peut trouver son corollaire dans la défense de la liberté des acteurs économiques), il sera impossible de maintenir une adhésion complète à ces deux principes, dans la mesure où la réalité de la vie économique ne saura les refléter de manière simple et cohérente. Le désaccord tendra alors à se mettre en place, d’une part car ces principes retenus ne pourront pas susciter le maintien d’un consensus à partir du moment où ils devront être appliqués à une réalité complexe, et d’autre part car les écarts inévitables et jugés souhaitables par rapport à ces principes (dans leur application) ne pourront guère susciter davantage le consensus, car ils ne dépendront pas de critères simples qui puissent être admis par tous.

15Il est difficile d’interpréter l’origine exacte des désaccords réels. Il est vraisemblable qu’ils dépendent d’une multitude de facteurs, chaque individu ayant ses raisons de favoriser ou de rejeter tel ou tel système d’organisation sociale. Il n’est donc pas satisfaisant de considérer qu’ils ne reflètent qu’un conflit d’intérêt, même si celui-ci est évidemment déterminant, qui masque la complexité de la perception de l’efficacité dans ses relations avec des critères de justice [7]. La démarche ici proposée est de considérer que, même du point de vue d’une analyse informée par la théorie économique des mécanismes de marché (éléments d’information qui peuvent se retrouver de manière simplifiée mais congruente dans les représentations ordinaires de la vie économique), les désaccords peuvent difficilement ne pas intervenir, en sorte que ces désaccords se retrouveront aussi dans les représentations générales de la vie économique qui prennent appui sur les modèles théoriques diffusés de manière simplifiée. Nous nous proposons donc de repérer les thèmes typiques qui peuvent susciter le désaccord à partir de la reconnaissance commune de certains principes d’efficacité et de certaines normes éthiques liées au respect des libertés individuelles. [8]

2.La représentation de l’idée d’efficacité économique

16L’un des paradoxes (ou l’une des ambivalences) de la littérature économique relative au modèle du marché concurrentiel, est que celui-ci peut lui-même être conçu soit d’un point de vue « positif » (description et explication du fonctionnement du marché) soit d’un point de vue « normatif » (engagement en faveur du marché, soit d’une organisation « libérale » de l’économie). En revanche, lorsque l’on se situe dans la réalité de son application, les considérations normatives sont inévitables. Dans la vie réelle, il s’agit de savoir si la vie économique dans ses différents secteurs (et donc la vie sociale en général) doit être organisée en fonction d’un marché concurrentiel ou pas : autrement dit, si d’un point de vue théorique le contraste entre une analyse positive et une analyse normative existe (avec des frontières plus ou moins claires), dans le cours de la vie économique, les acteurs sont obligés de prendre position d’un point de vue normatif sur la bonne manière d’organiser la vie économique, soit à un niveau local (par exemple le fonctionnement d’une entreprise, l’acceptation ou non de la notion de service public pour telle ou telle catégorie d’activité), soit à un niveau général de principe (pour ou contre la concurrence). Ces décisions se font simultanément au nom de considérations d’efficacité et de considérations de justice. Il s’agit donc de savoir comment se forment les avis à ce sujet : pourquoi les acteurs sont-ils amenés à soutenir ou à rejeter une organisation de la vie économique en fonction des principes du marché concurrentiel ou du libéralisme ?

17Si l’on se concentre sur l’analyse économique elle-même, un des grands résultats de celle-ci dans sa tradition classique et néoclassique a été la démonstration que, sous des conditions de concurrence pure, et dans un cadre d’information parfaite, on parvient à une allocation « optimale » des ressources. Ce modèle, présent dès les écrits d’Adam Smith, a donné lieu à des raffinements de plus en plus nombreux et précis, qui conservent néanmoins fondamentalement ce résultat de base d’une « efficacité du marché » interprété à partir de Pareto en termes d’ « optimalité ».

18Comme par ailleurs tout le monde sait que la vie économique effective s’éloigne considérablement des conditions « idéales » d’un tel marché concurrentiel, il s’agit alors de savoir si l’écart qui intervient se fait aussi par rapport à une « optimalité » qui serait atteinte si l’écart était réduit : car si tel était le cas, il faudrait penser alors (et certains le pensent certainement) que plus l’on se rapproche du marché, plus l’on est dans une situation d’efficacité, et donc d’optimalité. Il s’agit donc de savoir si le modèle du marché concurrentiel, associé à un principe d’optimalité, doit fonctionner comme norme, ou idée régulatrice dirigeant la formation des règles de la vie économique.

19On peut considérer d’ailleurs, que, de fait, c’est dans une large mesure effectivement le cas pour grand nombre d’institutions internationales, comme par exemple – mais il faudrait analyser les choses de plus près – la commission de l’Union européenne qui joue un rôle actif dans la libéralisation des échanges à l’intérieur des pays constituant cette union – avec néanmoins toutes sortes de restrictions.

20Or cette notion d’efficacité ou d’optimalité est en fait ambiguë du point de vue du contraste entre registre positif et registre normatif : où se situe-t-elle exactement du point de vue de cette alternative ? Cette ambiguïté entre le registre positif et le registre normatif est alors nécessairement la source de nombreux désaccords. De surcroît, la perception commune d’une efficacité économique, associée au concept d’optimalité, n’est pas nécessairement congruente avec la définition formelle de cette notion (qui intervient à partir de conditions très restrictives) trahie par le mot même d’optimalité, avec sa connotation inévitable d’ « idéal à atteindre ».

21Il faut noter à cet égard un contraste au sein même de la tradition économique : il y a d’une part des auteurs qui considèrent que ce résultat majeur n’est en aucun cas un élément de recommandation politique d’une forme d’organisation de l’économie plutôt que d’une autre. Tel était en particulier le cas de Pareto lui-même, qui, en positiviste radical, considérait que la science économique ne pouvait conduire à des recommandations d’organisation de la vie économique. Au contraire, d’autres auteurs ont activement agi en faveur du développement du libéralisme économique, conçu comme une « bonne » chose, à la fois sur des bases d’efficacité et sur des bases normatives de justice : à l’époque contemporaine ce sont d’abord von Mises puis Hayek [9] ou Friedman qui ont représenté un tel engagement. Il existe enfin des auteurs intermédiaires (recommandant le libéralisme mais pas de manière systématique), dont le plus remarquable d’entre eux a sans doute été Adam Smith, en dépit de son association fréquente et erronée avec l’idée d’un « laisser-faire » intégral qui ne correspond pourtant pas à son apport effectif beaucoup plus nuancé.

22Ces auteurs sont, consciemment ou non, relayés par un très grand nombre d’économistes professionnels, ou « experts », ou journalistes, qui disent ce qu’il « faut faire » aux décideurs de toute sorte ainsi qu’au grand public. La position positiviste qui s’abstiendrait de toute recommandation au nom de la science est ce qu’il y a de plus éloigné de la pratique effective, marquée au contraire par les implications massives des économistes dans la prise de décision, à tous les niveaux de celle-ci. Chacun dit ce qu’il « faut » faire.

23On peut trouver deux motifs à cela. D’une part, comme nous l’avons dit, les règles étant indispensables à l’organisation économique, et se montrant évolutives de surcroît (puisqu’elles sont constamment soumises à la décision publique), il faut de toute manière, nolens volens, se prononcer à leur sujet. En matière de décision économique, il apparaît naturel de se tourner vers les économistes qui vont faire figure d’experts en matière d’ « efficacité » économique. Par ailleurs, cette notion d’ « efficacité » pouvant aisément glisser d’un registre positif vers un registre normatif, elle va être le nœud de la prise de décision : quelle est exactement la norme de l’efficacité ? Est-elle alors congruente avec la justice, ou non, et si elle ne l’est pas, comment comprendre le décalage qui peut exister entre ces notions dont il s’agit de comprendre la relation ? À partir de ces débats théoriques généraux, qui trouvent un écho dans les discours publics d’entrepreneurs, de syndicalistes, d’hommes politiques, de journalistes et d’experts en tous genres, se diffusent et se forment des représentations collectives favorables ou défavorables au libéralisme économique, en bloc ou en détail.

24Voici comment peut être décrite de manière synthétique l’efficacité d’un marché dépendant de normes de libre-échange. Il est intéressant de se tourner pour cela, à titre de document, vers un article classique (il date de 1924) de Frank H. Knight, l’un des plus grands théoriciens néoclassiques de l’économie du XXe siècle, qui entreprend d’étudier systématiquement les rapports entre efficacité et éthique (ou justice) : sa contribution est importante car elle émane d’un des théoriciens les plus reconnus de l’économie néoclassique qui non seulement considère pertinent le résultat d’efficacité d’un marché concurrentiel, mais aussi s’est fait, au cours de sa carrière, le défenseur du libéralisme économique ; pourtant, en même temps, il diagnostique avec précision et pourrait-on dire avec sévérité toutes les limites du modèle du marché concurrentiel par rapport aux normes éthiques communes dont il accepte aussi la pertinence ; loin de rejeter comme Pareto le recours aux principes éthiques communs, il retient ceux-ci comme indices de ce que sont les principes éthiques valables.

The argument for individualism, as developed by its advocates from Adam Smith down, may be summarized in a sentence as follows : a freely competitive organization of society tends to place every productive resource in that position in the productive system where it can make the greatest possible addition to the social dividend as measured in price terms, and tends to reward every participant in production by giving it the increase in the social dividend which its cooperation makes possible. In the writer’s opinion such a proposition is entirely sound ; but it is not a statement of a sound ethical ideal, the specification for a utopia [10].

25Ce résultat remarquable présuppose un certain nombre d’hypothèses de comportement (rationalité, omniscience) sur lesquelles on ne reviendra pas ici, en dépit du fait qu’elles sont elles-mêmes évidemment problématiques et sont naturellement liées aux évaluations de la situation envisagée [11]. On s’intéressera ici directement au cadre normatif impliqué par une telle situation de marché concurrentiel et à la signification de l’interprétation possible de ses résultats en termes d’optimalité. Rappelons brièvement l’interprétation de ce résultat en termes d’optimum par Pareto : il s’agit de montrer que, à l’issue de tels échanges compétitifs, nul ne peut plus améliorer sa situation uniquement par l’échange, indépendamment de toute diminution de l’utilité d’autrui.

26Ces résultats théoriques sont forts et, à notre sens, indiscutables. Pourquoi néanmoins ne suscitent-ils pas l’accord autour des principes du libéralisme économique, comme l’indique Knight lui-même, qui non seulement affirme que ces résultats ne correspondent pas à un principe éthique, mais qui de surcroît s’engage, dans cet article de 1924, dans un catalogue extrêmement intéressant et riche des raisons qui font que cette situation ne saurait correspondre à un tel idéal [12] ?

27Évidemment, il est vraisemblable que ce résultat théorique n’est pas connu de la grande majorité des personnes interrogées dans les enquêtes, même s’il est aussi certainement largement diffusé à travers les études d’économie qui concernent désormais un nombre très important de personnes, puisqu’il tend à être dispensé dans le cadre des enseignements secondaires, mais surtout un nombre très important de « décideurs » politiques ou économiques, qui ont désormais quasiment tous fait de près ou de loin des études d’économie. Ce résultat théorique peut néanmoins correspondre aisément à des perceptions communes des effets de la concurrence sur un marché. Il est en effet possible à tout acteur économique de base (acheteur ou vendeur), s’il est quelque peu attentif à la situation qu’il observe ou dans laquelle il intervient, de considérer les effets de la concurrence : nul ne peut vendre un bien, toutes choses égales par ailleurs, plus cher qu’un compétiteur, ce qui est à terme favorable au consommateur ; il est clair que celui-ci n’a pas besoin de cours d’économie avancé pour comprendre l’avantage dont il peut bénéficier du fait de la compétition existant entre des producteurs, qui conduit à une baisse des prix, par contraste avec une entente entre ces mêmes compétiteurs ou d’une protection légale de l’un d’entre eux. La publicité commerciale se fait constamment l’écho et le promoteur de telles conséquences liées à la concurrence. Les consommateurs sont par exemple invités à essayer de trouver un produit donné vendu moins cher par un concurrent, et on lui offre alors de lui rembourser la différence.

28De plus, les producteurs à la recherche de profits tendent à s’orienter vers les nouveaux marchés porteurs, et y suscitent alors également aussi la concurrence, ce qui fait baisser les prix. Cela doit donner une idée claire de la notion d’efficacité : nul ne peut vendre un bien plus cher que ses concurrents ; les entreprises sont obligées, pour faire des profits, de s’orienter vers des marchés qui satisfassent une demande concurrentielle des consommateurs. Des produits initialement très chers deviennent progressivement accessibles au plus grand nombre (les téléphones portables, par exemple).

29En revanche, la formulation d’une situation d’équilibre assimilée à un optimum est sans doute plus difficile à saisir à partir d’un point de vue qui ne serait pas informé de la notion dans sa définition précise : toutefois, là aussi, intuitivement, on peut imaginer qu’il est possible (surtout si l’on est attentif aux discours économiques ambiants) que chacun puisse reconnaître le contraste entre des prix d’équilibre pour certains biens issus de stabilisations d’échanges volontaires (par exemple le prix des téléphones portables), et des interventions externes qui tendraient à modifier ces prix dans un sens ou dans un autre pour avantager telle ou telle catégorie de la population (cela se faisant alors « au détriment » d’autres catégories puisque les ressources finançant de telles mesures doivent bien être prélevées ailleurs). Par exemple, les usagers du train font peut-être (mais nous n’avons pas d’enquête à ce sujet) la différence entre une situation où le prix des billets relèverait uniquement du résultat du rapport entre l’offre et la demande, et une situation où il serait modifié et subventionné en fonction de considérations diverses, l’argent de ces subventions devant être prélevé quelque part.

30En revanche, la notion d’optimum est certainement largement diffusée dans les milieux éduqués à la science économique, et elle donne lieu typiquement à une ambiguïté importante que l’on trouve déjà chez Pareto dans la formulation qu’il en donne lui-même :

« La considération des deux genres de points P et Q est d’une grande importance en économie politique. Quand la collectivité se trouve en un point Q dont elle peut s’éloigner à l’avantage de tous les individus, en leur procurant à tous de plus grandes jouissances, il est manifeste qu’au point de vue économique et si l’on ne recherche que l’avantage de tous les individus qui composent la collectivité, il convient de ne pas s’arrêter en un tel point, mais de continuer à s’en éloigner tant que c’est à l’avantage de tous. Lorsque ensuite on arrive en un point p où cela n’est plus possible, il faut, pour s’arrêter ou pour continuer, recourir à d’autres considérations, étrangères à l’économie ; c’est-à-dire qu’il faut décider, au moyen de considérations d’utilité sociale, éthiques ou autres quelconques, dans l’intérêt de quels individus il convient d’agir, en en sacrifiant d’autres. Au point de vue exclusivement économique, une fois la collectivité parvenue en un point P, il convient qu’elle s’arrête. Ce point a donc, dans le phénomène, un rôle analogue à celui du point où l’on obtient le maximum d’ophélimité individuel, et auquel, par conséquent, l’individu s’arrête. À cause de celte analogie, on l’appelle : point du maximum d’ophélimité pour la collectivité. » [13]

31Cette formulation est ambiguë, dans la mesure où elle distingue un registre « économique » d’un registre « social » (ce dernier étant, dans la perspective de Pareto, indécidable quant aux normes qui lui sont associées). Or précisément, lorsque l’on confronte les situations sous-optimales et les situations optimales, s’il est clair que d’un point de vue purement descriptif, on peut les comparer les unes aux autres en termes d’augmentation des utilités de certaines personnes suivant qu’il y a ou non diminution de celles des autres, cette description est accompagnée d’un point de vue normatif : car, dans un cas, s’il est possible d’augmenter les utilités de certains ou de tous sans nuire à personne (point de vue descriptif), on peut supposer qu’il n’y aura pas d’opposition majeure (toutes choses égales par ailleurs, ce qui est d’ailleurs un point difficile à obtenir d’un point de vue empirique) à une telle augmentation partielle ou générale du niveau d’utilité des personnes concernées (point de vue normatif). On s’appuie donc sur l’idée d’un consentement unanime en faveur d’une augmentation d’utilité qui ne ferait aucune victime.

32Si en revanche certaines des personnes sont lésées du fait de l’augmentation de l’utilité dont bénéficient d’autres, on pourra vraisemblablement moins facilement compter sur leur accord unanime. Autrement dit, ce qui établit un contraste clair entre une situation sous-optimale et une situation optimale, ce n’est pas seulement le comptage « économique » des utilités et de leur évolution, mais la facilité plus ou moins grande à susciter l’unanimité pour telle ou telle répartition. En effet, ce comptage purement « économique » peut aussi bien advenir dans des situations où certains sont lésés tandis que d’autres sont bénéficiaires : ce qui est déterminant dans le passage à une situation optimale est donc l’implication du principe éthique d’unanimité. Il n’y a donc pas ici de distinction complète entre un principe d’efficacité qui serait neutre d’un point de vue éthique, et un principe « éthique » qui serait étranger, puisque l’efficacité n’a un caractère acceptable et souhaitable pour tous que si l’on prend en compte un critère d’unanimité (l’utilité de personne n’est diminuée).

33Pourtant, une idée s’est imposée dans le discours savant comme dans le discours commun : il y aurait d’un côté l’efficacité économique en quelque sorte neutre d’un point de vue éthique ; et de l’autre, des considérations normatives diverses, « éthiques » en particulier, qui pourraient alors éventuellement interférer avec ce principe d’efficacité. Cela va être une source importante de désaccord, certains considérant que l’efficacité doit primer dans la vie économique, tandis que d’autres estimeront que c’est l’éthique qui doit primer.

34Il est certain que du point de vue de l’expérience commune, ce contraste s’appuie sur des situations fréquentes : par exemple, un chef d’entreprise soumis à une baisse de ses ventes doit licencier du personnel pour faire baisser ses coûts, sinon il risque la faillite (le contraire de l’efficacité économique) ; au contraire, par souci de solidarité avec les ouvriers, il pourrait refuser de tels licenciements, et aller ainsi contre l’efficacité économique. Il y a donc bien un contraste, du point de vue de la décision, entre des principes d’efficacité économique et des considérations éthiques. On comprend alors, sur cette base, que l’opposition se mette en place entre ceux qui vont juger primordiale l’efficacité, et ceux qui vont juger prioritaires les mesures éthiques (problématiques dans cet exemple car elles pourraient conduire à une faillite générale, et donc à un échec aussi d’un point de vue éthique).

35Pourtant, même dans un exemple de ce type, il y a une ambiguïté sur la localisation exacte de l’efficacité et de l’éthique.

36Car, si efficacité il y a, d’un côté, celle-ci est néanmoins étroitement dépendante d’un système organisationnel privilégiant la détermination de l’activité économique en fonction de l’offre et de la demande : il s’agit bien d’une norme. Il est toujours possible d’imaginer un autre système où l’activité économique n’est pas organisée en fonction de l’offre et de la demande : c’est évidemment le cas de pans entiers de l’économie, une des principales restrictions à cette acceptation de l’offre et de la demande tenant ainsi à l’organisation « nationale » du marché du travail. On a là une limitation considérable des règles de libre-échange qui généralement est relativement peu mise en question, alors même qu’une abolition des frontières du marché du travail pourrait représenter une augmentation de l’ « efficacité » économique sur la base des critères indiqués par Knight. Mais cela remettrait en cause profondément une certaine stabilité de la répartition des activités à l’intérieur d’une collectivité donnée, et la norme de maintien de celle-ci prévaut très largement par rapport à une norme de libre-échange pure [14].

37Dès lors, ceux qui défendent le principe d’efficacité économique contre une éventuelle norme éthique ne réalisent pas nécessairement (car la complexité de la situation ne le leur révèle pas directement) que d’une part, cette « efficacité » à laquelle ils se réfèrent présuppose un cadre normatif à l’intérieur duquel elle intervient (privilégier l’organisation de l’économie en termes d’offre et de demande), et que d’autre part ils tendent eux-mêmes, en de très nombreuses circonstances, à ne pas accepter ce cadre normatif (du libre-échange) pour lui préférer d’autres cadres normatifs restrictifs de celui-ci : par exemple dans le cas des migrations internationales sur le marché du travail, qui sont sévèrement limitées, ou dans le cas de la réglementation protectrice du patrimoine d’une ville historique qui est très largement soustrait à la promotion immobilière.

38D’un autre côté, au contraire, ceux qui affirment faire prévaloir le cadre éthique plutôt que le principe d’efficacité ne voient pas que ce dernier est lui-même associé à des normes, normes qu’ils acceptent eux-mêmes souvent, par ailleurs, par exemple lorsqu’ils négocient le prix d’un appartement qu’ils achètent. Ils adhèrent aussi de fait dans ce type de situation au principe d’efficacité qui est impliqué par la situation, ainsi qu’au cadre normatif qui permet son intervention.

3.Les raisons typiques de l’écart par rapport aux normes de libre-échange

39On peut donc préciser les choses sur le fond, et mieux comprendre à partir de là les représentations communes qui interviennent relativement à cette relation entre cadre normatif et principe d’efficacité.

40D’un côté, toutes choses égales par ailleurs, il est possible aux acteurs de comparer différentes situations, à l’intérieur d’un cadre normatif donné, en termes d’efficacité économique, sachant que cette notion présuppose néanmoins un critère donné qui permette de la déterminer : importance du profit, ou de la quantité de biens produits, ou limitation du coût de production, etc. Ces critères peuvent entrer en conflit les uns avec les autres. La description « positive » permet alors, sur la base d’un critère particulier d’efficacité économique, de dire quelle est la situation la « meilleure », que tous doivent ensuite accepter, s’ils acceptent par ailleurs le cadre normatif sous-jacent à l’intérieur duquel on compare les situations plus ou moins efficaces.

41Dans le cas emblématique de l’optimum de Pareto, le cadre normatif est ainsi celui de l’unanimité autour de la possibilité d’une augmentation d’utilité qui ne soit nuisible à personne. Ce cadre peut correspondre quelquefois aux situations empiriques où est invoqué le principe d’efficacité économique, mais le plus souvent tel n’est pas le cas : soit parce qu’il n’y a pas unanimité sur le critère pertinent d’efficacité économique, dans la mesure où il y a plusieurs critères d’efficacité qui peuvent entrer en conflit ; soit parce qu’un critère particulier d’efficacité économique implique l’augmentation d’utilité pour certains mais la perte pour d’autres, en sorte que ce cadre normatif de l’unanimité ne puisse pas être facilement retenu ; soit enfin parce que l’augmentation d’utilité liée à l’efficacité économique dépend d’un cadre normatif qui est lui-même rejeté par certains (par exemple dans le cas du refus absolu de la concurrence).

42Comme il a déjà été dit précédemment, ceux qui en appellent à un principe d’efficacité économique en appellent implicitement aussi à un cadre normatif qu’ils sont eux-mêmes, en d’autres circonstances, amenés à rejeter (par exemple lorsqu’il s’agit des migrations du travail, ou de la protection du patrimoine). D’un autre côté, ceux qui en appellent à des principes éthiques contraires au principe d’efficacité économique admettent souvent celui-ci dans un cadre normatif donné et ont clairement un comportement d’homo œconomicus en de très nombreuses circonstances qui impliquent le cadre normatif de liberté des échanges.

43Quels sont alors les motifs typiques d’écart par rapport à ces normes de libre-échange ? Il s’agit de montrer que non seulement ces écarts existent, mais que tendanciellement tous les acteurs de la vie sociale sont amenés à promouvoir de tels écarts (même si, par ailleurs, très souvent, comme il a été dit, ils acceptent le respect de ces normes de libre-échange et les critères d’efficacité économique qui y adviennent). L’idée ici défendue est que ces écarts tiennent à des problèmes suscités par la liberté des échanges que les principes d’efficacité de Pareto ne résolvent pas : il ne s’agit donc pas d’un écart par rapport à l’optimalité, mais de problèmes liés au fait que les situations réelles ne correspondent pas au schéma étroit de cette optimalité.

44Le premier motif tient aux biens produits et au problème de la relation entre les préférences de différents groupes.

45Le deuxième tient à la justification de l’idée de liberté et au rapport qui existe entre celle-ci et l’idée de mérite dans la répartition des biens.

46Le troisième tient au problème issu de la production d’externalités négatives.

47Le quatrième, plus général et englobant, tient au problème du statut de la concurrence en tant que telle.

48Pourquoi y a-t-il par exemple, typiquement, des limitations aux mouvements de migration (et donc une restriction du libre-échange sur le marché mondial du travail) ? Pourquoi y a-t-il des règles de protection du patrimoine qui limitent les processus de libre échange (on imagine aisément les transformations radicales que connaîtrait une ville comme Paris si les promoteurs immobiliers pouvaient y développer davantage d’opérations immobilières) ? Comment interpréter cela du point de vue de la notion d’efficacité économique ? Typiquement, ce qui advient est que le résultat qui serait issu d’une situation de libre-échange (par exemple immigration massive de travailleurs étrangers ou destruction d’une partie du centre de Paris) serait lié aux succès des préférences d’un groupe au détriment de celles d’un autre, quels que soient les contours exacts de ces groupes (définis précisément par leurs préférences), ce succès se traduisant néanmoins par une augmentation globale de la richesse mesurée en termes de prix. On ne serait donc pas dans le cas du passage d’une situation sous-optimale à une situation optimale au sens de Pareto, puisque les utilités ou préférences de certains seraient diminuées au bénéfice de celles des autres.

49Une situation de libre-échange est une situation où les différents acteurs, dotés initialement de ressources inégalement importantes, confrontent leur offre et leur demande de biens. Dès lors, la production et la répartition de certains biens dépendent de l’existence de groupes de consommateurs plus ou moins influents (en termes de ressources) et qui vont orienter la production dans certaines directions qui peuvent alors ne pas convenir aux préférences d’autres acteurs. Il y a alors un contraste entre le fait que la mesure de la richesse globale produite peut augmenter, et le fait que des gens plus ou moins nombreux se sentent lésés par ce processus.

50Ce libre-échange peut alors structurellement être mis en balance avec une autre procédure de répartition des consommations et des productions : celle qui dépend d’un « vote » non plus issu des acteurs décentralisés d’un marché, mais issu des structures politiques de détermination des normes de l’interaction. On se situe ici par hypothèse dans le cadre d’institutions démocratiques qui, au nom du principe de liberté, prévoient, concurremment au respect des normes de libre-échange sur un marché, l’application de normes issues de votes, favorisées par des majorités, et qui peuvent modifier significativement le résultat qui serait issu d’un marché. Encore une fois, la limitation nationale des migrations sur le marché du travail ou la protection du patrimoine sont des exemples remarquables de telles dispositions qui correspondent à ceci : il y a suffisamment d’acteurs influents (population et hommes politiques) qui préfèrent, au nom de considérations diverses (sur lesquelles il faudra revenir, et qui intègrent toutes sortes de « valeurs »), et par le biais de mesures législatives, produire un résultat distinct de celui qui serait issu d’un processus de marché. C’est la structure même de l’organisation sociale qui permet cela, puisqu’une organisation de type marché dépend elle-même en dernière instance (comme on le voit dans les négociations de l’Organisation Mondiale du Commerce) d’États souverains qui autorisent ou non sa réalisation.

51Dès lors, où se situe ici la norme d’efficacité ? La situation du marché du logement parisien peut être perçue comme plus « efficace » s’il est possible de construire de grands immeubles dans le centre de la ville à la place des quartiers historiques. Certainement, cela augmenterait l’offre de logements et donc la population logée, et pourrait aussi augmenter par ailleurs les profits de certains promoteurs tout en faisant baisser le prix des logements pour d’autres. Du point de vue de certains critères d’efficacité économique, il y aurait augmentation de celle-ci. Pourtant, d’un autre point de vue, certaines préférences seraient clairement lésées, en sorte que l’on ne s’orienterait pas vers une situation d’optimalité au sens de Pareto. En effet, ces préférences lésées doivent bien être intégrées au décompte des utilités : or si l’on n’a pas de moyen clair de confronter l’augmentation de l’utilité de certains et la diminution de l’utilité d’autres (du fait de difficultés de comparaisons interpersonnelles d’utilité), ce qui est sûr est qu’il existe une telle diminution d’utilité pour certains acteurs, et que donc les principes d’efficacité économique mis en avant par d’autres ne leur paraissent que partiels, et ne sauraient avoir de validité générale pour tous. Cela est communément reconnu par les acteurs, qui savent que, très souvent, les critères d’efficacité économique retenus dans une situation donnée ne correspondent pas à l’amélioration de la situation de tous, et ont donc un caractère partiel pouvant être mis en balance avec d’autres considérations.

52La question cruciale est donc la suivante : dans une situation de libre-échange, il y a tendanciellement toujours des « gagnants » et des « perdants », même si la production globale de richesse est en croissance constante (les gains exprimés en termes de prix étant supérieurs aux pertes exprimées en termes de prix). À partir de quel moment ceux qui savent qu’ils vont être, dans une circonstance donnée, des perdants, du fait d’une situation de libre-échange, acceptent-ils d’être des perdants (ou doivent-ils l’accepter, si des normes particulières les invitent à l’être) ? Cette question est extrêmement complexe et corrélée à des situations empiriques diverses : refus absolu de la perte, acceptation de celle-ci, ou acceptation résignée faute de l’existence d’autres choix possibles compte tenu des contraintes générales.

53Il faut noter d’emblée que les modèles théoriques promus par la philosophie morale, comme celui de Rawls, ne permettent pas de régler les difficultés concrètes liées à une organisation effective de la vie économique. Une solution cohérente avec le principe de Pareto serait celle de type Hicks-Kaldor [15] (dédommagement par le gagnant net du perdant), qui tend d’ailleurs à émerger dans la pratique sociale effective (indemnités de licenciement, plans de réinsertion, etc.) mais qui est aussi difficile à mettre en place, compte tenu du fait qu’il semble impossible d’abolir ou de quantifier la perte. Cela est renforcé lorsque la perception des avantages et des pertes est divergente : entre ceux, par exemple, qui veulent développer le logement à Paris et ceux qui veulent protéger le patrimoine.

54Il y a à cet égard, vis-à-vis de la possibilité de pertes dans une interaction, un contraste entre deux situations typiques nettement différentes (mais qui peuvent être aisément confondues par les acteurs dans les processus de légitimation ou de contestation des normes auxquels ils se livrent).

551 / Un acteur peut chercher à bénéficier d’une mesure légale de protection de ses préférences (le mettant à l’abri d’une perte possible), et refuser à autrui une telle mesure dans des situations similaires. Il y a alors clairement tentative de contrainte unilatérale d’autrui. Par exemple, un producteur voudrait que ses produits soient protégés de la concurrence, mais refuserait que ceux des autres le soient. On est alors dans une situation de type dilemme du prisonnier, où chacun à intérêt à transgresser une règle dont il juge pourtant le respect par les autres favorable à ses propres intérêts. Un consommateur peut chercher systématiquement à bénéficier de la concurrence entre producteurs, mais refuser d’en être victime s’il est lui-même par ailleurs producteur (ou employé par un producteur).

562 / Au contraire, un individu peut refuser qu’une pratique de libre-échange intervienne dans un secteur donné, et ne pas vouloir en bénéficier lui-même : par exemple, celui qui possède un bien historique dans le centre d’une ville et refuse aux autres la possibilité de détruire de tels biens historiques ne souhaiterait pas avoir cette possibilité pour lui-même. Ici, on n’est plus dans une situation de dilemme du prisonnier, mais dans une situation où il y a divergence d’appréciation des utilités (du fait des valeurs qui leur sont associées).

57Pourtant, évidemment, dans la vie réelle, les deux types de situation pourront être confondues et donner lieu à des désaccords typiques puisqu’une volonté de restriction de type 2 pourra être interprétée comme une volonté de restriction de type 1 où il y a recherche d’un bénéfice unilatéral. À cela va s’ajouter la difficulté supplémentaire des conditions de la concurrence et de leur inégalité tendancielle qui fait que l’on n’est quasiment jamais dans un cadre acceptable par tous. En sorte que les situations de type 1 puissent être contestées à partir du fait que les acteurs n’ont pas les mêmes ressources initiales et que donc l’écart par rapport à une règle dont ou voudrait qu’elle s’appliquât à d’autres ne doive pas être interprété en termes de tricherie.

58C’est la deuxième raison fondamentale de volonté de non-respect des règles de libre-échange qui tient à l’intervention de principes de justice, soit un critère distinct du principe d’efficacité, même si les deux sont souvent perçus comme devant se renforcer l’un l’autre.

59Il y a traditionnellement dans les discours économiques comme dans de nombreux discours publics ou privés une liaison entre le libre-échange et les principes éthiques mettant en avant le principe de liberté de choix de deux points de vue : d’une part, précisément, par le respect de la liberté individuelle, soit par rapport à une contrainte étatique, soit par rapport à une contrainte d’autrui. Ces principes de liberté individuelle sont ensuite rapportés communément à une idée de « mérite » dérivé de l’effort librement consenti. Ces représentations sont fortement enracinées dans la tradition de la modernité, qui fait reposer tout l’édifice des règles légitimes sur l’idée de liberté individuelle [16]. Dès lors, dans les discours publics, l’attachement à la liberté d’initiative comme au mérite individuel sont très forts. Pourtant, une analyse de la situation typique des acteurs peut leur révéler combien il est difficile de réaliser concrètement ces idéaux. C’est ce qu’indique par exemple Knight lui-même lorsqu’il décrit les origines de la répartition des revenus, liée en dernière analyse au droit de propriété et à ses conséquences.

60The income does not go to « factors », but to their owners, and can in no case have more ethical justification than has the fact of ownership. The ownership of personal or material productive capacity is based upon a complex mixture of inheritance, luck, and effort, probably in that order of importance [17].

61The luck element moreover is so large – far larger than fairly successful participants in the game will ever admit – that capacity and effort may count for nothing. And this luck element works cumulatively, as in gambling games generally. The effects of luck in the first hand or round, instead of tending to be evened up in accord with the law of large numbers in the further progress of the game, confers on the player who makes an initial success a differential advantage in succeeding hands or rounds, and so on indefinitely. Any particular individual may be eliminated by the results of his first venture, or placed in a position where it is extraordinarily difficult to go back into the game [18].

62Ainsi l’importance du revenu perçu par un acteur dépend dans une large mesure de deux facteurs fondamentalement étrangers au mérite (et donc à l’initiative individuelle) : les ressources initiales et le hasard.

63Par ailleurs, l’inégale dimension des ressources des différents acteurs fait que le libre-échange est toujours d’une certaine manière biaisé : les capacités d’action ne sont pas également distribuées entre les acteurs, qui ont donc les uns par rapport aux autres, dans les situations d’échange, des capacités de contrainte plus ou moins importantes. L’idéal de « libre »-échange est donc toujours relativement inaccessible à partir du moment où les différents acteurs n’ont pas les mêmes capacités d’action [19]. Dès lors, des oppositions peuvent aisément se manifester sur la base de ce décalage entre l’idéal et la réalité : ces oppositions vont conduire à des demandes de restriction (souvent couronnées de succès) de la liberté des échanges, dans la mesure où cette liberté serait perçue comme la possibilité de l’expression d’une contrainte d’une partie sur une autre. En même temps, et en quelque sorte en sens inverse, on ne peut jamais renoncer à l’idée de mérite, et il est clair que des résultats différents dépendent aussi, dans une certaine mesure (difficile à quantifier) des efforts liés aux initiatives des uns et des autres.

64La troisième raison qui conduit à une restriction des libertés d’échange tient alors à l’existence d’externalités négatives liées au développement de certaines productions et de certaines consommations. Ces externalités peuvent très bien intervenir dans le cadre du libre-échange et sont pourtant par principe (puisqu’elles correspondent à une contrainte unilatérale) contraires au sens éthique d’un libre-échange. Là aussi, ce ne sont pas les principes d’efficacité économique qui sont affectés, mais les critères de cette efficacité qui sont en concurrence et qui ne parviennent pas à être résolus par une référence simple au libre-échange. En soi, par exemple, vaut-il mieux une plus grande facilité d’approvisionnement en électricité au détriment d’un beau paysage qui serait traversé par des lignes à haute tension ? La qualité du paysage fait aussi partie des « utilités » des acteurs, soit du point de vue de leur perception propre, soit du point de vue de la théorie standard qui ne fait dépendre les utilités que des préférences des acteurs.

65Enfin, l’idée même de concurrence peut paraître insatisfaisante, non plus seulement parce que, comme le dit Knight, les conditions de cette concurrence ne sont pas justes, mais parce que la concurrence en tant que telle peut paraître contraire à certains idéaux, comme le relève aussi Knight. Mais alors on quitte le cadre retenu pour cet article qui présupposait (à des fins de clarification du débat) l’acceptation de la reconnaissance de l’efficacité liée à un marché, sous certaines conditions, et l’acceptation normative de la liberté (qui tend à conduire vers des situations de concurrence). Il va de soi que ces éléments mêmes sont souvent refusés dans la vie sociale, mais notre point de vue était de montrer que, même s’ils sont acceptés, des difficultés peuvent conduire à la naissance de désaccords.

4.Les écarts par rapport aux normes de libre-échange peuvent difficilement susciter l’unanimité

66Il existe donc des raisons nombreuses et typiques de revendication par les acteurs d’un écart par rapport à une situation de libre-échange alors même que, par hypothèse, un individu accepterait de reconnaître l’efficacité liée à la concurrence sur un marché, et l’idée normative de liberté (et pratique souvent cette acceptation dans sa vie quotidienne). Toutefois, ce qui advient alors de surcroît, est que la spécificité des écarts par rapport à cette norme de libre-échange peut difficilement susciter l’unanimité. Au contraire, ils créent de l’inégalité entre ceux des intérêts et des valeurs qui sont ainsi « privilégiés » et ceux qui ne le sont pas, en sorte de créer des oppositions.

67Sous certaines conditions, l’accord autour de normes de liberté individuelle correspond à la recherche d’un consensus minimal [20]. C’est un des éléments constants du discours économique, dans sa version normative, que d’en appeler à l’égalité de traitement des individus, dans le respect de leur liberté individuelle, se référant ainsi à des intuitions communes d’égalité de traitement d’intérêts égaux. Mais lorsque ces principes sont eux-mêmes susceptibles d’être l’objet de controverses, dans leur application, du fait de la diversité des intérêts en présence, et de l’inégalité des ressources de différents acteurs, l’écart par rapport à ces principes généraux va lui-même être problématique car il va remettre sur le devant de la scène les éléments qui sont de nature à créer du conflit : conflit d’intérêt et conflit de valeur (qui sont généralement liés).

68En effet, tout écart par rapport à une norme de libre-échange tend à compromettre d’abord une norme d’efficacité, dans l’une de ses dimensions. Par exemple, les règles restrictives de la construction de logements parisiens limitent effectivement le développement d’un logement bon marché qui pourrait aussi accompagner des profits de promoteurs. Ces règles peuvent donc être effectivement perçues, d’un certain point de vue (mais pas d’un autre, comme on l’a vu) comme inefficaces économiquement. Dès lors, comme ces critères d’efficacité économique partiels sont liés à des intérêts, la défense de ceux-ci va passer par la défense du libre-échange en général, au nom de l’idée d’efficacité.

69Deuxièmement, comme tout écart par rapport à cette norme de libre-échange consiste à protéger certaines préférences, et donc certains intérêts et certaines valeurs qui leur sont corrélées, et que cela ne peut se faire que par l’expression d’un pouvoir d’influence auprès des instances habilitées à faire intervenir de telles décisions, la situation s’apparente au succès d’un groupe de pression au détriment d’un autre, soit directement par le biais des urnes, soit indirectement par le pouvoir d’influence sur les instances habilitées à édicter les normes de la vie économique. Dès lors tend à s’imposer, en retour, à ceux que ces mesures de « privilège » lèsent, la nécessité de défendre les principes de liberté économique, aussi bien au nom d’une efficacité, dans une de ses dimensions, qu’au nom du respect des libertés individuelles, perçue comme seule source d’équité entre des acteurs égaux. Mais, comme nous l’avons vu, ces principes ne sont pas en mesure de susciter l’unanimité puisque leur application dans un cadre d’égalité est tendanciellement impossible.

70La vie sociale est donc constamment, à cet égard, le lieu d’une opposition double : la défense des règles générales perçues comme pertinentes se heurte aux conséquences particulières liées à l’application de ces règles, qui peuvent notamment révéler un décalage par rapport au sens de ces règles. La dimension particulière des conséquences apparaît alors comme un motif de non-respect de règles générales.

71Mais, d’un autre côté, la volonté de prendre en considération telle ou telle conséquence, concurremment au respect des règles, tend à apparaître souvent comme une entorse par rapport à des règles qui semblent s’appuyer sur des principes plus facilement acceptables par tous (efficacité ou respect d’une impartialité), en sorte que la défense de ces règles vienne constamment s’opposer à la prise en considération des conséquences particulières de leur application.

ANNEXE

Iimage 1
Tableau. — Le soutien à une orientation libérale de l’économie, selon différents critères (%)
Source : Futuribles, no 277, juillet-août 2002.

Notes

  • [1]
    La chose est ainsi indiquée par Arrow (1974).
  • [2]
    Sen (2000) indique que la formalisation de la science économique a pu conduire à l’oubli d’une telle réalité, mais que celle-ci correspondait à une représentation claire des premiers économistes de l’école de Manchester.
  • [3]
    Par exemple Eggertson (1990).
  • [4]
    Tous les grands auteurs de la tradition sociologique ont essayé de théoriser l’articulation entre économie et société, soit encore le rôle des normes régissant la vie économique.
  • [5]
    Simiand a particulièrement insisté sur l’importance des représentations dans la vie économique. Voir à ce sujet Steiner (2004).
  • [6]
    Nous nous référons ici à l’analyse des représentations des Européens portant sur l’organisation économique telle qu’elle est développée par Riffault et Tchernia (2000) et Tchernia (2002) sur la base de l’enquête européenne sur les valeurs. Voir tableau en annexe, extrait de la revue Futuribles.
  • [7]
    Il convient de se référer ici aux analyses de Forsé et Parodi dans leur interprétation des opinions économiques (2004).
  • [8]
    Le projet est ainsi différent de celui de Boltanski et Thévenot (1991) ou de Boltanski et Chiapello (1999) qui insistent plutôt sur l’hétérogénéité des systèmes de justification. Il s’agit ici de montrer que la référence commune à certains principes ne permet pas une acceptation continue de ceux-ci au regard de leurs conséquences.
  • [9]
    Von Mises (1985), Hayek (1980, 1982, 1983).
  • [10]
    Frank H. Knight (1997, 40).
  • [11]
    Demeulenaere (1996).
  • [12]
    On ne restituera dans la suite de cet article que certaines de ces raisons mises en avant par Knight.
  • [13]
    Pareto (1968, p. 1339).
  • [14]
    Au moment où est écrit cet article, on peut assister par exemple aux très grandes hésitations entourant la question de l’unification du marché du travail européen suite à l’arrivée de dix nouveaux membres.
  • [15]
    Hicks (1939), Kaldor (1939).
  • [16]
    Demeulenaere (2003).
  • [17]
    Knight (1997, 48).
  • [18]
    Knight (1997, 56).
  • [19]
    Blau (1964).
  • [20]
    Demeulenaere (2003).
Français

RéSUMé. — L’article examine les raisons des désaccords persistants au sujet de l’organisation économique souhaitable. Il essaie de montrer que l’idée d’efficacité économique associée au libre-échange sur un marché est inévitablement dépendante de considérations normatives particulières, qui suscitent difficilement l’unanimité. Même si les acteurs s’en tiennent à une approbation normative du respect des libertés individuelles dans le domaine éthique qui peut trouver son corollaire dans la défense de la liberté des acteurs économiques, il sera impossible de maintenir une adhésion complète aux conséquences de ces principes dans la mesure où la réalité de la vie économique ne saura les refléter de manière simple et cohérente. Par ailleurs les écarts inévitables et jugés souhaitables par rapport à ces principes (dans leur application) ne pourront guère susciter davantage le consensus, car ils ne dépendront pas de critères simples qui puissent être admis par tous et se heurteront au conflit d’intérêt.

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Pierre Demeulenaere
GEMAS (UMR 8598 - CNRS / Paris V
Université de Nancy
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/anso.042.0539
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